Les Deux Gentilshommes de Vérone/Acte I

Les Deux Gentilshommes de Vérone >> Acte II



Les Deux Gentilshommes de Vérone


Acte I




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ACTE PREMIER
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SCENE PREMIÈRE
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Une place publique de Vérone.
Entrent VALENTIN et PROTÉE.

VALENTIN. — Renonce à me persuader, mon bien cher Protée; les jeunes gens qui restent au logis gardent toujours l'esprit pot au feu. Si l'affection n'enchaînait pas tes tendres années aux doux regards d'une maîtresse honorée, je t'engagerais à m'accompagner pour aller visiter les merveilles du monde, plutôt que d'user ta jeunesse à traîner au logis des jours monotones dans une inertie stérile. Mais puisque tu aimes, continue d'aimer, et tâche de t'en bien trouver, comme je désire m'en bien trouver moi-même lorsque je me mettrai à aimer à mon tour.

PROTÉE. — Tu veux donc partir! eh bien! mon doux Valentin, adieu! pense à ton Protée lorsqu'il t'arrivera de voir dans tes voyages quelque chose de rare et de digne de remarque; souhaite-moi pour associé de ton bonheur, lorsque tu rencontreras quelque bonne fortune, et dans tes heures de danger, si jamais le danger vient s'attaquer à toi, recommande tes peines à mes pieuses prières, car je serai ton intercesseur fidèle, Valentin.

VALENTIN. — Et tu prieras pour mon succès dans un livre d'amour?

PROTÉE. — Je prierai pour toi dans un certain livre que j'aime.

VALENTIN. — C'est-à-dire dans quelque creuse histoire de profond amour; comment, par exemple, le jeune Léandre traversa l'Hellespont.

PROTÉE. — C'est une profonde histoire d'un amour plus profond encore, car Léandre était plongé dans l'amour jusque par-dessus les semelles.

VALENTIN. — Cela est incontestable, car vous qui n'avez jamais traversé l'Hellespont, vous avez cependant de l'amour jusque par-dessus les bottes.

PROTÉE. — Par-dessus les bottes! voyons, ne me mets pas les bottes.

VALENTIN. — Oh ! non, je n'en ferai rien, car cela ne te botte pas.

PROTÉE. — Quoi donc ?

VALENTIN. — L'état d'amoureux, où il faut acheter le mépris par les gémissements, de pauvres regards bien timides par des soupirs à fendre le cœur, la joie d'une minute passagère par vingt nuits de veilles, de fatigues et de soucis, où vainqueur, la conquête peut vous être funeste, où vaincu, vous ne gagnez rien qu'un cruel labeur, et où de quelque manière que la chance tourne, l'unique résultat est une folie acquise au prix de la raison, ou bien une raison vaincue par une folie.

PROTÉE. — Ainsi, s'il faut s'en rapporter à votre jugement, je suis fou.

VALENTIN. — Ainsi, s'il faut s'en rapporter à votre jugement, j'ai bien peur que vous ne le deveniez.

PROTÉE. — C'est l'amour que vous critiquez; je ne suis pas l'amour.

VALENTIN. — L'amour est votre maître, car il vous maîtrise, et celui qui est ainsi subjugué par un fou ne peut pas, il me semble, être réputé sage.

PROTÉE. — Cependant les écrivains nous disent que c'est dans les plus doux boutons de la fleur que le ver rongeur aime à se loger, et que c'est de même dans les plus beaux esprits que l'amour rongeur habite de préférence.

VALENTIN. — Et les écrivains nous disent aussi que de même que le bouton le plus précoce est rongé par le ver avant qu'il soit éclos, ainsi le jeune et tendre esprit infecté de folie par l'amour se dessèche encore en bourgeon, et perd dès son printemps même, sa verdure et toutes les belles promesses de ses futures espérances. Mais pourquoi perdre mon temps à te conseiller, toi qui es tout entier la proie de désirs passionnés? Une fois encore adieu! Mon père est sur le port, attendant que j'arrive pour me voir embarquer.

PROTÉE. — Je vais t'accompagner jusque-là, Valentin.

VALENTIN. — Non, mon doux Protée, disons-nous adieu maintenant. Que tes lettres viennent à Milan m'apporter des nouvelles de ta personne, de tes succès en amour et de tous les événements qui se passeront en l'absence de ton ami, et de mon côté mes lettres iront rendre aux tiennes leur visite.

PROTÉE. — Que tous les bonheurs pleuvent sur toi à Milan!

VALENTIN. — Que le même souhait se réalise ici pour toi, et maintenant adieu ! (Il sort.)

PROTÉE. seul. — II court après l'honneur et moi après l'amour; il quitte ses amis pour les rendre plus fiers de lui; moi je quitte mes amis, je me quitte moi-même et toute chose au monde pour l'amour. C'est toi, Julia, qui m'as ainsi métamorphosé, qui me fais négliger mes études, perdre mon temps, combattre les bons conseils, estimer le monde néant, c'est toi qui affaiblis mon esprit par les rêveries et enfièvres mon coeur de préoccupations inquiètes.

Entre SPEED.

SPEED. — Messire Protée, Dieu vous garde! avez-vous vu mon maître?

PROTÉE. — II vient de partir à l'instant afin de s'embarquer pour Milan.

SPEED. — Alors il y a vingt contre un à parier qu'il est déjà à bord du vaisseau, et moi je me suis conduit comme un vrai sot animal en le perdant.

PROTÉE. — En effet, la bête s'égare fort souvent quand le berger est absent.

SPEED. — Vous concluez donc que mon maître est un berger et moi un mouton?

PROTÉE. — Précisément.

SPEED. — Eh bien ! mais alors mes cornes sont aussi ses cornes, soit que je veille, soit que je dorme.

PROTÉE. — Réponse niaise et tout à fait digne d'un mouton.

SPEED. — Preuve nouvelle que je suis un mouton.

PROTÉE. — Oui, et ton maître un berger.

SPEED. — Je puis nier cette conclusion par un raisonnement.

PROTÉE. — II faudra qu'il me mette bien à court si je ne maintiens pas ladite conclusion par un autre argument.

SPEED. — Le berger cherche le mouton et non pas le mouton le berger ; or, je cherche mon maître et mon maître ne me cherche pas ; donc je ne suis pas un mouton.

PROTÉE. -— Le mouton suit le berger pour le fourrage, et le berger ne suit pas le mouton pour sa nourriture; toi, tu suis ton maître pour des gages, et ton maître ne te suit pas pour des gages; donc tu es un mouton.

SPEED. — Un autre argument de même force et je vais crier : Béeh.

PROTÉE. — Mais tâche un peu de m'écouter maintenant. As-tu remis ma lettre à Julia?

SPEED. — Oui, Monsieur. Moi, mouton tondu, je lui ai donné votre lettre à elle, brebis en dentelles; et elle, brebis en dentelles, ne m'a rien donné pour ma peine, à moi mouton tondu.

PROTÉE. — Ah! que de moutons! je crains que le pâturage ne soit trop petit pour eux.

SPEED. — Si le terrain est trop encombré, vous ne feriez pas mal de la mettre à la longe.

PROTÉE. — Non, en cela tu te trompes, c'est toi qu'on devrait mettre à la chaîne.

SPEED. — Une chaîne! Ah! Monsieur, un moindre bijou sera une récompense suffisante pour le port de votre lettre.

PROTÉE. — Tu t'abuses, j'entends par chaîne une attache.

SPEED. — Une corde alors, déroulez-la et déroulez-la encore, elle sera trois fois trop courte pour mesurer les pas qu'il m'a fallu faire vers votre maîtresse avec votre lettre.

PROTÉE. — Mais qu'a-t-elle dit? (Speed fait un signe de tête.) A-t-elle fait signe ainsi?

SPEED. — Ouais.

PROTÉE. — Cygne, oie! quoi, tout cela fait une bête.

SPEED. — Vous vous trompez, Monsieur; je dis qu'elle a fait signe ; vous me demandez si elle a fait signe, et je vous réponds ouais.

PROTÉE. — Et tout cela mis ensemble fait une bête.

SPEED. — Eh bien, puisque vous avez pris la peine de mettre tout cela ensemble, gardez-le pour votre peine.

PROTÉE. — Non, non, cela vous servira de récompense pour avoir porté ma lettre.

SPEED. — Fort bien, je vois qu'il faut que j'en empoche avec vous.

PROTÉE. —Quoi, Monsieur? qu'est-ce qu'il faut que vous empochiez?

SPEED. — Parbleu, Monsieur, des lettres, puisque je n'ai rien que celles du mot de bête pour ma peine.

PROTÉE. — Malepeste ! comme vous avez l'esprit vif!

SPEED. — Et cependant tout vif qu'il est il ne peut parvenir à attraper à la course votre lambine de bourse.

PROTÉE. — Allons, allons; parle vite et nettement. Qu'a-t-elle dit?

SPEED. — Ouvrez votre bourse, afin que l'argent et le message soient remis en même temps.

PROTÉE. — Bien, Monsieur : voici pour votre peine. (Il lui donne de l'argent.) Qu'a-t-elle dit?

SPEED. — Vraiment, Monsieur, je crois que vous la gagnerez difficilement.

PROTÉE. — Quoi ! t'en a-t-elle autant laissé voir ?

SPEED. — Monsieur, elle ne m'a rien laissé voir, rien du tout. pas même un ducat pour lui avoir remis votre lettre ; et puisqu'elle a été si dure pour moi lorsque je lui portais votre âme, je crains fort qu'elle ne vous montre la même dureté lorsque vous la lui ouvrirez. Ne lui donnez pas d'autres gages que des pierres, car elle est aussi dure que l'acier.

PROTÉE. — Quoi ! elle n'a rien dit?

SPEED. — Rien, pas même : Prenez ceci pour votre peine. — Pour me témoigner votre bonté, — grâces vous en soient rendues — vous m'avez donné six deniers, en retour desquels je vous engage à porter désormais vos lettres vous-même, et là-dessus, Monsieur, je vais aller vous recommander au souvenir de mon maître.

PROTÉE. — File, file, va-t'en préserver du naufrage votre vaisseau, qui ne peut sombrer tant qu'il t'aura à bord, car une mort plus sèche t'est réservée à terre. (Speed sort.) Je vais me procurer un meilleur messager ; je crains que ma Julia ne dédaigne mes lettres, les recevant d'un aussi méprisable courrier. (Il sort.)

SCENE II
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Vérone, Le jardin de la maison de Julia.
Entrent JULIA et LUCETTA.

JULIA. — Mais, dis-moi, Lucetta, maintenant que nous sommes seules, me conseillerais-tu de tomber amoureuse ?

LUCETTA. — Oui, Madame, pourvu que vous ne trébuchiez pas étourdiment.

JULIA. — De toute cette belle affluence de gentilshommes qui viennent chaque jour causer avec moi, quel est à ton avis le plus digne d'amour ?

LUCETTA. — Veuillez me répéter leurs noms, et je vous dirai mon opinion selon mon humble et simple bon sens.

JULIA. — Que penses-tu du beau seigneur Églamour ?

LUCETTA. — Que c'est un charmant causeur, un chevalier élégant et soigné ; mais si j'étais à votre place, je ne l'accepterais jamais pour amoureux.

JULIA. — Que penses-tu du riche Mercatio ?

LUCETTA. — De ses richesses, beaucoup de bien; de sa personne, couci-couçà.

JULIA. — Que penses-tu du gracieux Protée?

LUCETTA. — Seigneur ! Seigneur ! Ah ! comme la folie nous gouverne !

JULIA. — Eh bien! quoi? Qu'y a-t-il? Que signifient ces exclamations à propos de ce nom ?

LUCETTA. — Pardon, chère Madame, mais c'est le comble de l'audace à moi, indigne créature que je suis, de me permettre de juger ainsi d'aimables gentilshommes.

JULIA. — Pourquoi ne pas donner ton avis sur Protée aussi bien que sur les autres?

LUCETTA. — Voici pourquoi : entre beaucoup qui sont bien, il est selon moi le mieux.

JULIA. — Votre raison pour penser ainsi ?

LUCETTA. — Je n'en ai pas d'autre qu'une raison de femme. Je le trouve ainsi parce que je le trouve ainsi.

JULIA. — Et tu voudrais me voir jeter mon amour sur lui ?

LUCETTA. — Oui, si vous pensez qu'il ne serait pas mal placé.

JULIA. — Cependant il est, de tous, celui qu; m'a le moins ému.

LUCETTA. — Cependant il est, je crois, de tous, celui qui vous aime le mieux.

JULIA. — Son peu d'instances montre son peu d'amour.

LUCETTA. — Oh ! ils aiment peu, ceux qui laissent voir leur amour aux autres.

JULIA. — Je voudrais connaître ses sentiments.

LUCETTA. — Jetez les yeux sur cette lettre, Madame. (Elle lui donne une lettre.)

JULIA, lisant. — « À Julia ». De la part de qui?

LUCETTA. — Son contenu vous le dira.

JULIA. — Dis, dis, qui te l'a remise?

LUCETTA. — Le page du seigneur Valentin, envoyé, je crois, par Protée. Il aurait voulu vous la remettre à vous-même, mais je me suis trouvée sur son chemin, et je l'ai reçue en votre nom. Pardonnez ma faute, je vous prie.

JULIA. — Sur ma pudeur, vous êtes une admirable entremetteuse! Quoi ! osez-vous bien accueillir ainsi des messages de galanterie, et préparer en cachette des pièges à ma jeunesse ? C'est là un joli métier, je vous assure, et vous êtes tout à fait digne de l'exercer. Reprenez cette lettre et tâchez de la faire retourner à son auteur, ou bien ne vous présentez jamais plus devant mes yeux.

LUCETTA. — Plaider pour l'amour mérite un meilleur salaire que la haine.

JULIA. — Voulez-vous bien partir ?

LUCETTA. — Oui, afin de vous laisser réfléchir. (Elle sort.)

JULIA, seule. — Et cependant je voudrais bien avoir parcouru cette lettre. Il serait honteux maintenant de la rappeler et de l'inviter à une faute pour laquelle je l'ai grondée. Quelle sotte ! Elle sait que je suis une fille et elle ne trouve pas un moyen de me contraindre à lire cette lettre ! Car les filles par pudeur disent toujours non, alors même qu'elles veulent que celui qui les presse comprenne oui. Fi! fi! Quel désordonné que ce fol amour, qui comme un enfant malade égratigne sa nourrice, et tout aussitôt après vient repentant baiser la verge! Avec quelle brutalité j'ai chassé Lucetta, alors que je grillais d'envie qu'elle restât! Avec quelle colère je me suis étudiée à froncer le sourcil, tandis qu'une joie intérieure forçait mon cœur à sourire! Ma pénitence sera de rappeler Lucetta et de lui demander la rémission de ma folie passée. Eh! Lucetta! (Lucetta rentre.)

LUCETTA. — Que désire Madame ?

JULIA. — Est-il bientôt l'heure du dîner ?

LUCETTA. — Je voudrais qu'elle fût déjà venue; au moins vous pourriez faire passer votre colère sur les plats et non plus sur votre suivante.

JULIA. — Qu'est-ce donc que vous ramassez là si délicatement ?

LUCETTA. — Rien.

JULIA. — Pourquoi vous êtes-vous baissée alors ?

LUCETTA. — Pour ramasser un papier que j'avais laissé tomber.

JULIA. — Et ce papier n'est rien ?

LUCETTA. — Rien qui me concerne.

JULIA. — Alors, laissez-le chercher à ceux qu'il concerne.

LUCETTA. — Madame, il ne laissera rien à chercher à ceux qu'il concerne, à moins qu'il n'ait un faux interprète.

JULIA. — Quelqu'un de vos amoureux vous a écrit une lettre en vers?

LUCETTA. — Pour que je puisse les chanter en mesure, donnez-moi la note, Madame; Votre Grâce s'entend à choisir le ton.

JULIA. — Aussi mal que possible pour de semblables bagatelles. L'air qui leur convient le mieux est celui de Léger d'amour.

LUCETTA. — Ils ont trop de poids pour un air si léger.

JULIA. — Trop de poids ? Alors ils sont chargés de quelque refrain ?

LUCETTA. — Oui, et d'un refrain qui serait mélodieux si vous le chantiez.

JULIA. — Et pourquoi ne le chantez-vous pas vous-même ?

LUCETTA. — Je ne peux pas monter si haut.

JULIA. — Voyons votre chant. (Prenant la lettre.) Eh bien, mignonne !

LUCETTA. — Conservez ce ton et vous viendrez à bout de chanter la chanson tout entière ; et pourtant, je ne sais pas pourquoi, je n'aime pas ce ton-là.

JULIA. — Vous ne l'aimez pas?

LUCETTA. — Non, Madame, vous prenez le ton trop haut.

JULIA. — Et vous, mignonne, vous prenez le ton trop impertinent.

LUCETTA. — Bon ! voilà maintenant que vous le prenez trop bas ; vous détruisez l'accord par de trop brusques variations. Il ne vous a manqué que de prendre un ton moyen pour exécuter votre chanson.

JULIA. — Le ton moyen est impossible à garder avec votre basse hors de mesure.

LUCETTA. — Mais, vraiment, je faisais la partie de basse pour Protée.

JULIA. — J'en ai assez de ce bavardage. Voici ma réponse à toutes ces importunités. (Elle déchire la lettre.) Allez-vous-en, et laissez les morceaux à terre. Vous voudriez peut-être les ramasser pour me faire entrer en colère?

LUCETTA. — Elle fait semblant d'être offensée, mais elle serait charmée qu'une seconde lettre vînt renouveler son courroux. (Elle sort.)

JULIA. — Plût au ciel que je fusse courroucée contre celle-là même ! Oh ! mains haïssables, comment avez-vous pu déchirer des paroles si tendres! O guêpes injurieuses, après vous être nourries d'un si doux miel, comment avez-vous pu tuer avec vos aiguillons les abeilles qui l'avaient fait ! En réparation je vais baiser tous ces morceaux de papier chacun à leur tour. Voyez! celui-ci porte écrit : « Tendre Julia. » Oh ! plutôt cruelle Julia! Vois, en punition de ton ingratitude, je jette ton nom contre ces dures pierres, et je marche avec mépris sur ton dédain. Sur celui-là, on lit : « Protée, blessé d'amour. » Pauvre nom blessé ! mon sein sera ta couche jusqu'à ce que ta blessure soit entièrement guérie, et je sonde ainsi sa profondeur avec un baiser de souveraine affection. Deux fois, trois fois, ce nom de Protée se trouve écrit ; soyez calmes, bons vents, n'emportez pas un seul mot jusqu'à ce que j'aie retrouvé chaque lettre de cette lettre, excepté celles qui forment mon propre nom ; pour celles-là, qu'un tourbillon les emporte sur le sommet effrayant d'un roc escarpé et sauvage, et de là les précipite dans la mer en courroux. Las! voici dans une seule ligne son nom deux fois écrit : « Protée le pauvre délaissé, Protée le passionné à la douce Julia. » Ces derniers mots, je vais les déchirer ; et cependant je n'en ferai rien , puisque si gentiment il les a accouplés aux expressions gémissantes qui accompagnent son nom. Je vais unir ainsi nos deux noms l'un contre l'autre; bien, maintenant embrassez-vous, enlacez-vous, disputez-vous, faites tout ce que vous voudrez. (Rentre Lucetta.)

LUCETTA. — Madame, le dtner est servi et votre père attend.

JULIA. — Bien, partons.

LUCETTA. — Quoi? est-ce que nous allons laisser là ces morceaux de papier pour faire des cancans à tout venant?

JULIA. — S'ils vous inspirent tant de sollicitude, le mieux est de les relever.

LUCETTA. — J'ai été déjà relevée moi-même pour les avoir laissés tomber; cependant, je ne veux pas les laisser là exposés à prendre froid.

JULIA. — Je vois que vous avez pour ces pauvres restes une piété de bout de mois.

LUCETTA. — Bien, bien, Madame, dites ce qu'il vous semble voir; moi aussi je vois ce que je vois, quoique vous imaginiez que je suis myope.

JULIA. — Allons, allons, vous plairait-il de me suivre ?

SCENE III
Vérone. — Un appartement dan» la maison d'Antonio.
Entrent ANTONIO et PANTHINO.

ANTONIO. — Dites-moi, Panthino, qu'est-ce donc que ce langage sévère que mon frère vous a tenu dans le cloître ?

PANTHINO. — C'était à propos de son neveu Protée, votre fils.

ANTONIO. — Eh bien! qu'en disait-il?

PANTHINO. — II s'étonnait que Votre Seigneurie lui permit de dépenser sa jeunesse au logis, tandis que d'autres pères de moindre état envoient leurs fils pousser leur chemin dans le monde, les uns aux armées, pour y tenter la fortune militaire ; d'autres à la découverte d'îles lointaines; d'autres encore aux universités savantes. II disait que votre fils Protée était égal à n'importe laquelle de ces carrières, et même à toutes, et il m'a recommandé de vous solliciter de ne pas le laisser davantage perdre son temps au logis, car ce serait plus tard pour lui une grande infériorité que de n'avoir pas voyagé dans sa jeunesse.

ANTONIO. — Tu n'as pas besoin de me presser beaucoup à propos d'un sujet qui depuis un mois ne me sort pas de la tête. J'ai sérieusement réfléchi qu'il perdait son temps, et qu'il ne serait jamais un homme accompli sans la connaissance et l'usage du monde. L'expérience s'acquiert par la pratique des choses et se perfectionne par le cours rapide des années; mais alors, dis-moi, où vaudrait-il mieux l'envoyer?

PANTHINO. — Je pense que Votre Seigneurie n'ignore pas que son compagnon, le jeune Valentin, est attaché au service de l'empereur dans sa cour royale.

ANTONIO. — Je le sais parfaitement.

PANTHINO. — Je crois que c'est là que Votre Seigneurie ferait bien de l'envoyer; là, il pratiquerait les joutes et les tournois, entendrait de beaux discours, converserait avec des gentilshommes et serait à portée de tous les exercices qui conviennent à sa jeunesse et à sa noble naissance.

ANTONIO. — Je goûte ton opinion; tu m'as fort bien conseillé, et la mise à exécution de tes avis te fera voir combien ils m'agréent. Je vais sans le moindre retard le dépêcher à la cour de l'empereur.

PANTHINO. — Demain, si cela vous convient, car don Alphonso et d'autres gentilshommes de renom doivent partir pour aller saluer l'empereur et mettre leurs services à sa disposition.

ANTONIO. — Très-bonne compagnie ; Protée partira avec eux, et - mais justement le voilà fort à propos. Nous allons lui annoncer cette résolution.

Entre PROTÉE.

PROTÉE. — Doux amours! douces lignes! douce vie! Voici la marque de sa main, agent de son cœur; voici son serment d'amour, gage de son honneur. Oh! si nos pères voulaient approuver notre amour et sceller notre bonheur de leur consentement! O céleste Julia!

ANTONIO. — Qu'est-ce donc ? Quelle est cette lettre que vous lisez?

PROTÉE. —Plaise à Votre Seigneurie, c'est un mot ou deux de souvenir que m'envoie Valentin, et qu'il m'a fait parvenir par un ami qui vient de le quitter.

ANTONIO. — Passez-moi cette lettre, que je voie les nouvelles qu'elle contient.

PROTÉE. — Elle ne contient aucune nouvelle, seigneur; Valentin m'écrit simplement pour me dire combien il vit heureux, combien adoré, et journellement honoré par l'empereur de marques de faveur, et pour m'exprimer le désir de me voir auprès de lui, associé à sa fortune.

ANTONIO. — Et dans quelles dispositions ce souhait vous laisse-t-il ?

PROTÉE. — Mais dans les dispositions de quelqu'un qui n'a d'autre volonté que celle de Votre Seigneurie, et qui ne dépend pas du désir d'un ami.

ANTONIO. — Ma volonté s'accorde passablement bien avec son désir. Ne va pas t'étonner de ma brusque décision; ce que je veux, je le veux, et c'est tout. J'ai résolu que tu irais passer quelque temps avec Valentin à la cour de l'empereur; tu recevras de moi exactement la même pension qu'il reçoit des siens. Tiens-toi prêt à partir demain matin, ne t'excuse pas, mes ordres sont péremptoires.

PROTÉE. — Monseigneur, je ne puis avoir fait mes préparatifs en si peu de temps; veuillez différer mon départ d'un jour ou deux.

ANTONIO. — N'aie aucune crainte, les choses dont tu auras besoin te suivront de près; plus de retard; tu partiras demain. Marchons, Panthino; vous allez vous employer à presser les préparatifs de son voyage. (Antonio et Panthino sortent.)

PROTÉE, seul.— Ainsi, en évitant le feu par crainte de me brûler, je me suis jeté dans la mer, où je me suis noyé. Je n'ai pas osé montrer à mon père la lettre de Julia de peur qu'il ne mit obstacle à mon amour, et le plus grand de tous les obstacles, c'est ma propre excuse qui lui a fourni le moyen de l'élever. Oh ! comme le printemps d'amour ressemble à la splendeur incertaine d'un jour d'avril, qui découvre maintenant toute la beauté du soleil et que tout à l'heure un nuage en passant va dissiper!

(Rentre Panthino.)

PANTHINO. — Messire Protée, votre père vous demande. Il est très pressé; par conséquent, allez vite, je vous en prie.

PROTÉE. — C'est bien, j'y cours ; mon coeur obéit, et cependant il répond non mille fois. (Ils sortent.)