Calmann Lévy (p. 175-180).



XVI


Il comprit bien que, si j’étais rusé comme un agent de la police secrète, j’étais en même temps hardi comme un fanatique, et il s’abstint de m’injurier davantage. Il se contenta de me répondre :

— Je ne montrerai à personne aucune lettre de madame de Flamarande, parce que je n’en ai jamais reçu aucune, pas même le plus simple billet, pas même les quatre mots que j’ai eu l’imprudence, la folie, si vous voulez, de détacher d’une lettre écrite à une autre personne, pour en faire une amulette à mon usage. Puisque vous avez si bien exploré mes tiroirs, monsieur Charles, je m’étonne qu’une de ces lettres ne vous ait pas frappé. Cela prouve que le plus habile homme du monde laisse parfois échapper le détail le plus significatif.

Il ouvrit un des tiroirs du bureau et y prit, avec la sûreté d’un homme amoureux de rangement, une liasse de lettres portant la date de 1849. Il choisit vers la fin de la liasse deux ou trois lettres et tomba d’emblée sur celle qu’il cherchait. Il me la présenta et m’invita à la lire. Elle était courte et portait ceci :

« Je ne le verrai donc pas cette année, mon pauvre enfant ! Oui, je sais bien que ces entrevues sont dangereuses pour moi comme pour toi, et qu’une imprudence me forcerait à les supprimer entièrement. Allons, pour l’amour de mon cher Roger, dont je ne veux pas être séparée, je me priverai de voir mon pauvre Gaston ! Ah ! ma chère Hélène, ma véritable amie ! dis à la baronne qu’elle tâche de le faire venir chez elle ; il fait si froid et la vie est si rude sur ce rocher de Flamarande ! Dis-lui qu’au moins elle s’informe de lui souvent, qu’elle soit une seconde mère pour lui et… »

Ici la lettre était coupée à la dernière ligne ainsi que la signature, et, en rajustant la ligne que j’avais coupée exactement sur l’original, et veille sur notre enfant, Rolande, M. de Salcède me fit voir que ce que j’avais pris pour un billet à son adresse n’était que la fin d’une lettre adressée à Hélène. Je me rappelai qu’à l’époque de ce billet, Hélène, qui avait une sœur placée chez la baronne, avait fait un voyage en Auvergne pour aller la voir. Chargée par la comtesse de s’informer d’Espérance, elle avait dû écrire qu’il allait bien, et que, Salcède ou la baronne conseillant à madame de ne pas venir, madame avait répondu à Hélène. Madame de Montesparre, qui transmettait tout à Salcède, lui avait envoyé ou remis cette réponse, et l’amant, toujours passionné, toujours romanesque, avait pris pour devise, pour règle de conduite, pour consolation suprême, cette prière adressée à la baronne et dont il s’était fait l’application à lui-même : Veille sur notre enfant !

Comment cette lettre avait-elle échappé à mon attention lorsque j’avais dépouillé le dossier ? Si elle avait passé par mes mains, comment n’avais-je pas été frappé de la coupure faite avec soin de la dernière ligne et de la signature ? C’est que j’avais fait cet examen sous le coup d’une émotion bien fondée et d’une grande fatigue physique ; c’est que, peut-être, au moment où je tenais cette lettre, quelque bruit au dehors et la crainte d’être surpris avaient fait défaillir mon attention.

Je restai interdit, et ne sachant plus où j’en étais de l’existence. Mon esprit se reportait à la terrible veillée du 27 mai 1850. Je ne voyais plus M. de Salcède, je me croyais seul. Le vent de la nuit semblait me jeter des rires moqueurs en vibrant sur les vitres et me dire : « Imbécile, tu t’es cru très-fort, tu n’es qu’un sot ! »

M. de Salcède m’examinait, il lisait dans ma pensée. Il me tira de ma torpeur en me reprenant la lettre à Hélène, qu’il replaça dans le dossier en y joignant les mots coupés ; puis il me dit avec un sourire accablant :

— Ceci vous prouve, monsieur Charles, que j’ai toujours été un insensé, pour ne pas dire un maladroit. Dans ma jeunesse, épris d’une femme adorable, je serais mort plutôt que de lui laisser soupçonner mon amour, et elle ne l’a pas soupçonné avant d’en connaître les funestes conséquences ; mais moi, la croyant partie, croyant que je ne la reverrais jamais, amoureux d’un souvenir, d’un parfum, j’entrais la nuit dans sa chambre pour y ramasser une fleur… Je faisais, par cette action romanesque, le malheur de toute sa vie ; plus tard, pensant avoir tout réparé en sacrifiant la mienne à son fils, je cachais dans mon sein trois mots de son écriture avec l’autre relique, le bouquet maculé par mon sang, et cet humble trésor devait m’être ravi par l’espion du mari et devenir une arme entre ses mains ! Vraiment, ajouta-t-il avec un rire amer, je n’ai pas de chance, comme on dit vulgairement, et c’est trop d’être deux fois si cruellement puni pour deux fautes qui ne m’ont rapporté que la honte d’être dépouillé par un lâche et le désespoir d’avoir fait le malheur d’une famille !

Il marcha dans la chambre, passant la main sur son front, comme s’il eût voulu arracher ses cheveux blanchis par la douleur ; puis tout à coup il s’arrêta, sourit et parut illuminé d’une joie soudaine.

— Mais non, dit-il, je blasphème, et il ne faut pas blasphémer devant les athées. Évidemment vous ne croyez qu’au mal, vous, malheureux serviteur avili d’une mauvaise cause ! Je vous plains, car, au point culminant d’une vie de sacrifice, ne voyant derrière moi que regrets ou tortures, et devant moi qu’une vie de labeur solitaire, je me sens plus que jamais soutenu par une force victorieuse. J’ai voulu réparer, j’ai réparé ! J’ai renoncé à tous les enivrements de la vie, à l’éclat de la fortune, aux ambitions de la jeunesse comme à celles de la virilité, au plaisir, à l’activité, à la gloire, au mariage, à l’amour ! Je me suis fait anachorète. J’ai servi obscurément la science, j’ai caché à celle que j’aimais la blessure incurable de mon âme pour ne pas ajouter à la sienne. J’ai retrouvé la joie intérieure de la conscience, j’ai été plus utile que si j’avais servi une cause politique ou secondé l’action des hommes actifs de mon temps ; j’ai élevé l’enfant de l’homme injuste qui l’avait condamné aux ténèbres. Je l’ai fait vivre dans la lumière, j’en ai fait un homme de cœur, un homme de bien, un homme de savoir. Je l’ai rendu à sa mère et je le lui ai rendu digne d’elle. Non, je ne suis point à plaindre, je n’ai pas le droit de me croire malheureux. Si je n’ai pas été assez fort pour arracher de mon cœur un sentiment funeste, j’ai été du moins assez fort pour le taire, et il est resté en moi, grâce à Dieu, aussi pur que le premier jour. Est-ce de ce sentiment muet et respectueux qu’on m’accusera auprès des fils de M. de Flamarande ? L’un des deux, qui me connaît, répondra que mon silence honore sa mère ; l’autre sentira que je ne dois compte à personne des combats intérieurs dont j’ai su triompher. Allez donc, monsieur Charles, accusez-moi auprès de Roger d’avoir voulu introduire un étranger dans sa famille ; il ne le croira pas, à moins d’être corrompu avant l’âge. D’ailleurs, je saurai me disculper. Pensez-vous que j’accepterai en silence une imputation calomnieuse ? Non ; je dirai tout, si on m’y oblige, je dirai tout parce que je peux tout dire et que je n’ai rien à dire qui ne proclame la raison, la moralité et la chasteté de sa mère. Voyons, parlez ! que voulez-vous faire ? Je vous sais à présent capable de tout, et je ne chercherai pas à empêcher votre initiative dangereuse ; mais je vous surveillerai, je m’attacherai à vos pas, j’entendrai toutes vos paroles. Je serai là pour les expliquer et pour en démasquer l’imposture. Répondez-moi donc ! Que prétendez-vous faire ? Ce n’est pas le courage qui vous manque pour agir, vous l’avez prouvé en venant ici, croyant y trouver un homme capable de tout aussi pour vous empêcher de le démasquer. À présent, c’est moi qui vous invite à continuer votre œuvre de trahison et de délation ; mais vous n’agirez plus dans l’ombre, je vous en avertis, et c’est face à face avec moi qu’il vous faut reprendre la lutte.