Les Deux Canailles
LES DEUX CANAILLES.
Un chansonnier nous chante la canaille,
Et ce mot-là désigne, selon lui,
Les artisans, l’ouvrier qui travaille,
Le jeune artiste un peu bohême et qui,
Sans le vouloir, vit aux dépens d’autrui,
Le Jacobin courant à la bataille
Et qui, chantant, combat nos ennemis,
Bref, tous les gens honnêtes et mal mis ;
Ce chansonnier voit ainsi la canaille,
Et comme lui, je vous dirai : j’en suis !
Mais, distinguons, si l’ouvrier, brave homme,
Se laisse aller à de mauvais penchants,
S’il aime à boire et boit toute la somme
Qu’en son logis attendent, expirants,
Sa pauvre femme et ses petits enfants :
Si, pour mieux boire, il veut se mettre en grève,
Si, toujours ivre, il se dit toujours las,
Bref, s’il se moque en se croisant les bras
Que sa famille et tout le monde crève,
C’est la canaille, et moi, je n’en suis pas.
Certe un artiste, à l’état de bohême,
A bien le droit, amoureux indigent,
De s’endetter pour la belle qu’il aime…
On peut toujours emprunter de l’argent,
Mais pour le rendre, oh ! le rendre est urgent.
J’excuse encor, j’excuse un pauvre hère
Qui, malgré lui, reste insolvable, hélas !
Mais le fripon qui ne cherche ici-bas
Qu’à se moquer des dupes qu’il peut faire,
C’est la canaille, et moi, je n’en suis pas.
Gloire aux héros ! certe, en quatre-vingt-treize,
Beaucoup, pieds nus, couraient à l’ennemi ;
On les a vus, chantant la Marseillaise,
Vaincre à Fleurus, à Jemmape, à Valmy,
L’étranger seul de leur gloire a gémi.
Mais celui-là qui lit la Marseillaise
Et qui, séduit par ses alinéas,
Égorgerait peuples et potentats,
Pour être un jour un peu plus à son aise,
C’est la canaille, et moi, je n’en suis pas.
Enfin, Messieurs, cherchons à nous comprendre :
Oui, la canaille est partout sur nos pas,
Et nous n’avons qu’à monter ou descendre
Pour la trouver en haut tout comme en bas,
Sous tous les noms et dans tous les états.
L’habit surtout n’a jamais fait les hommes,
Or, distinguons les gueux des scélérats ;
Enfin s’il est deux canailles, hélas !
Sachons au moins voir celle dont nous sommes,
Et celle aussi dont nous ne sommes pas.