Librairie de Tarride (p. 97-110).



CHAPITRE VII.


— Eh bien ! Sidney, qu’aviez-vous de si important à me confier ? dit Benedict Arundell à son ami en faisant quelques pas dans la ruelle étroite que l’ombre de l’église et le brouillard rendaient noire comme un corridor de l’enfer.

— Ce ne sera pas long, répondit Sidney en prenant Benedict par le bras et l’amenant à peu près en face de la maison décrite dans un des chapitres précédents, comme s’il ne se fût pas trouvé assez éloigné du gros de la noce pour dire son secret.

En ce moment une charrette attelée de quatre de ces chevaux énormes que l’on ne voit qu’à Londres, et à qui leurs teintes grises et leurs formes colossales donnaient des airs de jeunes éléphants, s’engagea dans la rue qu’elle remplissait presque d’un bout à l’autre. Le conducteur, qui se tenait à la tête de ses chevaux, n’était autre que l’ingénieux Cuddy, ci-dessus mentionné.

Cette voiture ainsi engagée formait une barricade mouvante qui barrait exactement la rue. Elle n’eût pas permis à Benedict de rétrograder, et eût empêché les gens de venir à son secours.

Vu sa charge énorme, la voiture marchait très lentement et n’avait pas encore dépassé la troisième ou quatrième maison de la rue.

Saunders rasait le mur du côté de Benedict, et son bras pendant le long de sa cuisse balottait ce masque auquel Noll avait fait des allusions anacréontiques en le supposant destiné au joli visage de Nancy.

Quant à Noll, qui avait des prétentions à être un homme du monde, prétentions que justifiaient à ses yeux une épingle en argent constellée de fausses turquoises et fichée dans un lambeau de satin noir, représentant la harpe de la verte Erin, et surtout une paire de gants d’une couleur indescriptible, qui avaient pu être blancs aux temps fabuleux, mais dont les doigts décousus laissaient passer des phalanges rougies et des ongles bleus, il se dandinait gracieusement en mâchant un bout de cigare éteint, et caressait l’os de sa jambe de héron du bout d’une petite baguette à battre les habits simulant une cravache.

Bob, fidèle à son caractère, épelait sur la devanture d’une caverne borgne l’emphatique et trompeuse nomenclature de vins de France et des liqueurs étrangères : cette littérature lui paraissait supérieure à toutes les poésies de la terre. Shakspeare et Milton n’étaient à ses yeux que de bien médiocres grimauds, à côté du peintre en lettres qui avait écrit cette triomphante liste, plus lyrique cent fois que les odes de Pindare, un Grec que Bob eût assurément méprisé pour la strophe qui commence ainsi :

        L’eau, à la vérité, est très bonne.

Quand Sidney, suivi de Benedict, passa près de Saunders, il lui fit un imperceptible signe du coin de l’œil.

Celui-ci comprit et se rapprocha de Benedict ; Noll laissa tomber sa baguette à terre et s’inclina, faisant semblant de la ramasser. — Bob, qui en était au cognac, à l’arack, au rhum et au tafia, s’arracha à son enivrante lecture. — Cuddy quitta la tête de ses chevaux, qui s’arrêtèrent pacifiquement, et fit quelques pas vers le groupe…

Au même instant, Benedict reçut au visage une espèce de contusion molle et sentit s’étaler sur sa face un masque épais, tiède et lourd, qui lui enleva à la fois la vue, la respiration et la parole.

Un bras nerveux s’appuya sur ses reins comme une barre de fer ; des mains larges et osseuses, aux doigts fourmillants comme des pinces de crabe, s’attachèrent à ses jambes et leur firent quitter le sol.

Cela fut fait avec la promptitude de l’éclair, et Benedict, dont les bras étaient maintenus par des tenailles de chair pour l’empêcher de se débarrasser de son masque, se sentit entraîner vers un but inconnu par une force mystérieuse, comme dans ces horribles rêves où Smarra vous emporte sur sa croupe monstrueuse.

La porte de la maison déserte s’ouvrit comme par enchantement, et la troupe s’engagea dans le couloir sombre, suivie de sir Arthur Sidney.

Quand l’on se fut assez enfoncé dans l’étroit boyau pour que le jour venant de la rue fût complétement éteint, Saunders fit cette judicieuse réflexion qu’il n’était pas nécessaire d’étouffer ce gentleman, et arracha avec beaucoup de dextérité le masque de poix qui couvrait la figure de Benedict.

Celui-ci commençait à perdre connaissance, et les soubresauts furieux qu’il faisait pour se débarrasser avaient sensiblement molli. Une angoisse inexprimable lui serrait la poitrine. Ses tempes sifflaient, sa gorge se gonflait pour une aspiration impossible, les oreilles lui tintaient avec violence, et ses yeux aveuglés voyaient tourbillonner de folles lueurs bleues, vertes et rouges.

Certes, l’air de ce couloir sombre, fétide et glacial, eût, en toute autre circonstance, soulevé le cœur de Benedict ; mais jamais brise alpestre, vierge de toute haleine humaine et chargée de tous les baumes des solitudes fleuries, ne fut respirée à plus larges narines, à poumons plus avides que cette atmosphère presque méphytique.

Cette gorgée d’air corrompu, c’était la vie que buvait Benedict. Son immense bien-être se traduisit par un soupir profond, et un : Ah ! mon Dieu ! prolongé.

— Il parait, dit Noll en lui-même, que le particulier commençait à éprouver le besoin de mettre le nez à la fenêtre, et quoique Bob prétende que rien n’est meilleur qu’une lampée de brandy, si ce n’est deux lampées de rack, je crois que le gentleman eût préféré à tout une simple gorgée d’air.

Benedict, revenu au sentiment de sa situation, voulut résister ; mais huit bras vigoureux le poussèrent dans la chambre que nous avons décrite, et que les rameurs redescendus dans leur barque par le passage souterrain avaient laissée vide.

La porte se referma sur lui, et la clé grinça aigrement dans la serrure.

Encore tout chancelant, Benedict s’affaissa sur un coffre et s’accouda dans une attitude désespérée à la table encombrée de verres et de pots, restes de l’orgie de Noll et de Saunders.

Quelle transition étrange ! quel renversement subit de destinée !

Il y avait quelques minutes à peine, sir Benedict Arundell se trouvait dans une voiture luxueuse, en face d’une jeune fille adorable, bel ange qui voulait bien descendre des cieux pour lui, entouré d’amis et de connaissances, au milieu de l’éclat d’une assemblée aristocratique tellement haut placée, que les chances humaines ne semblaient pas pouvoir atteindre ceux qui la composaient ; et maintenant, par une perfidie inouïe, un guet-apens atroce, il était confiné dans un horrible bouge, où l’attendait sans doute une mort affreuse.

Benedict regardait d’un œil morne, à la lueur fauve du feu de charbon de terre qui s’éteignait, ces murailles sanguinolentes, suant le crime et le vice, où les gibets, les portraits d’assassins et de voleurs, les scènes de meurtre et de débauche égratignés en blanc, les légendes obscènes, énigmatiques ou menaçantes, dansaient une sarabande sinistre aux reflets intermittents de la cheminée.

L’élégance même du costume de Benedict rendait encore le contraste plus frappant. Ce gant blanc si parfumé, si frais, appuyé sur cette table de bois grossier, rayée de coups de couteaux et luisante de graisse, faisait l’effet le plus pénible ; un homme comme Benedict ne pouvait se trouver dans un pareil endroit que par une combinaison monstrueuse et scélérate.

Un peu revenu de l’étourdissement d’un coup si soudain, Benedict se demanda quel but pouvait avoir cette étrange séquestration. Sir Arthur Sidney avait-il voulu le livrer à des malfaiteurs, à des assassins peut-être ? Était-ce une manière originale de le punir de ne pas avoir attendu son arrivée ; avait-il provoqué cet enlèvement, ou bien, spectateur impuissant, était-il allé chercher du secours pour une lutte inégale ? — Il errait ainsi de conjectures en conjectures, sans pouvoir se fixer. Puis il pensait avec désespoir aux inquiétudes mortelles, aux transes affreuses de miss Amabel, lorsqu’elle ne reverrait pas revenir celui qu’elle avait choisi pour époux, et dont rien ne pourrait expliquer la disparition. Cette idée le transportait de fureur ; il maudissait Sidney et tournait autour de la chambre avec l’obstination machinale d’une bête fauve qui cherche une issue.

À plusieurs reprises, il essaya d’ébranler la porte, mais elle tenait solidement sur ses vieux gonds rouillés, et les coups les plus rudes de Benedict s’amortissaient sur ses planches épaisses.

La fenêtre, d’une hauteur inaccessible, était en outre grillée de barreaux plats taillés en scie, et tellement serrés, qu’un sylphe n’aurait pu se glisser par l’interstice sans se déchirer les ailes.

Dans l’espoir d’être entendu de quelques-unes des maisons du voisinage, dont les toits découpés en angles bizarres apparaissaient vaguement dans le carreau supérieur, sir Benedict Arundell se mit à pousser des cris de toute la force de ses poumons ; pour lancer des sons plus loin, il essaya d’imiter les portements de voix des marins qui ont besoin de dominer la tempête, et des montagnards qui s’appellent du bord d’un abîme à l’autre, séparés par un torrent.

Mais la chambre était sourde comme si elle eût été matelassée. La voix de Benedict n’éveillait aucun écho, et lui revenait dans la gorge, comme sur ces hautes cimes où l’air raréfié ôte leur vibration aux paroles.

Exaspéré, Benedict passa du cri au hurlement, tant qu’une écume sanglante vint mousser aux commissures de ses lèvres ; puis, honteux de ces forceneries inutiles, il se laissa retomber de fatigue sur le banc.

Le charbon, presqu’entièrement consumé, ne lançait plus que de rares lueurs. Une petite flamme violette courait, près de s’envoler, sur les monceaux de cendres ; la nuit tombée avait rendu la fenêtre opaque, et des ombres formidables s’entassaient dans les coins de la chambre, où l’œil de la peur eût vu aisément s’agiter et grouiller des formes monstrueuses.

À coup sûr Benedict était brave, mais à la fureur et au désespoir d’être séparé de miss Amabel vint se joindre le sentiment de la conservation personnelle, justement éveillée. Cette étrange et ténébreuse aventure était bien faite pour inspirer des appréhensions au plus courageux.

Enfermé seul, sans armes, sans aucun moyen de défense, dans une chambre étouffée et sourde, dont la porte en s’ouvrant allait peut-être donner passage à des assassins, Benedict se laissa aller à un découragement profond, une autre crainte encore plus terrible vint lui traverser l’esprit : si les assassins ne venaient pas, si on allait l’abandonner dans cette chambre hideuse, triviale oubliette à l’usage d’ignobles meurtriers !

Cette idée de mourir là de faim ou de soif, comme un chien enragé, loin du ciel et des hommes, se présenta si vivement à son esprit qu’une sueur froide lui ruissela subitement des tempes. Un assassin debout sur le seuil de la porte ouverte lui eût paru un ange libérateur, car c’eût été la mort rapide et sans torture, au lieu d’une agonie atroce, plus affreuse encore que celle d’Ugolin. — Ugolin avait au moins ses sept fils à manger.

Et il se mit à parcourir la chambre à grands pas, cherchant une issue, sondant les murs ; mais il n’existait dans la chambre aucune autre porte que celle qu’il avait vainement essayé d’ébranler, ou du moins elle était si habilement masquée qu’il n’y avait aucun moyen de la découvrir ; et encore, en supposant qu’il l’eût découverte, à quoi cela lui eût-il servi ? Elle était sans doute fermée par quelque secret ou quelque serrure compliquée, dont la clé avait dû être retirée d’avance.

Dans le paroxysme de son désespoir, Benedict maudissait Dieu et les hommes ; il leva le poing vers le plafond obscur, à défaut de voûte céleste, et frappa violemment le plancher, ne pouvant conculquer plus directement la face de la marâtre Cybèle.

Le plancher rendit un son sourd et caverneux, car Benedict trépignait précisément sur la trappe dont nous avons parlé.

Une joie immense envahit son cœur en entendant résonner ainsi ses pas sur le vide : l’espoir d’une évasion lui rendit sur-le-champ son énergie et son sang-froid. Il s’agenouilla, et, tâtant le plancher avec les mains, il se mit à chercher en tous sens s’il ne trouverait pas quelqu’anneau, quelque bouton ou ressort qui fit jouer la trappe.

Il rencontra bientôt l’anneau, et, avec des efforts inouïs, il parvint à soulever la lourde planche.

L’air froid du souterrain lui fouetta la figure, et le gouffre lui apparut vaguement, plus sombre que l’obscurité, et plus noir que la nuit.

Où pouvait conduire cette ouverture ? était-ce le commencement d’un passage souterrain, ou bien un puits où l’on jetait le corps des victimes ? était-ce le magasin de cadavres d’une compagnie de Burkeurs ? allait-il trébucher sur des ossements amoncelés ou sur les tables garnies d’une morgue clandestine ?

Un médecin capricieux avait eu peut-être la fantaisie anatomique de disséquer un corps de gentleman, et de promener son scalpel dans les filtres de l’aristocratie ; et ses pourvoyeurs ayant trouvé Benedict un sujet convenable, s’en étaient emparés pour le livrer, contre un nombre suffisant de guinées, à ce docteur délicat.

Mais comment s’expliquer que Sidney, son ami d’enfance, son camarade de cœur au collège d’Harrow, eût joué un rôle dans cette épouvantable machination, et le plus horrible, celui du bœuf privé qui conduit le taureau sauvage dans le cirque ou l’abattoir ?

En allongeant le bras, Benedict sentit le commencement d’un escalier, et, comme tous les hommes de cœur, aimant mieux aller au-devant de la mort que de l’attendre morne et stupide, il glissa son corps à travers l’entrebâillement de la trappe, qu’il n’avait pas pu renverser à cause de son poids, et il commença à descendre les marches, faisant arc-boutant de son bras, qui tremblait et fléchissait presque ; puis, jugeant qu’il avait assez descendu pour que la trappe ne lui écrasât pas le crâne en se fermant, il abaissa la tête et retira sa main.

La trappe, abandonnée à elle-même, s’abattit avec un bruit lugubre, comme le couvercle d’une bière qui retombe et se ferme sur un mort.

L’écho obscur du souterrain rendit ce son encore plus sinistre et plus lamentable.

Quelque intrépide que fût l’âme de Benedict, il se sentit froid dans la moelle des os et il se dit en lui-même :

— Si l’oreille entend lorsque le corps est cousu dans son suaire, le son de la terre roulant sur le cercueil ne doit pas être plus triste et plus lugubre. Peut-être me suis-je enterré vivant, et ce trou noir sera-t-il mon caveau sépulcral.

Et il continua à descendre les marches, posant les pieds avec précaution, les mains tendues devant lui.

— Pourvu que ce souterrain ait une issue, quand même elle devrait déboucher dans un cénacle de bandits, dans un sanhédrin de sorcières ! disait le pauvre Benedict, regrettant presque la chambre rouge.

Du reste, dans ces opaques ténèbres, nulle lueur, même livide, nulle étoile, même sanglante ; aucune raie de lumière aux interstices des blocs. Rien que la nuit désespérante, épaisse et froide.

Ce malheureux jeune homme semblait avoir passé de la première à la seconde pièce de son tombeau.

Le vent, engouffré sous la voûte humide, poussait de ces gémissements qui ressemblent à des voix humaines, et par lesquels la nature, dans des nuits d’ouragan, semble déplorer des pertes inconnues : lamentations vagues, soupirs étouffés, sanglots qu’on dirait échappés d’une poitrine qui se brise, hurlements de victimes qu’oppresse le genou du meurtrier. L’orgue de la tempête joua pour ce pâle auditeur, tâtonnant dans l’ombre, toute sa symphonie de tristesse et d’épouvante.

À mesure qu’il descendait, les marches devenaient humides et glissantes, et de fins nuages de bruine, chassés par le vent, lui arrivaient à la figure.

Un pesant clapotis d’eau se faisait entendre à travers les rumeurs de la rafale, et le dernier repli d’une vague lancée plus loin que les autres vint mouiller le pied de Benedict. Il en conclut que ce souterrain aboutissait à la Tamise, et comme en fait de nage il eût pu lutter avec lord Byron ou Enkhead, il crut son évasion assurée.

Effectivement, rien n’était plus facile pour un nageur comme lui que de gagner l’ouverture de la voûte qui devait aboutir sur le fleuve, et de là remonter ou descendre vers la rive, selon le point où il se trouverait.

Tout joyeux de cette espérance, il se croyait déjà assis près d’Amabel, lui racontant cette aventure bizarre, et la priant de lui pardonner l’inquiétude bien involontaire qu’elle lui avait causée ; avec cette rapidité inouïe qui caractérise, la pensée, le fluide le plus véloce après ou même avant l’électricité, mille tableaux charmants se succédèrent dans sa tête pendant le court espace de temps qu’il mit à franchir trois marches.

— Il se vit à l’autel, pressant les doigts délicats de miss Vyvyan, puis sur le seuil de la chambre nuptiale, et, par un tableau d’une intuition plus lointaine, dans sa maison de Richmond ; il était debout à côté d’Amabel, sous la véranda du perron de marbre, et regardait jouer avec un daim familier un bel enfant blond sous le velours vert d’un boulaingrin.

Ces beaux rêves s’écroulèrent subitement et furent remplacés par toutes les visions, par toutes les hallucinations du désespoir.

La main étendue de Benedict avait rencontré une grille de fer.

Le chemin était barré de ce côté-là, et de l’autre le retour était impossible. Les forces épuisées d’Arundell n’auraient pu suffire à soulever cette lourde trappe.

— Que vous ai-je fait, mon Dieu, pour être damné vivant, s’écria douloureusement Benedict, et quel crime inconnu dois-je expier ici ? Ô Amabel, quelque tristes que soient les suppositions où vous vous livrez sans doute maintenant sur mon sort, elles ne peuvent approcher de la réalité.

Et par un dernier effort de cette espérance vivace qui ne peut abandonner l’homme, et que le condamné garde encore, le col engagé sous le couperet, Benedict secoua chacun des barreaux les uns après les autres, essayant de les ébranler ou de les soulever ; mais ils étaient scellés d’une manière indéracinable, et la rouille sondait leurs sertissures.

Vingt fois, ayant rencontré la serrure dans ses tâtonnements, le pauvre Benedict se mit les doigts en sang pour démonter les vis ou en faire jouer les ressorts.

Pendant qu’il se livrait à ce travail inutile, car la serrure massive et compliquée eût fait honneur à la porte d’un cachot de Newgate, une vague l’enveloppa de sa caresse glaciale.

Benedict transi, claquant des dents, ses vêtements de noce imprégnés d’eau, remonta quelques marches pour se mettre à l’abri de l’atteinte des flots, et s’assit sur un degré, comme une de ces sombres figures accroupies dont le Dante Alighieri peuple les escaliers de ses enfers.

Il resta là ainsi, dans la morne résignation de la brute acculée, du sauvage pris. Combien de temps ? Une éternité ou une heure. — La perception réelle des choses lui échappait, et la roue de la folie commençait à lui tourner dans la tête.

À un certain instant de calme relatif, il voulut savoir l’heure, se souvenant qu’il avait une montre à répétition dans la poche de son gilet ; mais sa main, engourdie par le froid, pressa la détente trop fort ou maladroitement, et le ressort se rompit et rendit un son strident sous l’or de la boîte.

Le pauvre Benedict se trouvait comme ces prisonniers des mines de Sibérie, qu’on fait dormir deux heures et puis travailler deux heures alternativement, pour qu’ils ne puissent savoir ce qui leur reste de temps à faire ; car, bien qu’ils ne voient jamais le soleil, la division du travail et du repos leur permettrait de compter.

Attendre la mort dans l’ombre, sans savoir l’heure, quel supplice ! Satan l’a oublié.

… On n’entendit plus bientôt sous la voûte que le bruit sourd de la yole, qui, balancée par la houle, frappait la berge du canal souterrain.