Librairie de Tarride (p. 21-35).



CHAPITRE II.


Little-John, enthousiasmé au-delà de toute expression par la promesse d’un pourboire de trois guinées, fit exécuter à son fouet une série de claquements, de pétarades et de détonations à faire croire à un engagement de mousqueterie entre deux armées, car Little-John était un virtuose en ce genre de musique.

Les chevaux, exaspérés par le pétillement de cette fusillade, et aussi par la mèche du fouet, qui, dans ses arabesques vagabondes, leur cinglait et leur piquait les oreilles, tiraient à plein collier et se précipitaient dans l’espace avec une ardeur furibonde. Les roues tournaient si vite qu’elles semblaient des disques pleins : les rayons avaient disparu dans le flamboiement de la rapidité.

L’inconnu s’était établi à l’angle de la voiture avec l’immobile résignation et la fureur concentrée d’une volonté puissante rencontrant des obstacles naturels et insurmontables, comme le temps et l’espace ; sa main allongée sur son genou tenait encadrée dans sa paume une montre dont il suivait les aiguilles d’un œil inquiet ; puis, jetant son regard à travers la portière sur les bords de la route, il mesurait la vitesse avec laquelle disparaissaient les arbres dans l’étroit carreau.

— La demi-heure perdue sera bientôt regagnée si les chevaux soutiennent ce train encore quelque temps, murmura le mystérieux personnage avec un soupir de satisfaction.

Ce personnage si pressé d’arriver mérite bien qu’on en retrace la physionomie en quelques coups de crayon.

Il était jeune, et sa figure régulière et froide, mais empreinte d’un cachet de réflexion et de volonté, accusait tout au plus vingt-six ou vingt-sept ans. Tout le bas du masque, coloré par des couches successives de hâle, trahissait de nombreux voyages ou de longs séjours dans l’Orient et les chaudes régions du tropique, car ce teint rembruni ne lui était pas naturel ; le front légèrement découvert, et floconné de petites boucles de cheveux blonds très-fins, avait des blancheurs satinées, et, préservé des ardeurs du soleil par l’ombre du chapeau, avait gardé tout l’éclat du sang septentrional.

Même après l’examen que nous venons de faire, il eût été difficile d’assigner un rang quelconque ou une position sociale distincte à l’individu assis sur les coussins de draps de Lincoln de la berline vert-olive de maître Geordie, qui eût poussé assurément les plus douloureuses interjections à voir la manière dont Little-John menait ses chevaux et sa voiture de prédilection.

Ce n’était pas un militaire. Il n’avait pas cette raideur gourmée, ce port de tête et cet effacement d’épaules qui fait reconnaître les fils de Mars au premier coup d’œil sous l’habit bourgeois. Ce n’était pas non plus un ministre. Sa physionomie, quoique grave et réfléchie, n’avait pas l’expression béate et l’aménité doucereuse qui sont propres aux gens d’église. Encore moins un négociant. Son front blanc et pur n’était rayé par aucune de ces rides pleines de chiffres et de calculs sur les probabilités de la hausse ou de la baisse des sucres. Ce n’était pas non plus un dandy, mais on pouvait affirmer à coup sûr, en le regardant, qu’on avait devant les yeux un parfait gentleman.

Quel intérêt si urgent le faisait galoper sur la route de Londres, comme si le salut de l’univers eût dépendu d’une minute de retard : fuyait-il ou poursuivait-il ? c’est ce que nous ne saurions encore décider.

Les chevaux commençaient à se fatiguer. Le frottement des harnais faisait mousser et blanchir leur sueur en flocons d’écume, leurs poitrails se couvraient de bave argentine comme ceux des coursiers de la mer dans les triomphes de Neptune ou de Galatée. De longs jets de fumée soufflés par leurs naseaux et emportés par le vent se confondaient avec la brume ardente qui s’exhalait de leurs flancs pantelants. La voiture roulait dans un nuage comme un char de divinité classique.

Malgré toute son envie de gagner les trois guinées, Little-John sentit cependant quelque scrupule de pousser ainsi des bêtes à outrance, et la peur de les ramener fourbues à maître Geordie combattit quelques instants le désir bien naturel de mériter le glorieux pourboire. Et puis Little John était Anglais, et son cœur de postillon commençait à saigner en voyant Black, son cheval favori, haleter et ruisseler de sueur. Un postillon français n’eût point eu de ces tendresses.

Aussi pour mettre sa conscience à l’abri, Little-John se souleva un peu sur sa selle, opéra une demi-conversion du côté de la voiture, et dit en appuyant la main sur la croupe du cheval qui le portait :

— L’intention de Sa Grâce est-elle de crever les chevaux et d’en payer le prix ?

— Oui, répliqua l’inconnu ainsi interpellé.

— Très bien ! répliqua Little-John. Les intentions de Sa Grâce vont être remplies.

Et Little-John, se tassant dans ses bottes, s’assurant sur sa selle, détacha un furieux coup de manche de fouet à son porteur, qui fit un soubresaut, et, retrouvant dans sa douleur un reste d’énergie, se précipita entraînant le reste de l’attelage. Ce train désespéré se soutint, grâce à une crépitation perpétuelle de coups de fouet qui aurait demandé un bras moins exercé que celui de Little-John.

L’œil de l’inconnu était toujours fixé sur le cadran de sa montre, et il ne faisait aucune attention aux jolis paysages doucement dorés par l’automne, aux charmants cottages qui se révélaient le long de la route, à travers les arbres éclaircis, dans l’intimité d’un déshabillé matinal, et se montrait insensible à tous les gracieux détails de la nature anglaise. Le pittoresque le préoccupait assurément fort peu — en ce moment là — quoiqu’il ne parût pas appartenir à la classe épaisse des philistins et des bourgeois. Une idée unique, persistante, le possédait : celle d’arriver.

Grâce à la nouvelle impulsion donnée à la marche de l’attelage par Little-John, rassuré désormais sur l’éventualité d’un accident, le voyageur pressé parut respirer plus à l’aise, son front se rasséréna, et il remit la montre dans son gousset.

— Allons, dit-il à demi-voix, j’arriverai à temps malgré le hasard hostile qui dans toute cette affaire semblait prendre plaisir à contrecarrer mes projets. Il ne sera pas dit que ma volonté aura été obligée de plier devant un obstacle humain. Mais quelle série de circonstances qu’on croirait combinées à plaisir pour me retarder : le vaisseau qui portait la première lettre où l’on me donnait avis de la chose qui m’intéresse à ce point de me faire quitter l’Inde subitement, rencontre, près des îles Maldive, des pirates javanais qui l’attaquent et le dépouillent ! ce n’est donc que par le second courrier que j’ai pu connaître ce qu’il m’importait tant de savoir. Je nolise le bâtiment le plus fin voilier que je puis trouver libre à Calcutta ; une tempête abominable me fait perdre huit jours dans le détroit de Bab-el-Mandeb.

La moitié de mon équipage sort de l’embouchure du Gange emportant le choléra bleu, et crève le plus mal à propos du monde. Au fond de la mer Rouge, je trouve la peste, et l’isthme de Suez barré par toutes sortes de quarantaines. J’écris, sur la bosse d’un chameau, au brave Mackgill une lettre qui a dû lui arriver déchiquetée en barbe d’écrevisse, parfumée de vinaigre et de fumigations aromatiques, tatouée de vingt couleurs comme une peau de Caraïbe, et transmise avec une respectueuse terreur par les pincettes de toutes les santés. Au risque de me faire tirer des coups de fusil, je franchis les obstacles des quarantaines, car la peste avait peur du choléra. Étrange délicatesse ! Heureusement, j’ai trouvé, flânant le long des côtes, non loin d’Alexandrie, le brave capitaine Peppercul, homme sans préjugés contagionistes, qui a bien voulu, moyennant une somme énorme, me prendre à son bord et m’amener en Angleterre en évitant avec soin les ports à lazaret. — Jamais je n’ai été plus nerveux que dans ce maudit voyage. Moi, si calme d’ordinaire, j’étais comme une petite maîtresse qui a ses vapeurs parce que son mari lui refuse quelque chose de déraisonnable. Enfin, me voilà bientôt au terme. Ma lettre, arrivée un jour avant moi, a dû donner le temps de tout préparer : il est neuf heures ; dans deux heures, je serai à Londres.

— Eh bien ! postillon, dit-il comme pour résumer son monologue en baissant la glace, il me semble que nous faiblissons.

— Mylord, à moins d’atteler les griffons dont parle l’Écriture, ou de conduire le char de feu d’Élie, il n’est pas humainement possible d’augmenter ce train : je défie quelque postillon que ce soit, fût-il payé six guinées, d’extraire à coups de fouet une plus grande somme de vitesse des jarrets de quatre pauvre bêtes, répondit majestueusement Little-John en tournant un peu la tête.

Cependant, par une concession polie au désir extravagant du voyageur, Little-John, qui, dans ses relations avec le beau monde, avait acquis du savoir-vivre, fit claquer son fouet deux ou trois fois ; mais, comme il l’avait bien prévu, ce stimulant était devenu inutile, et la mêche, quoiqu’adressée aux épaules des chevaux, n’obtenait pas même de leur part un seul frémissement d’impatience ou de douleur.

Bientôt le cheval qui côtoyait le porteur, et qui râlait comme un soufflet de forge, se couvrit d’écume ; son poil se hérissa, sa tête s’encapuchonna, ses pieds perdirent le rhythme du galop ; incertain et chancelant, il s’appuya et s’épaula contre son compagnon de trait, puis il s’abattit et tomba sur le flanc ; l’attelage, lancé à fond, ne pouvant s’arrêter, le pauvre animal fut emporté pendant un assez long espace de temps rayant de son corps la poussière du chemin. Little-John ayant maîtrisé ses chevaux le tira violemment par la bride, lui appliqua les plus énergiques coups de manche de fouet, croyant seulement à une chute ; mais Black ne devait plus traîner de voyageurs dans cette vie : ses flancs trempés comme si les eaux du ciel et les flots de la mer les eussent lavés palpitèrent sous une suprême convulsion ; il se releva dans le délire de la douleur et fit quelques pas entraînant la voiture hors de la droite ligne ; il avait l’air de ces fantômes de chevaux mornes et mutilés qui se relèvent du milieu des tas de cadavres sur les champs de bataille abandonnés. Dominés par l’ascendant et la terreur de la mort qui s’approchait et qu’ils sentaient avec leur admirable instinct, les autres chevaux, malgré les efforts de Liltle-John qui leur déchirait la bouche, suivaient les titubations de leur pauvre camarade en proie à la noire ivresse de l’agonie.

Au moment où la voiture complètement déviée allait verser sur le rebord de la route, Black roula à terre comme si des couteaux invisibles lui eussent coupé en même temps les quatre jarrets ; son grand œil effaré se troubla, se couvrit d’une taie bleuâtre : un flot d’écume vint mousser dans ses narines sanglantes, ses jambes s’allongèrent et se raidirent comme des pieux.

C’en était fait de Black, un honnête cheval digne d’un meilleur sort.

Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en a fallu pour l’écrire.

L’étranger sortit précipitamment de la voiture : sa figure portait les traces de la contrariété la plus violente.

— Il ne manquait plus que cela, dit-il avec un accent de fureur concentrée, en poussant du pied le cadavre de Black ; cette misérable rosse que voilà aplatie par terre comme une découpure de papier noir ne pouvait-elle pas vivre dix minutes de plus ? Allons, vite, ôtons cette charogne d’entre les traits ; j’aperçois là-bas la maison de la poste, dépêchons-nous de la gagner.

Et l’étranger donna à Little-John, qui avait mis pied à terre, un coup de main qui annonçait de sa part une connaissance profonde des choses de l’écurie. Il défaisait les boucles sans hésiter, et se retrouvait à merveille dans les complications des harnais embrouillés par les efforts désespérés du pauvre Black. Le postillon, qui avait été d’abord scandalisé du peu de sensibilité de l’inconnu à l’endroit du cheval mort, se sentit pénétré pour lui d’une sincère admiration et lui accorda son estime de palefrenier, la chose dont il était le plus avare au monde.

— Quel dommage que vous soyez un lord, dit-il à l’étranger, vous auriez joliment gagné votre vie dans notre état ; mais peut-être vaut-il mieux pour vous être lord. Pauvre Black, continua-t-il en lui étant la bride, qui aurait dit ce matin que tu mangeais ta dernière mesure d’avoine ? Ce que c’est que de nous !

Telle fut l’oraison funèbre de Black ; à défaut d’éloquence, l’émotion ne manquait pas à l’orateur ; une lueur humide brillait dans la prunelle de Little-John, et, s’il n’eut porté à temps à ses paupières le revers usé de sa manche, une larme eût peut-être coulé entre sa joue vergetée par le froid et son nez rougi par le vin.

L’âme de Black, s’il survit quelque chose des animaux, dut être satisfaite et pardonner à Little-John les coups de lanière qu’il avait pu appliquer injustement au corps qu’elle habitait, car il n’était guère prodigue de marques d’attendrissement, et c’était bien le postillon le plus stoïque qui eût jamais lustré le fond d’une culotte de peau de basane sur le troussequin d’une selle.

— En route ! s’écria l’étranger d’un ton brusque.

Little-John enfourcha de nouveau son porteur, et la voiture recommença à rouler, non plus si vite, mais d’un train encore fort raisonnable.

Le relais fut atteint en quelques minutes, et l’inconnu ayant plongé sa main dans sa poche, la retira pleine de guinées qu’il versa à la hâte dans la main calleuse du postillon.

— Voilà, dit-il, pour ton pourboire et pour ta bête.

Little-John ébloui commença une phrase de remercîment d’une construction si compliquée qu’il fut forcé de renoncer à la finir, et s’écria brusquement au milieu de sa période suspendue, comme pris d’une inspiration subite, en s’adressant à un garçon d’écurie qui rôdait autour de la voiture :

— Eh ! Smith, jette donc un seau d’eau sur les roues, elles sont échauffées et pourraient prendre feu.

En effet, une fumée légère s’échappait des moyeux et prouvait que la crainte exprimé par Little-John n’avait rien de chimérique.

Le rustre dit en voyant flotter la vapeur autour des essieux :

— Tiens, c’est vrai : il faut, Little-John, que tu aies mené d’un fier train aujourd’hui, car, soit dit sans offenser, toi, ta voiture et ton attelage, il y a longtemps que le feu n’a pris à tes roues ; le particulier est donc généreux ?

— Comme un lord-maire le jour de son installation ; mais, s’il est généreux, il n’est guère endurant. Ainsi dépêche-toi.

Smith courut en toute hâte plonger un seau dans une auge de pierre et aspergea abondamment les moyeux. Pendant ce temps, les servants d’écurie, aussi prompts qu’habiles, avaient agrafé à la voiture un attelage plein d’impatience et de vigueur. Le postillon était en selle, et un courrier bien monté avait pris l’avance pour faire préparer les relais : car Jack, plus expert aux choses de la mer qu’à celles de la terre, avait négligé cette précaution.

La voiture de maître Geordie reprit sa course comme emportée par des hippogriffes.

En ramenant les chevaux, Little-John ne put s’empêcher de s’arrêter quelques minutes devant le cadavre de Black étendu sur la grande route.

— Hélas ! soupira le postillon, il avait trop d’ardeur, c’est ce qui l’a fait mourir. Il tirait tout à lui seul. Vous ne mourrez pas comme ça, vous autres, tas de fainéants et de clampins, ajouta-t-il en faisant voltiger sa mêche autour des croupes rebondies et pommelées des trois survivants, qui répondirent par quelques ruades à celle moralité ; il n’y a pas de danger que vous vous miniez le tempérament.

Pour n’avoir plus à revenir à cet intéressant Little-John, et pouvoir suivre à notre aise notre inconnu dans sa course furibonde, disons que ce garçon honnête et consciencieux à sa manière donna à maître Geordie la moitié de la somme qu’il avait reçue de l’étranger pour la perte de Black. Des postillons moins vertueux eussent pu garder les deux-tiers pour eux avec une vraisemblance suffisante.

Aucun incident remarquable ne signala les autres postes. La voiture de maître Geordie roulait avec une vélocité toujours soutenue sur ces admirables routes anglaises unies comme une table et mieux soignées que ne le sont chez nous les allées des parcs royaux.

Déjà se balançait à l’horizon l’immense dais de vapeurs toujours suspendu sur la ville de Londres. La vue de cette brume fit plus de plaisir au voyageur que l’aspect du plus splendide azur vénitien.

— Ah ! voilà la fumée de la vieille chaudière du diable, dit l’étranger en se frottant les mains d’un air de satisfaction profonde : nous approchons !

Les cottages et les maisons d’abord disséminés commençaient à former des masses plus compactes. Des ébauches de rues venaient s’embrancher sur la route. Les hautes cheminées de briques des usines, pareilles à des obélisques égyptiens, se dressaient au bord du ciel et dégorgeaient leurs flots noirs dans le brouillard gris. La flèche pointue de Trinity-Church, le clocher écrasé de Saint-Olave, la sombre tour de Saint-Sauveur avec ses quatre aiguilles, se mêlaient à cette forêt de tuyaux qu’elles dominaient de toute la supériorité d’une pensée céleste sur les choses et les intérêts terrestres.

Plus loin, derrière ce premier plan découpé en dents de scie par les angles des édifices, se distinguait vaguement, à travers la brume bleuâtre flottant sur le fleuve et les esparres compliqués des navires, la silhouette de la Tour de Londres et le dôme gigantesque de Saint-Paul, contrefaçon britannique de Saint-Pierre de Rome, qui, légèrement estompé par le brouillard, ne faisait pas trop mauvaise figure à l’horizon.

Soit que cet aspect lui fût familier, soit que la préoccupation éteignît en lui la curiosité, l’inconnu ne jetait les yeux sur les objets qu’encadrait successivement la vitre de la portière que pour se rendre compte du chemin parcouru.

La voiture traversa le pont de Soutwarck, faisant autant de bruit avec ses roues que le chariot sur le pont d’airain de Salmonée, et s’engagea de l’autre côté du fleuve en remontant du côté du Strand, dans ce dédale de petites rues qui longent la Tamise, et s’arrêta au bout d’un de ces passages, connus à Londres sous le nom de lane, dans les environs de l’église de Sainte-Margareth.

L’étranger tira sa montre et parut délivré d’un grand poids.

L’aiguille marquait onze heures.

Une distance de vingt lieues avait été franchie en trois heures.

Il jeta du côté de Sainte-Margareth un regard qui parut le satisfaire ; puis il s’enfonça résolument dans la petite ruelle que l’ombre de l’église et la hauteur des maisons rendaient encore plus obscure.

À peine eut-il fait quelques pas dans le lane, qu’un individu sembla se détacher de la muraille où il se tenait collé, et avec laquelle se confondait presque la couleur terne de ses vêtements, et s’avança vers l’inconnu.

— Vous venez de là-bas pour la chose en question ? murmura-t-il en passant près de lui.

— Oui, et je suis recommandé par Mackgill Jack et le capitaine Peppercul, répondit l’inconnu sur le même ton.

— Suivez-moi : tout est prêt.

Tous deux marchèrent jusqu’à une maison de mauvaise apparence, où leur venue était sans doute guettée de l’intérieur, car la porte s’ouvrit aussitôt et se referma sans bruit.

Pendant que la voiture vert-olive de maître Geordie roulait sur la route de Londres avec la foudroyante impétuosité que nous avons décrite, la Belle-Jenny n’était pas non plus restée oisive : après avoir pris à son bord Mackgill et le camarade Jack, elle avait continué sa route allègrement, poussée par une jolie brise ; le rocher de Shaskspeare doublé, elle avait passé devant Deale et Docons, et, suivant la ligne des blanches falaises, remonté jusqu’à Ramsgate ; puis, entrant dans l’embouchure du fleuve, elle s’était arrêtée à la hauteur de Gravesend, à la tombée de la nuit, et avait jeté l’ancre derrière une flottille de charbonniers de Hull, dont les voiles noires eussent pu faire mourir de chagrin le père de Thésée ; et là, à voir son air débonnaire et paisible, on eût dit un honnête navire attendant l’heure de la marée pour remonter au pont de Londres et déposer devant Custom-House la plus légitime cargaison de marchandises.

Pourtant la hauteur de ses deux mâts, la largeur de ses vergues, la coupe évidée de sa coque, où la contenance avait été évidemment sacrifiée à la légèreté de la marche, donnaient à la Belle-Jenny, malgré sa mine hypocrite, un air leste et fripon que n’ont pas les bâtiments dont l’unique occupation est de transporter de la mélasse. En revanche, aucun capitaine n’aurait pu montrer des papiers mieux en règle que ceux du capitaine Peppercul.