Librairie de Tarride (p. 89-102).



CHAPITRE XVI.


À peu près en même temps que ceci se passait à Sainte-Hélène, dans l’Inde, par une nuit sans lune, à quelque distance d’Arungabad, des ombres silencieuses se glissaient à travers les djengles, le long du Godaveri, vers une vieille pagode à demi ruinée.

C’était un temple de Shiva abandonné depuis la conquête anglaise ; la nature, enhardie par la solitude, commençait à reprendre ses droits sur l’œuvre de la main humaine ; la poussière, entassée dans le creux des sculptures et mouillée par la pluie, avait préparé du terreau pour toutes les graines charriées par le vent ; les plantes pariétaires s’étaient accrochées aux parois grenues avec leurs cheveux, leurs vrilles et leurs ongles ; des racines d’arbrisseaux introduisant leurs pinces dans l’interstice des pierres avaient lentement disjoint les blocs. Les mangliers, favorisés par l’humidité, multipliaient à l’entour leurs arcades de feuillages. La verdure si vivace, si touffue et si luxuriante de l’Inde, noyait peu à peu le monument et faisait de la pyramide une colline.

Vaguement entrevue dans l’ombre avec son profil ébréché et sa chevelure de broussailles, la pagode ruinée avait un aspect formidable et monstrueux : ce temple du dieu de la destruction, détruit lui-même, disait dans son silence des choses éloquemment sinistres.

La porte principale, fermée par des palissades de madriers, des éboulements et des végétations inextricablement entortillées, devait faire croire que l’édifice était désert. Cependant des Lueurs errantes paraissaient quelquefois aux ouvertures à demi-obstruées, et semblaient annoncer des mouvements intérieurs. En effet, les ombres dont nous avons parlé se dirigeaient vers un point de la muraille, et là s’engloutissaient en rampant. Une énorme pierre déplacée leur donnait passage, et par des couloirs inconnus pratiqués dans l’épaisseur des murs, elles entraient dans le centre de la pagode.

Au fond d’une vaste salle soutenue par des colonnes trapues, cerclées de bracelets de granit, et portant, comme des femmes, de triples rangs de perles sculptées, et coiffées, pour chapiteaux, de quatre têtes d’éléphant, s’élevait dans une niche encadrée d’une riche bordure d’arabesques, la statue du dieu Shiva, idole très-ancienne que ses formes archaïques rendaient encore plus terrible. Sa figure respirait la colère et la vengeance. Deux de ses quatre bras agitaient le fouet et le trident, et un collier de têtes de mort lui descendait sur la poitrine. À côté de lui, Durga, sa hideuse épouse, roulait ses yeux louches, faisait grincer ses dents d’hippopotame, crispait ses mains griffues, et, tordant son corps ceint de serpents, écrasait le monstre de Mahishasura, qui tâchait de l’envelopper dans ses immondes replis.

Encastrées dans les murailles, grimaçaient une foule d’images effroyables symbolisant la lutte ou la destruction. Ici le monstrueux Mana-Pralaya, à la tête bestiale, avalait une ville dans sa gueule énorme ; là Arddha-Nari, avec son chapelet de crânes et de chaînes, agitait férocement son glaive ; plus loin, Maha-Kali tenait une tête coupée à chacune de ses quatre mains ; Mahadeva, à qui un fleuve sort du cerveau et dont les bracelets sont faits de vipères, luttait avec le difforme Tripurasura ; Garuda faisait palpiter ses ailes, aiguisait son bec de perroquet et ses serres d’aigle.

C’était tout ce que permettait de distinguer la lampe suspendue devant la statue de Shiva ; dans les profondeurs de la salle, baignées d’une ombre rougeâtre, l’œil ne pouvait, hors du cercle lumineux, saisir que des formes vagues, des enlacements inintelligibles, un mélange affreux de bras, de jambes, de têtes de dragons et de monstres de toute espèce.

Dans le disque éclairé se tenaient accroupis sur des peaux de tigre ou de gazelle des êtres bizarres et fantastiques : leurs sourcils blancs et leurs barbes blanches faisaient ressortir la couleur foncée de leur teint. Le cordon brahminique qui pendait à leur cou indiquait leur caste ; quelques-uns, plus austères, le portaient en peau de serpent ; tous étaient d’une maigreur ascétique : à travers l’ouverture de leur tunique on apercevait leur poitrine sèche et leurs côtes aussi accusées que celles d’un squelette. Ils restaient là immobiles, marmottant des prières, et paraissaient attendre avec le flegme indou quelqu’un d’important qui n’était pas encore arrivé.

Derrière eux se massait une foule confuse et cuivrée, dont les premiers rangs seuls étaient visibles, ébauchés qu’ils étaient par les rayons rougeâtres de la lampe ; le reste se perdait, à quelques pas, dans l’ombre dont il avait la couleur : d’instant en instant une ombre nouvelle venait se fondre silencieusement dans les groupes.

Enfin un mouvement se fit : la foule ouvrit ses rangs, et bientôt parurent, dans l’endroit où tombaient les plus vifs rayons de la lampe, trois personnages nouveaux dont l’arrivée fut saluée par un murmure de satisfaction.

L’un était un vieux brahmine sec et jaune comme une momie, à la mine inspirée et aux yeux flamboyants, couvert d’une robe de mousseline qui lui traînait sur les talons.

L’autre était une jeune fille, aussi belle que Sacountala ou Vasatensena ; un voile transparent cachait à demi son riche costume, dont on voyait sous la gaze pétiller les broderies et les paillettes. En marchant, ses colliers, les anneaux de ses bras et de ses jambes rendaient un son métallique.

Quant au troisième, c’était un beau jeune homme, au teint plus clair que celui de la jeune fille, et dont les yeux offraient la particularité d’avoir des prunelles d’un bleu sombre.

Il portait le costume des guerriers mahrattes, mais beaucoup plus riche et plus orné ; une cotte de mailles d’acier défendait sa poitrine et descendait jusqu’au bord de sa tunique jaune ; de larges pantalons rouges arrêtés aux chevilles par une coulisse, un turban de mousseline enroulé sur une calotte de fer, complétaient, son habillement.

Quelques cercles d’or jouaient à son poignet. Un sabre courbe, au fourreau de velours, tout constellé d’or et de pierreries, pendait à son côté. Sur son bras gauche s’ajustait un bouclier de cuir d’hippopotame, bosselé de boules de métal. Sa main droite s’appuyait sur un long fusil incrusté de nacre de burgau et d’argent.

Le vieux brahmine était, comme vous l’avez sans doute deviné, le Dakcha dont nous avons fait connaissance à Londres.

La jeune fille ressemblait à s’y méprendre à Priyamvada, et quant au guerrier habillé en Mahratte, ses traits et ses yeux bleus le désignent malgré son déguisement pour le comte de Volmerange en Europe, membre de plusieurs clubs dans l’Inde, descendant des rois de la dynastie lunaire.

Dakcha s’avança vers les trois plus maigres et plus desséchés brahmines, et prenant par la main Volmerange, il le mena sous la lampe dont la lueur lui faisait une espèce de nimbe, et le présenta aux personnages qui paraissaient les plus influents de l’Assemblée.

— Il a l’air d’un Pradjati, murmura l’assistance enchantée de la bonne mine de Volmerange, d’une des dix premières créatures sorties des mains de Brahma.

Volmerange était en effet très-beau avec ce costume singulier et pittoresque.

— Sarngarava, Saradouata, et vous, Canoua, dit le vieux brahme, je vous amène celui dont je vous ai parlé, le descendant des Douchmanta et des Bharata ; lui seul, les dieux touchés de ma longue pénitence me l’ont révélé, lui seul peut faire renaître l’antique splendeur de notre pays ; il chassera les Anglais, ces grossiers barbares qui profanent l’eau du Gange, parlent aux parias, empêchent les veuves de se brûler comme la décence l’exige, font de leur ventre le tombeau de la vie, et, monstruosité qui crie vengeance, impiété abominable, osent se repaître de la chair sacrée du bœuf et de la vache.

À ce dernier trait, un frisson d’horreur circula dans l’Assemblée. Les brahmes levèrent les yeux au plafond, et un chœur sourd d’imprécations grommela dans les noires profondeurs de la pagode. Les dieux de granit, mal éclairés par le reflet vacillant de la lampe, parurent froncer le sourcil et s’agiter sur leur base.

— Tout est-il prêt pour le soulèvement ? continua Dakcha ; a-t-on réuni les armes, les chevaux et les éléphants ?

— Les salles souterraines de la pagode, dont nul ne connaît l’existence hors de notre collége sacré, sont pleines de fusils, de lances et de flèches. Des chefs mahrattes, qui ne sont pas si bien domptés que les barbares d’Europe le croient, nous ont fourni des chevaux, et cinquante éléphants de guerre, parqués au milieu d’une forêt impénétrable peur qui n’en sait pas les détours, n’attendent que le signal, garnis de leurs tours et de leurs cornacs, répondit Sarngarava ; la province se soulèvera comme un seul homme.

— Ô vénérable Trimurti, Wishnou, Brahma, Shiva, sois remercié, toi qui m’as permis de vivre jusqu’à ce jour, tout vieux et tout cassé que je sois dit Dakcha, dont les mains sèches tremblaient de plaisir. Oui, nous réussirons, j’en ai la certitude ; nous serons aidés dans notre entreprise par les puissances célestes. Brahma me montre l’avenir : le dieu de la guerre, dans son dernier avatar, a pris la forme humaine, et il va venir à notre secours du côté de l’Occident, monté sur un aigle divin beaucoup plus grand et plus fort que l’oiseau Garuda qui tient la foudre dans ses serres et de son bec d’acier achève les bataillons qu’a renversés le vent de ses ailes. Ce dieu tirera sept flèches sur les Anglais qui fuiront épouvantés, et nous deviendrons maîtres des sept douipas dont se compose le monde, comme on le voit au saint livre des Pouranas.

Cette péroraison bizarre, dite avec un accent de conviction profonde, produisit beaucoup d’effet sur l’assemblée. Priyamvada, surtout, était enchantée, et croyait déjà voir arriver l’oiseau merveilleux portant le héros assis entre ses ailes.

— Barahta, nous te replacerons sur le trône de tes ancêtres, dit Saradouata ; jure de combattre avec nous jusqu’au dernier soupir, et si tu réussis, d’empêcher partout le meurtre des animaux sacrés !

— Oui, je le jure ! répondit en indostani Volmerange.

— C’est bien, dit le brahme Sarngarava. Peuple, écoutez ! Celui-ci est Barahta, qui descend de Douchmanta, le roi très glorieux et très célèbre, le dominateur et le dompteur, qui vivait familièrement avec Aditi et Casyapa ; dévouez-vous à lui, suivez-le, et obéissez-lui jusqu’à la mort. Si vous succombez dans les entreprises qu’il vous ordonnera, vous retournerez doucement dans le Pantchatouam. Les éléments reprendront sans vous faire souffrir les parcelles qui vous composent, et, après s’être épurée dans des corps charmants, votre âme, jugée digne du Moucti, s’absorbera dans la Divinité. Maintenant, dispersez-vous et trouvez-vous aujourd’hui à l’endroit marqué.

La foule s’écoula comme par enchantement. Les brahmes rentrèrent dans les murailles par des passages secrets, et il ne resta plus dans la salle que Dakcha, Priyamvada et Volmerange.

— Voulez-vous passer le reste de la nuit ici, dit le vieux brahme à Volmerange, ou préférez-vous vous remettre en route pour le camp de la montagne ?

— Partons, répondit Volmerange. Cette vieille cave, avec tous ces monstres qui font la grimace, n’a rien de confortable. Donne-moi la main, Priyamvada, car le diable m’emporte si je suis capable de faire un pas sans trébucher dans tous ces noirs détours.

Après avoir circulé quelque temps à tâtons dans un labyrinthe de passages et de couloirs que Priyamvada et le vieux brahme paraissaient connaître de longue main, ils arrivèrent à l’ouverture, et ce ne fut pas sans une secrète satisfaction que Volmerange se retrouva en plein air. La pièce qui venait de se jouer, sérieuse pour les autres, ridicule, pour lui, l’avait ennuyé : il avait peine à se regarder consciencieusement comme un prince de la dynastie lunaire, et sans Priyamvada, sa belle amie au teint doré, il aurait très-volontiers renoncé à son trône.

L’éléphant qui avait apporté nos trois personnages attendait patiemment, gardé par son cornac, attirant avec sa trompe quelques feuillages qu’il envoyait dans sa bouche avec nonchalance, plutôt pour s’occuper que pour se nourrir.

En entendant les pas du maître, avec cette intelligence des animaux de sa race, il ploya ses jambes fortes comme des colonnes et s’agenouilla complaisamment.

Priyamvada et Dakcha grimpèrent sur les épaules de la bête colossale avec l’aisance de gens à qui une semblable monture est familière. Volmerange s’en tira moins habilement, et il fallut que la jeune Indienne lui tendit la main pour l’aider. Dans son éducation de sportman, d’ailleurs parfaite, notre héros n’avait pas pensé à cette variété d’équitation.

Le cornac, accroupi sur le crâne de l’énorme animal, le toucha de sa pointe de fer, et l’éléphant prit cette espèce de trot rhythmé ou d’amble dont la lourdeur balancée lasserait la rapidité du cheval.

De temps à autre il tendait sa trompe et brisait une liane ou une branche qui eût gêné le passage, ou bien si le chemin était trop étroit, il appuyait sa forte épaule contre le tronc d’arbre qui l’obstruait et frayait la route ; d’autres fois il couchait sous ses pieds les bambous qui cassaient avec un bruit sec ou ployaient comme l’herbe.

Priyamvada couchée dans le palanquin posé sur le dos de l’animal, s’était assoupie sur la poitrine de Volmerange, beaucoup plus grand qu’elle, comme ces mignonnes statues de déesses que les dieux tiennent dans leurs bras ; comme Parvati sur le sein de Mahadeva, Lakshmi sur celui de Wishnou, et Sarawasti contre le cœur de Brahma. Volmerange restait immobile de peur de troubler la belle enfant, et regardait l’étrange paysage qui se massait obscurément devant lui et prenait dans l’ombre des formes encore plus bizarres. Des caroubiers, des figuiers des Banians, des boababs contemporains de la création, des mangliers, des palmiers enchevêtraient leurs branches à travers lesquelles, comme sous une noire découpure, scintillait subitement quelqu’étoile ou quelque morceau du ciel nocturne.

Assis à côté du cornac, Dakcha marmotait dévotement quelque oraison pour le succès de l’entreprise.

Des lueurs rougeâtres, au bout de deux heures de marche, commencèrent à briller dans les entrecolonnements des troncs d’arbre.

On approchait du camp, où déjà s’étaient réunis les premiers révoltés ; les sentinelles, entendant le froissis des feuilles et des branches repoussées par l’éléphant qui portait la triade de Volmerange, de Dakcha et de Priyamvada, vinrent reconnaître, et nos héros pénétrèrent dans le centre du campement.

C’était un spectacle des plus singuliers, à vous reporter au temps des guerres de Darius et d’Alexandre.

Un grand feu, entretenu par des broussailles, des branches et des arbres brisés, répandait dans les voûtes feuillues de la forêt une clarté fantasmagorique.

Autour du feu, rangés en cercle, cinquante éléphants, éclairés pittoresquement en dessous, se tenaient immobiles, graves et pensifs comme Genesa, le dieu de la sagesse. À peine s’ils faisaient frissonner les plis de leurs larges oreilles, et si de temps à autre leur trompe inquiète, subodorant dans le lointain quelque tigre en maraude ou quelque ennemi cherchant à se glisser dans le bois, ne se fût relevée vers le ciel, on eût pu les croire sculptés dans le granit comme ceux qui ornent les pagodes. Leurs dos étaient chargés de tours et leurs défenses armées de cercles de fer pour ne pas se rompre dans les chocs.

Plus loin se groupaient les Mahrates et les autres Indiens couchés à côté de leurs chevaux et près de leurs armes suspendues aux autres arbres.

Volmerange et les deux amis n’étaient pas encore descendus de leur haute monture, qu’un cri plaintif se fit entendre, cri auquel succéda une immense clameur. Les éléphants s’agenouillèrent d’eux-mêmes pour recevoir leurs maîtres, les Mahrattes s’élancèrent sur leurs chevaux. Tout le monde courut aux armes, empoignant au hasard, qui un mousquet, qui une lance, qui un arc.

Des détonations crépitèrent à droite et à gauche ; les avant-postes effrayés se replièrent sur le gros de la troupe, et quelques cipayes, appuyés de soldats rouges, parurent courant d’un arbre à l’autre pour s’abriter et viser à coup sûr.

Les éléphants, poussés par les cornacs, s’élancèrent dans tous les sens, renversant les arbres, et foulant aux pieds les ennemis qu’ils rencontraient.

Les Anglais (car c’étaient eux), qu’un traître avait prévenus des plans de Dakcha et du lieu de réunion des révoltés, arrivaient de toutes parts et enveloppaient le camp.

Bientôt le combat fut concentré dans l’espèce de carrefour où brillait le grand feu dont nous avons parlé, et le centre de la mêlée devint l’endroit où se trouvaient Volmerange, Dakcha et Priyamvada ; à l’acharnement avec lequel ce point était disputé, les assaillants avaient compris que c’était là que devaient être les personnages les plus importants. Huit ou dix Mahrattes, grimpés sur l’éléphant de Volmerange, faisaient un feu continu. Volmerange lui-même, aidé par Priyamvada, qui rechargeait son fusil, abattait un Anglais à chaque coup. Sa vaillante monture, prenant part au combat, poussait des cris furieux, saisissait tantôt un homme, tantôt un cheval avec sa trompe, et les jetait en l’air, ou bien, se penchant un peu, écrasait un peloton ennemi sur la paroi d’un rocher. Les balles pétillaient sur son cuir comme si des mouches l’importunaient.

Quant à Dakcha, il tenait à la main une touffe de la sainte plante cousa qu’il froissait entre ses doigts en murmurant l’ineffable monosyllabe om.

La confusion devenait inexprimable, les mousquets détonaient, les flèches sifflaient, les chevaux hennissaient, les éléphants vagissaient et glapissaient, les blessés se plaignaient : la fumée concentrée par la voûte du feuillage flottait en nuages lourds sur les combattants.

Un gros d’Anglais plus braves et plus résolus que les autres essayait opiniâtrement l’escalade de l’éléphant de Volmerange ; mais la bête intelligente, acculée à un monstrueux boabab, se servait de sa trompe comme d’un fléau, et les renversait demi-morts des coups formidables qu’elle leur assénait sur la tête : ceux qui échappaient à la trompe n’évitaient pas les balles de Volmerange ou de ses Mahrattes.

Cette lutte ne pouvait durer longtemps. Priyamvada, qui rechargeait les fusils de Volmerange, fut atteinte dans la poitrine ; elle ne poussa pas un seul cri ; mais une écume rose monta à ses lèvres et signa son dernier baiser sur la main de Volmerange, qu’elle prit, et eut la force de porter à sa bouche, près lui avoir tendu son second mousquet chargé.

Le coup de Volmerange partit et tua raide l’Anglais qui avait visé la pauvre Priyamvada.

Trois des cinq Mahrattes qui s’étaient placés à côté du jeune descendant de Douchmanta avaient glissé à terre du haut de leur forteresse mouvante, tués ou mortellement blessés.

N’ayant plus de poudre, Volmerange hachait à coups de sabre le crâne des soldats et des cipayes qui s’accrochaient aux oreilles de l’éléphant ou appuyaient le pied sur ses défenses pour monter à l’assaut de sa tour.

Enfin un cipaye, rampant sur le centre, parvint derrière la courageuse bête, et avec un sabre, affilé comme un damas, lui coupa le jarret ; l’éléphant s’affaissa sur le train de derrière, poussa un formidable hurlement, cassa, d’un coup de queue, les reins du cipaye, essaya de se relever et tomba sur le flanc.

Le corps de Priyamvada fut lancé hors du palanquin sur un tas de cadavres, ainsi que celui de Dakcha qui, par un hasard miraculeux, n’avait reçu aucune blessure. Volmerange s’était laissé glisser derrière un arbre dont il avait pris une branche pour se soutenir dans sa chute.

Un cheval sans maître passait par là. Il lui sauta sur le dos et lui mit les talons dans le ventre. Le cheval, qui était de la race Nedji, partit comme un trait.

Dakcha n’avait pas lâché sa touffe de cousa, et dit en reprenant son attitude : — Cette affaire a manqué parce que j’ai été trop sensuel ; j’aurais dû me mettre cinq pointes de fer dans le dos au lieu de trois ; cinq est un nombre bien plus mystérieux.

L’éléphant qui n’était pas mort, bien que tombé sur le flanc, chercha au loin avec sa trompe le corps de sa jeune maîtresse et le replaça pieusement sur sa housse de velours, après quoi il expira, car un soldat de la Compagnie lui avait enfoncé sa baïonnette dans la cervelle au défaut du crâne.