Librairie de Tarride (p. 47-60).



CHAPITRE XIII.


Priyamvada se leva et alla prendre dans un coin de la salle une petite table de laque de Chine qu’elle apporta devant Volmerange, qui suivait tous ses mouvements avec une curiosité inquiète.

Une fleur de lotus rose, fraîchement épanouie, trempait sa queue dans une coupe de cristal pleine d’eau. Priyamvada prit la fleur et vida la coupe sur la terre d’un vase du Japon ; puis elle la posa sur la table après l’avoir remplie d’une eau nouvelle puisée dans une buire curieusement ciselée et fermée avec soin.

— Ceci, dit la jeune Indienne, est l’eau mystérieuse qui est descendue du ciel sur la montagne Chimavontam, et coule du mufle de la vache sacrée conduite dans ses détours par le pieux Bagireta ; c’est l’eau sainte du fleuve qu’on appelait autrefois Chliaros, et que maintenant on nomme le Gange. Je l’ai recueillie en me penchant de l’escalier de marbre de la pagode de Benarès, et avec les formalités voulues ; elle a donc toutes ses vertus divines, et le succès de notre expérience est infaillible.

Le comte écoutait Priyamvada de toute son attention, sans se rendre compte de ce qu’elle voulait faire.

Elle ouvrit différentes boîtes d’où elle tira des poudres qu’elle disposa sur des brûle-parfums de porcelaine aux quatre coins de la table ; de légers nuages bleuâtres commencèrent à s’élever en spirales et à répandre une odeur pénétrante.

— Maintenant, dit Priyamvada à Volmerange, penchez votre visage sur cette coupe, et plongez votre regard dans l’eau qu’elle contient avec toute la fixité dont vous serez capable, pendant que je vais prononcer les paroles magiques et faire l’appel aux puissances mystérieuses.

Rien ne ressemblait moins aux sorcelleries ordinaires que cette scène : point de caverne, point de taudis, point de crapaud familier, pas de chat noir, pas de grimoire graisseux : une salle vaste et splendide, une coupe d’eau claire, des parfums et une jeune fille charmante ; il n’y avait là rien de bien effrayant, et pourtant ce ne fut pas sans un certain battement de cœur que Volmerange s’inclina sur la coupe. L’inconnu alarme toujours un peu, sous quelque forme qu’il se présente.

Debout près de la table, Priyamvada récitait à demi-voix et dans une langue inconnue à Volmerange des formules d’incantation. La plus vive ferveur paraissait l’animer ; ses yeux se levaient au plafond, et leurs prunelles, fuyant sous les paupières, ne laissaient plus voir que le blanc nacré du cristallin. Sa gorge se gonflait, soulevée par d’ardents soupirs, et le feu de la prière glissait des teintes pourprées sous l’ambre jaune de sa peau. Elle continua ainsi quelque temps, et, revenant à un idiome intelligible, elle dit, comme s’adressant à des êtres visibles seulement pour elle : « Allons, le Rouge et le Doré, faites votre devoir. »

Volmerange, qui jusque-là s’était tenu penché sur la coupe sans y découvrir autre chose que de l’eau claire, vit se répandre tout à coup dans sa limpidité un nuage laiteux, comme si une fumée montait du fond.

— Le nuage a-t-il paru ? demanda la jeune Indienne.

— Oui, on dirait qu’une main invisible a répandu une essence dans cette eau qui a blanchi tout à coup.

— C’est la main de l’Esprit qui trouble l’eau, répondit Priyamvada du ton le plus simple.

Le comte ne put s’empêcher de relever la tête.

— Ne regardez pas hors de la table, s’écria Priyamvada d’un ton suppliant, vous rompriez le charme.

Docile à l’injonction de sa brune cousine, Volmerange inclina de nouveau le front.

Que voyez-vous maintenant ?

— Un cercle coloré se dessine au fond de la coupe.

— Rien qu’un seul ?

— Oh ! le voici qui se dédouble et brille nuancé de toutes les couleurs du prisme.

— Deux, ce n’est pas assez, il en faut trois : un pour Brahma, un pour Wishnou, un pour Shiva. Regardez bien attentivement, je vais répéter l’incantation, dit Priyamvada, en reprenant son attitude excentrique.

Le troisième cercle parut ; d’abord indécis et décoloré, pareil à ces ombres d’arc-en-ciel qui se projettent à côté du véritable ; bientôt il arrêta ses contours et s’inscrivit radieux et brillant à côté des deux autres.

— Il y a trois cercles à présent, s’écria le comte, qui, malgré son incrédulité européenne, ne pouvait s’empêcher d’être étonné de l’apparition de ces trois anneaux flamboyants, qu’aucune raison physique n’expliquait.

— Les anneaux y sont tous les trois, dit Priyamvada ; le cadre est prêt. Esprits, amenez celui qu’on veut voir. En quelque partie du monde et en quelque temps qu’il ait vécu, fût-ce avant Adam, qui est enterré dans l’île de Serendib, forcez-le à paraître et à se trahir lui-même, ombre, s’il est mort, portrait, s’il est vivant.

Ces paroles, dites du ton le plus solennel, firent pencher plus avidement Volmerange sur la coupe. Devait-il croire à l’efficacité des incantations magiques de Priyamvada ? Ses préjugés d’homme civilisé se révoltaient à cette idée, et cependant les effets déjà produits ne lui permettaient guère d’être incrédule. Son incertitude, en tous cas, ne devait pas durer longtemps.

Au fond de la coupe, dans l’espace circonscrit par les trois anneaux lumineux, Volmerange vit apparaître dans les profondeurs d’un immense lointain un point qui s’approchait avec rapidité, se dessinant de plus en plus nettement.

— Voyez-vous apparaître quelque chose ? dit Priyamvada à Volmerange.

— Un homme, dont je ne puis encore discerner les traits, s’avance vers moi.

— Lorsque vous le verrez plus distinctement, tâchez de bien graver ses traits dans votre mémoire, car je ne puis deux fois détacher un spectre de la même personne, ajouta la jeune Indienne d’un ton grave.

La figure évoquée prenait plus de précision, ébauchée sous l’eau par un pinceau mystérieux ; un éclair traversa la coupe, et Volmerange reconnut, à n’en pouvoir douter, la tête pâle et fine de Xavier.

Il poussa un cri d’étonnement et de rage ; le nuage laiteux remplit de nouveau la coupe, l’image se troubla et tout disparut.

— Dolfos ! un des membres de notre junte, poursuivit Volmerange atterré. Dolfos était le vrai nom de Xavier, qui n’était connu d’Edith que sous ce pseudonyme. Xavier, ou pour mieux dire Dolfos, ne pouvant prévoir cette scène d’hydromancie, avait cru ajouter ainsi à l’obscurité dont il avait enveloppé sa ténébreuse intrigue.

Priyamvada, qui ne paraissait nullement surprise de ce résultat prodigieux, reversa l’eau du Gange dans le vase où elle l’avait puisée.

— Maintenant, mon cher seigneur peut se venger s’il le veut, dit la jeune fille ; par mon art, je lui ai donné le signalement du coupable.

— Écoute, Priyamvada, rugit le comte en se dressant de toute sa hauteur, je te suivrai dans l’Inde, je ferai tout ce que tu voudras : mon cœur et mon bras t’appartiennent pour le service que tu viens de me rendre. Maintenant, laisse-moi sortir d’ici : je suis tout à ma vengeance.

— Va, répondit Priyamvada, sois terrible comme Durga plongeant son trident au cœur du vice, féroce comme Narsingha, l’homme-lion, déchirant les entrailles d’Hiranyacasipu.

Et elle prit la main du comte qu’elle conduisit par différents détours jusqu’à une porte qui donnait sur la rue.

Quand elle revint. Dakcha, qui avait suivi toute cette scène, caché derrière le rideau, était debout au milieu de la chambre, le coude appuyé sur le bras et le menton sur la paume de la main, dans une attitude méditative. Au bout de quelques secondes, il dit à Priyamvada :

— Je pense, jeune fille, que tu as eu tort de laisser aller le cher seigneur… S’il ne revenait pas ?…

Il reviendra, répondit l’Indienne, en faisant luire, derrière l’anneau de brillants de ses narines, un sourire plein de malice et de coquetterie naïve.

Lorsque Volmerange se trouva dans la rue, il crut avoir été le jouet d’un rêve. Devait-il ajouter foi à cette fantasmagorie, et Dolfos était-il véritablement le coupable ? Un secret instinct lui disait oui, quoiqu’il ne put appuyer sa conviction d’aucun indice.

En supposant qu’il fût coupable, comment le lui prouver ? la seule qui eût pu dire la vérité roulait vers la mer, du moins Volmerange le croyait, emportée par les flots bourbeux de la Tamise ; et, d’ailleurs, où trouver Dolfos, qu’il n’avait pas vu depuis deux ou trois ans dont il ignorait complètement le genre de vie, car cette nature froide et souterraine lui avait toujours été antipathique ? Ils s’étaient rencontrés quelquefois et leurs rapports s’étaient maintenus dans cette politique stricte qui touche à l’insulte. Quelques affaires de femmes, où Dolfos, en rivalité avec Volmerange, n’avait pas eu le dessus, semblaient avoir laissé dans l’âme du premier une rancune profonde qu’il cachait soigneusement, mais qui avait fait pulluler les vipères dans ce cœur malsain.

Une autre incertitude torturait Volmerange. Dolfos avait peut-être agi d’après les ordres de la junte, et alors, appuyé par cette puissante association, il pourrait échapper au châtiment qu’il méritait ; un vaisseau l’emportait sans doute vers un pays inconnu et le dérobait pour toujours à ses recherches.

Il en était là de ses raisonnements, lorsque tout à coup, par un de ces hasards vrais dans la vie, invraisemblables dans les romans, Dolfos, tournant un angle de rue, se rencontra face à face avec lui.

À l’aspect de Volmerange, Dolfos comprit qu’il savait tout : il eut peur à la vue de ce visage livide où flamboyaient deux yeux pleins d’éclairs, et il se rejeta en arrière par un mouvement brusque ; mais la main du comte s’abattit sur son bras comme un crampon de fer et le fixa sur la place.

— Dolfos, dit le comte, je sais tout, n’essaie pas de nier : tu m’appartiens, suis-moi.

Le misérable tâcha de se débarrasser de l’étreinte de cette main nerveuse, mais il ne put y réussir.

— Faut-il que je te soufflète en pleine rue, comme un lâche, pour te forcer à te battre ? poursuivit Volmerange : j’ai le droit de t’assassiner, et pourtant je risquerai ma vie contre la tienne, comme si tu étais un homme d’honneur. Séduire une femme, cela se conçoit, l’amour excuse tout ; mais la perdre dans un but de calcul et de haine, l’enfer n’a rien de plus monstrueux et de plus abominable. Tu m’as fait meurtrier, il faut que je te tue. Je te dois à l’ombre d’Edith.

— Eh bien, oui, je vous suivrai, répondit Dolfos, mais desserrez ces doigts qui me brisent le poignet.

— Non, répondit Volmerange, tu te sauverais.

Une voiture passa, le comte l’appela, et y fit monter devant lui Dolfos, blême et tremblant.

— Menez-nous, dit le comte, à ***.

C’était une petite maison de campagne, un cottage que le comte possédait aux environs de Richmond.

Le trajet, quoique rapide, parut long aux deux ennemis : Dolfos, rencogné dans un angle de la voiture, semblait une hyène acculée par un lion. Volmerange le couvait d’un œil sinistre et flamboyant ; il était calme et Dolfos agité.

Enfin on arriva à la porte du cottage : un vieux serviteur était chargé de la garde de cette maison, où le comte ne venait que rarement et seulement pour faire avec ses amis quelque joyeuse partie de garçons.

Ce cottage, espèce de petite maison de Volmerange, était disposé d’une façon discrète : aucune vue ne plongeait dans son parc entouré de hautes palissades. Pas de voisinage importun : l’amour pouvait y pousser ses soupirs, l’orgie y crier sa folle chanson, sans éveiller l’attention de personne ; mais, par exemple, on aurait pu s’y égorger en toute sécurité. Avec des intentions voluptueuses, c’était une grotte de Calypso ; avec des intentions sinistres, un antre de Cacus. Qu’on nous pardonne cette mythologie : les intentions de Volmerange n’étaient pas gaies, c’était donc un coupe-gorge.

Le jour commençait à baisser, et la chambre dans laquelle Volmerange entra, poussant Dolfos, était humide et froide comme l’antichambre d’un tombeau ; elle n’avait pas été ouverte depuis longtemps.

Dolfos se laissa tomber dans un fauteuil et s’appuya la tête sur une de ses mains. Il était profondément abattu. Quoique d’une imagination audacieuse, il n’avait pas le courage physique. Le repentir lui venait comme il vient aux lâches lorsqu’ils sont découverts. — Quoiqu’il eût reçu de la junte l’ordre de détourner Volmerange d’Edith, certes il avait outrepassé ses pouvoirs d’une façon odieuse, et fait dans cette intrigue une part trop grande à sa haine particulière. Il éprouvait ce regret amer et sans compensation des scélérats qui n’ont pas réussi.

— Daniel, allez-vous-en porter cette lettre à la ville, dit Volmerange, après avoir plié un papier, au vieux gardien qu’il avait appelé ; c’est très pressé.

Le vieux serviteur partit, et lorsque Volmerange eut entendu refermer la porte d’entrée, il dit à Dolfos :

— À nous deux maintenant !

Et détachant d’un trophée d’armes suspendu au mur deux épées de pareille longueur qu’il mit sous son bras, il se dirigea vers le jardin. Livide comme un spectre, les dents serrées, les yeux injectés de sang, Dolfos suivait Volmerange de ce pas machinal dont le patient suit le bourreau. Il eût voulu crier, mais la voix tarissait dans son gosier aride ; et d’ailleurs personne n’eût entendu ses cris. Il lui prenait l’envie de s’arrêter, de se coucher par terre et d’opposer une résistance inerte ; mais Volmerange l’eût fait marcher avec sa main puissante, comme le croc qui traîne un cadavre aux gémonies. Il allait donc, muet et stupide, lui si éloquent et si retors, car il avait senti tout de suite l’inutilité de la prière ou du mensonge.

En passant devant une resserre rustique, Volmerange y entra un instant, et en ressortit avec une bêche.

Ce détail sinistre glaça Dolfos. Ils marchèrent ainsi jusqu’au fond du parc.

Arrivé là, Volmerange s’arrêta et dit : La place est bonne.

La place était bonne, en effet : des arbres plus qu’à moitié effeuillés par l’automne, et profilant leurs noirs squelettes sur les nuages sanguinolents du soir, dessinaient à cet endroit comme une espèce de cirque fait exprès pour la lutte.

Le comte, déposant les deux épées hors de la portée de Dolfos, prit la bêche et traça sur le sable un parallélogramme de la longueur à peu près d’un homme couché ; puis il se mit à creuser, rejetant la terre à droite et à gauche.

Glacé d’épouvante, Dolfos s’était appuyé contre un arbre, et, d’une voix affaiblie, il dit à Volmerange :

— Que faites-vous ? grand Dieu !

— Ce que je fais ? répondit Volmerange sans quitter sa besogne ; je creuse votre fosse ou la mienne, selon les chances ; le survivant enterrera l’autre…

— Mais c’est horrible ! râla Dolfos.

— Je ne trouve pas, continua Volmerange avec une ironie cruelle ; nous n’avons pas, que je pense, l’idée de nous faire seulement quelques petites égratignures ; cette manière est commode et décente. Mais bêchez donc un peu à votre tour, ajouta-t-il en sortant de la fosse creusée à moitié ; il n’est pas juste que je me fatigue tout seul, faisons en commun le lit où l’un de nous doit coucher.

Et il remit la bêche aux mains de Dolfos.

Celui-ci, tout tremblant, donna au hasard cinq ou six coups qui enlevèrent à peine quelques mottes de terre.

— Allons, laissez-moi finir, dit Volmerange en reprenant l’outil, vous qui êtes si bon comédien, vous ne joueriez pas bien le rôle du fossoyeur dans Hamlet ; vous bêchez mal, mon maître.

La nuit était presque tombée lorsque le comte eut terminé son lugubre travail.

— Aux épées maintenant, c’est assez pioché comme cela ! dit le comte en en jetant une à Dolfos et en gardant l’autre pour lui.

— Il ne fait plus clair, cria le misérable ; allons-nous donc nous égorger à tâtons ?

— On y voit toujours assez clair pour se tuer. Passer de la nuit à la mort est une transition facile ; si noir qu’il fasse, nous sentirons bien toujours nos épées nous entrer dans le corps, dit le comte en portant une botte terrible à Dolfos qui poussa un gémissement.

— J’ai touché, dit le comte, la pointe de mon épée est mouillée.

Dolfos, exaspéré, se fendit à fond sur le comte.

Volmerange para le coup par une prompte retraite, et liant son fer avec celui de son adversaire, lui fit sauter l’épée des mains.

Se voyant perdu, Dolfos se jeta par terre, s’aplatissant comme un tigre, saisit Volmerange par les jambes et le fit tomber.

Alors commença une lutte affreuse. Serré par l’étreinte furieuse de Dolfos, dont la lâcheté au désespoir se tournait en rage de bête fauve, Volmerange ne pouvait se servir de son épée. Il essaya bien d’abord de la planter dans le dos de Dolfos, dût-il en clouant son adversaire sur lui se traverser le cœur, mais il ne put y réussir, le fer lui échappa. De sa main devenue libre, il empoigna son ennemi à la gorge.

La chute des deux adversaires avait eu lieu près de la fosse ouverte. En se roulant par terre dans les soubresauts et les convulsions de ce combat de cannibales, Volmerange et Dolfos arrivèrent près du trou béant et y roulèrent sans se quitter pêle-mêle avec la terre éboulée.

Seulement Dolfos était dessous. Les doigts de Volmerange s’incrustaient dans ses chairs et l’étranglaient comme fait une garotte espagnole. L’écume montait aux lèvres du misérable ; un râle sourd grommelait dans sa gorge, et ses membres se raidissaient… Mais bientôt ses tressaillements cessèrent, et Volmerange s’arrachant à l’étreinte du cadavre, s’élança sur le bord de la fosse et dit :

— Un mort qui s’est enterré lui-même ; on n’est pas plus complaisant que cela ! Et prenant la bêche, il recouvrit en toute hâte le corps du vaincu, égalisant la terre avec soin et piétinant sur la place pour faire affaisser le sol nouvellement remué.

— Maintenant que ce compte est réglé, allons voir Priyamvada et quittons cette vieille Europe où je laisse deux cadavres !