Les Deux Âges (Hugo)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Les Deux Âges.
Œuvres complètes : Odes et Ballades. Essais et Poésies diverses. Les OrientalesOllendorf24 (p. 492-494).

LES DEUX AGES[1]

IDYLLE.

LE VIEILLARD.
Ô mon fils, où cours-tu ?

LE JEUNE HOMME.
                                      Vers les bosquets de Gnide
J’ose en secret suivre les pas
D’une vierge aimable et timide :
Par pitié, ne me retiens pas.

LE VIEILLARD.
Jeune Homme, crains Vénus : son sourire est perfide,
Minerve par ma voix t’offre ici son égide
Contre ses dangereux appas.
 
LE JEUNE HOMME.
Qu’importe la sagesse à mon âme enivrée !
La ceinture de Cythérée
Vaut bien l’égide de Pallas.

LE VIEILLARD.
Redoute un sexe ingrat : mon fils, tu dois m’en croire.
Vole plutôt au Pinde illustrer ta mémoire.

LE JEUNE HOMME,
Le Pinde et ses sentiers déjà me sont connus,

LE VIEILLARD.
Apollon n’aime que la Gloire.

LE JEUNE HOMME,
Apollon ne hait pas Vénus.

LE VIEILLARD.
Brigue donc des Héros la palme triomphale :
Imite dans sa course, aux monstres si fatale,
Le vaillant fils d’Amphytrion.

LE JEUNE HOMME.
On vit filer aux pieds d’Omphale
Celui qui dompta Géryon.

LE VIEILLARD.
Suis Diane au regard austère.

LE JEUNE HOMME.
Faut-il jusqu’au sein du mystère
La suivre auprès d’Endymion ?

LE VIEILLARD.
Toi, que de dons trompeurs la nature décore,
Ecoute ; la raison inspire mes discours ;
Hippolyte, dès son aurore,
Fuyait le culte des Amours.

LE JEUNE HOMME.
Anacréon, dans ses vieux jours,
Sur son luth les chantait encore.

LE VIEILLARD.
Crains qu’une ingrate...

LE JEUNE HOMME.
                                               Oh ! tu ne vis jamais
Un cœur si pur, une vierge aussi belle !

LE VIEILLARD.
Tu n’as point vu la beauté que j’aimais,
Car, ô mon fils, jurant d’être fidèle,
J’ai comme toi jadis connu l’Amour,
Et son bandeau m’avait caché ses ailes,
Pourquoi, grands Dieux ! a-t-il fui sans retour,
Ce temps si court des ardeurs éternelles ?
 
LE JEUNE HOMME.
Tu le vois, ô Vieillard, ton cœur songe toujours
À ce Dieu qu’aujourd’hui j’adore ;
On n’est pas loin d’aimer encore
Lorsqu’on regrette les amours.

LE VIEILLARD.
Non, je suis sage, hélas ! va, crois-en ma tristesse.
Sur les plaisirs de ta jeunesse
Bientôt tu verseras des pleurs ;
Quelque jour viendront les douleurs...

LE JEUNE HOMME.
Quelque jour viendra la sagesse.

[Février 1820.]

  1. Poésie publiée d’abord dans le Conservateur littéraire en 1820 puis sous le titre : IDYLLE, en 1812, dans Odes et Poésies diverses. (Note de l'éditeur.)