Les Destinées de la philosophie antique

Les Destinées de la philosophie antique
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 458-481).

I. ESSAI SUR LA MÉTAPHYSIQUE D’ARISTOTE,
par M. Félix Ravaisson. – Tome II.
II. HISTOIRE DE L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE,
par M. Jules Simon. – Tome II.

Athènes fut la patrie de la liberté, de l’éloquence et de la philosophie. Elle ébaucha la première, elle brilla dans la seconde, et, dans la science comme dans l’art de la pensée, elle est encore aujourd’hui la maîtresse du genre humain. Sur cette terre que la mer baigne de deux côtés et qu’un éclatant soleil éclaire, la science eut un entier épanouissement. Il semble que devant la mer, cette image de l’infini, et sous un ciel resplendissant d’une aimable et vive lumière, ceux qui cherchaient la raison des choses sentirent en eux les dons de l’esprit s’accroître et s’embellir. Heureuse Athènes ! Ceux qui l’habitaient trouvaient, à quelques stades de ses murs et de son Agora, des écoles, des jardins où s’enseignait la sagesse. Au pied d’une colline qu’arrosait le Céphise, Platon vivait à Colone. Les jardins du Lycée s’étendaient sur les rives de l’Ilissus. Plus tard, la retraite d’Épicure et de ses successeurs eut une célébrité dont nous sont garans Cicéron et Sénèque. La campagne d’Athènes donnait à la philosophie une riante hospitalité ; les laboureurs connaissaient le nom et le visage d’Aristote et de Théophraste.

Associée aux prospérités d’Athènes, la philosophie dut aussi en partager les revers. Quand aux portes de la cité de Minerve la guerre venait brûler les moissons et les oliviers, elle n’épargnait pas les asiles de la sagesse. On les rouvrait, on faisait disparaître les ravages des armes sitôt que la paix était revenue. On eût dit que pour les Athéniens ces asiles étaient des temples que leur piété ne devait pas se lasser de relever. Comme pour expier les violences de Sylla, les plus illustres successeurs d’Auguste montrèrent pour Athènes une vénération généreuse. Adrien y fonda une bibliothèque dont la magnificence était encore rehaussée par des statues et des tableaux ; Antonin et Marc-Aurèle dotèrent richement l’enseignement de la philosophie, et ils voulurent que cet enseignement embrassât les quatre systèmes de Platon, d’Aristote, d’Épicure et de Zénon : derniers beaux jours auxquels succédèrent des épreuves cruelles et des persécutions que l’histoire n’avait pas encore connues. On vit la philosophie non plus troublée dans ses paisibles travaux par un conquérant qui sévit en passant, mais proscrite sans retour par une croyance qui se proclamait en possession de toute vérité.

Justinien était sur le trône, lorsqu’en 529 on apprit à Athènes qu’un décret impérial fermait les écoles où la philosophie était enseignée. Ainsi le dernier coup était porté à la civilisation antique, qui depuis le règne si court de l’empereur Julien n’avait guère traversé que des disgraces. Les temples étaient envahis par les moines, qui souvent excitaient la populace à jeter bas les plus belles merveilles de l’architecture. Eunape nous a raconté la destruction du temple de Serapis à Alexandrie ; il nous a montré les moines campant sur la place du Serapéum, renversant les images et les statues, objets d’une vénération séculaire, et offrant à l’adoration publique les têtes sales des martyrs chrétiens, ces nouveaux dieux de la terre, comme les appelle dans l’amertume de sa douleur le biographe païen. Les violences des chrétiens ne s’exerçaient pas seulement sur des statues ; elles arrachèrent un jour la belle et savante Hypathie de son char, et l’immolèrent sur le parvis d’une église. Une autre fois c’était Hieroclès, le commentateur de Pythagore, qu’on battait de verges pour le punir de ses opinions, de son courage de philosophe, et qui jetait son sang à la face du juge en lui criant : « Tiens, cyclope, bois ce vin, puisque tu manges de la chair humaine[1]. » N’était-ce pas parler et souffrir en héros ?

Sous le règne de Néron, un homme était entré dans Athènes pour y annoncer un dieu nouveau. Des stoïciens et des épicuriens avaient conféré avec lui et l’avaient conduit à l’aréopage, où il exposa sa doctrine, qui excita les railleries des uns, la curiosité des autres. Quelques siècles après, au nom de cette doctrine, les successeurs des philosophes qui avaient reçu Paul à Athènes étaient proscrits. Quand le décret de Justinien fut promulgué, Athènes avait dans ses murs une élite d’hommes éminens restés fidèles à ses traditions philosophiques et littéraires. Damascius de Syrie, Simplicius de Cilicie, Eulalius le Phrygien, Priscius de Lydie, Hermias et Diogène de Phénicie, Isidore de Gaza[2], cultivaient la science avec une ferveur et une union qu’augmentait tous les jours le sentiment des périls qui les environnaient. Ils vivaient à Athènes sous l’œil irrité d’une religion triomphante qui considérait leurs opinions et leurs doctrines comme autant d’attentats. Néanmoins ils persévéraient dans leurs travaux, dans leurs efforts, pour ne pas laisser mourir le flambeau de la science antique. Damascius continuait l’enseignement de Proclus ; Isidore portait dans la spéculation un enthousiasme qui lui inspirait pour l’érudition et l’histoire ce mépris que Malebranche devait aussi éprouver plus tard ; Simplicius interprétait les Catégories ainsi que la Physique d’Aristote dans les livres qui nous sont parvenus, et il nous a laissé sur le stoïcisme d’Épictète des commentaires où il parle du devoir et de Dieu avec une élévation qu’aucun chrétien n’a surpassée. Arrivé à la fin de ses commentaires, Simplicius s’exprimait ainsi : « Voilà ce que j’ai pu fournir selon mes forces à ceux qui lisent Épictète ; dans des temps où la tyrannie nous opprime, j’ai trouvé que l’occasion était bonne pour commenter d’aussi admirables discours, et j’en ai profité avec une sorte de joie. » Enfin Simplicius terminait par une invocation à Dieu, maître de toutes choses, père et guide de la raison humaine. Il le suppliait de toujours inspirer à l’homme de hautes pensées et le courage de fouler aux pieds ses passions. Il allait jusqu’à lui demander le salut de l’ame, en le conjurant de dissiper les ténèbres qui obscurcissent notre intelligence, afin que nous puissions distinguer, comme dit Homère, et l’homme et Dieu[3]. Voilà de ces paroles qui arrachaient à saint Jérôme cet aveu : Les stoïciens s’accordent avec notre dogme dans la plupart des choses ; stoici nosiro dogmati in plerisque concordant. Cependant, puisque la tyrannie dont parlait Simplicius ne se contentait plus d’effrayer la liberté de la pensée, de la gêner, mais l’étouffait, puisqu’elle imposait un silence absolu aux représentans de la philosophie, ils préférèrent s’exiler plutôt que de rester dans Athènes muets et avilis. Triste moment dans l’histoire des idées que le jour où le soleil de l’Attique éclaira la fuite de ces hommes à la fois si constans et si paisibles ! Il faut croire, pour la dignité de la nature humaine, qu’ils laissèrent derrière eux quelques regrets, quelques amitiés, que le despotisme du maître de Constantinople n’avait pas glacé toutes les ames, et que quelques jeunes Athéniens s’indignèrent de perdre ainsi leurs maîtres et les leçons d’une sagesse qui pendant des siècles avait instruit et vivifié le monde.

Parmi les souverains qui régnaient au VIe siècle, le prince qui gouvernait la Perse avait une grande célébrité. Non-seulement Chosroès ou Nouschirvan passait pour un politique habile et pour le plus juste des rois[4], mais il avait encore la réputation d’avoir lu dans des traductions savantes les chefs-d’œuvre de la littérature grecque et d’être un philosophe accompli. Le continuateur de Procope, Agathias[5], qui était le contemporain de Chosroès, rapporte tout ce qui se racontait à sa gloire. On disait que l’adversaire de Justinien possédait plus complètement Aristote que jamais Démosthène ne posséda Thucydide. Chosroès avait aussi pénétré toutes les profondeurs du Timée, et le Parménide n’avait pas de mystères pour lui. Ces bruits merveilleux vinrent aux oreilles de nos philosophes d’Athènes au moment où ils se demandaient vers quelle contrée ils porteraient leurs pas. Si le malheur est souvent défiant, d’autres fois il est crédule. Sur la foi du génie philosophique de Chosroès, les exilés se dirigèrent vers la Perse ; mais, hélas ? au lieu de quelque Platon sur le trône, ils ne trouvèrent qu’un discoureur superficiel et vain, brouillant toutes les questions, et débitant dans sa présomptueuse ignorance les plus lourdes erreurs. Nos sages furent aussi choqués des mœurs, des désordres des Perses, et d’autant plus vivement qu’ils s’étaient représenté la monarchie persane comme une sorte de république idéale où régnaient la vertu et le bonheur. Cette vertueuse félicité était un autre rêve, comme la science philosophique de Chosroès. En Perse, il y avait beaucoup de voleurs dont les méfaits restaient souvent impunis ; à la cour, les vices s’épargnaient le travail de l’hypocrisie, la galanterie portait dans les lois du mariage un ravage effréné, et les grands traitaient les petits avec une insupportable insolence. Ce spectacle mit le comble au mécontentement des exilés, et ils reprirent le bâton de voyage. Chosroès, qui était bon et généreux, voulut les retenir, mais ils furent inébranlables dans leur résolution de quitter la Perse. Un traité se concluait alors entre la monarchie d’Iran et Constantinople ; Chosroès y fit mettre un article par lequel il était stipulé que les philosophes grecs pourraient retourner dans leur patrie sans craindre d’être inquiétés pour leur fidélité à Aristote et à Platon. Le monarque persan ne permit jamais qu’on supprimât cet article ou qu’il ne fût pas exécuté ; nous transcrivons ici le témoignage formel d’Agathias. Chosroès n’entendait pas le Timée, mais c’était un roi.

Où moururent Simplicius, Hermias et leurs amis ? Dans quel coin de la Grèce ou de l’Asie s’éteignirent avec ces vénérables vieillards les dernières lueurs de la sagesse antique ? Pas un contemporain n’a eu soin de nous en instruire. Il est des momens où l’histoire, s’associant à toutes les passions, à l’enivrement des vainqueurs, n’a plus pour les causes malheureuses et pour ceux qui succombent avec elles qu’une indifférence impie. Un seul fait subsiste, c’est qu’avec la vingt-neuvième année du VIe siècle commença pour la philosophie un oubli qui s’annonçait comme éternel : on avait jeté sur la statue de Minerve un voile que le temps, disait-on, ne devait plus soulever.

L’humanité est à la fois perfectible et faible. Souvent un amour sincère pour une vérité qu’elle estime nouvelle la rend injuste et aveugle à l’égard d’institutions et d’idées qui, sous d’autres formes et dans des conditions différentes, contenaient la même vérité. Nous sommes les dupes du temps et de l’espace, hors desquels nous ne saurions vivre. Au moment où la république des Scipions disparaissait sous la dictature de César et d’Auguste, au moment où le compétiteur de ce dernier se perdait en affichant des mœurs orientales et des vices qui n’étaient pas romains[6], une évolution nouvelle se préparait dans les idées, dans les croyances, et les symptômes s’en montraient partout, à Rome, à Athènes, à Jérusalem, à Alexandrie. Le polythéisme ne satisfaisait plus personne, pas même les esprits voluptueux et délicats qui étaient fatigués de l’olympe, de ses dieux avec leurs amours tant de fois racontées. Quant aux ames fermes, aux intelligences graves et fortes, elles se demandaient si l’humanité n’aurait jamais d’autre théologie que de pareilles fables, et s’il n’était pas temps de déclarer la guerre à ce congrès anarchique de divinités bizarres ou impures.

Au milieu de cette disposition générale des esprits, s’il était un peuple qui dès son origine et à travers des aventures, des révolutions nombreuses, se fût constamment rallié au principe de l’unité, ce peuple n’était-il pas appelé à jouer un rôle important et à exercer sur d’autres nations, non pas l’empire de la force, mais la puissance des idées ? Le moment était venu où le peuple juif, qui jusqu’alors s’était maintenu dans une sorte d’isolement avec un sauvage orgueil, devait travailler à se faire des autres peuples, non pas des sujets ou des alliés, mais des prosélytes. La mesure d’idées et de croyances à répandre sur le monde était pleine. Non-seulement la Judée avait les inspirations de son propre génie, mais elle était riche encore des doctrines que lui avaient fournies la Chaldée, l’Égypte et la Perse, sans toutefois que ces emprunts eussent altéré son originalité. Souvent, au contraire, l’Orient subit l’influence morale de la Judée. La ville fondée par Alexandre fut aussi un centre célèbre de relations philosophiques et littéraires entre l’Orient, la Judée, la Grèce et le monde romain. Enfin, au temps où Vespasien fut envoyé par Néron pour faire la guerre aux Juifs, l’Orient était rempli d’une rumeur prophétique qui annonçait l’avènement d’un homme, d’une révolution, d’un nouvel empire. On disait que de la Judée sortirait un jour le maître du monde, et cet oracle ne contribua pas peu à frayer la route du trône à Vespasien et à Titus, qui se trouvaient alors devant Jérusalem, dont les murs tombèrent au moment où les idées, où les croyances juives et orientales commençaient à envahir le monde. C’est ainsi qu’après la bataille d’AEgos-Potamos, les murailles d’Athènes étaient démolies par Lysandre dans le temps même où Socrate fondait l’empire de la philosophie grecque. Les enveloppes de pierre s’écroulent, mais les pensées de l’homme peuvent germer sur leurs ruines.

Dans le monde romain et grec, on semblait avoir la conscience de quelque grande révolution morale, et des intelligences supérieures s’employaient à y préparer les esprits. Cicéron écrit sur la nature des dieux, et il fait de l’olympe une critique dont l’ironie est d’autant plus redoutable qu’elle est plus tempérée. Ce n’est pas la franche moquerie, la raillerie impitoyable que Lucien devait déployer deux siècles après : Cicéron s’y prend avec plus de douceur, et il est lui-même la dupe de ses ménagemens. En effet, ce républicain conservateur, qui préféra Pompée à César, ne s’aperçoit pas qu’il ébranle les fondemens de la vieille société romaine en analysant si spirituellement ses dieux. Point de violence, pas de grossière impiété. L’ingénieux écrivain introduit trois philosophes disputant sur la nature des dieux ; il fait parler d’abord Velleius qui développe la doctrine de son maître Épicure. Velleius est réfuté par Cotta, qui représente l’académie. Balbus vient ensuite exposer les opinions du portique, et Cotta reprend la parole pour critiquer la théologie du stoïcisme. Cotta déclare qu’en voyant les erreurs des stoïciens, il n’a plus tant de dédain pour l’ignorance du vulgaire et pour ses divinités. Il est vrai que les Syriens adorent un poisson, les Égyptiens ont divinisé presque toutes les bêtes, et les Grecs ont fait des dieux avec des hommes, ex hominibus deos. Maintenant vous, philosophes, qu’avez-vous trouvé de mieux ? Pour vous, le monde est Dieu, soit ; mais alors pourquoi y ajoutez-vous plusieurs autres dieux ? Quelle foule remplit votre olympe ! Vous avez bien des dieux, ce me semble ; mihi quidem sape multi videntur ! N’est-ce pas dans cette phrase que Corneille aurait pris l’idée de ce vers si profondément comique :

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.

Cotta entame un malicieux dénombrement de toutes les divinités dont les stoïciens avaient parsemé leur panthéisme. Quand on divinise le soleil et la lune, il faut bien que l’étoile du matin et les autres planètes jouissent du même privilège. Puis vient l’arc-en-ciel, les nuées ont aussi leurs prétentions. Quant aux hommes déifiés, le nombre en est infini puisque pour le même rôle il y a plusieurs personnages, puisqu’il y a trois Jupiters, quatre Apollons et non moins de Vulcains. Le plus sérieux grief de Cotta contre le portique, c’est que les stoïciens, loin de réfuter ces fables, les confirment par des interprétations qu’ils tirent de leur doctrine. La conversation se termine sans que Balbus défende l’école à laquelle il appartient, et il remet sa réponse à un autre jour. Au reste, Cotta, qui n’est ici que l’interprète du scepticisme académique de Cicéron, avait fini en protestant que, s’il avait ainsi disserté sur la nature des dieux, ce n’était pas pour la détruire, mais pour faire comprendre combien elle était obscure et difficile à expliquer, quam obscura, quam difficiles explicatus haberet[7]. Il est des explications au bout desquelles les choses qui en ont été l’objet se trouvent anéanties.

Dès la fin de la république, il devait s’élever au sein même de Rome une protestation plus éclatante contre le polythéisme. A l’indépendance du philosophe Cicéron mêlait les tempéramens de l’homme politique voici un génie tout-à-fait libre qui répand sans crainte comme sans mesure les vérités nouvelles dont il se croit le dépositaire. Ce n’est ni un philosophe, ni un orateur, mais un poète qui s’est épris pour les dogmes d’Épicure d’un enthousiasme sincère. La chose dut paraître étrange aux contemporains de Lucrèce, mais ils ne purent méconnaître la richesse de son imagination, la verve à la fois puissante et sombre avec laquelle il enseigna le mépris des dieux et la divinité de la nature. Quelle pitié éloquente et chagrine les maux de l’humanité arrachent au poète ! Dès ce grand début, la muse latine exhale une tristesse amère et hautaine comparable à la plus noire mélancolie des modernes. De nos jours, Byron a appelé l’homme « un pauvre enfant du Doute et de la Mort, dont les espérances sont fondées sur des roseaux. »

Poor child of Doubt and Death, vhose hope is built on reeds[8].


Il y a dix-huit cents ans, Lucrèce s’écriait :

O miseras hominum mentes ! o pectora coeca !
Qualibus in tenebris vitae, quantisque periclis
Degitur hoc oevi quodcumque est !…


Les religions ont chacune leur tour, dit Byron ; où régnait Jupiter règne aujourd’hui Mahomet, et d’autres croyances naîtront avec d’autres siècles, jusqu’à ce que l’homme apprenne qu’en vain il encense les autels, qu’en vain il les arrose de sang[9]. Avec quelle compassion insultante Lucrèce montre l’homme rempli d’effroi par les scènes terribles de la nature, et se courbant en tremblant sous le joug des dieux, dont il ne comprend pas l’imperturbable indifférence pour tout ce qui se passe sur la terre ! Toujours l’homme retombe dans les vieilles superstitions, toujours le malheureux fait intervenir des maîtres terribles qui, dans son imagination, peuvent tout, parce qu’il ignore ce qui est possible, ce qui ne l’est pas :

Rursus in antiquas referuntur relligiones,
Et dominos acres adsciscunt, omnia posse
Quos miseri credunt, ignari quid queat esse
Quid nequeat…[10].


Qui est le plus sceptique de Lucrèce ou de Byron ? A qui donnerons-nous la palme de l’incrédulité ? Avec quelle implacable énergie l’ami de Memmius transporte dans la vie les maux et les tourmens qu’on disait le partage des enfers ! Tantale glacé d’effroi sous son rocher, c’est l’homme qui, sur cette terre, est rempli de la crainte des dieux ; ce Tityus déchiré par des vautours sur les bords de l’Achéron, n’est-ce pas l’infortuné qu’un amour insensé dévore ? Enfin Sisyphe est toujours devant nos yeux ; c’est l’ambitieux qui ne se lasse pas de demander au peuple les haches et les faisceaux, et qui emporte toujours du Forum des refus et une amère tristesse. Oui, toujours briguer un pouvoir qui n’est rien, et ne jamais l’obtenir, et, pour cela, s’épuiser en cruels efforts, c’est là pousser vers le haut d’un mont un rocher qui retombe, et roule au loin dans la plaine[11]. C’est avec cette éloquence que Lucrèce met l’enfer dans la vie, et ne laisse plus à l’homme que l’espoir du néant, d’une mort éternelle. Quelle atteinte portée à la religion nationale ! quel ébranlement donné aux croyances populaires ! Quand César, opinant dans le sénat, disait que la mort n’était pas, à vrai dire, un supplice, parce qu’elle finissait tous les maux, c’était de sa part une réminiscence de Lucrèce, et ce souvenir témoigne jusqu’à quel point le poète s’était emparé des plus grands esprits.

Cependant la philosophie d’Épicure ne pouvait long-temps satisfaire les ames ni les soutenir. Heureusement pour la dignité des Romains, l’inépuisable Grèce leur offrit une autre doctrine plus virile, et dont l’austérité convenait à leur courage. Rome fut la véritable école de Zénon. Là le stoïcisme a des représentans dans tous les genres et dans toutes les conditions : il inspire des hommes politiques comme Thraseas, des écrivains comme Sénèque ; plus tard, il aura pour disciples de grands empereurs comme Antonin et Marc-Aurèle, ou des esclaves comme Épictète. Mais, pour les sectateurs du portique, qu’importe de vivre dans les fers ou dans la pourpre ! Deux idées fondamentales constituent le stoïcisme, l’identité de Dieu avec la nature, et la déification morale de l’homme. D’un côté, Dieu, cette raison suprême des choses, ne se manifeste à nous que par la vie universelle, par le monde, qui est son corps, et, d’un autre côté, la fin de l’homme est de s’identifier avec cette raison suprême par sa raison propre. Voilà ce que nous enseignent sous toutes les formes Zénon et ses successeurs, voilà ce que nous trouvons si éloquemment exprimé dans Sénèque, surtout dans ses lettres, où se pressent tant de pensées profondes, tant d’aperçus précieux et nouveaux encore aujourd’hui. N’était-ce pas là un grand changement au sein du polythéisme que la popularité de cette théologie et de cette morale ? Les stoïciens mettaient leur orgueil à supporter la vie, à accepter la mort avec un calme que rien ne devait troubler, et qui était pour eux l’apogée de la perfection humaine. Marc-Aurèle enseigne expressément que l’ame doit toujours être prête à quitter la terre, en vertu de ses propres méditations, non pas avec une fougue désordonnée, comme les chrétiens, ώς οέ Χριστιανα, mais avec jugement et gravité, sans tragédie, άτραγώδως[12]. Les agitations des chrétiens, leurs élancemens vers le ciel, la pétulance avec laquelle ils s’offraient au martyre, avaient, aux yeux des stoïciens, quelque chose de tumultueux et de théâtral que la véritable sagesse devait condamner.

La philosophie poussa plus loin sa rivalité avec le christianisme, car elle voulut ressembler tout-à-fait à une religion, et c’est là le fond du néo-platonisme. On voit à ce moment de l’histoire le génie philosophique, comme saisi d’une fureur divine, changer l’école en sanctuaire et le sage en hiérophante. Mais, avant d’apprécier le néo-platonisme, nous ne pouvons nous défendre d’une réflexion.

N’y avait-il donc pas, entre l’hébraïsme qui renouvelait, qui généralisait son génie, pour attirer à lui d’autres hommes que les Juifs, et la philosophie grecque qui se régénérait, une alliance possible, naturelle ? Oui, pour le fond des choses. Des deux côtés, à vrai dire, on avait les mêmes désirs, les mêmes pensées de spiritualisme, et de pareilles analogies auraient dû, dans la confrontation des doctrines, l’emporter sur certaines différences d’origine et de méthode. Voilà ce que demandait la raison ; on sait comme elle fut méconnue. De part et d’autre, on se détesta d’autant plus qu’on se voyait soit à la poursuite, soit en possession des mêmes vérités. Les sectateurs de l’hébraïsme, les chrétiens fiers d’avoir à répandre dans le monde la doctrine de l’unité de Dieu, et de pouvoir l’enseigner aux enfans, aux femmes, aux esclaves, se mirent à insulter la philosophie, à en nier les services et la grandeur. Tertullien ouvrit avec une virulence singulière une polémique qui devait durer trois siècles. Les philosophes crurent être le jouet d’un rêve, quand ils entendirent qu’on leur offrait comme des vérités jusqu’alors inconnues les doctrines de l’unité divine, de l’immortalité de l’ame et de l’égalité des hommes entre eux. Ils commencèrent par mépriser ces prétentions, qui leur paraissaient folles ; plus tard, ils reconnurent qu’elles étaient pour eux plus menaçantes qu’ils ne l’avaient pensé. Les chrétiens étaient violens ; les philosophes répondirent par le sarcasme et le mépris. De l’école d’Épicure sortit un écrivain ingénieux qui s’arma contre les doctrines chrétiennes d’une raillerie redoutable ; les miracles, les mystères, les dogmes nouveaux, ne furent pas épargnés. Celse exerça contre l’hébraïsme toutes les représailles que put lui fournir l’esprit grec. La polémique de Celse eut un long retentissement, puisqu’un siècle après Origène crut nécessaire d’y répondre. Encore un siècle après, les mêmes questions débattues entre Celse et Origène furent reprises entre l’empereur Julien et saint Cyrille ; mais alors tout était bien changé. On n’était plus dans les premiers momens de cette grande lutte ; on touchait presque au dénouement. Les représentans du génie grec n’avaient plus cet enjouement épicurien qui avait inspiré Celse dans ses mordantes critiques ; ils étaient alors graves jusqu’à la tristesse, tant à cause de la profondeur de leurs convictions qu’en raison des malheurs qu’ils enduraient. Peu d’hommes furent aussi sincères que l’empereur Julien dans leurs actes et leurs écrits. Il avait l’intelligence trop pénétrante pour ne pas comprendre dans quels périls il s’engageait en essayant de rendre l’empire à une religion, à une philosophie que Constantin avait proscrites ; mais il était animé d’un amour ardent pour la civilisation de Phidias et de Platon, et il lui était impossible de comprendre que les affaires et les idées humaines pussent se conduire et se développer sous d’autres inspirations que celles de l’esprit grec. Un historien de l’église, Théodoret, a mis un mot dramatique dans la bouche de Julien mourant sous la flèche d’un Perse : Galiléen, tu as vaincu ! se serait écrié Julien. Dite ou inventée, cette parole résumait l’état des affaires : le Galiléen avait vaincu. Quelles marques de son passage, de sa puissance, Julien pouvait-il laisser en mourant à trente-deux ans, après un règne qui avait duré vingt mois à peine ? Constantin, qui mit la religion chrétienne sur le trône, avait régné trente et un ans : il avait eu plus d’un quart de siècle pour mûrir ses desseins et les mener jusqu’au bout ; Julien n’a fait qu’essayer la pourpre. Il y a des momens dans l’histoire où tout, pour les vieilles causes, devient disgrace et revers. Dans ses écrits, Julien nous a donné d’irrécusables témoignages de son adoration pour le génie grec : il élève Platon au-dessus de Moïse ; il préfère Phocylide et Théogène à Salomon. Il demande ironiquement aux chrétiens pourquoi ils étudient dans les écoles des Grecs, si leurs Écritures, qu’ils appellent divines, leur suffisent. Saint Cyrille se chargea spécialement de réfuter l’empereur philosophe. Dans les livres contre Julien qu’il a dédiés à l’empereur Théodose, l’ardent patriarche d’Alexandrie répondit que, comme il est bon de tout savoir, les chrétiens voulaient s’instruire des opinions des païens ; que si, en lisant les livres des Grecs, ils en louaient les beautés de langage, ils en rejetaient les sentimens pour s’attacher aux Écritures, où brille la vérité. Julien avait exalté Platon, saint Cyrille le dénigre et soutient qu’il s’est souvent contredit lui-même. C’est Moïse qui est la source de toute vérité, et, si Platon et Pythagore ont quelquefois émis sur Dieu et sur le monde des opinions plus justes que celles d’autres philosophes, c’est qu’en Égypte ils avaient entendu parler de Moïse et de ses dogmes. Ainsi les chrétiens refusaient à l’esprit grec la puissance d’arriver à la vérité, comme Julien la déniait à l’hébraïsme. Des deux côtés, même injustice, même intolérance. Athènes et Jérusalem n’avaient l’une pour l’autre que des paroles de haine et de malédiction, et cependant toutes deux ont contribué à l’éducation du genre humain. Permettrons-nous aujourd’hui à ces débats passionnés de nous obscurcir la vue de l’unité philosophique de l’histoire ?

Pour revenir au néo-platonisme, les deux moyens qu’il sut employer, afin d’investir la philosophie d’une puissance plus grande, n’étaient pas nouveaux : il revint aux sources de la sagesse orientale, et il concilia les deux doctrines d’Aristote et de Platon dans un seul et vaste système qui devait résumer tout ce que l’homme sur cette terre peut posséder de science et de vérité. Déjà cette conciliation avait été l’objet des efforts de plusieurs philosophes ; déjà aussi quelques pythagoriciens, à la tête desquels il faut mettre Apollonius de Thyane, avaient demandé aux croyances de la Chaldée et de l’Inde une vertu par laquelle ils espéraient donner à la philosophie grecque le prestige d’une religion. Le néo-platonisme usa de ces deux moyens avec une autorité qu’il dut à la persévérance, au génie, à l’accord de ses représentans.

Tout en gardant les uns envers les autres cette indépendance sans laquelle il n’y a pas de penseurs, les néo-platoniciens semblèrent dans leurs travaux suivre un ordre indiqué. Ammonius pose les bases de l’œuvre en conciliant Zénon, Aristote et Platon, et en établissant trois principes : l’ame du monde, l’intelligence, l’unité absolue. Il avait été chrétien, et il avait abandonné la religion nouvelle pour la philosophie, qu’il eut l’ambition de régénérer. Disciple d’Ammonius, qui parlait sans écrire, Plotin eut naturellement la mission de consigner dans des livres nombreux les doctrines de l’école. Il l’accrut en la reproduisant il la vivifia en la pénétrant d’un amour de Dieu insatiable, infini, amour qui lui mérita quatre fois dans sa vie la pleine vision de Dieu, sans l’intermédiaire d’une forme, d’une idée, mais au-delà même de l’intelligence et de l’intelligible ; nous traduisons Porphyre[13]. L’originalité de Plotin est d’avoir été mystique sans avoir été chrétien. Il montrait qu’on pouvait aller à Dieu par d’autres routes que les croyances de l’hébraïsme et de l’Évangile, et il mourut en prononçant cette parole « Qu’il s’efforçait de ramener ce qu’il y avait de divin en lui à ce qu’il y a de divin dans le grand tout. » Comme Platon, il avait inspiré à ses contemporains le respect de sa majesté morale, et dans l’école on l’appelait ό μέγας ; le grand. Porphyre se sentait glorieux du monument élevé par son maître ; aussi, tout orgueilleux de pouvoir montrer dans les Ennéades de Plotin un ensemble de vérités qu’il estimait bien supérieures aux doctrines de l’hébraïsme, il dirigea contre les chrétiens une polémique qui fut puissante, à en juger par les fureurs qu’elle souleva. Cette colère nous est attestée par un décret de Constantin, qui statue que, Porphyre ayant rendu son nom odieux par les livres qu’il a composés contre la religion chrétienne, Arius et ses successeurs seront appelés à l’avenir porphyriens, afin qu’ils soient déshonorés par le nom de celui dont ils ont imité l’impiété[14]. Les quinze livres de Porphyre contre le christianisme ne nous sont pas plus parvenus que l’ouvrage de Celse. Les chrétiens mirent un soin tout particulier à les détruire. Nous en connaissons à peine quelques traits par des témoignages d’Eusèbe et de saint Augustin. Ce dernier, dans la Cité de Dieu[15], se montre également irrité de l’hommage rendu par Porphyre aux vertus de Jésus-Christ, et de la censure qu’il adresse aux chrétiens. Voici la proposition de Porphyre : Jésus-Christ est un sage qui jouira de l’immortalité comme les autres justes, mais les chrétiens qui l’adorent comme un dieu sont le jouet de l’erreur : errore implicatos. Nous dirions volontiers que Porphyre fut le raisonneur de l’école qui l’avait appelé particulièrement le philosophe. Avec Jamblique, nommé le divin, ό θείος, nous entrons dans un autre ordre d’idées, dans les régions de la théurgie. Cette fois tous les degrés sont franchis, toutes les différences tombent, et la philosophie s’absorbe tout-à-fait dans la religion. A la science est substituée la théurgie, qui, par la vertu de certains rites, de certaines formules symboliques, fait entrer l’homme en commerce direct avec les dieux, qui enfin par la vraie prière réunit la lumière qui est en nous à la lumière divine. Ce sont les termes même de Proclus, qui sut, sans contredire Jamblique, rendre aux doctrines néoplatoniciennes un caractère plus scientifique. Proclus fut le conciliateur par excellence : nous trouvons associés dans son système et dans sa vie Platon et Aristote, la théologie chaldéenne et l’égyptianisme, les rites du polythéisme grec et les mœurs pythagoriciennes. Il se proclama lui-même le prêtre de toutes les religions, parce qu’il était dans son génie de s’élever à travers toutes les formes extérieures, à travers tous les degrés de la science et tous les états de l’ame à l’ineffable unité.

Les efforts d’intelligence, les combinaisons d’idées, les théories, les doctrines par lesquelles le néo-platonisme sut marcher à son but, composent un des plus curieux chapitres de l’histoire de l’esprit humain. Nous ne sommes pas surpris que des écrivains philosophes en aient fait l’objet de patientes et ingénieuses recherches. Deux remarquables ouvrages nous offrent aujourd’hui l’histoire du néo-platonisme dans des points de vue différens. M. Jules Simon vient de terminer son Histoire de l’École d’Alexandrie, et, dans le second volume de son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, M. Félix Ravaisson a donné une grande place aux néo-platoniciens. Tout en appartenant à la même génération philosophique, ces deux écrivains ont porté dans leur sujet une méthode et des opinions différentes, et cette diversité montre combien les mêmes faits sont inépuisables en aperçus variés, quand on les soumet à une observation attentive, pénétrante et fine.

La première partie du travail de M. Jules Simon a été habilement appréciée dans ce recueil[16] : nous n’y reviendrons pas. Le second volume s’ouvre par une exposition des travaux de Porphyre, qui nous montre sous toutes ses faces le génie du disciple de Plotin. Théologie, métaphysique, morale, psychologie, le véhément adversaire des chrétiens sut tout embrasser et approfondir avec une réelle puissance. Il ne s’écarta pas des points les plus importans du dogmatisme de Plotin : il reconnut le même Dieu en trois hypostases, ame universelle, esprit, unité pure. Au-dessus de cette trinité, il plaçait les dieux et les génies du polythéisme, et, en les admettant, il ne croyait pas altérer le dogme de l’unité divine. Toutefois, suivant Eunape, cité par M. Jules Simon, Porphyre, devenu vieux, tomba dans des contradictions. Loin de démentir Eunape, M. Jules Simon lui donne raison en montrant comment dans le siècle de Porphyre la raison la plus ferme pouvait aller tour à tour du scepticisme à une puérile crédulité. Toutefois l’historien de l’école d’Alexandrie reconnaît qu’au milieu de ses erreurs Porphyre est pourtant le dernier défenseur de la philosophie et du sens commun. Avec Jamblique, nous sommes dans les miracles : comme Apollonius de Thyane, Jamblique prétendait à un pouvoir surnaturel. Quant à sa doctrine, on est presque réduit à des conjectures ; ce qui est d’autant plus regrettable, comme le remarque M. Jules Simon, qu’il est constaté que sa philosophie différait sur beaucoup de points de celle de Porphyre. Dans son Essai, M. Félix Ravaisson a voulu suppléer, par le livre des Mystères des Égyptiens, à la lacune que laisse dans l’histoire de la philosophie la destruction ou la perte de la plupart des ouvrages de Jamblique. On ne croit plus aujourd’hui, en dépit du témoignage de Proclus, que les Mystères des Égyptiens soient de Jamblique ; mais le livre n’en a pas moins été écrit par un partisan enthousiaste de la théurgie, et il est permis de s’en servir pour apprécier toutes les différences qui séparent la philosophie de Plotin et de Porphyre d’un symbolisme où se trouvent associées les pratiques de l’idolâtrie et les subtilités de la métaphysique.

Les pages que M. Jules Simon a consacrées à l’empereur Julien sont un des meilleurs endroits de son histoire. Dans le XVIIIe siècle, on jugeait Julien avec une faveur extraordinaire. Voltaire, le grand Frédéric, le marquis d’Argens, semblaient animés, à l’égard du neveu de Constantin, du même engouement que les philosophes d’Athènes et d’Alexandrie. Montesquieu lui-même, qui d’ordinaire garde dans ses jugemens une si ingénieuse mesure, s’est échauffé jusqu’à dire qu’il n’y a point eu après Julien de prince plus digne de gouverner les hommes. Cela est excessif. Nous n’avons pas besoin aujourd’hui de ces exagérations : nous n’estimons pas nécessaire de répondre aux clameurs dont les historiens de l’église ont poursuivi Julien par des louanges hyperboliques. Il nous suffit de rester dans les limites du vrai et de maintenir les droits de l’histoire. Julien n’a été ni le plus grand ni le plus scélérat des princes ; il a usé du droit qui appartient à chaque homme de donner un libre cours à ses opinions, à ses sentimens : il préférait Platon à Moïse, Athènes à Jérusalem, et il l’a dit ouvertement. S’il eût payé d’hypocrisie, l’estimerait-on davantage ? Julien a eu de la franchise, du courage, de l’enthousiasme, de l’imagination, de la grandeur dans l’ame, un esprit léger et un caractère incomplet. La cause des idées et de la philosophie ne doit à Julien aucune prédilection ; elle ne lui doit, comme à ses adversaires, que la plus stricte impartialité. C’est ce qu’a eu le mérite de comprendre M. Jules Simon ; la lutte de Julien contre les chrétiens comme empereur et comme philosophe, sa conduite, sa doctrine, ses écrits, sont appréciés avec une équité pénétrante, avec une décision d’esprit qui cette fois élèvent la manière de l’auteur à toute la plénitude de la gravité historique.

Se placer avec une sage hardiesse au milieu de tous les faits, accepter tout ce que le sujet qu’on traite a de vaste et de compliqué, est un procédé sûr pour arriver à une composition vivante et forte. Dans son remarquable morceau sur Julien, M. Jules Simon en a fait l’expérience. On peut regretter que dans les autres parties de son livre il n’ait pas toujours eu la même allure et le même bonheur. Il a considéré avec raison que, comme historien de l’école d’Alexandrie, son principal devoir était de nous faire connaître à fond les deux grands systèmes de Plotin et de Proclus. Il s’est acquitté de cette tâche avec une érudition, avec une sagacité métaphysique exercées et mûries par les travaux du professorat. Néanmoins l’explication si fidèle, si détaillée qu’elle soit, de la doctrine grecque, ne suffit point. N’y avait-il pas dans Alexandrie des Juifs, des chrétiens, avec leurs écoles et leurs théories ? L’école judaïque d’Alexandrie, dont Philon fut le représentant le plus illustre, n’a-t-elle pas exercé, tant sur la philosophie grecque que sur le christianisme naissant, une influence profonde ? Pour ce qui concerne le christianisme, de savans interprètes du Nouveau-Testament, dans le dernier siècle et dans le nôtre, ont signalé de nombreuses ressemblances entre le style de saint Paul et la façon d’écrire des Juifs d’Alexandrie. De leur côté, avec quelle émulation les chrétiens se mirent, dès les premiers momens, à puiser dans tous les trésors de l’intelligence grecque pour mieux défendre leurs croyances nouvelles ! Ils ne débutèrent pas par réprouver la philosophie, mais par s’en servir ; le langage de saint Clément d’Alexandrie est bien différent de celui de saint Cyrille ou de saint Augustin. Entre Plotin et Proclus se place la grande lutte d’Arius et d’Athanase. Nous eussions voulu trouver dans le livre de M. Jules Simon une résurrection savante de tous les élémens au milieu desquels les figures et les systèmes des grands platoniciens eussent eu encore plus de relief. Si les historiens des idées veulent qu’on reconnaisse toute l’importance de la métaphysique, il faut qu’ils sachent l’encadrer dans la réalité même, et la placer avec vigueur au centre des affaires et des révolutions humaines. Pourquoi n’y aurait-il pas aussi dans une histoire de l’école d’Alexandrie des pages consacrées avec une sobriété judicieuse aux sciences et aux arts, aux travaux de l’histoire, de la critique littéraire, de l’astronomie, de la médecine ? Pourquoi un rayon de la poésie de Callimaque et d’Apollonius ne répandrait-il pas une douce lumière sur la sévère étendue de cet immense sujet ? Enfin ne sommes-nous pas dans une ville célèbre entre toutes les cités de l’antiquité par la pétulance de son peuple, sa curiosité insatiable, sa vanité, son amour du plaisir, des spectacles et de toutes les choses nouvelles, par sa mobilité toujours prête à dégénérer en violence et en fureur ? Quelle impression vraie, profonde, eût produite l’écrivain, si de temps à autre il eût laissé monter jusqu’au lecteur méditant avec lui sur les plus ardus problèmes le bruit du flot populaire !

Dans cet ensemble, l’historien de l’école d’Alexandrie n’eût pas seulement trouvé des effets littéraires, mais l’heureuse nécessité d’approfondir des points essentiels. Parvenu à la conclusion de son ouvrage, M. Jules Simon indique l’importante question de l’influence mutuelle du christianisme sur l’école d’Alexandrie, et de l’école d’Alexandrie sur le christianisme ; malheureusement il ne la traite pas. « Les miracles que les alexandrins s’attribuent, dit M. Jules Simon, tiennent sans doute aux superstitions du temps ; mais n’est-il pas vraisemblable aussi que les miracles de Jésus-Christ et des apôtres excitent l’admiration des philosophes ? D’où vient à Porphyre tant d’indignation contre les idoles ? Pourquoi prescrit-il l’usage de la prière ? Où Julien a-t-il appris la nécessité d’un culte extérieur ?… Que dire de l’abstinence de Porphyre ? » Tout cela est d’une critique bien légère. Si M. Jules Simon se fût engagé dans l’étude de l’école juive d’Alexandrie, dans la recherche des idées et des mœurs orientales, dont la trace était si visible dans cette cité, il n’eût pas procédé, à la fin de son ouvrage, par ces interrogations vagues ; il eût été en mesure de nous livrer des résultats positifs, ou du moins des conjectures puissantes. Les miracles, l’usage de la prière, l’abstinence, le jeûne, l’importance d’un culte extérieur, toutes ces choses sont-elles donc particulièrement chrétiennes, comme semble le penser l’historien de l’école d’Alexandrie ? On serait plus près du vrai en y voyant des emprunts aux croyances et aux idées des Orientaux et des Grecs. Pour n’indiquer qu’un point, l’abstinence de certaines viandes et le jeûne sont des pratiques égyptiennes qu’avaient adoptées les Juifs, et qui même avaient passé chez les Romains. Ne trouvons-nous pas dans une des satires d’Horace[17] la preuve qu’on jeûnait à Rome en l’honneur de Jupiter ?

Illo
Mane die, quo tu indicis jejunia…


Quand le christianisme se produisit, il trouva des amas de traditions, de coutumes et de croyances parmi lesquelles il put choisir, pour donner à sa doctrine tout l’appareil d’une religion. Il vaut la peine d’étudier attentivement l’assimilation industrieuse par laquelle le spiritualisme prêché par Jésus-Christ et par saint Paul sut marier à sa propre originalité des parties importantes de la théologie et de la théurgie orientales.

Une juste préoccupation de toutes ces questions intéressantes eût inspiré, nous n’en doutons pas, à M. Jules Simon, une autre manière d’apprécier les choses que le jugement final par lequel il termine son ouvrage. « Ammonius, dit-il, Plotin, tous leurs successeurs, semblent surtout occupés de concilier Platon et Aristote, et tout le reste ne vient ensuite que comme accessoire ; qu’on ne s’y trompe pas, Platon et Aristote, c’est la raison et l’expérience. Concilier la raison et l’expérience dans une unité puissante, voilà en effet toute l’œuvre de la philosophie. » Ici c’est le professeur éclectique de la Sorbonne qui parle beaucoup plus que l’historien impartial des idées. Pour les alexandrins, la conciliation de Platon et d’Aristote n’était pas le but suprême, elle n’était qu’un moyen ; le but était ce que M. Jules Simon relègue dans l’accessoire, une doctrine assez puissante, assez profonde pour être acceptée par les sages comme la vérité, par la foule comme une religion préférable au culte nouveau sorti de l’hébraïsme. Ce fait incontestable, nous n’avons pas la prétention de l’apprendre à M. Jules Simon ; dans son premier volume, dès le début de la préface, il déclare que l’éclectisme de l’école d’Alexandrie n’est qu’une circonstance extérieure de son histoire, et que la gloire de cette école est dans son mysticisme et son panthéisme. Voilà le vrai : il fallait s’y tenir. Comment aussi un écrivain philosophe aussi distingué que M. Jules Simon a-t-il pu écrire ce lieu commun : Platon et Aristote, c’est la raison et l’expérience ? Comme s’il n’y avait pas de raison dans Aristote, comme s’il n’y avait trace d’observation, d’expérience dans Platon ! N’insistons pas sur une assertion aussi fausse que vulgaire à laquelle l’historien de l’école d’Alexandrie s’est trop facilement laissé entraîner, et signalons plutôt une appréciation ingénieuse et juste du génie de Platon. En voici quelques traits « On a dit que Platon n’était pas un esprit dogmatique, et c’est une erreur, mais il est vrai que ce n’est pas un esprit systématique. Il affirme énergiquement ce qu’il affirme ; mais, s’il voit ses conclusions marcher l’une contre l’autre, sans les abandonner, sans reculer, il s’arrête. Sa philosophie est très dogmatique, très compréhensive ; tout y est, sauf l’unité, le système, de là dans l’histoire la double postérité de Platon, la nouvelle académie, l’école d’Alexandrie, etc. » Cette vue du dogmatisme très peu systématique de Platon donne la raison des interprétations nombreuses dont a été l’objet la doctrine de l’illustre Athénien. De tous les écrivains anciens et modernes, Platon est celui qui a eu la gloire et l’inconvénient de provoquer le plus de spéculations et de rêveries.

L’Histoire de l’École d’Alexandrie est le résultat d’un cours savamment professé pendant plusieurs années ; si on l’ignorait, on pourrait s’en apercevoir à la lecture, à ces longs développemens, à ces analyses détaillées qui sont un des devoirs de l’enseignement. La manière d’écrire de M. Jules Simon est toujours élégante, elle a parfois de l’éclat, parfois aussi un peu de diffusion. Il semble, dans certains endroits, que l’historien de l’école d’Alexandrie, qui, comme professeur, connaît à fond les idées qu’il expose, ne s’est pas donné le temps nécessaire, comme écrivain, pour les revêtir d’une expression assez précise, assez lumineuse. Qui mieux que M. Jules Simon peut connaître les difficultés du style philosophique ? Il faut à la fois ne rien sacrifier de la vérité des pensées, et la rendre accessible à chacun, rester profond, tout en devenant intelligible, même, s’il est possible, agréable et populaire, car enfin l’écrivain ne s’adresse pas tant à ceux qui savent les choses qu’il sait qu’à ceux auxquels il désire les apprendre. Après des critiques que notre franchise et notre estime pour le talent de M. Jules Simon n’ont voulu ni dissimuler ni amoindrir, nous avons bien le droit de signaler dans l’Histoire de l’École d’Alexandrie une composition solide et forte, remarquable dans plusieurs parties, excellente dans quelques-unes ; il y a peu de livres où les deux grandes questions du mysticisme et du panthéisme aient été si bien touchées, et qui fassent un aussi réel honneur à l’Université de Paris.

C’est en dehors des préoccupations du professorat que M. Félix Ravaisson a conçu son livre. En 1835, l’Académie des Sciences morales et politiques couronna un mémoire sur la métaphysique d’Aristote. Le jeune auteur de ce mémoire, animé par les suffrages de l’Académie et aussi par la grandeur du sujet, résolut de donner à son travail de nouveaux développemens, et il publia en 1838 le premier volume d’un Essai sur la Méthaphysique d’Aristote, dont à cette époque nous avons entretenu nos lecteurs[18]. Alors M. Félix Ravaisson annonçait que, dans un second et dernier volume, il tracerait l’histoire de l’influence de la métaphysique péripatéticienne sur l’esprit humain, qu’il raconterait les fortunes qu’elle a subies, et qu’enfin il essaierait d’apprécier la valeur intrinsèque de cette grande doctrine. Aujourd’hui, après un long intervalle, M. Ravaisson publie un second volume, qui, loin d’être le dernier, doit être suivi de deux autres. Nous voilà bien loin du mémoire couronné par l’Institut.

La méditation a reculé aux yeux de l’auteur de l’Essai les limites de son sujet, et au milieu de ses études il a conçu le dessein de faire d’Aristote le centre d’une histoire de la métaphysique. Une fois ce projet arrêté, l’écrivain s’est donné tout l’espace nécessaire à l’exécution ; il a consacré le second volume qu’il nous livre aujourd’hui à l’exposition des différens systèmes depuis les successeurs immédiats d’Aristote jusqu’à la fin de la philosophie ancienne. Un troisième volume comprendra l’histoire de la métaphysique dans le judaïsme, le christianisme et l’islamisme en Orient et en Occident jusqu’à la fin du moyen-âge. Un quatrième contiendra l’histoire de la métaphysique dans les temps modernes et la conclusion de tout l’ouvrage. Un pareil plan a de la grandeur et des écueils. Nous comprenons que M. Ravaisson ait été noblement séduit par l’ambition d’écrire une histoire du péripatétisme. Ce sujet, si vaste qu’il soit, a de l’unité. Il n’est pas, depuis vingt siècles, un système dans lequel on ne trouve des traces de la pensée d’Aristote, objet tour à tour de commentaires profonds, de singulières méprises, d’un enthousiasme sans limites, d’une répulsion non moins passionnée. Voilà l’unité, voilà le fil conducteur. Maintenant on peut se perdre dans les replis, ou du moins embarrasser sa marche dans les sinuosités du labyrinthe. A chaque pas, une histoire du péripatétisme peut dégénérer en une histoire générale de la philosophie, danger grave, car l’écrivain se trouverait ainsi sortir des conditions de son plan sans remplir celles de l’autre sujet. Ces difficultés n’ont pu échapper à M. Ravaisson, et il se croit sans doute en état d’en triompher, puisqu’il entre aujourd’hui dans une carrière nouvelle qu’il n’avait pas mesurée il y a quelques armées. L’esprit de M. Ravaisson a besoin de recueillement et de calme ; c’est par une réflexion soutenue qu’il s’anime et se fortifie. S’il continue avec lenteur son Essai sur la Métaphysique d’Aristote, loin d’être stérile, cette lenteur agrandit l’œuvre commencée. D’ailleurs, tout écrivain consciencieux peut dire comme Alceste, mais dans un autre sens :

… Le temps ne fait rien à l’affaire.

Les divisions simples et naturelles du premier volume de l’Essai ont permis à M. Ravaisson de changer de plan sans rien détruire ou regretter de ce qu’il avait fait. Le premier volume se termine par une restitution dogmatique des théories métaphysiques d’Aristote, et c’est seulement avec le second que l’histoire des successeurs du rival de Platon devait commencer. Dès les premières pages de ce second volume, la fermeté avec laquelle l’écrivain s’établit au centre des questions qui doivent y être développées témoigne qu’il en est entièrement maître. « L’école d’Aristote, dit M. Ravaisson, abandonne peu à peu l’idée caractéristique de sa métaphysique, l’acte pur de la pensée absolue. L’épicurisme retranche toute idée d’action et de puissance, et réduit tout à une matière inerte. Le stoïcisme fait redescendre dans la matière la pensée, dans la puissance l’action, et la métaphysique dans une physique nouvelle. Enfin on cherche à une hauteur supérieure à celle même de la métaphysique péripatéticienne et dans l’idée de l’absolue unité l’origine commune de la puissance et de l’acte, de la nature et de la pensée ; c’est le néo-platonisme, dernier et insuffisant effort de la philosophie grecque. » M. Ravaisson n’a pas dévié de ces lignes principales si bien tracées. Les développemens qu’il donne à sa pensée, à ses recherches, les digressions qu’il se permet, ne l’égarent pas : il marche à son but d’un pas égal, et, parvenu au terme, il se trouve avoir exécuté ce qu’il avait promis.

Il y a de la vérité dans l’appréciation des successeurs immédiats d’Aristote qui délaissèrent le principe hyper-physique de l’acte et de la pensée pure, fondement de la philosophie première de leur maître ; ils frayèrent ainsi le chemin aux doctrines d’Épicure et de Zénon. Il faut, tenir aussi compte de la disposition générale des esprits à viser en toute chose à la pratique, et à faire du souverain bien de l’homme la principale fin de la philosophie. M. Ravaisson a indiqué avec sagacité les concessions que fit en morale le stoïcisme au péripatétisme. Ses pages sur le stoïcisme sont éloquentes. Avant d’arriver au néo-platonisme, M. Ravaisson consacre quelques pages à l’influence réciproque de la pensée juive et de la pensée grecque l’une sur l’autre, ainsi qu’à un intéressant aperçu des doctrines de Philon : il a bien compris la nécessité d’un semblable parallèle, dût le parallèle être un peu écourté. L’auteur de l’Essai a écrit l’histoire du néo-platonisme sous l’inspiration dirigeante d’une pensée qui lui a permis de resserrer son exposition sans toutefois omettre de points essentiels. Il a un dessein principal de retrouver Aristote dans Plotin, dans Proclus ; il s’attache à prouver que la doctrine fondamentale des Ennéades n’est autre que celle de la Métaphysique, et, quant à Proclus, il se complaît à le montrer flottant entre Platon et Aristote, entre deux sortes d’unité et de causalité entièrement opposées. La conciliation conçue par le néo-platonisme se trouve finalement condamnée, elle n’a eu d’autre résultat que de faire descendre la philosophie dans les plus ténébreuses régions du naturalisme païen. Aussi, quand le néo-platonisme se dissout et s’écroule, l’aristotélisme reparaît, affermi, épuré, réservé à des destinées nouvelles au milieu des doctrines, des idées et de la civilisation du christianisme. Telle est la conclusion dernière à laquelle M. Ravaisson arrive aujourd’hui.

Pour mieux apprécier ce jugement final, il faut remonter aux raisons premières par lesquelles l’auteur de l’Essai l’a préparé et motivé dès le début. Voici, en substance, la pensée fondamentale de l’écrivain philosophe. Entre la pluralité des choses sensibles et l’unité absolue Pythagore avait interposé le nombre, Platon interposa l’idée. Aristote, au contraire, reconnut, pour le véritable être, la réalité, c’est-à-dire l’acte, c’est-à-dire la pensée ; il expliqua tout par l’acte et la puissance dans leur opposition et leur rapport, l’acte qui est la forme des choses, leur cause motrice et leur fin, la puissance qui en est la matière. Or, quand le néo-platonisme voulut concilier Aristote et Platon, il arriva qu’après s’être élevé avec Aristote de la simple existence à la vie, de la vie à la pensée, c’est-à-dire du plus imparfait au plus parfait, il voulut poursuivre au-delà de l’intelligence même l’un absolu comme plus simple encore, et qu’après avoir traversé pour ainsi dire la région de l’amour, il se perdit dans l’absolu néant. Le néo-platonisme crut dépasser la métaphysique, et il retomba au-dessous même de la physique primitive. Il rentra dans le cercle borné de la nature que la métaphysique seule d’Aristote avait franchi. Voilà où il a été conduit par les illusions de la dialectique platonicienne. Ainsi, avec Platon l’erreur, et du côté d’Aristote la vérité.

C’est peut-être la première fois qu’au nom du spiritualisme on a si vivement instruit le procès de l’auteur du Phédon ; mais dans Platon n’y a-t-il donc que des formules logiques ? n’y trouvons-nous pas l’expression la plus haute de la vie morale ? Au surplus, pour répondre à des accusations plus ingénieuses que fondées, nous n’avons pas besoin de nous engager pour notre compte dans une contre-exposition du platonisme ; nous pouvons opposer à M. Ravaisson le jugement contraire et plus vrai de l’historien de l’école d’Alexandrie. M. Jules Simon, dont nous avons déjà signalé l’excellente appréciation de l’esprit général de Platon, rappelle avec raison à la fin de son livre que, si dans le Parménide l’unité absolue apparaît comme la première des hypothèses métaphysiques, dans le Timée Platon nous représente le souverain Dieu comme un ouvrier excellent, attentif à son œuvre, et charmé de l’avoir produite, et que là il n’a omis aucun des principes qui constituent la divine Providence. M. Félix Ravaisson s’est uniquement attaché à relever, dans le disciple de Socrate, pour les condamner, ce qu’on pourrait appeler ses tendances mathématiques ; mais il y a autre chose dans Pla ton, dont le génie avait plus d’étendue que de rigueur.

Dans le premier volume de son Essai, M. Ravaisson a exposé les principes métaphysiques du péripatétisme avec une pénétration, avec une fermeté et une liberté d’esprit dignes des plus grands éloges. Il nous donnait alors la pensée d’Aristote dans toute sa naïveté, s’il est permis de parler ainsi. Aujourd’hui il y a dans son esprit et dans son travail des traces visibles de certaines préoccupations ; on dirait qu’à l’exemple des néo-platoniciens il ne s’occupe d’Aristote que dans des desseins arrêtés d’avance. N’aurait-il pas l’intention, le désir de marier le spiritualisme d’Aristote au spiritualisme chrétien, en refusant à Platon une influence vraiment puissante sur le christianisme et la philosophie ? Nous n’affirmons pas, puisque la suite de l’œuvre peut seule nous éclaircir ce point, qu’un pareil parti ait été pris par M. Ravaisson d’une manière définitive, irrévocable ; nous disons seulement qu’une lecture attentive et scrupuleuse de son deuxième volume suggère et autorise la conjecture que nous venons d’exprimer.

Assurément la métaphysique d’Aristote a pour caractère fondamental un spiritualisme profond et infini, mais ce spiritualisme n’a pas avec le christianisme ces analogies décisives qui permettent l’alliance ou la confusion de deux doctrines. Le dieu d’Aristote est, il est vrai, un principe actif, mais il ne descend pas à gouverner les choses. Nous sommes loin de la Providence des chrétiens. Sans cesse le mal, d’après Aristote, est vaincu par le bien, et le monde, tel qu’il est, est le meilleur des mondes possibles. Cet optimisme concorde-t-il avec les traditions chrétiennes ? Aux yeux du Stagyrite, l’ame est distincte du corps, mais sans le corps elle ne peut pas être. Quant à l’entendement, lié à l’ame comme l’ame au corps, il se multiplie avec les individus et périt avec eux. La pure intelligence laisse retomber les ames avec les corps dans le néant, d’où ils sortirent ensemble ; seule, elle subsiste toujours la même, immortelle, inaltérable. Que devient, avec cette doctrine, l’immortalité de l’ame enseignée par le christianisme ? Tout au contraire, nous voyons dans Platon la création et le gouvernement du monde par Dieu, la foi à l’immortalité de l’ame, et c’est pourquoi le platonisme, non pas celui du Parménide, mais celui du Timée, du Phédon et de la République, a des affinités réelles avec les croyances chrétiennes.

Nous n’oublions pas qu’au moyen-âge il a été dépensé beaucoup d’intelligence et de subtilité pour expliquer les dogmes de la théodicée chrétienne par les principes de l’aristotélisme ; toutefois les efforts et les raffinemens de la scholastique, si curieux qu’ils soient, comme témoignage de ce que peut l’industrie de l’esprit humain, n’ont réussi qu’à fabriquer un faux Aristote. Il est vrai encore que les jésuites ont fait pendant long-temps d’Aristote un philosophe chrétien ; mais quelles métamorphoses sont impossibles aux jésuites ? Nous en croirons plutôt l’instinct des chrétiens les plus illustres, des grands hommes qui, dans des situations différentes, servirent avec amour et puissance la doctrine de Jésus-Christ et de saint Paul. Saint Bernard se défiait d’Aristote comme d’un ennemi de l’Évangile ; aux yeux de Luther, Aristote était un véritable épicurien, car, disait le docteur de Wittemberg, son Dieu ne se mêle pas des affaires humaines ; il gouverne le monde comme une servante endormie berce un enfant. Enfin ne retrouvons-nous pas dans les panthéistes modernes, dans Giordano Bruno, dans Spinoza, plusieurs principes de la métaphysique d’Aristote ? Si Leibnitz s’est montré philosophe chrétien, ce n’est pas en raison, mais à côté de son péripatétisme.

A l’égard d’un talent qui a déjà donné de sa force de notables preuves et qui a un long avenir pour en fournir de nouvelles, nous aurions eu tort d’être avare de critiques et d’avertissemens. L’histoire du péripatétisme est une œuvre d’une difficulté infinie, et nous croyons beaucoup louer M. Ravaisson en ne l’estimant pas trop téméraire de l’avoir entreprise. Il a des aptitudes, des qualités éminentes pour l’intelligence et l’exposition des problèmes métaphysiques. Il s’est montré dans son second volume doué d’une puissance de concentration, fruit d’un travail patient qui lui permet de mettre un grand ordre dans des questions nombreuses et complexes, et d’y répandre la lumière. Son style n’est pas moins ferme que sa méthode, et, sans rien retrancher de la rigueur scientifique, il a une clarté qui plaît au lecteur et l’attache. L’écrivain se trouve ainsi récompensé de ses longues heures de méditation, car il est parvenu à transformer heureusement les choses les plus enveloppées. De temps à autre, M. Ravaisson rencontre des images, des comparaisons non moins brillantes que justes. Pour faire comprendre les déviations qu’il reproche au néo-platonisme, il s’exprime ainsi : « Comme le moment où la planète qui gravite autour du soleil arrive le plus près de lui est celui même où elle est emportée avec le plus de force et de vitesse vers son aphélie, de même le néo-platonisme ne semble se rapprocher, dans sa marche, du centre ardent et lumineux de la pensée chrétienne, que pour aller s’enfoncer aussi avant que jamais dans les plus ténébreuses régions du naturalisme païen. » L’érudition de M. Ravaisson est puisée aux sources non-seulement avec la pénétration d’un métaphysicien, mais avec le goût d’un homme qui aime l’antiquité et la connaît bien. La variété de cette érudition répand avec discernement dans un sujet austère d’intéressantes citations d’historiens et de poètes. A la compétence philosophique M. Ravaisson joint une véritable distinction littéraire. Avec de tels avantages, il peut marcher avec courage au but qu’il s’est proposé : seulement il doit être en garde contre certains penchans de son esprit. S’il est bon d’être systématique, il ne faut pas vouloir tout soumettre à une symétrie, à une uniformité qui n’admet ni divergences, ni exceptions. Il est sans doute pour tous les faits de l’ordre moral et physique une explication légitime que l’esprit de l’homme trouve tôt ou tard ; mais il ne faut pas vouloir tout expliquer avec la même idée, tout ouvrir avec la même clé. Ces réflexions nous sont suggérées par le désir sincère qui nous anime, que dans quelques années les efforts persévérans de M. Ravaisson soient récompensés par un grand résultat : nous aurions tant de plaisir à en voir sortir une belle et véridique histoire du péripatétisme ! Magnifique sujet où tous les intérêts se rencontrent, les intérêts de la philosophie, comme ceux de la religion, comme ceux des sciences, où toutes les civilisations viennent comparaître, où les sectateurs de Moïse et de Mahomet se joignent aux chrétiens pour commenter cet Aristote qui siège encore en maître aujourd’hui entre Cuvier et Hegel !

Elle n’a donc pas disparu du monde cette philosophie antique qu’une injuste proscription avait bannie d’Athènes. Elle a reparu la veille du jour où la pensée moderne devait, au XVIe siècle, commencer péniblement à se connaître, à s’affranchir ; elle a reparu pour lui être non pas un obstacle, mais un aiguillon. Devant les restes mutilés de la sculpture antique, de ces statues arrachées, après des siècles, aux entrailles du sol romain, Michel-Ange sentait grandir son génie : les penseurs modernes devaient recevoir de la philosophie antique de non moins fécondes inspirations. D’abord ce furent les érudits qui accueillirent l’illustre exilée. Que de joie, que de nobles plaisirs dans Rome et dans Florence ! On y lit avec ravissement, avec transport, ce que les langues grecque et latine ont produit de plus beau, de plus aimable. Platon et Cicéron y deviennent presque des dieux. Dans cette antiquité interrogée avidement, chacun choisit, exalte et défend avec ardeur l’objet de son culte. Le stoïcisme trouve un historien dans Juste Lipse, le péripatétisme, non plus celui du moyen-âge, un courageux propagateur dans Pierre Pomponace. Plus tard Gassendi ressuscite Épicure, et Leibnitz s’empare d’Aristote. Si, dans l’enivrement de lui-même, le XVIIIe siècle n’accorde à la philosophie antique qu’une attention légère, nous réparons aujourd’hui cette négligence. L’Europe savante travaille depuis cinquante ans à se mettre en possession de la pensée philosophique des anciens dans toutes ses profondeurs et dans tous ses détails. Aujourd’hui la philosophie antique est en présence du christianisme, qui n’existait pas quand elle produisit ses plus grands systèmes ; elle est aussi en présence du judaïsme, qui n’est pas mort, de cet ancien hébraïsme qui n’a pas voulu suivre les nouveautés de saint Paul ; elle est en face également des doctrines mieux connues de l’Orient, qui s’ouvre de plus en plus chaque jour à la curiosité et aux armes de l’Europe ; enfin elle comparaît devant le génie moderne, qui la juge avec une complète indépendance. Tous ces élémens exercent les uns sur les autres une réelle influence, et ce travail prépare lentement des modifications profondes dans les croyances et les idées religieuses. Quand on se fie à cette inévitable puissance du temps, on est peu touché par certaines polémiques de notre époque, avec leur bruyante stérilité. C’est en dehors de ces mesquines agitations que les choses nécessaires et bonnes s’accomplissent. Il y a seize siècles que Tertullien s’écriait, en accusant la philosophie antique d’avoir enfanté toutes les hérésies qui menaçaient l’église naissante : « Qu’y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem, entre l’académie et l’église, entre les hérétiques et les chrétiens ? Nous avons été élevés, nous, dans le portique de Salomon, qui nous a enseigné à chercher Dieu dans la simplicité du cœur. A quoi songeaient donc ceux qui ont voulu nous composer un christianisme stoïcien, platonicien, dialecticien[19] ? » Tertullien demande ce qu’il y a de commun entre Athènes et Jérusalem : il y a l’esprit humain. Depuis Tertullien, la question s’est déplacée, elle s’est étendue. Sans méconnaître les différences des systèmes tant religieux que philosophiques, la science européenne constate leurs analogies fondamentales. Dans tous les climats, à tous les momens de l’histoire, l’homme poursuit deux choses, le bonheur et la vérité. Si partout l’ambition est la même, pourquoi le résultat est-il si divers ? De cette diversité, de cette anarchie, il faut accuser l’espace, le temps et le tempérament de l’homme. Cependant la nature morale suffit non-seulement pour tenir l’équilibre, mais pour emporter la balance : elle maintient l’unité de la race humaine dans ses passions, dans ses croyances, dans ses pensées. Appuyer sur cette unité ses recherches scientifiques et ses convictions religieuses, c’est être vraiment spiritualiste.


LERMINIER.

  1. Suidas, Hieroclis.
  2. Isidore de Gaza vivait tantôt à Athènes, tantôt à Alexandrie. C’est d’Alexandrie qu’il est parti pour aller en Perse.
  3. Simplicii Comentarius, etc., tome Ier, pages 525, 526 ; Lipsin, 1800.
  4. Bibliothèque orientale de D’Herbelot, verbo Nouschirvan.
  5. Lib. II.
  6. Externos mores, vitia non romana. L. Annaei Senecae Episol., 83.
  7. De Natura Deorum, lib. III, cap. XV, -cap. XL.
  8. Childe Harold’s Pilgrimage, canto 2.
  9. Ibid.
  10. De Rerum naturâ, lib. VI.
  11. Ibid., lib. III.
  12. Pugillaria Imperatoris M. A. Antonini. De Morte, cap XXXIV, § 51.
  13. Vie de Plotin.
  14. Socrate, Histoire de l’Église, lib. I, cap. IX.
  15. Lib. XIX, cap. XXIII.
  16. Article de M. Saisset, Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1844.
  17. Lib. II. satin. III.
  18. Métaphysique et Logique d’Aristote, Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1838. L’année précédente, nous avions, dans la Revue, publié une étude sur la Politique d’Aristote.
  19. « Quid ergo Athenis et Hierosolymis ? quid academiae et ecclesiae ? quid haereticis et christianis ? Nostra institutio de porticu Salomonis est, qui et ipse tradiderat Dominum in simplicitate cordis esse quaerendum. Viderint qui et stoicum, et platonicum, et dialecticum christianismum protulerunt. » Tertulliani de praescriptionibus adversus haereticos. (Cap. VII.)