Les Derniers marins du règne de Louis XIV/02

Les Derniers marins du règne de Louis XIV
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 979-1004).
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LES
DERNIERS MARINS
DU REGNE DE LOUIS XIV

II.
LA MARINE DE COURSE. - FORBIN ET DU GUAY-TROUIN. - L'EXPEDITION DE RIO-JANEIRO.

Si au commencement de l’année 1706 Tourville et Jean Bart, sortant de leurs tombeaux, eussent revu ces ports de France qu’ils avaient laissés si puissans et si formidables, ils auraient été frappés d’un triste spectacle. Au lieu de ces nombreuses escadres remplissant la rade, de ce mouvement perpétuel d’approvisionnemens et de service qui la couvrait d’embarcations, ils n’eussent aperçu çà et là que quelques bâtimens ou de faibles divisions de vaisseaux mal armés, mal gréés, tout meurtris encore de blessures, et ne se réparant qu’avec lenteur[1]. L’aspect d’une rade et d’un port offre à l’œil d’un marin exercé des symptômes qui ne le trompent pas et qui lui révèlent la prospérité ou la décadence de son arme. La dissémination de ces forces, l’insuffisance des ressources, cette activité pour ainsi dire tronquée, attestaient tous les résultats désastreux d’une guerre faite sans suite et sans succès. Partout régnaient la confusion et le désordre. Certaines fournitures abondaient, d’autres manquaient complètement. Les bâtimens qu’on réussissait à armer ne pouvaient sortir faute de vivres, ceux pour lesquels les vivres étaient prêts attendaient inutilement leur mâture. On donnait à des vaisseaux des mâts de frégates, tandis que de légers bâtimens dont on avait hâte de se servir étaient surchargés de voilure. D’ailleurs les bois que fournissaient les contrées du nord, la Suède, la Norvège, la Russie, n’arrivaient plus, interceptés par les croisières anglaises, qui déjà réclamaient sur les neutres le droit de visite. C’est à ce moment, où la marine d’escadre, laissée sans secours et sans argent, avait presque cessé d’exister, que M. de Pontchartrain lui fit subir une transformation qui lui donna quelques années d’une existence glorieuse et nouvelle. Malheureusement il était facile de prévoir qu’elle aurait les plus ruineuses conséquences.


I

En 1706, M. de Pontchartrain déclara tout à coup que le roi mettait à la disposition des armateurs de son royaume ses vaisseaux, frégates et bâtimens légers, ses arsenaux, agrès et munitions. Les équipages de ces bâtimens, qui ne devaient cesser d’appartenir au roi, seraient soldés et entretenus en tout ou en partie, selon les conditions du contrat, par les armateurs ; les officiers, relevant de l’amirauté, pourraient être pris parmi les officiers de la marine royale ou parmi ceux de la marine de commerce ; on admettrait même ces derniers dans la marine royale avec des grades correspondant à ceux qu’ils occupaient. Le roi s’engageait à supporter seul les pertes de capture ou de naufrage ; les armemens et les réparations devaient se faire de compte à demi dans certaines circonstances. Enfin un cinquième sur toute prise, aux termes de la déclaration, serait prélevé pour le compte du roi. Une marine de course incomparable sortit de ces ordonnances ; mais il s’ensuivit une perturbation profonde et la désorganisation presque complète du corps des officiers de la marine royale, qui jusque-là, sauf de rares exceptions, avaient tous été recrutes dans la noblesse. Ces officiers virent avec douleur les nouvelles ordonnances, ils comprirent qu’elles élevaient seulement une marine d’aventure sur les débris de nos véritables forces. Ils ne s’accommodaient en même temps ni des nouveaux camarades qu’elles leur donnaient, ni de la position inaccoutumée qu’elles leur faisaient. Aussi, pendant que les plus élevés en grade, à qui le commandement de navires isolés ou de petites divisions ne pouvait naturellement appartenir, se retiraient dans leur province ou à la cour, la plupart des autres abandonnèrent une carrière qui ne leur convenait plus, et continuèrent à servir le roi dans les armées de terre. Ceux qui restèrent, retenus par un amour sérieux de leur carrière ou leur ambition, n’acceptèrent la marine de course qu’avec un sentiment de mélancolie et en quelque sorte comme un pis-aller de la gloire. Leurs regrets sont excusables. Un officier en effet sert l’état par le désir naturel de se distinguer et d’avancer moins que par l’appât du gain, et, si l’on obéit facilement aux ordres de ses chefs, on ne se soumet qu’à contre-cœur aux volontés et aux exigences d’un armateur ou d’une compagnie commerciale. Enfin ce n’est pas seulement l’orgueil de la naissance ou d’une position exceptionnelle qui fait que les classes élevées d’une société cherchent à se maintenir dans une sphère à part, c’est la répugnance instinctive qu’elles éprouvent à subir le contact, les habitudes et le commerce d’hommes dont le mérite au fond peut être égal au leur, mais qui n’ont ni cette élégance de mœurs ni cette politesse d’éducation et de manières qui deviennent, quand on en a joui, un impérieux besoin. D’ailleurs ces officiers rendirent à la nouvelle marine, en ne la quittant point, un véritable service ; ils y conservèrent les traditions d’ordre et de discipline, ils lui donnèrent de la tenue et de la dignité, et lui communiquèrent l’éclat de vieux noms qu’elle n’aurait pas eu sans eux. Quelque chose pouvait en même temps les consoler dans leurs regrets : c’était de voir à leur tête deux hommes déjà illustres, dont l’un, le chevalier de Forbin, appartenait à leur caste par sa naissance, dont l’autre, Du Guay-Trouin, venait par ses exploits de se faire confirmer des titres de noblesse oubliés, il est vrai, jusque-là, mais authentiques. C’était avec ces deux chefs et d’autres tels que Ducasse, Vie, Gassard, que la nouvelle marine, riche de son matériel, puissante encore par ses traditions et jeune par son élan, allait remplir honorablement la place que la marine d’escadre lui avait abandonnée.

En 1706, le roi avait nommé Forbin au commandement de l’escadre de Flandre. C’était l’héritage de Jean Bart, de Saint-Pol et de Pointis que le chevalier recueillait, et il voulut en être digne. Comprenant mieux que personne cette cour vieillie de Louis XIV, où les plans de campagne se traçaient dans le cabinet de Mme de Maintenon, où l’on avait plus besoin d’appuis que d’actions d’éclat pour se maintenir, où la chose la plus importante était de se montrer à Versailles chaque saison afin de détruire les calomnies, il résolut d’avoir carte blanche pour ses opérations prochaines. Il y parvint grâce à l’amitié du premier valet de chambre du roi, Bontemps, qui parla pour lui au prince et lui promit de recommencer en temps opportun. Il se rendit alors immédiatement à Dunkerque, où il trouva l’arsenal en grand désordre. Il fut obligé de faire calibrer les fusils d’une manière uniforme, rassembla ce qu’il put de sabres, acheta le reste ainsi que de la bonne poudre, et, après mille discussions avec l’intendant, le contrôleur et le garde-magasin, parvint à équiper une escadre de 8 vaisseaux. Deux jours après sa sortie, il rencontrait vers Ostende une flotte anglaise de plus de 40 voiles, escortée d’un gros vaisseau et de 2 frégates. Il la joint, et lui enlève 10 bâtimens richement chargés, qu’il expédie à Dunkerque. Il va ensuite faire de l’eau dans un petit port du Danemark. Le gouverneur lui dépêche un officier pour lui dire que, si l’escadre était composée de bateaux marchands, elle pourrait rester tant qu’il lui plairait, mais que, ne comprenant que des navires de guerre, elle eût à sortir sur-le-champ. Le chevalier se garde bien de violer ouvertement la neutralité du Danemark ; il fait offrir des rafraîchissemens à l’officier, le grise, et ne le renvoie à terre que lorsque les provisions sont faites. Cependant une escadre anglaise de 15 vaisseaux cherchait Forbin. Il l’apprend, lui échappe en faisant le tour de l’Écosse et de l’Islande, s’empare en route d’un navire de la compagnie hollandaise des Indes qui portait 60,000 écus d’argent monnayé avec une cargaison d’à peu près égale valeur, se tend à Brest, où il se répare pendant quelques jours, et reprend la mer.

Cette fois-ci, après avoir encore été forcé de plier devant une escadre anglaise de 12 vaisseaux qui croisait dans la Manche, il rencontre à la hauteur de Hambourg une flotte hollandaise de près de 100 voiles venant de Norvège sous l’escorte de 6 vaisseaux d’environ 50 pièces de canon chacun. Ces six bâtimens s’étant rangés en ligue pour l’attendre après avoir fait passer leur flotte marchande sous le vent, Forbin accepte aussitôt le combat. Il n’avait plus que 7 bâtimens, le huitième étant allé se radouber à Dunkerque. Hennequin et Flrançois-Cornil Bart, fils de Jean Bart, ont ordre, avec leurs frégates de 30 et de 16 canons, d’attaquer le vaisseau de l’arrière-garde des ennemis. Quatre autres de ses bâtimens doivent se choisir chacun un adversaire, et Forbin se réserve le commandant. Il laisse porter sur lui. Les soldats et les matelots sont à chaque canon en nombre suffisant pour le servir ; le reste de l’équipage, armé de fusils et de grenades, les officiers en tête, est posté sur le gaillard d’arrière et sur la dunette, les grappins sont prêts à être lancés. Malgré un feu violent de canon et de mousqueterie, Forbin aborde le vaisseau anglais, laisse tomber ses grappins, couvre de grenades et de balles le pont et les gaillards de l’ennemi, qui commence à chanceler. Alors le jeune d’Escalis se jette à bord, suivi de Forbin, qui crie à son équipage : « Allons, enfans, à l’œuvre ; » mais presque aussitôt il revient sur ses pas pour obliger tout le monde à le suivre et à soutenir ceux qui les premiers se sont lancés à l’abordage. C’est à ce moment que d’Escalis lui crie : « A moi, chevalier, nous sommes les maîtres, j’ai tué le capitaine ! » L’équipage hollandais, se voyant sans chef, se rend aussitôt. Pendant que les matelots étaient occupés à piller de toutes mains, M. de Tourouvre, qui avait manqué l’abordage dont il était chargé, vient se traverser sur l’avant du vaisseau de Forbin et de celui qui était pris, et à bord duquel le feu se déclare. Le vent, qui soufflait de l’arrière et qui était violent, propage rapidement l’incendie ; la position se fait critique. Forbin, ne pouvant se résoudre à couper ses mâts pour se dégager, ayant une partie de son équipage, et la meilleure, sur le vaisseau embrasé, force de voiles sur le vaisseau de M. de Tourouvre, et l’écarte, mais non sans dommage, car dans le froissement des deux navires la poupe de Tourouvre lui enlève son taille-mer et six mantelets de sabords. C’était échapper à un danger pour tomber dans un autre. L’eau entrant abondamment par ces six sabords ouverts, Forbin fait passer pour se réparer tout son équipage du côté qui n’était point endommagé ; au même instant, un vaisseau ennemi se présente. Mis dans l’alternative de vaincre ou de se noyer, Forbin offre au vent le côté malade, accroche le hollandais, et le prend à l’abordage. Il bouche alors avec des planches et des toiles goudronnées ses sabords restés ouverts, et fait le signal de ralliement. Un de ses capitaines a l’ordre d’amariner la dernière prise, mais elle est si maltraitée qu’elle coule à fond avant que cet ordre puisse être exécuté. Le premier adversaire de Forbin, qui a continué de brûler, saute à ce moment. M. de Tourouvre heureusement avait pu retirer les hommes de l’équipage de Forbin qui s’étaient élancés sur le navire ennemi. De leur côté, Hennequin et Bart avaient pris le vaisseau contre lequel on les avait lancés. Les trois autres navires de guerre hollandais et les vaisseaux marchands convoyés s’étaient échappés.

Forbin revint à Dunkerque, et se rendit immédiatement à Versailles. Il savait qu’il ne fallait pas se laisser oublier. Il obtint à grand’peine la grade d’enseigne de vaisseau pour d’Escalis. On lui promit de s’occuper prochainement de lui-même, et il repartit après avoir fait approuver ses projets. Il s’agissait d’enlever les flottes anglaise, hollandaise et hambourgeoise qui faisaient voile toutes les années pour Archangel. Après avoir attendu quelque temps les pilotes pour les mers du nord qu’il avait demandés au ministère et que celui-ci répondit enfin n’avoir pu se procurer, Forbin partit avec 6 vaisseaux et frégates, 4 barques longues et 6 petits corsaires qui voulurent partager sa fortune. Sur l’avis qu’une flotte anglaise de 80 navires, escortée par 3 vaisseaux, venait de sortir des dunes et faisait voile vers l’ouest, il se dirigea immédiatement de ce côté. Le lendemain, il la découvrit. Les 3 vaisseaux d’escorte étaient de 78 pièces de canon. MM. de Roquefeuille et de Nangis, avec leurs frégates, furent chargés d’attaquer le vaisseau de l’arrière-garde des ennemis, MM. de Hennequin et de Vesin celui de l’avant-garde, Forbin et le comte d’Ilié se réservèrent le commandant. Tourouvre, Bart et les 4 barques longues devaient porter secours où besoin serait, et les corsaires se jeter sur la flotte marchande dès qu’ils verraient qu’on avait l’avantage.

La première partie de l’attaque fut exécutée à la lettre. MM. de Roquefeuille et de Nangis, secondés par Tourouvre, enlevèrent l’anglais à l’abordage après l’avoir canonné avec une parfaite précision. A l’arrière-garde, M. de Vesin fut tué à la première décharge. M. d’Acy, son second, fut blessé presque aussitôt ; mais il n’en continua pas moins à poursuivre, en le canonnant, le bâtiment qu’il combattait, et qui prit chasse avec une marche supérieure. Hennequin, dont le vaisseau n’était pas fin voilier, abandonna la poursuite, et, voyant le chevalier de Forbin vivement pressé, vint à son secours. Celui-ci, mal secondé par le comte d’Ilié, n’en avait pas moins échangé avec son ennemi un feu de mousqueterie et de canon excessivement meurtrier. Fatigué de ce carnage inutile, il fit tous ses efforts pour tenter l’abordage. Au moment où, avec son sang-froid ordinaire, il donnait l’ordre de laisser tomber les grappins, Forbin aperçoit dans la batterie de l’ennemi un homme vêtu d’un habit gris-de-fer qui excitait les siens l’épée à la main. Ne doutant pas que ce ne fût le capitaine ; il tire sur lui un coup de fusil qui l’atteint. A peine cet officier fut-il tombé qu’un grand désordre se manifesta sur son bord. Forbin en profita pour lancer ses abordages, d’Alonne et d’Escalis en tête, et le vaisseau allait se rendre lorsque les grappins se rompirent. Forbin, n’ayant plus près de lui que la moitié de son équipage, et voyant le reste, avec ses meilleurs officiers, exposé au plus vif danger, car les ennemis, qui avaient repris courage, les chargeaient vigoureusement, entraîné d’ailleurs sous le vent par un courant de marée, Forbin prit le parti de courir un bord et de revirer pour essayer un second abordage. À ce moment, heureusement le grand mât de l’ennemi tomba, et, Hennequin et Tourouvre l’ayant abordé, il amena son pavillon. D’Alonne seul demeurait avec quelques hommes à bord du vaisseau anglais. D’Escalis, tué d’un coup de fusil, avait payé d’une belle mort sa gloire récente. On y trouva également de Sainte-Honorine, lieutenant de vaisseau, qui avait eu les deux bras et les deux jambes emportés. Il vécut quelques jours encore après de cruelles opérations. Forbin adoucit toutefois ses derniers instans. Ayant écrit au ministre que ce noble débris humain n’aurait pas longtemps à jouir des grâces qu’on lui accorderait, il put déposer sur la poitrine de Sainte-Honorine mourant la croix de Saint-Louis et voir ses yeux s’animer d’un dernier éclair quand il lui remit le brevet de capitaine de vaisseau. Nos corsaires, qui avaient attaqué les marchands, avaient enlevé 22 bâtimens, et ce fut avec cette flottille de prises que Forbin revint à Dunkerque pour y recevoir du roi le titre de comte et le grade, si impatiemment attendu par lui, de chef d’escadre.

On n’allait point tarder à l’employer dans cette nouvelle position, et cette fois en lui donnant, ce qui était un honneur de plus, Du Guay-Trouin pour lieutenant. L’illustre marin de Saint-Malo revenait alors de plusieurs courses aventureuses, et avait obtenu à son retour la croix de Saint-Louis. Le roi lui confiait en outre le commandement de 5 bâtimens. C’étaient le Lys, de 74 canons, l’Achille, de 66, le Jason, de 54, la Gloire, de 40, l’Amazone, de 36, et le Maure, de 50. Du Guay-Trouin leur avait choisi pour capitaines ses vieux compagnons de mer, MM. de Beauharnais, de Courserac, de La Jaille, de Nesmond et de La Moinerie-Miniac. Forbin de son côté avait une escadre de 8 bâtimens de 44 à 60 canons, et pour capitaines MM. de Tourouvre, de Roquefeuille, Hennequin, de Nangis, de Vesin, d’Ilié et Bart. Forbin et Du Guay-Trouin reçurent l’un et l’autre à Brest, où s’étaient armés leurs navires, une lettre de M. de Pontchartrain leur ordonnant de prendre la mer pour intercepter une flotte considérable chargée de troupes et de munitions de guerre que la reine d’Angleterre envoyait en Portugal et en Catalogne ad secours de l’archiduc. Le comte de Forbin, comme chef d’escadre, avait le commandement supérieur. Il hâta ses derniers préparatifs et appareilla.

Après trois jours de croisière à l’ouverture de la Manche, Forbin changea tout à coup de route et se dirigea du côté de Dunkerque. Du Guay-Trouin, pensant qu’il avait fait quelque découverte, cingla également dans cette direction, et aperçut effectivement aux premières lueurs du matin une nombreuse flotte qui devait être celle qu’on leur avait annoncée. Il se disposait à aller trouver Forbin pour concerter l’attaque avec lui lorsque celui-ci hissa pavillon de chasse. Du Guay-Trouin l’imita, et comme son escadre, carénée de frais, avait une marche supérieure, il fut bientôt à une portée de canon de l’ennemi. Il attendit alors que Forbin, qui était son commandant, lui fît le signal d’attaque ; mais, contre toute prévision, et quoique le temps permît de porter les perroquets, le comte mit en travers et s’occupa de prendre des ris. Du Guay-Trouin se vit contraint de l’imiter, et pendant ce délai la flotte marchande forçait de voiles en différens chemins. La manœuvre intempestive de Forbin lui était-elle inspirée par le regret jaloux d’être distancé et de ne point commencer lui-même le combat ? On aurait lieu de le croire, car son caractère altier ne pouvait souffrir de rival. Quoi qu’il en soit, Du Guay-Trouin, ne recevant point d’ordre, voyant que le jour s’avançait, car il était déjà midi et l’on se trouvait au mois d’octobre, résolut de né point différer davantage et d’ouvrir l’action. Les cinq vaisseaux qui escortaient la flotte marchande, se plaçant entre elle et l’ennemi, s’étaient rangés en ligne. Au centre était le Cumberland, de 82 canons, commandé par l’amiral Richard Edwards. Du Guay-Trouin, après avoir désigné à chacun de ses capitaines le vaisseau qu’il devait attaquer, se réserva le Cumberland en recommandant à M. de La Jaille, qui montait la Gloire, de lui jeter, aussitôt qu’il serait accroché, une partie de son équipage. Enfin, songeant aux intérêts de ses armateurs, il prescrivit à M. de Nesmond, qui commandait l’Amazone, la meilleure frégate de son escadre, de se lancer au milieu du convoi et de faire le plus de prises qu’il lui serait possible, si toutefois aucun des vaisseaux du roi n’avait besoin de son secours. Ces instructions une fois données, Du Guay-Trouin, ayant fait coucher tout son monde sur le pont et dans les batteries, s’avança sur le Cumberland sans tirer un coup de canon. Il reçut tranquillement la bordée du Chester, matelot d’arrière de l’amiral, et celle du Cumberland lui-même. Debout sur sa dunette, observant avec joie qu’aucun boulet ne lui a fait d’avarie majeure, il semble habiter et diriger seul son vaisseau, dont le silence menace et déconcerte l’ennemi. Quand il n’est plus qu’à quelque distance, il feint tout à coup de plier. Le Cumberland, trompé, le poursuit, mais au même instant Du Guay-Trouin revient sur lui, et engage dans ses grands haubans le beaupré du vaisseau anglais. Ce mouvement inattendu et plein d’audace rend inutile toute l’artillerie du Cumberland pendant que celle du Lys peut au contraire l’enfiler de bout en bout. En effet, les matelots, qui se sont relevés, courent à leurs fusils, à leurs pièces chargées de mitraille, et jonchent le vaisseau ennemi de morts et de blessés. Il n’y a plus qu’à saisir à l’abordage le Cumberland, désemparé et sanglant ; mais son beaupré, qui s’est rompu dans les haubans du Lys, n’offre qu’un chemin étroit et dangereux. Un contre-maître, Honorât Toscan, s’y élance le premier, et, profitant de la consternation répandue à bord par les décharges du Lys, court au pavillon, dont il coupe la drisse. Il va s’en emparer lorsque quatre soldats s’avancent sur lui le sabre haut. Sans perdre la tête, il jette le pavillon à la mer, y plonge ensuite, le rattrape, gagne à la nage un canot qui se trouve démarré derrière le vaisseau, en hisse la voile, et rejoint avec son glorieux, trophée l’Achille, qui est en train de se réparer. D’autres avaient suivi Honorat à bord du Cumberland, mais en petit nombre à cause de la difficulté du passage. Alors M. de La Jaille, qui devait mettre son monde à bord du Lys, ne pouvant le faire à son aise à cause de la position de ce navire, prend le parti d’élonger le Cumberland, et vient placer son beaupré sur la poupe de Du Guay-Trouin. Le Cumberland se rend alors. Après ce premier avantage, Du Guay-Trouin déborde du vaisseau anglais et regarde où en est le combat afin de courir où il y aura besoin. Le chevalier de Beauharnais, avec l’Achille, avait abordé le Royal-Oak, et il allait y descendre avec son équipage lorsque le feu avait pris à son bord à des gargousses. L’explosion avait défoncé ses ponts et lui avait tué une centaine d’hommes. Il s’était alors éloigné, et le Royal-Oak, dont le beaupré s’était rompu dans l’abordage, en avait profité pour prendre la fuite. Le chevalier de Courserac avait fait par la rupture de ses grappins un faux abordage sur le Chester. Le chevalier de Nesmond, avec l’Amazone, s’était empressé d’occuper sa place ; mais, ayant mal calculé la distance, il avait dépassé l’ennemi. Courserac était alors revenu, et s’était rendu maître du Chester. M. de La Moinerie-Miniac avait soutenu, depuis le commencement de l’action, un combat meurtrier avec le Ruby, lorsque l’escadre de Forbin était enfin arrivée. Le comte lui-même était venu donner à toutes voiles contre la poupe du vaisseau anglais, et l’avait forcé d’amener son pavillon.

D’autres navires de cette escadre s’étaient mis à la poursuite du convoi, dont l’Amazone, après son abordage manqué du Chester, avait, selon les instructions de Du Guay-Trouin, capturé un grand nombre de bâtimens. Enfin deux capitaines de Forbin, le chevalier de Tourouvre, qui montait un vaisseau de 54 canons, et Bart, qui commandait le Salisbury, donnaient la chasse au Devonshire, le seul des vaisseaux anglais qui fût resté sans adversaire, et qui, avec ses 92 canons, écrasait leurs faibles navires du feu de son artillerie. L’abordage n’était pas possible, car la mâture des deux vaisseaux français n’atteignait pas aux barres du Devonshire, Cependant ils ne se décourageaient pas, et Bart venait de prendre près de l’ennemi la place que Tourouvre abandonnait un instant pour se réparer. Du Guay-Trouin hésitait entre le désir de les aider et l’envie d’amariner le Royal-Oak, proie certaine, s’il était poursuivi. Ce fut pour le parti le plus généreux qu’il se décida. Il rejoignit le Devonshire, et, l’élongeant à portée de pistolet, il allait l’aborder quand il vit sortir de sa poupe une épaisse fumée. Il attendit alors que ce commencement d’incendie se fût éteint, et resta pendant près de trois quarts d’heure sous le feu meurtrier de son ennemi, ne pouvant tenter l’abordage, car l’incendie continuait, et ne voulant pas l’abandonner. Enfin, désespéré et ayant perdu 200 hommes, il résolut de l’accoster à tout prix. Déjà les vergues des deux vaisseaux se croisaient, lorsque de Brugnon, l’un des officiers de Du Guay-Trouin, l’avertit que le feu, jusque-là concentré dans la poupe du Devonshire, gagnait ses haubans et ses voiles de l’arrière. Il n’y avait pas un instant à perdre. Du Guay-Trouin envoya ses officiers, armés de haches, couper au bout des vergues les manœuvres, qui s’étaient déjà mêlées, appareilla ses voiles de l’avant, fit changer la barre de son gouvernail, et fut assez heureux pour se dégager. Il fut alors témoin de l’agonie de ce grand navire, qui implorait des secours et auquel l’imminence d’une explosion rendait impossible d’en porter. Au bout d’un quart d’heure, pendant lequel le feu l’avait embrasé de l’arrière à l’avant, il sauta. Il y avait à bord plus de 1,000 hommes d’équipage et plus de 300 passagers, officiers et soldats.

Le combat était terminé. Des 5 vaisseaux ennemis, l’un, le Devonshire, avait sauté, 3 autres avaient été pris, et le dernier, le Royal-Oak, le fut le lendemain par Forbin et de Nangis, qui le rencontrèrent au large. La plus grande partie de la flotte avait été capturée. Elle l’eût été tout entière sans le malentendu qui survint au commencement du combat entre Du Guay-Trouin et Forbin. Tous deux se firent des reproches. Du Guay-Trouin se plaignit de l’indécision de son chef, Forbin de la précipitation de son lieutenant, qui avait attaqué sans ordres ; mais Forbin eût dû se rappeler qu’il ne lui en avait donné d’aucune sorte, et que dans un combat le devoir de l’inférieur, s’il est livré à lui-même, est de marcher au feu sans attendre de signal. La belle part de cette affaire revient à Du Guay-Trouin. Il faut ajouter cependant que, s’il remporta la victoire, ce fut Forbin qui la compléta. Les deux escadres firent voile vers Brest. Elles y rentrèrent précédées de la flotte marchande, et traînant à la remorque les vaisseaux ennemis au milieu des acclamations et de l’enthousiasme de la population, accourue de tous les côtés. Les matelots de Forbin et de Du Guay-Trouin, en amenant ces prises anglaises sur une rade de France, criaient avec une dérision pleine d’orgueil : « Place aux maîtres de la mer ! »


II

Le combat du 22 octobre 1706 ne devait pas avoir seulement le résultat d’une course heureuse, il avait influé d’une manière décisive sur les affaires d’Espagne. Les Portugais et l’archiduc Charles venaient en effet de livrer à Philippe V la bataille d’Almanza, et l’avaient perdue. Ils se retiraient, mais en bon ordre, sur le Portugal, et n’attendaient pour reprendre l’offensive que les convois de troupes et de munitions de l’Angleterre et de la Hollande. C’étaient ces secours que Forbin et Du Guay-Trouin avaient interceptés, et le combat du 22 octobre complétait de la sorte au profit de Philippe V la bataille d’Almanza. D’ailleurs la marine de course était alors à son apogée. Entre Forbin et Du Guay-Trouin, d’autres hommes, bien que d’une renommée moins éclatante, y avaient conquis une belle place. M. de Langon, avec sa seule frégate, soutenait à l’extrémité de la péninsule, près du détroit de Gibraltar, un combat glorieux contre 3 vaisseaux anglais ; Duquesne-Mosnier et Coetlogon, avec quelques frégates échappées au grand naufrage de la marine, faisaient la course pour le compte du roi ; Vié et Cassard enfin, tous deux Nantais, tous deux nés en 1672, pleins de jeunesse et de bravoure, s’avançaient d’un pas égal dans une carrière de périls et de gloire. Vié, qui avait commencé à naviguer en 1688, était à la bataille de La Hogue pilote sur le vaisseau du roi le Brave. Depuis 1703, il naviguait pour le compte des armateurs de Saint-Malo, et avait pris à lui seul aux alliés plus de 50 navires richement chargés. Enfin, avec un bâtiment de 26 canons, il venait de faire prisonnier lord Hamilton, gouverneur des Antilles anglaises, quoiqu’il fût escorté de deux navires, l’un de 24, l’autre de 18. Cassard, qui s’était fait remarquer de Pointis lors de l’expédition de Carthagène dans le périlleux service des galiotes à bombes, avait été récemment nommé lieutenant de vaisseau par le roi, et, comme si ce grade eût découvert à son ambition des horizons nouveaux, le chef d’escadre plein de coup d’œil et de science perçait déjà en lui sous l’heureux et intrépide armateur.

La Hollande était épuisée, l’Angleterre pleine d’inquiétude. Il semblait qu’elle eût affaire à d’insaisissables ennemis. Elle multipliait ses flottes ; mais le blocus était presque impossible à établir. D’ailleurs elle croyait encore que la France avait des escadres, et s’épuisait en vaisseaux pour empêcher toute sortie de nos grands ports de guerre, tandis que de nos moindres ports marchands, de la plus petite baie, de nombreux corsaires s’élançaient pour courir sus aux navires de commerce, dont le nombre considérable offrait toujours une proie facile. Le seul port- de Dunkerque, pendant cette guerre, mit à la mer jusqu’à 792 bâtimens corsaires, dont plusieurs faisaient trois ou quatre courses par an. Le parlement anglais retentissait des plaintes des négocians, qui reprochaient à l’amirauté de ne pas donner des escortes suffisantes aux flottes de commerce et de ne point avoir de croisières aux points essentiels de la Manche. L’amirauté, surprise par cette guerre de course qui avait pris tout à coup une si vaste extension, ne sachant pas encore préserver tous les endroits vulnérables, sentait que ces reproches étaient fondés, et redoublait d’efforts avec d’autant plus d’énergie que le combat du 22 octobre lui avait montré tout ce qu’il lui faudrait de persévérance et de sacrifices pour se rendre maîtresse de la position.

Ainsi la marine de course réalisait ce qu’on avait attendu d’elle. Elle enrichissait les armateurs et le roi, elle tenait en éveil l’Angleterre et la Hollande, ruinait leur commerce, les épuisait par l’entretien de flottes nombreuses. Elle avait ses illustrations et ses gloires, et, recevant enfin des événemens une sorte de consécration politique, elle succédait à la marine royale dans ce rôle d’influence sur les affaires de l’Europe que celle-ci avait joué jusqu’alors. Ce fut dans ces circonstances qu’on résolut de profiter du degré de réputation auquel elle venait de s’élever et des ressources dont elle disposait pour tenter contre l’Angleterre un coup décisif. Les discussions intestines de ce pays, où il s’agissait d’une restauration des Stuarts, donnaient lieu de penser qu’on pourrait le frapper à la fois par la politique et par les armes. Pontchartrain fit en conséquence appeler le comte de Forbin, et lui dit que le roi préparait à Dunkerque un armement de plusieurs de ses vaisseaux et de 6,000 hommes de troupes de débarquement, qu’il lui en confiait le commandement, et qu’au retour de l’expédition le grade de lieutenant-général lui était assuré. Le comte accepta d’abord avec joie ; mais quand le ministre eut ajouté que cet armement était destiné à rétablir Jacques III en Écosse et en Angleterre, Forbin, qui connaissait toutes les difficultés de la navigation dans ces parages, tout le péril d’un débarquement, qui, par ses fréquentes relations avec les deux pays, savait combien peu y était populaire l’idée d’une restauration, Forbin déclara nettement que les conspirateurs avaient tout exagéré, hors les obstacles inhérens à l’entreprise, et qu’on allait marcher à un désastre. Le ministre, dont le parti était pris, le laissa dire, et ne combattit nullement ses objections politiques et militaires. Il lui répondit simplement, ce qui alors était un argument sans réplique, que Louis XIV le voulait ainsi, que le roi et la reine d’Angleterre s’étaient jetés à ses pieds, qu’il leur avait promis son secours, et qu’il ne pouvait manquer à sa parole. Cette seule raison aurait eu quelque grandeur, s’il ne s’y était joint d’autres considérations plus mesquines d’intrigues de cour que le ministre n’avouait point. On avait promis au comte de Gacé, commandant des troupes de terre, et à ses principaux officiers de les faire avancer d’un grade aussitôt que l’escadre aurait pris la mer, et Pontchartrain ne voulait pas, en renonçant au projet de descente, s’attirer le mécontentement de ces gens-là. Forbin, sur le point de sortir, revint tout à coup vers le ministre. « Monseigneur, lui dit-il, moi aussi, j’ai mon projet. Je vais aller à Dunkerque, j’armerai les vaisseaux du roi, j’embarquerai les 6,000 hommes de troupes, je passerai au travers de la flotte ennemie, je m’y engage ; seulement, au lieu de faire voile pour l’Angleterre, j’irai en Hollande, je brûlerai tous les vaisseaux du port d’Amsterdam, je mettrai tout à feu et à sang, et avant un mois vous aurez la paix. — Et les 6,000 hommes ? dit le ministre. — J’en rembarquerai ce que je pourrai, répliqua Forbin. Dans un cas comme dans l’autre, ils sont sacrifiés ; autant vaut que ce soit pour un résultat utile. » M. de Pontchartrain lui répondit que l’on pourrait songer plus tard à ce projet ; mais que pour l’instant il n’y avait qu’à exécuter les ordres du roi. Forbin se retira désespéré, tout en acceptant le commandement de l’expédition, parce qu’il ne savait reculer devant aucun péril ; néanmoins il voulait tenter un dernier effort auprès de Louis XIV, et se trouva sur son passage. Le roi était prévenu ; aussi, dès qu’il vit s’avancer le comte : « Monsieur de Forbin, lui dit-il, je vous souhaite un bon voyage, je suis occupé, et je ne puis vous entendre pour le présent. » Il ne restait plus qu’à partir. Forbin se rendit immédiatement à Dunkerque, et, bien que détestant l’expédition dont on l’avait chargé, il mit tout en œuvre pour la faire réussir. L’intendance avait proposé un projet vraiment absurde, celui d’embarquer les troupes sur des flûtes marchandes, capables, à la vérité, de porter chacune 500 hommes, mais mauvais bâtimens qui, ne pouvant en un jour de combat ou de gros temps virer de bord ou doubler une côte, étaient exposés à devenir la proie du moindre croiseur. Forbin fit révoquer ce projet, et remplaça les flûtes par trente corsaires de Dunkerque, obéissans et fins voiliers, qui lui étaient familiers de longue date. Cela faisait un plus grand nombre de bâtimens, mais il les tenait plus aisément sous sa main. Les armateurs les lui confièrent sur son crédit, s’associant à toutes les chances de l’expédition projetée. Il parvint, en épuisant l’arsenal et avec les plus grands efforts, à se procurer les sabres, les fusils, la poudre et les munitions nécessaires. Les troupes, venues de Saint-Omer, étaient prêtes à embarquer. On n’attendait plus que Jacques III. Ce prince parut enfin ; mais deux jours après son arrivée il fut attaqué de la rougeole, et son médecin déclara qu’il ne répondait point de ses jours, s’il s’embarquait dans cet état. Le départ fut différé, et pendant ce temps une flotte anglaise de 48 vaisseaux, commandée par l’amiral Byng, vint mouiller à Gravelines, à deux lieues de Dunkerque. Alors Forbin, qui n’augurait toujours rien de bon de l’expédition, sollicita de nouveau la révocation de l’ordre de départ, se fondant sur la maladie du roi et sur la présence de l’amiral Byng. Il eût peut-être réussi, si la flotte anglaise n’eût précisément été forcée de prendre le large et de se réfugier aux dunes. Le comte de Gacé et les seigneurs anglais redoublèrent d’instances auprès de la cour ; ils l’emportèrent, et l’ordre fut maintenu. Vivement pressé par ses passagers d’appareiller malgré le mauvais temps, presque menacé, Forbin, qui épiait une circonstance favorable, leur répondait avec son humeur railleuse : « Si vous persistez à faire embarquer le roi, il me faudra obéir ; mais, faites-y bien attention, je vous ferai tous noyer. Quant à moi, je ne risque rien ? je sais nager, et je me tirerai bien d’affaire. » Enfin Jacques III donna lui-même l’ordre du départ, et la flotte appareilla au nombre de 5 vaisseaux et de 30 corsaires. Le jour même, elle fut surprise par la tempête, et mouilla au milieu, des écueils. Pendant la nuit, trois vaisseaux eurent leurs câbles brisés et ne se sauvèrent que par miracle. Le lendemain, on remit à la voile, et le comte de Gacé fut proclamé maréchal de France sous le nom de maréchal de Matignon. Chaque officier reçut, comme la promesse en avait été faite, le grade supérieur à celui qu’il occupait. Pour beaucoup dès lors, le but de l’expédition était rempli. Aussi, à mesure qu’on s’avançait vers les côtes d’Ecosse, au milieu des brouillards et des grains, sous un ciel triste et froid, à mesure qu’on était plus tourmenté par le mal de mer et en proie aux incommodités inséparables d’une telle traversée, on commençait à partager l’opinion de Forbin, et à trouver que le plus prudent serait peut-être de revenir sur ses pas ; mais Forbin, qui d’ailleurs accomplissait un devoir en continuant sa route, ne voulait entendre à rien, et goûtait un amer plaisir à railler les découragés et les malades. Enfin le 12 mars, à l’entrée de la nuit, la flotte mouilla devant la rivière d’Edimbourg, et l’on fit immédiatement des signaux dans toutes les directions.

Ce fut un moment d’incertitude cruelle. D’autres sentimens s’agitaient en effet sur la flotte que les égoïstes intérêts d’ambition des officiers français. Les partisans de Jacques III, embarqués sur la foi de leurs espérances, ne contemplaient pas sans émotion les côtes de leur patrie, et s’attendaient à chaque instant à voir briller un feu de reconnaissance, à entendre un cri de ralliement. Partout régnaient le silence et la solitude. Les précautions du ministère whig avaient rendu toute manifestation impossible. Pendant la nuit toutefois, cinq coups de canon furent tirés dans le sud : c’était un signal, mais un signal de l’ennemi. Aux premières lueurs du jour, on aperçut la flotte de l’amiral Byng mouillée à quatre lieues de distance. Les proscrits crurent d’abord qu’ils se trompaient. Ils ne pouvaient se résigner à voir leurs illusions si promptement détruites. Ils dirent à Forbin que ce qu’il prenait pour les vaisseaux ennemis était une flotte danoise qui venait chaque année à Edimbourg pour y chercher du charbon de pierre. Forbin envoya deux frégates la reconnaître ; mais en même temps il fit appareiller l’escadre. Sa position était difficile. Il avait pénétré assez avant dans le golfe, et devait, pour en sortir, doubler le cap qui le termine au nord. Si au lieu de ses corsaires il avait eu des flûtes, il n’en serait point venu à bout. Heureusement pour lui, l’amiral Byng, avant de le poursuivre, voulut former sa ligne de bataille, et perdit un temps précieux dont Forbin profita pour s’échapper. Toutefois la flotte anglaise, qui se trouvait au vent, gagnait sensiblement sur lui. Les seigneurs anglais, qui craignaient pour la sûreté de Jacques III, pressaient Forbin de les débarquer près d’un château que l’on apercevait sur la côte. Peut-être aussi voulaient-ils, plutôt que de retourner en France sans avoir rien tenté, risquer leur dernier enjeu sur la terre natale et y périr ou y triompher ; mais Forbin, qui répondait sur sa tête de la vie du roi, et qui sentait que débarquer cette poignée d’hommes en Écosse, c’était la vouer à une perte certaine, se refusait à leurs sollicitations. Il descendit chez le prince, qui, au milieu de ces événemens, témoigna beaucoup de faiblesse, et, lui montrant le chemin que suivait la flotte anglaise, il lui expliqua que, pour en venir aux mains, elle serait obligée de redresser sa ligne au plus près, ce qui lui ferait perdre de sa vitesse, et qu’alors, si on ne la devançait pas, il serait toujours possible de le mettre à terre ou de le faire changer de bâtiment. En même temps il envoya de Nangis avec le vaisseau qu’il montait, le Salisbury, attaquer, pour la retarder, la tête de la ligne anglaise. Nangis, sacrifié au salut commun, ne se rendit qu’après un beau combat et entouré par quatre adversaires ; mais, grâce à lui, Forbin avait gagné du terrain, et, modifiant à l’entrée de la nuit sa route vers l’est-nord-est, il échappait à l’ennemi, et ramenait son escadre saine et sauve à Dunkerque trois semaines après son départ. L’expédition n’avait pas eu un résultat funeste. C’était beaucoup pour les armes du roi ; mais ce n’était pas assez pour les armateurs, qui avaient fourni leurs corsaires de confiance, et qui se trouvaient ruinés. Afin de les indemniser, Forbin résolut de reprendre la mer malgré les Anglais, qui bloquaient Dunkerque avec 40 bâtimens. Malheureusement les vaisseaux étaient trop gros pour passer à toute heure par-dessus les bancs de sable qui sont à l’entrée de la rade, et de plus le ministre ne voulait pas les compromettre dans une nouvelle sortie. Le temps se passa en délais. Quant à Forbin, loin d’avoir obtenu son grade de lieutenant-général, il se voyait, comme chef d’escadre, accusé à la fois par les ministres de la guerre et de la marine, qui se renvoyaient de l’un à l’autre l’insuccès de l’expédition. Abreuvé de dégoût, n’envisageant plus d’issue à sa carrière, il profita de la permission qu’on lui avait laissée de se choisir un successeur, et nomma M. de Tourouvre au commandement de l’escadre. Il sollicita en même temps sa retraite et alla vivre en Provence, son pays natal, dans une belle habitation qu’il possédait près de Marseille. Pontchartrain, qui n’avait point consenti à ce que l’escadre prît la mer pendant la belle saison, voulut qu’elle armât et qu’elle sortît en hiver. Tourouvre obéit ; mais il la ramena au bout d’un mois de croisière, n’ayant pas fait une seule prise, avariée par la mer, et exigeant des réparations trop coûteuses pour qu’on songeât à les entreprendre.

En même temps que le comte de Forbin était parti pour son expédition d’Angleterre, Du Guay-Trouin avait obtenu du roi d’armer à Brest pour une entreprise dont il gardait soigneusement le secret. Il s’agissait d’aller attendre aux Açores la riche flotte portugaise qui venait annuellement du Brésil. L’armement de Du Guay-Trouin se composait du Lys et du Saint-Michel, de 74 canons chacun, de l’Achille, de 66, de la Dauphine, de 56, du Jason, de 54, de la Gloire, de 40, de l’Amazone, de 36 et de l’Astrée de 22. Les commandans étaient M. de Géraldin, le chevalier de Gourserac, MM. de La Jaille, de Miniac, le chevalier de Nesmond, le chevalier de Goyon, MM. de Courserac l’aîné et de Kerguelen. Du Guay-Trouin, noblement superstitieux comme tous les grands hommes de mer, ne séparait point sa fortune de ses vieux compagnons de gloire, ses capitaines et ses vaisseaux. Il joignit à cette escadre une corvette de construction anglaise de 8 canons, qu’il confia à un jeune homme de ses parens pour servir de découverte, et une frégate de Saint-Malo de 30 canons qui devait venir le retrouver.

De son côté, le roi de Portugal avait fait diriger une escadre de 7 vaisseaux vers les Açores pour protéger la flotte du Brésil. Du Guay-Trouin, l’ayant appris en mer, passa au large de ces îles pour n’être point vu, et alla établir sa croisière à quinze lieues dans l’ouest. Il avait envoyé sa corvette faire le tour des Açores. Elle lui rapporta que l’escadre ennemie se composait de 3 navires portugais, 3 anglais et 1 hollandais, un des portugais à trois ponts, et tous les autres depuis 50 jusqu’à 70 canons, et qu’elle courait des bords au large, à l’ouest du fort de la Terceire. Au bout de trois mois, rien n’avait paru. Du Guay-Trouin eût été fort inquiet, si la corvette que tous les quinze jours il envoyait en observation ne lui eût assuré que les ennemis étaient toujours dans la même position. Enfin un soir, on aperçut un vaisseau venant de l’ouest et faisant voile vers les Açores. On lui donna la chasse, mais malheureusement il s’échappa pendant la nuit. Il était bien probable que ce navire informerait les Portugais de la croisière de l’escadre française, et que ceux-ci expédieraient un bâtiment d’avis à la flotte du Brésil pour lui faire changer sa route. De plus les vivres et l’eau commençaient à manquer. Du Guay-Trouin conçut alors un de ces hardis projets qui lui étaient habituels. Il résolut d’aller attaquer la flotte ennemie, qui devait être abondamment pourvue, de s’approvisionner en la capturant et de revenir ensuite reprendre sa croisière. Si par male-chance la flotte du Brésil passait pendant cette absence, il paierait toujours ses frais d’armement avec les canons de bronze que les Portugais avaient en grand nombre à leur bord. Seulement, s’écartent dans cette circonstance de ses principes de ne jamais assembler de conseil quand il est question de combattre, il réunit ses capitaines. — « Ç’a été, dit-il dans ses Mémoires, la première fois de ma vie, et ce fut la dernière. » On lui donna précisément l’avis qu’il redoutait. Ses officiers et ses équipages, qui faisaient la guerre pour s’enrichir, ne se souciaient pas, en combattant les Portugais, d’échanger de l’or contre du plomb. D’ailleurs, lui disait-on, si la flotte du Brésil ne venait pas, il serait toujours temps d’aller se dédommager sur la flotte de guerre. C’était là ce dont doutait Du Guay-Trouin ; il n’avait pas tort. En effet, quand au bout de quelques jours, qui lui parurent des siècles, il eut mis à la voile et fut arrivé devant les Açores, l’ennemi avait disparu. Afin d’avoir quelques éclaircissemens et de se ravitailler, Du Guay-Trouin, ayant passé entre les îles de Vigo et de Saint-George, choisit cette dernière pour y faire une descente. Il envoya ses canots opérer une fausse attaque du côté de la ville pendant que le comte d’Arguien, son capitaine en second, débarquait heureusement avec 500 hommes et les chaloupes. Il fut bientôt maître de Saint-George, où on lui apprit que les Portugais étaient partis, mais que la flotte du Brésil n’était point encore passée.

Bien que ce retard fût étrange, Du Guay-Trouin résolut de retourner à sa croisière. Il pressait avec la plus grande activité l’embarquement des futailles qu’il avait fait remplir d’eau, lorsqu’une tempête se déclara. Il fallut appareiller à la hâte sans avoir le temps de s’approvisionner. Du Guay-Trouin, désespéré, mais n’abandonnant point son projet, signala Vigo à l’escadre comme point de ralliement, comptant y prendre l’eau nécessaire et revenir. Tant de courage, d’activité et de généreuse persévérance ne fut point couronné de succès. Les vaisseaux de l’escadre, battus de la tempête et pressés par la soif, allèrent atterrir où ils purent ; Du Guay-Trouin, avec le Lys, arriva seul à Vigo. Ce fut pour y apprendre l’entier renversement de ses espérances. La flotte du Brésil avait mouillé à Lisbonne et dans les ports voisins. Cet armement inutile avait causé de grandes pertes aux armateurs et compromis la propre fortune de Du Guay-Trouin et celle de son frère.


III

Ainsi, bien que conduites par Forbin et Du Guay-Trouin, les deux dernières expéditions que l’on eût tentées sur une grande échelle avaient échoué. La marine de course perdait son prestige, et avec son prestige la plus réelle peut-être de ses forces, car, moitié militaire, moitié commerciale, elle ne vivait, ne se recrutait que par le crédit, et ce crédit flottait naturellement au gré de ses succès et de ses revers. Elle ne devait pas être plus heureuse pendant les années suivantes. Elle allait avoir encore de beaux faits d’armes, mais rares, isolés, et sans ce résultat matériel, l’argent, qui était la première condition de son existence. Elle ne fit plus en Europe que marcher à un complet épuisement. Ses derniers succès lui vinrent d’Amérique, et elle les dut à « l’infatigable commodore Du Guay-Trouin, » comme l’appellent les Anglais, à l’illustre marin qui conservait seul toute sa confiance, et qui ne cessa, jusqu’à la fin de la guerre, de se consacrer entièrement à elle.

En 1710, un capitaine de vaisseau, M. Du Clerc, avait tenté avec quelques bâtimens une expédition infructueuse contre Rio-Janeiro. Des 1,000 hommes qu’il avait emmenés, 400 avaient été tués dans l’attaque ; lui-même, après s’être rendu, avait été massacré contre le droit des gens, et les 600 autres, faits prisonniers, étaient depuis ce temps en butte aux plus mauvais traitemens. Du Guay-Trouin, excité par le désir de les venger et la perspective du riche butin qu’on pourrait recueillir à Rio-Janeiro, la colonie alors la plus florissante du Brésil, médita de renouveler l’expédition de Du Clerc. La tentative était cependant devenue plus difficile. Le roi de Portugal en effet, pour éviter à l’avenir de pareils coups de main, avait fait augmenter les fortifications de Rio-Janeiro, et y avait envoyé 4 vaisseaux de 56 à 74 canons, 3 frégates de 40 chargées de munitions et d’artillerie, et b régimens d’élite sous le commandement de dom Gaspard d’Acosta. Ce n’était point là un obstacle capable d’arrêter Du Guay-Trouin. Il n’en mûrit son dessein qu’avec plus de soin et dans le plus grand secret. Nous allons voir, par la manière dont il forma son armement, comment s’obtenaient et se faisaient ces traités de compte à demi avec le roi pour la guerre de course.

À ces dernières années de Louis XIV, où tous les liens moraux s’étaient relâchés par suite d’une longue servilité, la corruption, pour être cachée, n’en était pas moins profonde. Ce n’était qu’avec une patience à toute épreuve, une grande dextérité et de nombreux. sacrifices que les armateurs parvenaient à servir leur pays. Le roi n’en savait rien, et y eût remédié, s’il l’eût su : mais le difficile était d’arriver jusqu’à lui. Du Guay-Trouin commença par s’ouvrir à trois anciens amis qui déjà l’avaient aidé de leur bourse, et parmi lesquels était M. de Coulange, contrôleur-général de la maison du roi ; puis il leur adjoignit trois riches négocians de Saint-Malo. Il leur fit alors un état des vaisseaux, des officiers, des troupes, des équipages, des vivres nécessaires. Cet armement, non compris les salaires payables au retour, devait monter à 1,200,000 livres. Ceci fait et convenu, M. de Coulange alla solliciter le ministre, tandis que Du Guay-Trouin faisait des démarches auprès du comte de Toulouse. Pontchartrain par prédilection pour ce genre de guerre, le grand-amiral par l’estime où il tenait Du Guay-Trouin, mais tous deux surtout par l’espérance du gain, s’intéressèrent dans l’entreprise et en parlèrent au roi, qui consentit à prêter ses troupes et ses vaisseaux.

Il fallait agir secrètement pour ne point éveiller l’attention des ennemis par de grands préparatifs. Aussi Du Guay-Trouin partagea-t-il l’armement entre différens ports. La plus grande partie cependant s’en fit à Brest. Il y équipa le Lys et le Magnanime, de 74 canons, le Brillant, l’Achille et le Glorieux, de 66, la frégate l’Argonaute, de 46, l’Amazone et la Bellone, de 36, — la Bellone disposée en galiote avec deux gros mortiers, — l’Astrée, de 22, et la Concorde, de 20. Les commandans étaient le chevalier de Goyon, le chevalier de Courserac, le chevalier de Beauve, M. de La Jaille, le chevalier Du Bois de La Motte, MM. de Kerguelen, de Chenais, Le Jer, de Royon et de Pradel. Ces trois derniers, par une autre singularité, se trouvaient être parens des principaux directeurs de l’armement. À Rochefort, M. de La Moinerie-Miniac arma le Fidèle, de 60 canons, sous le prétexte d’une course ordinaire, et M. de La Marc-Danican l’Aigle, frégate de 40, pour les îles de l’Amérique. Deux galiotes avec deux mortiers chacune se préparèrent sous main à La Rochelle. A Dunkerque, M. de La Cité-Danican arma pour le nord le vaisseau de 56 canons le Mars, Deux bâtimens enfin, le Chancelier, de 44, monté par M. Danicau du Rochet, et la Glorieuse, de 30, par M. de La Perche, furent préparés à Saint-Malo.

Ces divers armemens étaient presque terminés au bout de deux mois, quand Du Guay-Trouin apprit qu’une flotte anglaise de 20 vaisseaux allait venir le bloquer à Brest. Il partit immédiatement pour La Rochelle, qu’il avait donnée comme point de rassemblement à sa flotte, et l’y rallia. Deux jours après son départ de Brest, la flotte anglaise avait effectivement paru. Dès que Du Guay-Trouin eut ses bâtimens, il fit voile pour l’Amérique. Il relâcha un jour aux îles du Cap-Vert, à Saint-Laurent, où il prit de l’eau, et détermina pour chacun, dans un simulacre de débarquement, la place qu’il aurait à tenir. Le 11 août 1711, il passait la ligne, et le 11 septembre s’estimait sur les côtes du Brésil. L’on jeta la sonde et l’on trouva fond, mais l’on n’apercevait point la terre. Malgré les approches de la nuit, qu’une brume très épaisse rendait encore plus obscure, Du Guay-Trouin profita de la brise qui fraîchissait pour continuer résolument sa route. Il regardait comme de la plus grande importance pour forcer le goulet d’y arriver à l’improviste. Le lendemain, il était à l’entrée ; mais, à sa grande surprise, loin de saisir l’ennemi au dépourvu, il vit les garnisons des forts éveillées, et la flotte portugaise, composée de 3 vaisseaux et de 2 frégates, en travers de la rade. Il apprit plus tard que le roi d’Angleterre, ayant eu vent de son expédition, avait envoyé un paquebot à Lisbonne, et que le roi de Portugal, n’ayant pas de navire disponible, avait dirigé ce même paquebot sur le Brésil. Favorisé dans sa traversée, il était arrivé quinze jours avant la flotte française. Du Guay-Trouin se consola vite d’un contre-temps qu’il pouvait réparer par son courage. Il donna aussitôt l’ordre à M. de Courserac, qui connaissait un peu l’entrée, de prendre la tête de la ligne avec le Magnanime. MM. de Goyon et de Beauve le suivaient. Du Guay-Trouin se mit au centre avec le Lys. Après lui venaient MM. de La Jaille, de La Moinerie-Miniac et les autres capitaines de l’escadre. De la position qu’il occupait, Du Guay-Trouin dominait ainsi son escadre et la tenait sous son regard. Le goulet de Rio-Janeiro, très resserré et d’un grand quart de lieue moins large que celui de Brest, était défendu des deux côtés : à droite, en s’avançant vers l’intérieur, par le fort Sainte-Croix, de 48 gros canons, par une batterie de 8 pièces et par le fort Notre-Dame-de-bon-Voyage, situé sur une presqu’île et garni de 16 canons ; à gauche, vis-à-vis du fort Sainte-Croix, par le fort Saint-Jean et par deux batteries de 48 pièces, enfin par les forts de Villegagnon, de 20 pièces, en face du fort de Notre-Dame-de-bon-Voyage. Au milieu du goulet, un gros rocher obligeait les navires à passer à portée de fusil des forts. L’escadre, conduite avec habileté par M. de Courserac, soutint avec sang-froid le feu des forts, y riposta de son mieux, puis, les laissant derrière elle, pénétra dans la rade. Les vaisseaux portugais n’osèrent tenir, et, après avoir échangé quelques bordées avec leurs adversaires, allèrent s’échouer sous les batteries de la ville.

La rade de Rio-Janeiro est une des plus belles du monde. La ville est bâtie au fond, en amphithéâtre sur trois montagnes qui la commandent. Ce sont, à partir de la gauche, la montagne des Jésuites, celle de l’Évêque et celle des Bénédictins. Ces trois montagnes étaient reliées entre elles par un grand nombre de batteries et de forts, parmi lesquels ceux de Saint-Sébastien, de 14 pièces, de Saint-Jacques, de 12, de Sainte-Aloysie, de 8. Le bas de la cité était défendu par des redans dont les feux se croisaient, et au pied des Bénédictins par le fort de la Miséricorde, de 18 pièces, qui s’avançait dans la mer. Du côté de la terre, la ville était protégée par un large fossé et un camp retranché où se tenaient 12 ou 15,000 Portugais et noirs. Enfin devant Rio-Janeiro, en face des Bénédictins et dans une formidable position d’avant-garde, est l’île aux Chèvres, sur laquelle était un fort à quatre bastions. Cette île, une fois prise, devenait pour l’ennemi un pied-à-terre et un point d’appui. C’est ce que Du Guay-Trouin comprit aussitôt. Profitant de l’intimidation qu’avait produite son combat du matin, à peine entré dans la rade, il envoya 500 hommes sous la conduite du chevalier de Goyon pour s’emparer de l’île aux Chèvres. Ces braves gens se mirent à l’eau jusqu’à la ceinture pour débarquer plus vite, et aux cris de vive le roi culbutèrent les Portugais avec tant de rapidité que ceux-ci n’eurent même pas le temps d’enclouer leurs canons. Ils se jetèrent dans des barques et gagnèrent Rio-Janeiro, où, dans leur effroi, ils coulèrent sous le fort de la Miséricorde plusieurs navires marchands, et firent sauter leurs trois vaisseaux de guerre. Du Guay-Trouin, utilisant sans retard la position qu’il avait conquise, ordonna à MM. de La Ruffinière, de Kerguelen et Éliau d’y établir des batteries de canons et de mortiers. Il les fit soutenir en même temps par un nombreux corps de troupes que commandait le marquis de Saint-Simon, lieutenant de vaisseau.

L’attaque par mer était assurée ; il fallait maintenant investir la ville par terre. Le 14 septembre, 1,500 hommes débarquèrent sous la protection des frégates l’Amazone, l’Aigle, l’Astrée et la Concorde hors de portée du canon de la montagne des Bénédictins. Le débarquement se fit sans obstacle. Du Guay-Trouin partagea immédiatement sa petite armée en trois brigades de trois bataillons chacune. Il garda pour lui, avec M. de Beauve sous ses ordres, une de ces brigades, à laquelle il adjoignit une compagnie de 60 caporaux choisis dans toute la troupe et un certain nombre de gardes de la marine et de volontaires se recrutant chaque jour parmi les plus braves. Il donna les deux autres brigades à MM. de Goyon et de Courserac. Il débarqua aussi 4 petits mortiers portatifs et 20 gros pierriers de fonte pour s’en faire une artillerie de campagne. La brigade de M. de Courserac s’établit sur une hauteur qui regarde la ville, et M. de Goyon un peu plus loin ; Du Guay-Trouin se plaça entre les deux. Il formait ainsi un demi-cercle autour de Rio-Janeiro, et gardait ses communications avec la mer et ses vaisseaux. Il eût désiré s’étendre plus loin, mais il dut y renoncer, quelques troupes qu’il avait envoyées à la poursuite des Portugais ayant été arrêtées court par les marais et les broussailles. Après avoir installé son camp, il traça ses parallèles avec activité. Les soldats étaient remplis d’ardeur et de gaîté. Sous ce riant climat, abondant en fruits et en rafraîchissemens de toute espèce, ils se remettaient des fatigues de la traversée. En quelques jours, 500 scorbutiques avaient recouvré leurs forces. Ils avaient d’ailleurs un grand mépris pour les nègres et les Portugais, qui ne les attaquaient point. Ceux-ci au contraire sentaient l’hésitation et le découragement les gagner. Les rapides avantages remportés par les Français avaient frappé les ennemis de stupeur. Ils avaient espéré que Du Guay-Trouin viendrait les chercher dans leurs retranchemens, ils comptaient en avoir aussi bon marché que de Du Clerc ; mais, voyant qu’il se contentait de presser les travaux de siège et que bientôt il ouvrirait la tranchée, ils se reprenaient à trembler. Les noirs, assez bien disciplinés, mais ayant plus de courage que de fidélité, pouvaient trahir d’un moment à l’autre. Aussi les principaux habitans abandonnaient la ville et se retiraient dans les montagnes avec leurs richesses et leur famille.

Dom Gaspard d’Acosta voulut faire une sortie pour remonter le moral de ses troupes. Il marcha en effet avec 1,500 hommes à l’attaque de la colline qu’occupait le chevalier de Courserac ; il fut arrêté à moitié chemin par une maison crénelée que gardaient une quarantaine de matelots. Un combat acharné s’engagea. Du Guay-Trouin, mettant les troupes sous les armes, fit peser de tout son poids la brigade de M. de Courserac sur les assaillans ; puis, ordonnant à 200 travailleurs de gagner le revers de la colline, il les jeta au milieu d’eux en flanc et en queue au moment où ils battaient en retraite. Cette diversion causa le plus grand mal aux Portugais, qui rentrèrent dans Rio-Janeiro plus découragés que jamais. Tandis que Du Guay-Trouin remportait ce succès, MM. de Beauve et de Blois, qu’il avait chargés de construire une batterie de 10 canons sur une presqu’île qui prenait à revers une partie des retranchemens des Bénédictins, l’avertirent que la batterie était prête. M. de La Ruffinière lui fit dire également qu’il avait sur l’île aux Chèvres 5 mortiers et 18 pièces de canon de 24, et qu’il ouvrirait le feu au premier ordre. Tout était donc disposé pour une action décisive ; mais auparavant Du Guay-Trouin envoya sommer dom Francisco de Castro de rendre la ville et d’accorder une éclatante réparation pour les mauvais traitemens qu’on avait fait subir à Du Clerc et à ses compagnons. Le gouverneur répondit que la justice avait fait chercher les assassins du capitaine français sans les pouvoir trouver, et, quant à la ville, qu’elle lui avait été confiée, et qu’il la défendrait jusqu’à la dernière goutte de son sang. Il n’y avait plus à hésiter. Du Guay-Trouin se prépara pour l’assaut. Le 19 et le 20 septembre, toutes les batteries jouèrent à la fois, et le 20 au soir la brèche était praticable en plusieurs endroits. La principale attaque devait être donnée du côté de la mer contre les Bénédictins ; mais, pour qu’elle réussît, il fallait y jeter d’un seul coup un grand nombre de troupes. C’était difficile, parce que les embarcations des vaisseaux seraient forcées de faire plusieurs voyages, et que les premiers débarqués ne seraient pas suffisamment soutenus. Pour obvier à ces inconvéniens et pour aider le feu de l’île aux Chèvres, Du Guay-Trouin depuis deux jours avait fait mouiller les vaisseaux le Mars et le Diamant entre cette île et la terre. Il eut alors une idée ingénieuse. Cinq navires marchands portugais étaient ancrés près de la ville ; il résolut de s’en emparer pendant la nuit, d’en faire un entrepôt pour ses troupes de débarquement et de les lancer en bloc le lendemain matin contre les Bénédictins. L’assaut se trouvait ainsi différé d’une nuit ; mais cela importait peu, si le succès en était mieux assuré.

En conséquence Du Guay-Trouin fit cesser le feu le 20 au soir. Il n’y avait plus qu’une chose à craindre : c’était que les Portugais n’entravassent l’opération. Pendant toute la journée, qui avait été lourde et d’une accablante chaleur, un orage avait menacé, et il était possible qu’il éclatât durant la nuit. Dans cette prévision, Du Guay-Trouin, craignant qu’à la lueur des éclairs les Portugais n’aperçussent ses chaloupes et ne tirassent dessus, avait fait pointer de jour tous ses canons, et le feu ne devait commencer que lorsque lui-même, de la batterie où il serait placé, en donnerait le signal. Il ne s’était pas trompé. Pendant la nuit, l’orage éclata dans toute sa violence. ; les Portugais aperçurent les chaloupes et tirèrent. Dès alors l’artillerie de Du Guay-Trouin gronda sur toute la ligne, et d’abord on lui répondit de la ville avec acharnement. Peu à peu cependant, tandis que le feu des Français continuait. aussi nourri qu’au début, celui des assiégés allait en se ralentissant. Aux premières lueurs du jour, il avait entièrement cessé. Du Guay-Trouin se disposait à l’assaut, les troupes étaient prêtes, elles allaient marcher, quand M. de La Salle, lieutenant de Du Clerc et fait prisonnier en même temps que lui, sortit en courant des retranchemens ennemis, et vint dire à Du Guay-Trouin que Rio-Janeiro était abandonné. Cette nuit terrible, où les roulemens du tonnerre s’étaient mêlés aux fracas de l’artillerie, avait porté ses fruits. — Les noirs avaient déserté ; les Portugais, découragés, avaient quitté leurs batteries ; la population, épouvantée, s’attendant au point du jour à toutes les horreurs de l’assaut, s’était enfuie avec ses effets les plus précieux. Il ne restait plus à Du Guay-Trouin qu’à prendre paisiblement possession de sa conquête ; mais les soldats attendaient l’assaut depuis trente-six heures, ils étaient enivrés par ce combat de nuit, leur imagination échauffée ne rêvait depuis deux jours que le pillage. Quand ils entrèrent dans les rues désertes de Rio-Janeiro, ils se débandèrent, et rien ne put les retenir. Guidés par les compagnons de Du Clerc, échappés cette nuit de leurs prisons, et qui avaient de si longues souffrances à venger, ils se livrèrent à tous les excès qui rendaient les flibustiers célèbres. Ils enfoncèrent les portes des maisons, pillant au hasard, se gorgeant de butin ; puis, possédés de cette manie de destruction qui saisit l’homme dans l’ivresse des passions, Ils jetèrent les meubles par les fenêtres, répandirent le vin dans les rues, et souillèrent dans la fange les plus riches étoffes.

Du matin au soir, toute l’armée fut occupée à transporter le butin sur la flotte. Il y avait d’ailleurs lieu de se presser. Dom Gaspard d’Acosta était parvenu à rallier ses troupes » et, campé à une lieue dans la montagne, attendait d’un instant à l’autre l’armée des mines, commandée par Antoine d’Albuquerque, général de grande réputation. La position de Du Guay-Trouin dans une place ouverte et sans approvisionnemens pouvait devenir critique. Il prit vite son paru, et envoya sommer dom Gaspard d’Acosta de racheter Rio-Janeiro, menaçant, s’il refusait, de réduire la ville en cendres. En même temps, pour l’intimider, il fit brûler à une lieue de distance toutes les maisons de campagne. D’Acosta proposa 600,000 cruzades ; mais il fallait, disait-il, quelques jours pour faire revenir l’or transporté fort loin dans l’intérieur. C’était une défaite. Cette nuit-là même, Du Guay-Trouin, qui comprit que la vigueur seule pouvait le sauver, fit marcher ses troupes, et, le lendemain matin se trouva en ligne devant les Portugais. D’Acosta, surpris, renouvela ses propositions, déclarant qu’il ne pouvait donner une somme plus forte, et laissant Du Guay-Trouin, s’il ne se contentait pas de cette rançon, libre de brûler la ville. Seulement il ajoutait de sa poche 10,000 cruzades, s’engageait à un prompt paiement, à fournir 500 caisses de sucre avec les bestiaux dont l’armée pouvait avoir besoin, et livrait enfin comme otages douze de ses principaux officiers. A peine ces conditions étaient-elles acceptées qu’Antoine d’Albuquerque survint avec 3,000 hommes de troupes réglées. Il avait fait la plus grande diligence, amenant sa cavalerie à marches forcées et ses fantassins en croupe. Cet incident était fâcheux. Les Portugais pouvaient rompre un traité qu’ils se sentiraient de force à ne pas exécuter. L’attitude de Du Guay-Trouin le sauva, les deux généraux n’osèrent rien tenter contre lui. Tout se fit comme il avait été dit. Un bâtiment de commerce partit pour la mer du sud, chargé de toutes les denrées qui ne pouvaient trouver leur débit en Europe. Le butin fut embarqué, le paiement s’opéra intégralement, et le 4 novembre 1711 la ville de Rio-Janeiro fut remise aux Portugais. Du Guay-Trouin garda seulement les forts du goulet pour assurer sa sortie, Enfin le 12 il fit voile pour la France. Après avoir été retardé par. les vents contraires et avoir laissé le navire de commerce chargé pour les mers du sud sous la conduite de l’Aigle, il passa la ligne le 20 décembre, et arriva aux Açores le 29 janvier 1712. Là, il fut assailli par une violente tempête ; l’escadre entière fut dispersée et en danger de périr. Du Guay-Trouin se tint lui-même six heures au gouvernail du Lys pour l’empêcher de venir en travers ; ses voiles furent emportées, ses chaînes de haubans brisées, son grand mât rompu entre les deux ponts. Pendant la nuit, le Lys, dont les trois pompes jouaient à la fois, fut dans une situation si grave qu’il fit des signaux d’incommodité en tirant des coups de canon et en mettant des feux à ses haubans. Aucun navire ne put lui répondre excepté la frégate l’Argonaute, commandée par le chevalier Du Bois de La Motte, qui parvint à s’en approcher, prête à lui porter secours en cas de besoin. Le lendemain, ayant voulu rejoindre trois de ses vaisseaux qui étaient sous le vent, Du Guay-Trouin se dirigea vers eux ; mais une lame énorme plongea le Lys sous l’eau jusqu’au grand mât. L’effort qu’il eut à faire pour se relever le fit craquer dans toute sa membrure, et chacun se crut à son dernier moment. L’orage apaisé, Du Guay-Trouin rejoignit cependant l’Argonaute, la Bellone, l’Amazone et l’Astrée, et mit plusieurs fois en travers avec eux pour attendre le reste de l’escadre ; mais, ne la voyant pas venir, il se décida enfin à faire voile pour Brest y où il arriva le 12 février.

L’Achille et le Glorieux y mouillèrent deux jours après. Le Mars arriva démâté à La Corogne, et de là se rendit à Port-Louis. L’Aigle, coulant bas d’eau, gagna Cayenne avec son bateau de commerce et fut abandonné. Quant au Fidèle et au Magnanime, qui portaient 60,000 livres en or, commandés par La Moinerie-Miniac et le chevalier de Courserac, on n’en entendit plus parler. Ils avaient péri dans la tourmente. Malgré ces pertes, l’expédition rapporta encore 100 pour 100 aux armateurs. Une immense popularité s’attacha au nom de Du Guay-Trouin, et son voyage de Brest à Versailles fut un véritable triomphe. Le roi l’accueillit bien et lui assigna une pension de 20,000 livres sur l’ordre de Saint-Louis. Cependant, quelle que fût sa joie du succès, Du Guay-Trouin ne se consola point de la perte de La Moinerie-Miniac et de Courserac, ses vieux compagnons de gloire. A partir de cette époque, il ne servit plus : sa santé, brisée par tant de fatigues et de combats, ne devait point se rétablir ; il ne cessa pourtant d’aimer la marine et de l’aider de ses conseils et de son expérience. Au mois d’août 1715, à Versailles, le roi, l’ayant aperçu au milieu de la foule des courtisans, fit quelques pas de son côté et lui annonça qu’il lui donnait la cornette. Du Guay-Trouin accepta comme toujours avec reconnaissance cette faveur un peu tardive ; mais il s’aperçut avec douleur que le vieux roi s’affaiblissait sensiblement. Il resta auprès de lui, à Versailles, jusqu’au moment de sa mort, puis il prit la poste pour aller, comme il le dit dans ses Mémoires, pleurer dans un coin reculé de sa province le maître qu’il avait toujours servi avec une respectueuse tendresse et le plus modeste dévoûment.

Louis XIV mourait fatigué de gloire, de grandeurs et de revers. La marine, qu’il avait créée, disparaissait avec lui. On peut dire qu’elle avait suivi toutes les phases de son long règne. Elle avait grandi jusqu’à la paix de Nimègue, — œuvre d’une intelligente politique, d’économie et de constans efforts ; mais une marine est le luxe d’une nation, et coûte cher. Quand les finances furent obérées, quand le poids de la guerre à soutenir contre l’Europe fut devenu énorme, elle partagea, malgré ses victoires, l’affaiblissement commun, et sa splendeur, comme celle du trône, s’obscurcit à la paix de Ryswick. Alors elle tomba entre les mains d’un ministre qui la négligea, puis d’un ministre incapable et jaloux qui la perdit par ignorance et par calcul, La marine de course sortit tout armée de ses débris, et ce fut à la fois un événement heureux et malheureux. La nouvelle marine ruina le commerce des ennemis, fournit de l’argent à son pays ; mais elle fut cause que nos grands vaisseaux pourrirent dans les ports sans emploi et sans armement, que notre matériel naval fut vendu à l’encan, que la construction s’arrêta sur les chantiers, la fabrication dans les arsenaux. Elle laissa dans l’ombre et inutiles nos meilleurs marins, et compromit les traditions de cette grande guerre qu’avaient faite Tourville, Duquesne et d’Estrées. Elle eut de beaux combats isolés, mais ne parut point devant les flottes ennemies, dont la présence suffisait à lui fermer les chemins. Elle s’en alla enfin d’épuisement, faute d’argent, faute de matériaux, après avoir usé les quelques grands hommes qui voulurent bien l’illustrer. En disparaissant, elle s’anéantit tout entière, et ne laissa subsister que le souvenir de cette autre marine qui avait été si instruite, si vaillante et si glorieuse. Ce souvenir, c’était assez : pour que les belles institutions revivent, il suffit qu’elles aient existé, et dans ce cas le passé est pour elles la garantie de l’avenir.


HENRI RIVIERE.

  1. Voyez la Revue, du 1er novembre 1868.