Les Derniers livres d’Émile Faguet

Les Derniers livres d’Émile Faguet
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 857-868).




LES DERNIERS LIVRES


D’ÉMILE FAGUET



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Je voudrais, pour rendre hommage au maître très aimé que nous avons perdu, et dont la disparition nous est de jour en jour plus douloureuse, ajouter, à l’aide de ses derniers livres, quelques nuances nouvelles au portrait que j’essayais, ici même, de tracer de lui il y a huit ans.


I

Il a prodigieusement écrit depuis lors : plus de trente volumes[1], sans compter les recueils d’études antérieures et les innombrables articles qu’il répandait au jour le jour et qu’il a négligé de rassembler. La maladie même n’arrêtait pas, ou n’arrêtait guère, cette production extraordinaire. Lire, penser, écrire était devenu son unique « divertissement. » Et il écrivait sur tout, parce qu’il avait des idées sur tout, étant un esprit encyclopédique, comme nous n’en avons, malheureusement, plus guère : ouvrages de vulgarisation, dont quelques-uns, son Initiation philosophique, son Art de lire, sont de petits chefs-d’œuvre ; portraits biographiques et monographies ; études littéraires, politiques, sociales, philosophiques ou morales… Et assurément, dans tout cela, il y a quelques pages un peu hâtives; mais il n’y en a pas une qui soit insignifiante ou médiocre, pas une où il n’y ait quelque chose à prendre. Et voilà qui est merveilleux. Je ne crois pas qu’il existe, et en tout cas je ne connais pas un autre exemple d’égale fécondité intellectuelle.

Il ne saurait être ici question d’analyser et de discuter tous ces écrits. L’avouerai-je d’ailleurs ? Si intéressans et suggestifs que soient, en eux-mêmes, les essais politiques et littéraires qu’a multipliés Emile Faguet en ces dernières années, il ne me semble pas qu’ils soient de nature à modifier l’idée qu’auparavant nous pouvions déjà nous former de son tour d’esprit et de son talent. Qu’on veuille bien ne pas se méprendre sur ma pensée. Certes, je goûte et j’apprécie comme il convient le Culte de l’incompétence... et l’Horreur des responsabilités, et j’aurais vivement souhaité que ces vives et spirituelles satires de notre démocratie contemporaine ne fussent pas l’expression même de la juste réalité. Mais ces deux ouvrages n’étaient-ils pas comme contenus en germe dans le livre sur le Libéralisme et dans les Problèmes politiques du temps présent ou les Questions politiques ? De même, on ne pensera jamais trop de bien du joli volume d’Émile Faguet sur Madame de Sévigné, de son vivant et ingénieux La Fontaine, surtout peut-être de son très beau Balzac, que d’excellens juges préfèrent à celui de Brunetière et à celui de Taine ; mais ce sont là des sujets que l’infatigable critique avait déjà traités dans des articles, et même dans des livres; et, pour les traiter à nouveau, il n’a changé ni sa méthode, ni son fonds d’idées générales. Pareillement enfin, les cinq volumes qu’il a consacrés à Rousseau, à l’occasion du bicentenaire, sont extrêmement curieux et tout foisonnans d’idées ; mais ils n’ont pas fait oublier, sur le même sujet, l’admirable étude de son Dix-huitième siècle. Bref, tous ces ouvrages développent, complètent, prolongent l’œuvre et la pensée d’Émile Faguet ; ils ne la renouvellent pas ; ils n’en manifestent pas un nouvel aspect. Et l’on pourrait, à la rigueur, les ignorer pour tenter de cette œuvre et de cette pensée une définition suffisamment exacte.

On n’en pourrait dire tout à fait autant des livres où l’auteur des Politiques et moralistes a enfin résolument abordé les questions morales. Jusqu’à ces dernières années, pour des raisons sans doute complexes, et que, pour mon compte, je n’ai jamais bien réussi à démêler, il évitait visiblement ces questions ; il se refusait à les envisager et à les traiter de front ; il se contentait, çà et là, à propos des travaux d’autrui, de jeter en courant de rapides aperçus, qu’il était assez malaisé de relier en un corps de doctrine. Et l’on se demandait s’il s’en tiendrait éternellement à cette prudente et volontaire réserve. Or, les années s’écoulaient ; la vieillesse venait ; comme tant, d’autres avant lui, Emile Faguet éprouvait le besoin, avant de mourir, de s’interroger loyalement sur les plus hauts problèmes que puisse agiter l’intelligence humaine et de nous laisser le résultat de ses méditations. De là ses livres sur la Démission de la morale et sur les Préjugés nécessaires ; de là aussi ces « discours de distribution de prix, » comme il les appelait trop modestement, et qu’il avait intitulés les Dix commandemens. Morale théorique et morale pratique, il a, cette fois, examiné la question sous tous ses aspects, et l’on peut, à l’aide de ces diverses publications, se représenter assez nettement l’attachante physionomie d’Émile Faguet moraliste.


II

Dans un article sur Renan, qu’il n’a pas recueilli en volume, Emile Faguet observe, fort justement selon moi, que la découverte de Schopenhauer a fait époque dans la vie intellectuelle de l’historien de la Vie de Jésus, et que la philosophie renanienne en a été comme renouvelée. Il s’est passé quelque chose d’analogue pour Émile Faguet, quand il eut « découvert » non pas Schopenhauer, mais Nietzsche. Nietzsche a été la dernière grande influence intellectuelle, la plus grande peut-être, qu’il ait subie, et il y aurait, dans une étude très développée, un fort curieux chapitre à écrire sur ce sujet. À quelle époque a-t-il lié intimement connaissance avec le philosophe allemand ? Le premier article, assez sévère, que je sache de lui, sur Nietzsche, date de 1898. Six ans plus tard, il lui consacrait tout un volume, et l’on composerait probablement un autre volume des articles qu’il lui a successivement consacrés. À chaque instant il le cite, presque toujours avec éloge, et elle est de lui, cette parole significative : « La pensée démocratique la plus profonde que je connaisse et qui m’a ému, je parle très sérieusement, et ravi, autant qu’une pensée d’Auguste Comte ou de Nietzsche, c’est la pensée centrale de M. Durkheim. » Je crois bien que, dans les dernières années de sa vie, l’intluence de Nietzsche avait presque détrôné celle d’Auguste Comte, laquelle pourrait bien s’être elle-même substituée à l’influence de Renan,

Quoi qu’il en soit, c’est « en lisant Nietzsche » qu’Émile Faguet a senti, sinon s’éveiller, tout au moins se préciser et se développer sa vocation de moraliste. Je ne jurerais pas que « le plaisir exquis souvent, pervers quelquefois, qu’il a pris à le lire » lui ait toujours été profitable, et peut-être s’est-il trop vite félicité « d’avoir lié commerce avec ce don Juan de la connaissance et cet aventurier de l’esprit. » Je crois qu’en morale, il y a des maîtres et des inspirateurs plus sûrs et moins mêlés que Nietzsche, et je ne serais pas étonné que le philosophe allemand fût assez souvent responsable de ce qu’il y a parfois de paradoxal ou d’aventureux dans les théories de l’écrivain français. Celui-ci aimait tant les idées, il les pénétrait toutes avec une telle promptitude que, si on les lui présentait avec ingéniosité et avec talent, il se dérobait mal à leur séduction. « Une très haute intelligence servie par une admirable imagination : » c’est ainsi qu’il définissait Nietzsche. C’étaient là des qualités auxquelles il ne savait pas rester insensible.

Le goût qu’Émile Faguet avait pour Nietzsche allait si loin que, dans le livre où il a exposé sa propre conception du problème moral, non seulement il consacre tout un chapitre à la morale de Nietzsche, mais encore il s’applaudit d’aboutir à des idées toutes voisines de celles de l’écrivain allemand et de pouvoir lui emprunter ses maximes favorites. Ce n’est point pour lui un mauvais signe que la morale de l’honneur, — la sienne, — soit « plus rapprochée des idées ou plutôt de l’état d’âme de Nietzsche que de toute autre chose, » Et il a beau faire entre « les deux morales » de Nietzsche les distinctions nécessaires : l’aveu n’en subsiste pas moins, et il ne laisse pas d’être significatif.

Est-ce aussi à l’exemple de Nietzsche que, abordant à son tour les questions morales, Émile Faguet a écrit un livre extrêmement suggestif, vivant, — et un peu décevant ? Je ne sais ; mais cela n’est point impossible. Le livre devait s’appeler primitivement : la Crise de la Morale ; l’auteur a fini par préférer le titre, un peu trop spirituel peut-être, mais plus piquant de la Démission de la Morale. En étudiant les principaux systèmes de morale depuis Kant, il avait cru reconnaître qu’ils allaient tous à adoucir ou à ruiner le caractère impérieux, « catégorique » de la doctrine kantienne, et, par conséquent, « à lui ôter sa vertu indéfiniment productrice et féconde ; » et comme le kantisme était à ses yeux « la nouveauté la plus extraordinaire en doctrines morales et même en doctrines religieuses que le monde eût connue, » diminuer ou dénaturer le kantisme, c’est ce qu’il appelait forcer la morale à donner sa « démission. » Or, cette « démission » lui paraissant fâcheuse, il va s’efforcer, tout en tenant compte des objections qu’on a adressées à la morale kantienne, d’en sauvegarder l’essentiel. Et c’est ce résultat qu’il espère atteindre en substituant à la morale de l’impératif catégorique pur et simple la morale de l’honneur.

Comment, par quels argumens Émile Faguet essaie-t-il de justifier ce nouveau point de vue ? C’est ce qu’il serait un peu long de dire, et aussi bien, toute analyse donnerait une idée fort imparfaite de l’ingéniosité spirituelle, de la finesse pénétrante, de la verve persuasive que le brillant essayiste a déployées pour établir sa thèse. Sa dialectique est si souple, si aimablement accueillante aux doctrines adverses qu’il se fiatte de réconcilier et d’ « absorber » dans la sienne, qu’il est malaisé de n’être point séduit et de n’être point tenté de lui donner raison… Il faut se reprendre pourtant : à une pensée aussi sincère que l’était celle d’Émile Faguet on ne saurait mieux témoigner son respect qu’en ne lui ménageant pas les objections.

J’en aperçois deux qui me paraissent assez graves. D’abord, fonder la morale sur l’honneur, n’est-ce pas lui assurer un fondement un peu vague, un peu inconsistant, un peu subjectif ? La notion de l’honneur n’est pas la même chez tous les hommes, et elle dépend trop souvent du degré de délicatesse ou de culture des consciences qui l’invoquent. Un pacifiste mettra son « honneur » à prêcher le désarmement, un ardent patriote à dénoncer les dangers de l’humanitarisme. Ni Socrate, ni Platon ne concevaient « le vice grec » comme une atteinte à l’honneur, nous sommes aujourd’hui, — sauf en Allemagne, — devenus plus difficiles sur ce chapitre. J’ai donc quelque peine à voir dans l’honneur le caractère d’universalité qui seul convient au devoir. D’autre part, — et l’observation s’applique non seulement à Émile Faguet, mais à bien d’autres moralistes ou philosophes, à commencer par l’illustre Kant, — n’oublie-t-on pas que si la morale est une science, ce qui est d’ailleurs discutable, elle n’est pas une science comme les autres ? Étudier le fait moral, spéculer sur le devoir, analyser les données et les exigences de la conscience, ce sont là des opérations qui ne ressemblent en rien aux expériences du chimiste dans son laboratoire. Qu’on le veuille ou non, les phénomènes moraux ne nous apparaissent pas à l’état pur et brut comme les phénomènes de l’ordre physico-chimique ; ils sont « conditionnés » par dix-neuf siècles de christianisme ; et à leur insu, les libres penseurs les plus détachés ou les athées les plus endurcis font entrer, dans leurs conceptions morales, d’obscures, de lointaines notions religieuses. Ce n’est pas en vain que, durant dix-neuf siècles, morale et religion ont été étroitement unies non seulement dans les idées, mais dans les consciences occidentales. Si ce lien séculaire doit jamais être brisé, il ne le sera pas en un jour. En tout cas, le fait s’impose à l’attention et à la méditation des « esprits penseurs. » C’est le poète qui a raison :


Une immense espérance a traversé la terre :
Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux.


Il suit de là que, même pour rompre cette indéniable solidarité de fait, il faut tout d’abord commencer par la reconnaître, qu’un problème étant posé, il y a lieu de l’accepter dans toute sa complexité, d’en examiner avec soin toutes les données, de n’en proscrire ou négliger aucune, et qu’en fin de compte la meilleure manière de résoudre la question morale sera toujours, ou au moins longtemps, de l’étudier dans son rapport avec la question religieuse.

Qu’Émile Faguet, avec sa belle loyauté et son indépendance d’esprit, ne soit pas entré délibérément dans cette voie, cela est d’autant plus curieux qu’il a rendu en passant un très juste hommage au christianisme et à la morale chrétienne. « Le christianisme, dira-t-il, avait une morale telle qu’aucune, jusqu’à la consommation des siècles, à ce qu’il semble, ne pouvait la dépasser. » Et, plus précisément encore, il définira la morale chrétienne « une morale si élevée qu’on peut la considérer comme définitive. » Or, si cela est, la morale chrétienne n’est-elle pas comme prédestinée à « absorber » la morale de l’honneur elle-même ? Et, d’autre part, quels rapports théoriques et pratiques existent-ils entre la morale de l’honneur et la morale chrétienne ? On peut regretter qu’Émile Faguet n’ait pas cru devoir se poser ces intéressantes, et peut-être essentielles questions.


III

Il en a aborde d’autres, moins vitales assurément, plus insolubles peut-être, dans le livre qu’il voulait d’abord intituler les Illusions bienfaisantes, et qu’il a fini par appeler les Préjugés nécessaires. « Les préjugés nécessaires, écrit-il, sont des vérités ou des erreurs dont les hommes ont besoin pour vivre en société, que le besoin de vivre en société leur impose comme attachées à lui-même et comme des formes de lui-même; ce sont des aspects diversde l’instinct social, lequel n’est lui-même qu’un besoin non primitif et qu’une nécessité historique ; il ne faut pas les prendre, comme on fait souvent, pour des suggestions ou des formes ou des aspects de vouloir vivre socialement, et c’est pour cela qu’ils changent, se métamorphosent, se substituent les uns aux autres, fléchissent et se relèvent, etc. ; tandis que s’ils étaient des formes du vouloir vivre, ils seraient, au moins, beaucoup moins variables et auraient quelque chose de permanent et d’éternel. » Les principales de ces croyances, formes nécessaires de l’instinct social, sont, d’après lui, l’amour de la vie, le libre arbitre, la morale, les religions, la vie future, la Némésis, la réversibilité des fautes, le culte de la force, l’aristocratie, le mariage, la propriété, le Ama nescire ; et tout le livre est consacré à décrire ces diverses croyances, à en rechercher les origines, à en étudier les luttes et les transformations, à en prévoir les destinées : sorte d’histoire naturelle, comme l’on voit, de l’homme social, où il y a, avec quelques paradoxes, et beaucoup de conjectures, nombre d’idées justes, originales, saisissantes, et que l’auteur, on le sent, a dû écrire comme un roman. De fait, n’est-ce pas un peu un roman que ce livre où l’on nous fait assister à !a naissance et au développement des croyances, ou des « préjugés » qui nous paraissent former l’armature morale des sociétés civilisées ? Émile Faguet était peut-être avant tout un homme d’imagination, j’entends d’imagination philosophique. Ce positiviste qui, le plus souvent, s’attachait à ne pas quitter le solide terrain des faits, s’y dérobait quelquefois avec volupté, et s’échappait dans la région des idées pures  ; il n’y était point dépaysé ; il se complaisait à de subtiles constructions, à d’ingénieuses synthèses; et comme tous les grands architectes d’idées, il lui arrivait d’accueillir avec trop d’aisance des hypothèses un peu gratuites. Je crains que le livre sur les Préjugés nécessaires ne puisse assez souvent encourir ce reproche.

Par exemple, j’ai quelques doutes sur l’idée maîtresse du livre, à savoir que l’état social n’est pas un fait primitif, qu’il est même, dans l’histoire de l’humanité, relativement récent, et qu’il a été précédé de trois autres phases successives : l’état errant, l’état familial et l’état grégaire. J’aurais souhaité que cette opinion fût appuyée sur des faits précis, sur des textes autorisés d’anthropologistes qualifiés, plutôt que sur une simple boutade de Renan. Tout ce que nous savons de l’humanité historique semble bien établir que l’homme est avant tout, essentiellement, un être social, et je ne crois pas que, jusqu’ici, les enseigncmens assurés de la préhistoire démentent cette opinion[2]. Pourquoi d’ailleurs, s’ils ont existé réellement, — et dans ce cas, ces divers états ont été peut-être plutôt simultanés que successifs, — pourquoi l’état grégaire, l’état familial, et même l’état errant ne seraient-ils pas conciliables avec un certain état social, sans doute embryonnaire, réel pourtant ? Admettrons-nous, avec Émile Faguet, que la société soit née de la guerre ? La chose peut se soutenir, et ce qui est sûr, — nous le voyons de reste par ce qui se passe sous nos yeux, — c’est que la guerre resserre fortement le lien social. Mais, outre que la guerre même semble bien exiger un minimum d’organisation sociale antérieure, l’idée que suggèrent toutes les découvertes préhistoriques est que le phénomène guerre a suivi de très près, si même il ne l’a pas accompagnée, l’apparition de l’humanité sur la terre. De sorte que toutes ces observations réunies tendraient à nous faire croire que, contrairement à l’assertion d’Émile Faguet, l’état social est véritablement un état primitif de l’humanité.

Acceptons au demeurant la thèse de l’auteur des Préjugés nécessaires ; on peut se demander si, dans le détail, il n’en a point, parfois, forcé un peu les termes. Il reconnaît par exemple de fort bonne grâce que les religions et la morale ne sont pas des « préjugés nécessaires sociaux, » qu’elles sont antérieures à l’institution sociale, et contemporaines de l’humanité même ; mais il n’en va pas de même, d’après lui, du libre arbitre, et il range ce « préjugé nécessaire » parmi ceux qui ont été « inventés par la société elle-même. » Et, bien entendu, ce qu’il affirme là, il le prouve ; il essaie de le prouver tout au moins ; et sa démonstration, comme toujours, ne manque pas d’ingéniosité spirituelle. Avouerai-je qu’elle ne m’a point paru très persuacive ? Le problème de la liberté n’est pas susceptible d’une solution purement psychologique ; il relève surtout de l’ordre métaphysique et moral, et tant qu’on n’aura pas délibérément posé le problème sur ce terrain, on ne pourra sérieusement répondre aux multiples et délicates questions qu’il soulève. Le libre arbitre n’est pas un fait que l’on constate, — la conscience que nous en avons, ou plutôt que nous croyons en avoir, peut être parfaitement illusoire ; ce n’est pas non plus une idée abstraite dont on peut établir la vérité par raison démonstrative ; c’est une foi, — une foi qui a tous les caractères de la foi au devoir. Inséparable, à ce titre, de la notion même, fût-ce la plus rudimentaire, de moralité, on ne saurait concevoir que la morale existât sans elle. Et l’on s’étonne qu’Émile Faguet se soit laissé entraîner à soutenir ce paradoxe.

Lui reprocherons-nous encore d’être un peu sceptique et surtout pessimiste dans ses conclusions ? Sans doute il écrit, en parlant des croyances nécessaires à l’institution sociale : « En les appelant préjugés, je n’entends point dire qu’elles soient fausses : j’entends dire que les hommes, en grande majorité, les acceptent sans preuves et, inconsciemment, par le seul besoin qu’ils sentent qu’ils en ont, les acceptent et les professent non ratione, mais ad usus… » Mais comme il n’essaie pas de les fonder en raison, et comme d’autre part, dans ses dernières pages, il laisse trop entendre que la raison raisonnante, en s’exerçant sur les « préjuges nécessaires, » les réduit à néant, et entraîne dans leur ruine l’édifice social auquel ils servent de base, il marque ainsi, à l’égard de l’intelligence critique, une défiance qu’il est permis de trouver excessive, et qu’on ne saurait accepter sans réserve. Mais qu’importe que ce pragmatisme d’un nouveau genre nous apparaisse un peu désarme en face de la raison et de la foi tout ensemble ? Ce qu’il faut surtout retenir du livre d’Émile Faguet, c’est qu’il constitue l’une des plus brillantes et des plus vigoureuses apologies que l’on connaisse de l’institution sociale. Personne peut-être n’aura mieux mis en lumière les « croyances, axiomes, doxies, » « préjugés, » si l’on veut, mais « préjugés nécessaires » à l’existence même de la société, et personne n’en aura mieux établi l’absolue « nécessité » pour toute société qui veut vivre et se perpétuer.


IV

On peut discuter assurément, — on peut toujours discuter, — les dix petits volumes où Émile Faguet a condensé toutes ses idées essentielles sur les questions morales, ou même religieuses, a ramassé les principaux conseils de son expérience. Mais, quand on vient de les lire, on est surtout frappé de ce qu’ils renferment de pensées justes, piquantes, ingénieuses, souvent profondes, et, sous une forme vivante et familière, de sagesse mélancolique ou souriante. Émile Faguet s’est mis là tout entier : avec sa verve, son bon sens, sa franchise, son agilité intellectuelle, sa finesse et sa lucidité d’esprit, sa grâce aussi et ses étonnantes improvisations de style. Quelques-uns de ces livrets sont charmans, et je sais de bons juges qui préfèrent le traité de la Vieillesse au De senectute. Les uns et les autres sont d’un véritable moraliste. Émile Faguet avait du sang de Rivarol dans les veines, et il en était assez fier : Rivarol se serait bien des fois reconnu dans les Dix commandemens. Ces petits traités ne s’analysent pas et ne se commentent guère : il y faudrait de trop longues pages. Tu t’aimeras toi-même ; — Tu aimeras ta compagne ; — Tu aimeras ton père, ta mère et tes enfants ; — Tu aimeras ton ami ; — Tu aimeras les vieillards ; — Tu aimeras ta profession ; — Tu aimeras ta Patrie ; — Tu aimeras la vérité ; — Tu aimeras le devoir ; — Tu aimeras Dieu ; tels sont les préceptes de ce nouveau Décalogue. Est-il, dans l’ensemble, fort différent de l’ancien ? C’est ce qu’il importe d’examiner brièvement.

Assurément, il y a entre eux quelques divergences, et je sais, dans les opuscules sur l’Amour et sur la Vieillesse, certains traits qu’un moraliste chre’tien n’approuverait pas complètement ou rectifierait très heureusement, certaines lacunes aussi qu’il réparerait très volontiers. Pourtant, d’une manière générale, bien loin qu’il y ait entre les deux credos opposition foncière, il y a plutôt accord secret, ou, si l’on préfère, rencontre fortuite, et comme une sorte d’ « harmonie préétablie. » Le sage, tel que le conçoit Émile Faguet, n’est pas très éloigné de l’idéal chrétien ; il s’y achemine ; il en entrevoit la légitimité et la grandeur ; on dirait même parfois qu’il regrette de n’y pas entrer plus pleinement. En tout cas, l’hommage qu’il rend au christianisme est d’une fort intelligente et noble loyauté :


Cette religion peut avoir ses vicissitudes ; elle peut être temporairement abandonnée, elle peut être modifiée ; mais sa base reste, son esprit reste et il reste tellement que la religion chrétienne profite toujours et de la morale chrétienne et de toutes les morales qu’on pourra essayer d’inventer au dehors, parce que toutes ces morales n’épuiseront pas, pour ainsi dire, la morale chrétienne, n’en dépasseront pas le terme, ne pourront pas jeter un idéal au delà de son idéal, et de tout cela la religion tire son gain, pouvant dire toujours : « Quoi que je sois, je suis fondée sur une morale dont je porte le nom, à laquelle je me ramène toujours, que j’enseigne et que vous ne pouvez pas dépasser. Si troublée qu’on prétende que je sois comme fleuve, on ne montera pas plus haut que la source. »


On dira sans doute que cet hommage n’implique nullement l’adhésion intime. Évidemment. Mais, outre qu’en un certain sens, il n’en a peut-être que plus de prix, ce qui est remarquable dans le cas d’Émile Faguet, c’est qu’il rejoint exactement celui de bon nombre de ses plus illustres contemporains. Parti en effet comme eux du pur positivisme, — et même du scientisme, — il aboutit comme eux à cette philosophie de l’inconnaissable, dont Spencer, après l’avoir formulée, n’a pas entrevu toutes les conséquences.


La grande conquête de la science moderne, — écrit Émile Faguet à la fin de son traité De Dieu, — de la pensée moderne, le grand pas tout récent fait dans la connaissance, c’est d’avoir délimité l’inconnaissable. Au delà de ce qui se voit, se compte, se mesure et se pèse, il y a quelque chose qui donnerait l’explication suprême de tout cela… ; ce quelque chose, nous ne pouvons pas le connaître et il nous fuit d’une fuite éternelle. Nous sommes une goutte de lumière troublante et courte, plongée dans un océan de lourdes ténèbres. Cet océan, c’est l’inconnaissable.

L’image est admirable, et digne de Pascal, dont l’écrivain vient d’ailleurs de retrouver les formules. Mais il ne s’en tient pas à cette simple constatation ; et il montre très bien, avec force et avec humour tout ensemble, que l’homme véritablement homme ne peut, ni ne doit s’y tenir. Et il conclut :


L’inconnaissable est l’inconnaissable; mais ce qui est humain, c’est : 1° le connaître comme inconnaissable et ne pas le nier ; 2° avoir devant lui le « grand frisson, « l’inquiétude de cette destinée qui nous y mêle sans nous permettre de le connaître ; 3° essayer d’en entrevoir quelque chose. Or, ces trois attitudes sont essentiellement religieuses. Connaître l’inconnaissable comme inconnaissable, c’est un retour au Deus absconditus ; s’en inquiéter, c’est le respect de l’au-delà et le respect de nous-mêmes en tant que mêlés à une aventure redoutable, en tout cas sérieuse et grave ; essayer d’entrevoir, c’est l’élévation, c’est la prière, non en tant que sollicitation, mais en tant qu’effort pour approcher, non en tant que sollicitation, mais en tant que sollicitude.


Et cela même ne suffit pas à Émile Faguet. Car il n’a pas compté dans « les trois attitudes que la philosophie de l’inconnaissable donne à l’homme sérieux » « la tendance à croire à une formule unique. » Et il ajoute, bien profondément, selon moi : « Le monothéisme trouve un concours beaucoup plutôt qu’un obstacle dans la philosophie positive, et l’on peut même dire et l’on doit dire que le monothéisme commence et commence naturellement où la philosophie positive s’arrête. »


C’est parmi ces hautes et bienfaisantes pensées que vieil- lissait Émile Faguet. Elles expliquent et elles pouvaient nous faire pressentir son évolution et ses dispositions finales. La guerre d’ailleurs, qui l’avait remué et troublé jusque dans les fibres les plus intimes de son être, avait encore attendri son positivisme, et dans ses articles des deux dernières années, se faisaient jour des idées et des sentimens qui, jadis, eussent un peu surpris sous sa plume. Le moraliste achevait de se dégager et de s’épurer en lui. Ses leçons n’auront pas été perdues. Plus lentement, moins impérieusement que d’autres, mais aussi sûrement, il aura conduit les générations nouvelles dans les grandes voies royales de l’idéalisme français.

Victor Giraud.
  1. En voici, je crois, le dénombrement à peu près complet : Les Dix commandements, 10 vol., Sansot, 1910-1912 ; — Madame de Sévigné, Nilsson, 1910 ; — la Démission de la Morale, Société française d’imprimerie et de librairie, 1910 ; — le Culte de l’incompétence, Grasset, 1910  ; — ... Et l’horreur des responsabilités, Grasset, 1911 ; — les Préjugés nécessaires, Grasset, 1911 ; — Commentaires du Discours sur les passions de l’amour, Grasset, 1911 ; — En lisant les beaux vieux livres, Hachette, 1911 ; — le Bicentenaire de Rousseau : Vie de Rousseau, — Rousseau contre Molière, — les Amies de Rousseau, — Rousseau penseur, — Rousseau artiste, Société française d’imprimerie, 5 vol., 1911-1912 ; — l’Art de lire, Hachette, 1912 ; — Initiation philosophique, Hachette, 1912 ; — Fontenelle, Plon, 1912 ; — En lisant Corneille, Hachette, 1913 ; — La Fontaine, Saciété française d’imprimerie, 1913 ; — Initiation littéraire, Hachette, 1913 ; — Balzac, Hachette, 1913 ; — Mgr  Dupanloup, Hachette, 1913 ; — Petite histoire de la littérature française, Grès, 1914 ; — la Jeunesse de Sainte-Beuve, Société française d’imprimerie, 1914 ; — En lisant Molière, Hachette, 1914.
  2. Voyez à ce sujet les très intéressantes observations de M. Édouard Le Roy dans le Bulletin de la Société française de philosophie de février-mars 1914 (Armand Colin).