Les Derniers Marquis

LES

DERNIERS MARQUIS



Les vrais poëtes et les sincères artistes s’imaginent toujours que la beauté et la grandeur qui les émeuvent dans la nature et dans l’art, produisent un effet analogue sur tous les esprits et sur tous les cœurs ; ils ont des étonnements naïfs en voyant des êtres indifférents ou distraits traverser les magnificences de la campagne, et entendre sans tressaillir des vers et de la musique sublimes, ou bien regarder sans les comprendre un marbre et un tableau de maître ; ils se figurent généreusement que les êtres qui n’expriment point leur admiration par des paroles ou par une émotion visible, sentent en dedans, comme on dit, et que leur silence est de l’étonnement. Hélas ! leur silence est de la sécheresse et l’absence presque complète des notions du beau et du bien, inséparables jumeaux que les Grecs nommaient par le même mot.

Ce n’est pas que nous pensions que les esprits supérieurs et cultivés soient seuls capables de ces sensations idéales ; les cœurs tendres les éprouvent aussi ; de là quelques tressaillements et quelques acclamations dans les foules, toujours justes et toujours éclairées, par intuition, en face d’un spectacle produit par l’art ou par une nature grandiose. On peut être inculte mais inspiré ; c’est-à-dire propre à s’assimiler ce qui est grand et beau. Mais les demi-esprits médiocres, rétrécis par les petits intérêts ou les vanités puériles, s’enferment et se murent dans le cercle de leur éducation ou de leurs habitudes de castes.

Ces réflexions me vinrent tout naturellement, il y a quelques années, pendant une saison d’eaux que je passais aux Pyrénées ; le hasard groupa sous mes yeux une curieuse scène, petit tableau burlesque dont le cadre incommensurable de ces montagnes faisait mieux ressortir les proportions mesquines.

On était aux derniers jours d’août ; les Eaux Bonnes, qui durant trois mois avaient vu affluer les malades et les oisifs de toutes les capitales du monde, ne gardaient plus que quelques rares buveurs s’obstinant à attendre leur guérison de la naïade bienfaisante.

Des Anglais et des paysagistes, qui ne faisaient que passer, venaient grossir parfois ce groupe retardataire ; nous avions été jusqu’à cent cinquante personnes à la table de l’Hôtel-de-France ; insensiblement les rangs s’étaient éclaircis, et de l’immense table en fer à cheval, un moment trop étroite pour le nombre des convives, à peine un bout restait-il occupé au déjeuner et au dîner par une dizaine d’habitués et cinq à six hôtes flottants. Parmi les premiers, on comptait deux nobles Espagnols, aux manières douces et chevaleresques ; un vieux magistrat de Pau, un employé supérieur au chemin de fer de Toulouse, un riche et ancien négociant de Bretagne qu’une affection de poitrine avait fixé dans le Midi ; un écolier dégingandé de dix-sept ans nommé Adolphe de Chaly et un très-bel Italien pâle et inanimé comme un marbre, vrai descendant d’un doge de Venise, dont la mort devait bientôt attrister Milan. Cette mort jette comme une ombre sur le récit assez gai que je vais écrire. Il y avait ensuite un petit monsieur très-correct de mise et de diction, M. Routier, riche fabricant de toile à Mulhouse, dont la femme aux allures puritaines et modestes avait conquis dès l’abord la sympathie des princesses et des grandes dames (maintenant parties) par ses déférences, sa mise simple et son soin perpétuel à s’effacer devant leur importance. Depuis que M. Routier et sa femme avaient été admis dans le cercle des princesses, ils se sentaient comme ennoblis ; ils prenaient des airs réservés et ne frayaient qu’à demi avec les autres convives. Seul le noble Italien leur paraissait d’assez bonne maison ; mais celui-ci, qui se mourait à la fois du mal qui le minait et de son patriotisme trahi, ne répondait pas aux avances du couple Routier ; il passait au milieu de nous comme un fantôme.

Je n’ai jamais rencontré une pâleur plus effrayante et plus belle. Je le vois encore assis en face de moi avec ses traits de statue grecque, et sa peau mate sous laquelle le sang ne circulait plus. Ses grands yeux noirs éclairaient le visage immobile, et seuls lui prêtaient un reste de vie et de mouvement. Ses cheveux bruns retombaient irrégulièrement jusqu’à son cou amaigri ; on eût dit un voile funèbre ; son corps flottait dans des vêtements aristocratiques mais sans recherche ; il paraissait distrait et insoucieux de tout ce qui l’entourait. Il vivait déjà dans la mort, il la sentait venir à pas précipités, à peine goûtait-il de ses lèvres blêmes à quelques mets aussitôt renvoyés.

Lui et une femme avec laquelle je m’étais liée étaient les seuls êtres un peu caractérisés de cette société nomade. La femme, qui se nommait Nérine B…, séjournait depuis deux mois aux Eaux-Bonnes pour sa santé et aussi pour des travaux d’art ; elle dessinait admirablement les paysages grandioses qui nous entouraient et écrivait les traditions du Béarn. C’était une femme d’une rare supériorité, et quoiqu’elle eût quarante ans, sa beauté avait été telle que les jours où elle relevait ses épais cheveux d’un blond vénitien en bandeaux ondés et les massait vers la nuque en torsade ornée d’une barbe de dentelle et d’une fleur, elle causait encore une sorte d’éblouissement quand elle apparaissait dans sa robe de taffetas noir collante à sa taille superbe. Mais presque toujours accablée par la souffrance, elle arrivait à table en robe de chambre et en bonnet, insoucieuse des regards, et ne parlant à personne. Elle passait la journée dans les vallées les plus sauvages, dessinant et prenant des notes ; le soir elle ne paraissait jamais au salon où les danses et les parties de jeu de cartes et de dominos se formaient.

Je l’avais rencontrée plusieurs fois dans la campagne ; nous commençâmes par nous saluer et par échanger quelques paroles ; mais insensiblement l’affinité de nos pensées nous lia. Je savais qu’elle aimait la solitude ; elle m’était à moi-même nécessaire ; aussi nous laissions-nous l’une à l’autre une entière liberté ; mais sitôt qu’elle souffrait ou que je souffrais, nous nous rapprochions bien vite. À table elle était placée auprès de moi ; j’étais la seule personne avec qui elle causât ; pour tous elle était polie mais réservée, ou plutôt la rêverie active de sa pensée la suivait partout et lui dérobait pour ainsi dire ce qui se passait autour d’elle ; cela lui donnait un grand charme ; j’ai dit qu’elle avait des jours, où sa beauté était encore surprenante.

Vis-à-vis d’elle étaient assis le bel Italien mourant et l’écolier dégingandé ; ce dernier formait un grotesque contraste avec son voisin : l’un, quoique inerte, était un des types le plus accomplis de la beauté des peuples du Midi, et l’autre, le représentant le plus criant de ce que j’appellerai la laideur du Nord ; il était long comme un peuplier, avec des mains osseuses paraissant aussi disproportionnées que son corps ; même développement démesuré dans ses pieds. Sur son cou haut et maigre perchait une tête grimaçante ; la mâchoire était en saillie ; d’une bouche énorme sortaient des dents irrégulières comme des défenses, la lèvre supérieure essayait en vain de les comprimer et c’est sans doute à la tension perpétuelle de cet effort impuissant que cette large lèvre devait d’être recouverte sans cesse d’une floraison de boutons. Le nez était long, mais carré vers le bout et déviant à gauche ; les yeux noirs, assez grands, louchaient quand ils voulaient regarder, et, comme ils regardaient toujours, ils louchaient sans cesse ; les chevaux plats et roux jaillissaient en lignes rebelles sur le front. Toute son allure était celle d’un séminariste plein de flamme ; quand la belle femme artiste se montrait à table dans une toilette qui lui rendait sa jeunesse, Adolphe de Chaly faisait des bonds sur sa chaise et dardait ses yeux louches sur mon amie ; parfois il interpellait l’Italien pour lui faire admirer Nérine, mais jamais il ne put lui arracher sur elle que ces paroles :

— C’est un noble esprit, je sais qu’elle aime l’Italie où elle a longtemps séjourné.

— Vous devriez vous lier avec elle, lui disait l’écolier et me présenter.

Mais l’Italien hochait la tête et répondait :

— Je ne suis plus de ce monde.

Quand il nous rencontrait à la promenade, Nérine et moi, il nous saluait en devenant plus pâle ; c’était tout.

Il n’en était pas de même de l’étrange écolier ; il cherchait toujours à nous parler et s’offrait pour nous rendre mille petits services.

Un matin nous le rencontrâmes, Nérine et moi, dans le carrefour le plus touffu de la promenade de Grammont, dont les sentiers s’échelonnent au-dessus d’un des grands rocs qui emprisonnent les Eaux-Bonnes. Nous tenions chacune à la main une énorme gerbe de bruyères roses, d’asphodèles blanches et de genêt jaune odorant entourés de pousses de buis et de touffes dentelées de fougère. Tout en marchant, nous avions butiné ces fleurs des montagnes, et Nérine, avec son instinct d’artiste, les avait merveilleusement groupées pour les peindre.

— Vous aimez les fleurs ? dit le pauvre Adolphe à Nérine en devenant pourpre, tandis que les boutons qui couvraient sa lèvre supérieure s’injectaient de sang. Sa puberté l’étouffait.

— Comment ne pas aimer les fleurs ? répliqua Nérine, elles ont deux attraits : le parfum et la forme ; c’est une double séduction irrésistible.

— On est bien malheureux d’être laid, murmura l’écolier d’un ton de tristesse singulière, car on ne doit pas trouver grâce devant votre esprit.

— Quand on est bon et loyal, reprit Nérine avec un air de sincérité aimable, on attire toujours la sympathie.

Le pauvre Adolphe tressaillit.

— Puisque vous aimez les fleurs, dit-il à Nérine, je vous en apporterai chaque jour des plus rares et des plus belles.

— Comme vous voudrez, répondit simplement mon amie.

Il nous quitta, et nous le vîmes s’élancer et gravir comme un fou les hauteurs du roc.

Fatiguées par la promenade, nous rentrâmes pour nous reposer. Nos chambres étaient situées au second étage de l’hôtel de France et s’ouvraient sur une galerie de bois suspendue en carré sur une cour intérieure ; du côté de l’est et du midi les portes et les fenêtres d’un grand nombre de petites chambres donnaient sur cette cour tranquille où les femmes de service disposaient les fruits et les légumes, et où le bon père Taverne, comme on appelle aux Eaux-Bonnes le vieux, l’honnête et l’intelligent propriétaire de l’hôtel de France, avait son bureau, c’est-à-dire une cage de verre octogone renfermant un fauteuil en cuir et une table sur laquelle reposaient les livres de comptes.

Tout le côté du nord était occupé par une longue mansarde où couchaient les domestiques, située au-dessus du salon de réception.

À l’ouest, c’étaient des appartements plus complets, chambres, salons, cabinets de toilette, dont les fenêtres avaient jour sur le Jardin anglais, place fashionable et bruyante des Eaux-Bonnes, où les malades vont s’asseoir à l’ombre des sorbiers aux fruits pourpres suspendus en grappes comme des perles de corail ; où les femmes parées circulent, où les beaux enfants lancent des balles et des cerceaux, où les montagnards béarnais passent en costume pittoresque : ceinture pourpre ceignant leurs reins cambrés, et berret rouge posé de côté sur leurs longs cheveux bouclés ; les uns conduisant de petits chevaux basques : les autres jouant de la cornemuse ou chantant de vieux airs des montagnes d’un rhythme lent et grave, et conservé, assure-t-on, sans altération, depuis le temps des Druides.

Au second comme au premier étage de l’hôtel de France, les appartements dont les fenêtres s’ouvrent sur le Jardin anglais sont toujours habités par des familles riches.

J’ignore si Nérine était riche, mais elle était à coup sûr généreuse ; aucune princesse ne donnait plus qu’elle aux gens de l’hôtel et à ceux de l’établissement thermal. Cependant, soit à cause de son goût pour la solitude et le calme, soit que sa passion des voyages l’obligeât à l’économie, elle avait choisi une grande chambre très-simple, à l’est de la cour. J’étais logée tout près d’elle, et la petite chambre occupée par le grotesque écolier Adolphe de Chaly s’ouvrait aussi sur la galerie de bois. Chaque jour quand la cloche du déjeuner ou du dîner sonnait, nous étions certaines, Nérine et moi, de trouver le jeune Adolphe dans la galerie, prêt à nous offrir son bras ou à nous escorter jusqu’à la salle à manger. Mais le jour où nous avions rencontré l’écolier sur les hauteurs de la promenade Grammont, lorsque la cloche du dîner retentit et que nous traversâmes la galerie de bois, la chambre d’Adolphe nous parut déserte et muette. Nous aperçûmes pourtant en passant une silhouette au fond de l’entre-bâillement de la porte ; qu’avait-il donc pour rester là immobile ? Nous pensâmes d’abord qu’il était malade, car le dîner était déjà fort avancé quand il vint se mettre à table ; il se glissa furtivement en rougissant beaucoup jusqu’à sa place.

Ce n’était plus l’écolier mal vêtu et mal peigné du matin : il avait fait friser légèrement ses cheveux rebelles et lissé ses sourcils ; il avait lavé son visage et brossé ses grosses dents ; il était toujours fort laid, mais d’une laideur moins malséante, et son corps dans un habit noir boutonné avait pris certaine allure aristocratique. Sa mâchoire se dissimulait dans sa cravate de satin noir ; il portait du linge blanc très-fin.

Chacun en le regardant fit un signe ou une exclamation de surprise. Le pâle Italien sourit sardoniquement ; M. Routier, l’important fabricant de Mulhouse, l’appela mon bel Adolphe, en ajoutant : Séducteur ! Le magistrat de Pau, qui arrivait toujours à dîner dans une tenue irréprochable, lui dit : Bravo, jeune homme ! voilà comment il convient de se montrer devant les dames ! — Et Nérine et moi, qu’il regardait avec confusion, lui adressâmes quelques paroles cordiales pour l’aider à se remettre de son trouble.

La femme du fabricant, la puritaine madame Routier, se hasarda elle-même à lui dire : Est-ce pour la belle cousine que vous attendez que vous vous êtes mis sous les armes ?

— Sans doute, balbutia le pauvre Adolphe, ne sachant à qui répondre ; je croyais que mon cousin et ma cousine arriveraient ce soir.

— Je serais très-heureux de faire leur connaissance, répliqua Routier, d’un air empressé ; je sais qu’ils tiennent à l’aristocratie vendéenne, et je suis des leurs par mes opinions. En disant ceci il se rengorgea.

Cependant l’écolier embarrassé ne cessait de regarder Nérine, qui, ce jour-là, animée et vivifiée par la marche, était d’une beauté saisissante. Le dîner fut rapide comme il l’était toujours depuis que nous n’étions plus que quelques convives. À l’issue du dîner, je faisais habituellement, seule avec Nérine, une courte promenade sur la large voie qui ondule comme un fleuve au flanc de la Montagne Verte et d’où l’on entend les torrents se précipiter dans les ravins. Ce soir-là il tombait une brume froide qui nous fit regagner bien vite nos chambres. Nérine m’offrit de passer la veillée dans la sienne où elle allait, me dit-elle, dessiner les fleurs cueillies le matin.

Quand nous entrâmes dans sa chambre nous la sentîmes tout embaumée des plus vifs parfums. Aussitôt que la lampe fut allumée nous aperçûmes sur la table où Nérine dessinait, deux vases de porcelaine blanche contenant deux énormes bouquets de fleurs des champs ; quelques-unes très-rares et qu’on ne trouvait que sur les plus hauts sommets et dans les anfractuosités des rocs d’où jaillissent les cascades ; à cette flore sauvage et gracieuse des Pyrénées étaient jointes quelques fleurs des jardins d’une beauté frappante. C’était une branche de roses mousseuses ; une tige de lis d’un jaune orangé et une grappe charnue de blanches tubéreuses à la pénétrante senteur.

Nous devinâmes aussitôt que ces belles fleurs étaient un don délicat du pauvre écolier. Nérine en fut touchée.

— Je dois remercier ce bon garçon, dit-elle.

Elle sonna et ordonna au domestique d’aller inviter de sa part M. Adolphe de Chaly à prendre le thé avec nous.

Quelques minutes après, l’écolier heurtait à la porte. Il vint à nous tout tremblant, et s’excusa en balbutiant d’avoir osé déposer ces fleurs dans la chambre de Nérine.

— Elles sont superbes, répondit-elle, et je vais les dessiner ce soir même dans leur fraîcheur pour en garder toujours le souvenir. Pendant que je les reproduirai, que mon amie brode et que la pluie tombe au dehors, parlez-nous donc un peu de vous, monsieur de Chaly, et dites-nous comment il se fait qu’à votre âge vous soyez aux Eaux-Bonnes seul, sans précepteur, sans mentor.

Il nous raconta avec simplicité et tristesse qu’il était orphelin ; ses parents lui avaient laissé une assez grande fortune ; il avait pour tuteur un frère de sa mère qui le négligeait, ou plutôt, dit-il, que je repousse par ma laideur et que j’ennuie par ma gaucherie. J’ai fait au séminaire des classes rapides, et sous la direction d’un vieux prêtre très-savant et passionné pour l’antiquité, des études plus fortes qu’on ne les fait dans ces communautés religieuses ; j’ai interprété, traduit et commenté avec ardeur les poëtes et les philosophes de l’antiquité ; mon maître, qui ne me faisait chercher dans les livres que la science, ne comprenait pas que j’y puisais des passions, des sentiments, et d’ailleurs quels sentiments soupçonner sous cette enveloppe ingrate que m’a donnée la nature et dont l’éducation du séminaire a perfectionné la disgrâce ? Jamais les soins d’une femme ne se sont interposés entre moi et la souffrance ; j’ai passé par toutes les maladies de l’enfance et de l’adolescence, abandonné à l’incurie ; j’ai poussé à l’aventure et gauchement. Ah ! si j’avais eu ma mère, elle m’aurait repétri et transformé, et je ne serais pas aujourd’hui un objet de dégoût et d’étonnement pour vous toutes, mesdames. Il continua presque en pleurant : Quand j’eus fini et doublé mes classes, il y a trois mois, les médecins décidèrent que je devais venir boire les eaux aux Pyrénées ; le travail, disaient-ils, m’avait causé à la gorge une inflammation que les eaux seules pouvaient guérir. Ils ne se doutaient point, ces savants docteurs, que mon sang, ma tête et mon cœur fermentaient. Vous ne devinez pas vous-mêmes, mesdames, ce qu’un écolier attentif peut puiser de ferment et de flamme dans l’étude approfondie de la poésie grecque et latine. Mon tuteur, me jugeant un jeune cuistre parcheminé, décida que je pouvais partir et venir seul ici sans danger ; il avait raison, cet oncle élégant, au cœur sec, qui régit mes revenus ; je suis un pauvre animal qui n’attire personne, pas même les jolies servantes d’auberge ; toutes me regardent avec ironie.

En parlant ainsi à Nérine, qui par son âge aurait pu être sa mère, il lança sur elle des regards si enflammés qu’il semblait jouer, avec son malheureux visage, une parodie de Chérubin auprès de la belle comtesse Almaviva : on sentait en lui toutes les vagues aspirations et tous les tressaillements de l’adolescence. Son esprit était cultivé, son cœur ardent ; il avait parfois dans ses manières une distinction native ; mais tout cela était paralysé par la difformité de ses traits, par la gaucherie de son corps, et surtout par quelque chose d’indécis et d’incomplet provenant de l’éducation des prêtres. Hardi par la pensée, il était d’une timidité craintive pour l’action et commettait d’irréparables inconvenances par cette timidité insurmontable, qu’il devait à la règle et à la discipline qui l’avaient plié enfant ; nous le verrons bientôt à l’œuvre.

Je m’aperçus que je le blessais en raillant un peu ses maîtres.

— Mes réflexions, lui dis-je, ressortent pourtant de vos confidences ; si vous êtes content de ce qu’on a fait de vous, n’en parlons plus.

— Vous êtes dure pour ce pauvre enfant, me dit Nérine en le regardant avec bonté ; voyons, qu’est-ce qu’il vous manque et que désirez-vous ?

— Je veux être aimé, répondit audacieusement l’écolier en s’emparant avec ardeur de la main de Nérine qu’il porta à ses lèvres.

Elle laissa tomber le crayon qu’elle tenait, et se renversant sur son fauteuil, elle fut prise d’un éclat de rire si fou, si bruyant, que le pauvre écolier se dressa et se roidit comme piqué par une couleuvre. Nous vîmes des larmes jaillir sur son visage.

— Pardon, pardon, lui dit Nérine avec mansuétude ; mais il y a quelque chose de discordant en vous qui fait que ce que vous dites ne paraît pas toujours l’expression juste de ce que vous ressentez, et…

— Oui, mon visage grimace sans cesse, interrompit-il, et parler d’amour quand on est hideux c’est risible !

— Rien n’est risible de ce qui vient du cœur, reprit-elle ; j’ai eu tort et je réponds maintenant sérieusement à votre question : Façonnez-vous, rejetez la dernière gourme d’une éducation malsaine, et vous trouverez un jour quelqu’intelligente jeune fille, pas trop belle, mais attrayante, à laquelle vous pourrez lier votre vie. Je vous aiderai dans la recherche de ce bel et pur amour, je vous estime d’en avoir l’aspiration et vous offre dès ce soir mon amitié.

Il se leva, me salua froidement, jeta à Nérine un regard désespéré et se disposa à sortir.

— Halte-là, dit Nérine, et trêve de sentiments ; vous ne partirez pas sans prendre une tasse de thé et sans nous dire ce que c’est que cette belle cousine que vous attendiez ce soir.

— Cette cousine est la femme de mon cousin, dit l’écolier en se rasseyant ; car la voix de Nérine produisait sur lui un effet électrique ; cette cousine s’est tellement moquée de moi au château de mon oncle et m’a tellement molesté dans ses petits jeux, que je la déteste. Vous verrez sa physionomie de vipère ; on la trouve jolie, mais je suis sûr qu’un diable habite dans ce corps féminin.

— Voilà bien une idée de séminariste ! repartis-je.

— Allons, reprit Nérine, ne le tourmentez plus.

Et pour l’intéresser sans l’irriter, elle se mit à lui parler de ses voyages en artiste et en poëte. Il l’écoutait, ravi.

À mon tour je le questionnai sur ses études ; son instruction était solide, mais ses lectures avaient été circonscrites aux auteurs classiques : il raillait maladroitement les autres sans les connaître, et par moments je me disais que son oncle avait raison et que c’était un petit cuistre aussi ennuyeux à écouter que désagréable à regarder. Lui, pourtant, paraissait enchanté d’être auprès de nous ; il ne cessait de contempler mon amie, dont le beau cou et la tête inspirée jaillissaient pleins d’éclat d’une robe de chambre en velours noir.

Onze heures sonnèrent à l’horloge de l’hôtel.

— Il faut aller dormir, lui dit Nérine avec le ton d’une mère qui envoie coucher son enfant.

— Me permettrez-vous de vous revoir ici et de vous accompagner quelquefois, à la promenade ? dit-il en s’inclinant.

— Nous verrons, dit Nérine, un peu lasse de ses efforts de bonté.

L’écolier sortit d’un air piteux.

— Eh bien ! m’écriai-je aussitôt qu’il fut parti, vous avez là, ma chère, un bel amoureux ! c’est Chérubin sous le masque de Quasimodo.

— Il nous gâterait les attrayantes vallées et les montagnes sublimes, répondit Nérine ; décidons que désormais nous le fuirons.

— Abandonnons-le aux griffes de sa cousine.

— Ah ! oui, à propos, reprit-elle, ce sera peut-être une étude à faire pour vous qui écrivez des romans, que cette petite femme.

Le sommeil nous gagnait ; nous nous séparâmes et dormîmes bientôt dans nos chambres parallèles de ce calme et long sommeil que procure l’air des montagnes.

À notre réveil, nous remarquâmes un mouvement inusité dans la galerie de bois et nous vîmes, en soulevant les rideaux de nos fenêtres, les garçons de peine de l’hôtel passer et repasser, déposant des caisses de voyage devant la porte de l’appartement du second étage, qui avait jour sur la promenade du Jardin anglais. Nous comprîmes que le cousin et la cousine de notre écolier étaient arrivés. Quand la cloche du déjeuner sonna, une grande caisse à chapeaux gisait encore dans la galerie ; sur le couvercle reluisait une plaque en cuivre où était gravé en lettres anglaises le nom du marquis et de la marquise de Serrebrillant. Balzac, le grand psychologue, qui trouvait toujours une signification dans les noms propres, aurait vu dans celui-ci un assemblage de lésine et d’ostentation, et il aurait deviné juste. Les Serrebrillant, de vieille noblesse picarde, vivaient durant neuf mois de l’année, par économie, dans un petit château situé aux environs d’Amiens. C’était une habitation pittoresque et triste qui empruntait une certaine grandeur à son ancienneté. La famille se composait du vieux duc de Serrebrillant, un beau vieillard entêté, fier et ennuyeux, mais qui ne manquait pas de noblesse ; de son fils, âgé de trente-six ans, le marquis Sigismond de Serrebrillant qui venait d’arriver aux Eaux-Bonnes ; de la marquise Aglaé, sa belle-fille, et de deux petits enfants que le jeune ménage avait eus dans les deux premières années de mariage. Depuis lors l’union était devenue stérile. Fils unique, le marquis Sigismond avait été extrêmement gâté et très-mal élevé par sa mère qui était morte fort jeune. Beau ou plutôt bellâtre, ignorant, plein de morgue et de préjugés, oisif, emporté et têtu comme un enfant volontaire, c’était un cœur sec, aveugle, qui n’avait jamais été éclairé par les lumières de l’esprit. À vingt ans il prit la fougue du sang pour de la force ; à trente ans, se sentant énervé et blasé, il s’imagina avoir acquis de la dignité. À vingt-sept ans, pour grossir les très-faibles revenus du domaine de Serrebrillant qui ne rapportait au père et au fils que 6,000 fr. par an, il avait épousé pour sa dot de 200,000 fr. une jeune fille de la bourgeoisie, élevée au Sacré-Cœur, et que le titre de marquise enivra. Il l’avait emmenée à la campagne où il vivait, chassant, courtisant les servantes et les jeunes paysannes, et voisinant avec les autres nobles du département. La jeune marquise Aglaé essaya de se distraire tant bien que mal, dans les petites fêtes qu’on lui donnait de château en château, et l’hiver, chez quelques familles aristocratiques d’Amiens ; puis c’était, durant trois mois de l’année, soit un séjour à Paris, soit un séjour aux eaux. Les revenus des Serrebrillant étaient si limités et leur vanité était si grande, qu’ils devaient pondérer avec art leurs dépenses pour faire bonne figure.

Je ne sus que plus tard ces détails, mais je les aurais devinés en partie à l’examen que je fis dès le premier jour du mari et de la femme.

Lorsque nous entrâmes, Nérine et moi, dans la salle à manger à l’heure du déjeuner, nous y trouvâmes le burlesque écolier qui avait accompagné ses parents et ne nous avait point attendues selon son habitude.

J’ai dit que sa place à table était à côté du bel Italien, il s’en éloigna pour faire honneur à son cousin et à sa cousine ; le marquis Sigismond s’assit auprès de l’écolier, et la jeune marquise Aglaé entre son mari et le pâle Milanais. Nérine et moi nous nous trouvâmes ainsi placées en face du couple aristocratique ; j’avais à ma droite M. Routier et sa femme, les opulents fabricants de Mulhouse, qui venaient de se faire présenter par l’écolier au marquis et à la marquise ; les deux maris avaient échangé quelques paroles de profession de foi politique ; les deux femmes quelques mots sur l’empressement qu’elles auraient à se lier.

Quand nous fûmes tous assis, j’examinai le marquis et la marquise. Lui, ainsi que je l’ai dit, avait les traits beaux ; mais ses yeux ternes et sans expression, sa bouche dure et sensuelle, ses cheveux déjà appauvris en faisaient un être dépourvu de charme ; sa taille, qui avait été fort noble, s’épaississait et se voûtait légèrement ; il avait le geste brusque et la parole tranchante.

Sa femme était petite et svelte ; son bras, qu’on voyait à travers les flots de dentelle de sa manche, et son cou arrondi révélaient des formes mignonnes et potelées. Sa tête était assez jolie et pourtant disgracieuse ; des yeux noirs pleins d’éclat, sinon d’intelligence, un front harmonieux couronné de fins cheveux noirs lustrés en bandeaux plats rendaient la moitié de son visage très-attrayante ; mais l’autre moitié formait dissonance ; le nez était trop pincé, la bouche trop serrée, le menton trop fuyant ; le dédain, la sottise et quelque chose de mystérieusement faux se trahissaient dans la partie inférieure de son visage. Son sourire n’était jamais cordial. Elle souriait pourtant, en montrant des dents blanches, tandis que je la regardais ; elle provoquait déjà du coin de l’œil le bel Italien qui restait inerte et pensif.

Nérine me fit remarquer la toilette de la petite marquise qui était excessive pour cette heure matinale ; elle portait une robe en taffetas rayé où le blanc, le vert myrte et le vert azoff s’alternaient ; la jupe avait une ampleur démesurée qui se déployait jusque sur les vêtements de ses voisins de table. Le corsage collant dessinait tout le modelé de la taille ; des manches flottantes doublées de soie blanche, s’échappaient des dentelles ; un bracelet en camées de corail rose se jouait autour de son poignet gauche, un autre camée plus grand du même corail fermait son col en valenciennes. Elle semblait ravie d’elle-même et sûre de nous écraser toutes par son élégance et sa jeunesse ; cependant quand le vieux magistrat de Pau assis à la gauche de Nérine demanda galamment de ses nouvelles à sa belle voisine, comme il appelait mon amie, et que celle-ci lui répondit avec grâce de sa voix timbrée, la petite marquise leva son nez pointu et parut décontenancée en voyant cette vraie et simple beauté qui, malgré l’âge et la souffrance, gardait encore une extrême puissance.

La robe de chambre en cachemire bleu que portait Nérine flottait comme un péplum sur sa taille de Vénus de Milo, et ses beaux cheveux dorés, relevés et réunis vers la nuque, se gonflaient en molles ondulations autour de son front inspiré.

— C’est une femme artiste, murmura avec un demi-sourire de dénigrement la petite marquise à son mari.

Puis, se tournant vers le bel Italien dont elle voulait évidemment attirer l’attention, elle lui dit d’un ton hardi :

— Vous ne mangez pas, monsieur, et je le conçois bien ; tous ces mets sont détestables !

— Je ne sais s’ils sont bons ou mauvais, répondit le marquis mourant, avec l’indulgence d’un vrai grand seigneur et l’indifférence d’un malade ; je n’ai pas faim.

— Je vous en félicite, car tout est exécrable ; dit le marquis de Serrebrillant ; puis se tournant vers sa femme : Oh ! ma chère, où donc est notre cuisinier ? quel régime nous allons suivre ici, et quel service ! je crois, Dieu me pardonne, que les couverts sont en Ruolz !…

— Monsieur le marquis doit avoir une vaisselle plate héréditaire, dit le riche fabricant de Mulhouse en s’inclinant vers le marquis.

— Mais sans doute ! répondit le marquis Sigismond, avec nos chiffres et nos armes.

Nérine se mêla indirectement à la conversation.

— Avez-vous vu, monsieur, à l’Exposition universelle, dit-elle en s’adressant au magistrat de Pau, les magnifiques surtouts et la vaisselle en Ruolz destinés à la maison de l’Empereur ?

— Oui, madame, c’était somptueux.

— Depuis que le service de table se fait à l’anglaise, reprit Nérine, et qu’à chaque plat, fourchette et couteau sont enlevés, il en faut un nombre si inouï, que l’argent des mines de la Sibérie et l’or des placers de la Californie n’y suffiraient point.

— C’est très-vrai, dirent presque tous les assistants.

— Il est donc indispensable d’opter, ajouta Nérine, entre l’élégance et la propreté du service anglais, seulement possible avec une argenterie Ruolz innombrable, ou l’ancien service français en vaisselle plate restreinte et qui n’admettait pas le changement de couverts.

— Je crois, madame, que la vaisselle de nos ancêtres était préférable à celle de nos parvenus modernes, répliqua le marquis.

— Oui, monsieur, comme objets d’art, les coupes et les aiguières de Benvenuto Cellini, qui figuraient à Fontainebleau sur la table de François Ier, l’emportaient mille fois sur les surtouts modernes, quoique Froment-Meurice ait fait aussi des chefs-d’œuvre en ce genre ; mais les seigneurs de la cour et le roi lui-même mangeaient alors tous les mets avec la même fourchette et souvent dans la même assiette. Avec le service de table à l’anglaise, je me borne à dire que l’argenterie Ruolz est impérieusement imposée, même aux souverains ; je n’en fais pas une question d’art.

À propos de François Ier, continua-t-elle en se tournant vers moi, savez-vous, ma chère, que sa sœur, la belle Marguerite des Marguerites, reine du Béarn, venait ici même de son château de Pau, à dos de mulet, boire les eaux ? Mais alors la source bouillonnante ne s’abritait pas sous l’affreuse bâtisse que nous voyons aujourd’hui, elle jaillissait fumante de la roche de l’Espérance, dont les flancs et le sommet étaient revêtus d’arbres. Les lèvres inspirées de la princesse poëte buvaient à même de la naïade bienfaisante sans qu’un garçon en tablier blanc rinçât son verre et lui mesurât sa ration.

D’autres fois, à propos d’une promenade dans quelque gorge sauvage, Nérine nous parlait de la chanson de Roland, cette merveilleuse épopée française du xie siècle. — Les courtes descriptions des vallées des montagnes et des gaves des Pyrénées qui sont çà et là dans cette poésie guerrière, nous disait-elle, attestent la vérité des peintures toujours fraîches et immortelles des grands poëtes. Aujourd’hui comme au temps de Roland, nous retrouvons « l’herbe verte où coulent les torrents ; les longues vallées où le son pénètre et se répercute ; les ténébreux défilés au bord des gaves rapides, et ces rochers de marbre d’où le Sarrasin épiait le héros français mourant. » Homère ainsi a décrit quelques rivages, quelques collines de l’Asie Mineure avec une telle précision que, l’Illiade ou l’Odyssée en main, le voyageur les reconnaît encore aujourd’hui.

C’est ainsi que de la causerie la plus simple, Nérine faisait toujours jaillir soit un aperçu d’art, soit un souvenir historique, soit un sentiment, soit une fine raillerie. Sitôt qu’elle daignait parler, elle captivait tous les esprits ; les plus simples, les moins cultivés l’écoutaient naïvement. Les prétentieux, comme le fabricant de Mulhouse, disaient :

— C’est une fière femme ! il n’y a rien à lui apprendre ; quel dommage qu’elle soit si émancipée en politique et en religion et qu’elle reçoive ici la visite d’actrices de Paris !

— Quelle horreur ! s’écriait la petite marquise Aglaé, jamais je ne parlerai à cette femme ; elle fait bien de ne pas venir le soir au salon.

— Elle fait très-mal, répliquait le magistrat de Pau, car sa conversation universelle nous distrairait.

— Ceci n’est pas galant pour moi et pour madame Routier, reprenait en minaudant la petite marquise ; et vous, monsieur, qu’en pensez-vous ? ajoutait-elle en se tournant vers l’Italien mourant qui, le soir, restait quelquefois au salon à demi-étendu sur un canapé.

— Moi, madame, rien ne peut me distraire.

Et, en effet, les premiers jours il resta muet et indifférent à toutes les coquetteries d’Aglaé, mais insensiblement il y trouva une sorte de distraction qui étourdissait une heure sa souffrance corrosive. La désœuvrée marquise s’ingéniait pour ranimer ce beau spectre. Chaque jour c’étaient des toilettes étourdissantes ; l’après-midi elle proposait des promenades faciles en calèche, et chargeait l’écolier et M. Routier d’y entraîner le jeune Milanais ; le soir elle se mettait au piano et lui jouait les airs de Rossini, de Bellini et de Verdi qu’il préférait ; à table, elle lui offrait des mets sucrés, préparés par sa femme de chambre ; d’autrefois du gibier que son mari avait tué à la chasse ou bien des truites qu’il avait pêchées, ou bien encore des champignons qu’il allait chercher dans les rochers ; le marquis Sigismond aimait ces distractions innocentes, et la rusée marquise l’y poussait chaque jour ; elle lui avait persuadé que le grand air et le mouvement incessant étaient indispensables à sa santé et au maintien de son appétit ; or, comme manger était la souveraine volupté du marquis, il suivait en aveugle les conseils de sa femme.

Tandis qu’il s’en allait à travers les vallées ou restait des heures entières au bord des torrents, une ligne à la main, elle s’établissait dans le vaste salon de l’hôtel de France où l’Italien demeurait une partie de la journée étendu. La vertueuse et modeste madame Routier sauvegardait Aglaé contre les railleries des habitants de l’hôtel en s’asseyant parfois auprès d’elle, un ouvrage de tapisserie à la main ; mais fine et souple comme une bourgeoise qui veut plaire à une patricienne, elle prétextait tantôt un peloton de laine oublié dans sa chambre, tantôt une migraine subite qui la forçait à aller respirer l’air, tantôt des lettres pressées à écrire ; alors Aglaé restait seule avec l’Italien ; ceux qui traversaient le salon constataient le tête-à-tête mais se gardaient de le troubler.

Dans ces entrevues prolongées que le marquis poitrinaire glaçait au début par sa stupeur silencieuse, Aglaé déploya toutes les ressources de la science féminine pour enguirlander, suivant l’ingénieuse expression russe, le bel Italien. Elle en vint même, le caressant dans son patriotisme, la seule passion qu’il sentît encore, à faire des vœux pour l’indépendance de l’Italie et pour la chute de l’Autriche, elle qui ne rêvait, à l’exemple de son mari et de son beau-père, que le rétablissement de tous les anciens privilèges du droit divin et de la noblesse.

Un homme est toujours flatté, sinon ému, des câlineries d’une jeune femme ; quand il est mourant et ne peut plus songer à l’amour, il se plaît à une illusion qui fait courir en lui quelques effluves de vie.

Deux fois par jour, le matin à neuf heures, l’après-midi à quatre heures, tous les buveurs d’eau se rencontrent invariablement à l’établissement thermal qui s’ouvre sur une terrasse ombragée de platanes ; là sont des bancs où l’on s’assied, et par les chaudes journées, l’Italien, Aglaé et madame Routier y faisaient de longues haltes. La petite marquise variait à l’infini ses toilettes recherchées : le matin c’étaient les plus délicieux peignoirs en mousseline imprimée dans toutes les nuances, et des chapeaux Diana-Vernon aux ailes retroussées où se jouaient tantôt de longues plumes ou des traînées de fleurs grimpantes.

Elle avait un certain goût d’ajustement, non pas le grand goût, mais celui d’une élégante de la Chaussée d’Antin ; l’après-midi c’étaient des robes en taffetas ou en grenadine à trois, cinq, sept et neuf volants d’une circonférence incommensurable ; des mantelets de dentelles noires ou blanches, des chapeaux en paille de riz ou en crêpe, une explosion de tout le luxe enfoui à Amiens durant neuf mois de l’année ; toilettes ruineuses qui exaspéraient le mari, mais qu’Aglaé se faisait imperturbablement envoyer de Paris par sa mère. C’était, comme on le verra, une femme très-résolue que notre petite marquise. Elle toisa bien vite la nullité de son mari et sut museler sa brutalité. Elle avait sur lui un rare avantage : elle était restée intacte et immaculée à ses yeux et à ceux de tout le département de la Somme, tandis que le pauvre mari, dans sa fougue maladroite, avait eu, même depuis son mariage, plusieurs aventures ébruitées parmi le beau sexe plébéien, et s’était mis un peu à la merci de sa femme.

Ostensiblement Aglaé professait l’intolérance des passions ; elle avait toutes les raideurs du langage et suivait une règle religieuse étroite et ponctuelle qui parangonait sa vertu ; chaque matin elle allait à la messe ; chaque soir aux prières récitées ou chantées dans la petite chapelle des Eaux-Bonnes ; parfois même elle jouait de l’orgue tandis que les voix incultes et sonores des montagnards béarnais entonnaient les psaumes qui s’élevaient majestueusement agrandis par les échos des montagnes. Elle tenta vainement d’entraîner le bel Italien au mysticisme ; elle avait beau lui dire qu’elle priait pour lui ; il se révoltait contre ce mélange de coquetterie provocante et de dévotion d’apparat.

Nous savions ces détails, Nérine et moi, par l’écolier qui trouvait un plaisir malin à surveiller la marquise et le bel Italien.

Ce pauvre Adolphe de Chaly, malgré les admonestations de ses nobles parents, s’obstinait à nous suivre ou plutôt à nous rencontrer dans nos promenades. Chaque jour il apportait des fleurs à Nérine et chaque jour lui aussi faisait des toilettes inouïes pour atténuer sa laideur. Il m’empruntait les livres nouveaux que je recevais de Paris ; essayait de causer art et voyages avec Nérine, et tous les soirs, avant de regagner sa chambre, nous faisait demander un moment d’entretien. Nérine refusait presque toujours, car dans l’incurable tristesse qui était sa seconde nature, ce garçon mal venu et forcément burlesque l’ennuyait ; mais parfois, dans l’espérance d’égayer mon amie et de me divertir moi-même, j’insistais pour que le jeune Adolphe fût introduit. Alors il nous narrait, en enfant indiscret et envieux de ces tendres mystères, ce qui s’était passé dans la journée ; les évolutions redoublées d’Aglaé autour du mourant et la résistance tantôt passive et tantôt fébrile de celui-ci.

— Elle en triomphera ! lui disais-je en riant.

— Non, non, il est trop malade, répondait naïvement ou peut-être malicieusement Adolphe ; il ne songe qu’à recouvrer assez de force pour se mettre en voyage et revoir son pays.

— Je n’aime pas que vous vous fassiez ainsi l’espion de votre jeune cousine, lui disait sérieusement Nérine ; son intérêt pour cet étranger qui se meurt est tout simple et ne peut impliquer le but que vous supposez à cette jeune femme ; son mari est jeune, beau, ils doivent faire en définitive excellent ménage, malgré quelques coquetteries apparentes qu’il ne nous appartient pas de juger.

Nérine, dont la droiture était extrême, ne croyait jamais à la duplicité et à l’hypocrisie.

Aux paroles de mon amie, l’écolier répondait très-nettement :

— Je ne vous ai pas caché, madame, que je détestais ma cousine, qui s’est toujours moquée de moi et m’a de tout temps méchamment molesté parce que je suis laid et disgracieux ; et quant à vous, madame, vous êtes bien bonne de la défendre, car elle ne vous ménage pas.

— Et que m’importe ? répliquait Nérine en haussant les épaules ; que sait-elle de mon caractère et de ma vie ?

— Mais elle invente, reprenait l’écolier ; votre esprit, votre indépendance de caractère et la solitude même où vous vivez, tout lui est motif à calomnies ; enfin elle vous trouve impie, parce que vous n’allez pas à l’église aussi souvent qu’elle.

— Regardez les fleurs que je viens d’ombrer, repartait Nérine, et dites-moi s’il n’y a pas plus de charme dans l’ondulation de leurs tiges que dans tout ce que vous venez de me conter là ! Plus un mot sur ce sujet, ou je vous ferme ma porte.

L’écolier s’excusait et regardait Nérine avec des yeux suppliants ; cette femme distinguée exerçait sur lui une invincible attraction et une sorte d’autorité.

Malgré l’indulgence ou plutôt l’indifférence de Nérine à l’égard de la petite marquise, tout ce que le pauvre Adolphe nous avait dit sur elle était d’une rigoureuse exactitude ; elle voulait à tout prix lier une intrigue avec le bel Italien, et ne cessait de faire rage contre Nérine dont la grâce simple et l’esprit éminent la désarçonnaient à toute rencontre. À table la lutte recommençait invariablement entre ces deux natures si différentes : l’une grande et bonne, l’autre mesquine et malveillante. J’ai dit que dès le premier jour le couple des Serrebrillant avait affecté de se plaindre du service et de critiquer tous les mets. À chaque repas c’étaient des plaintes nouvelles auxquelles s’associaient complaisamment et bruyamment les époux Routier. On eût dit d’un chœur de la tragédie antique renchérissant sur les lamentations du dialogue d’un roi et d’une reine.

— Monsieur, disait alors le marquis Sigismond au fabricant de Mulhouse, si vous me faites visite dans mon château de Serrebrillant, je vous promets que vous y ferez une autre chère ! Je n’ai jamais moins de huit plats de viande, de volaille, de venaison et de poisson à chaque repas.

— C’est princier, vraiment princier ! répondait le fabricant d’un air révérencieux.

— Et je vous prie de croire, monsieur, reprenait le marquis, que le service est à l’avenant.

Ce disant, il gourmandait les garçons et les filles de service sur leur incurie et les traitait d’imbéciles et de patauds, comme eût fait un ancien marquis de comédie. Aglaé s’associait à l’impertinence de son mari ; aussi tous les domestiques avaient-ils pris en grippe le marquis et la marquise qui à la morgue ajoutaient la lésine. On savait qu’ils faisaient laver leur linge par la femme de chambre de madame ; qu’ils ne donnaient rien aux pauvres, marchandaient avec tous les loueurs de voitures et de chevaux et avaient choisi pour médecin un petit docteur sans clientèle, décoré de l’ordre de Saint-Wladimir. Cette gent béarnaise, très-perspicace et très-madrée, saisissait au vol la conversation de la table d’hôte ; ironies, allusions, luttes cachées, rien ne lui échappait ; debout derrière nos chaises, garçons de table et servantes constataient, aussi bien que nous le faisions nous-mêmes, le contraste de l’aménité de Nérine avec l’aigreur de la petite marquise.

Outre les convives habituels de la table d’hôte et les voyageurs qui passaient et s’arrêtaient pour dîner, nous avions parfois quelques invités qui logeaient aux autres hôtels des Eaux-Bonnes.

Un jour, Nérine m’annonça qu’elle avait prié à dîner son docteur et une actrice qu’elle avait connue en Italie, et qui venait d’arriver aux eaux. Le docteur était un médecin de Paris, qui, durant toute la saison, avait eu la clientèle des princes et des princesses ; homme d’esprit et de science, ami de Nérine, dont le salon était à Paris un point de réunion où toutes les intelligences de l’époque se rencontraient. Le docteur Herbeau lui donnait des soins assidus. Quand elle souffrait et se montrait découragée, il redoublait de sollicitude, et lui disait, dans son amitié courtoise :

— Je ne veux pas qu’une de nos étoiles s’éteigne !

Le docteur arriva vers l’heure du dîner, donnant le bras à l’actrice, une grande et belle femme qui avait fait une de ces toilettes d’une richesse élégante dont les Parisiennes ont seules le secret ; Nérine et moi, nous nous étions habillées avec goût et nous formions, je dois l’avouer, un trio séduisant, assez redoutable à la grâce un peu étriquée de la petite marquise. Elle nous toisa d’un regard aigu, et prononça à voix basse quelques réflexions malveillantes qui firent sourire la puritaine madame Routier ; puis se tournant tout à coup vers Adolphe de Chaly qui causait avec nous, elle l’appela impérieusement, et je devinai qu’elle lui demandait le nom de la dame étrangère engagée à dîner ; à peine l’écolier l’eut-il nommée que la petite marquise fit un soubresaut et cambra sa tête en arrière avec l’insolence d’une prude effarouchée.

— Si nous sortions, ma chère ! dit-elle à madame Routier.

Mais le marquis Sigismond, qui avait envie de voir et d’entendre l’actrice, retint sa femme en lui disant :

— Qu’importe ! Vous ne serez pas à côté d’elle.

Le bel Italien, qui venait d’entrer, fit plus que la voix du mari ; il salua Aglaé ; cela suffit pour la retenir.

En ce moment un garçon de service annonça que le dîner était servi.

Nérine, l’actrice, le magistrat de Pau, le docteur, l’écolier et moi occupions la moitié de la table ; nous causâmes bientôt avec animation de littérature, de voyages, d’art, et de nos promenades dans les environs ; le marquis, la marquise, le bel Italien, deux ou trois autres convives et les époux Routier qui tenaient l’autre côté de la table, nous écoutaient sans prononcer une parole ; seulement le marquis Sigismond, très-frappé des charmes de l’actrice, lui prodiguait des œillades d’ours alléché, et se hasardait même à quelques paroles galantes.

La marquise avait beau heurter du coude son mari et lui lancer des regards courroucés, le marquis persistait ; son attrait l’emportait sur sa morgue. Indignée à la fois contre son mari et dépitée d’être laissée à l’écart et dans le silence, la marquise redoublait d’agaceries auprès de l’Italien, son voisin de gauche ; mais celui-ci, plus accablé et plus morne qu’à l’ordinaire, lui répondait à peine. L’irritation de la petite femme allait croissant et se traduisait en rougeurs subites qui coloraient ses pommettes et son nez d’une façon désagréable. Tout à coup, n’y tenant plus, elle dit au beau Milanais :

— Concevez-vous, monsieur, qu’on admette à notre table des femmes de cette espèce ?

Et elle désignait insolemment l’actrice.

L’Italien, feignant de ne pas comprendre, lui répondit en la regardant d’un air vague :

— Mais, madame, de quelle femme parlez-vous ?

— Eh ! de cette actrice, reprit-elle presque à voix haute.

— Oui, je conçois qu’on recherche les comédiennes répliqua-t-il avec une sorte de cynisme affecté, car j’en ai beaucoup vu et beaucoup aimé à Venise.

La petite marquise devint très-pâle, de pourpre qu’elle était.

Nérine, qui n’avait pas perdu un mot de ce dialogue et qui craignait qu’il n’eût été entendu de l’actrice, dit aussitôt à celle-ci avec la liberté et l’à-propos d’esprit qui ne l’abandonnaient jamais :

— Vous devez connaître mademoiselle Martel, des Variétés ? Elle était aux Eaux-Bonnes il y a quelques années. Une princesse régnante y était aussi. Un soir, dans ce même salon de l’hôtel de France où nous allons tantôt prendre le café, on donnait un bal de souscription ; mademoiselle Martel vint, accompagnée de sa mère ; elle était très-jolie et mise d’une façon exquise, elle fut sur-le-champ engagée pour une contredanse. Mais une petite comtesse provinciale qui se trouvait en face de l’actrice, abandonna subitement sa place et menaça même de quitter le bal si, disait-elle, cette créature y restait. Aussitôt la jeune souveraine s’approcha de la pauvre artiste, tremblante et épouvantée, et lui dit avec une grâce affable en lui tendant la main :

— Mademoiselle Martel veut-elle bien me faire vis-à-vis ?

Des murmures d’approbation s’élevèrent dans tout le salon ; la jeune actrice fut invitée par tous les hommes et protégée par toutes les femmes, si bien que la petite comtesse se vit contrainte de s’enfuir et d’aller se coucher.

Tandis que Nérine parlait, la marquise trépignait de colère ; mais il n’y avait pas moyen d’éclater, sous peine d’attester que l’apologue était à son adresse. L’Italien, qui ne riait jamais, écouta le récit de Nérine avec un sourire approbateur ; ce fut une irritation et aussi une contrainte de plus pour Aglaé qui dut étouffer sa rage et attendre dans ce supplice la fin du dîner. Enfin elle put se lever et entraîna sur ses pas son mari et les époux Routier ; l’écolier résista à l’ordre qu’elle lui donna de la suivre, elle se tourna vers l’Italien et dardant sur lui ses plus perçants regards :

— Le temps est radieux, lui dit-elle, ne venez-vous pas à la promenade ?

— Non, madame, répondit-il, je crains l’humidité du soir.

Et il s’étendit à demi sur un des canapés du salon tandis que nous prenions le café. Aglaé sortit avec un geste d’Hermione : au lieu de se rendre à la promenade, elle monta dans sa chambre, puis nous la vîmes aller et venir dans la galerie de bois. L’écolier nous dit :

— Ma cousine est furieuse, et j’aurai le contrecoup de sa méchanceté refoulée ; elle s’est débarrassée de son mari et des Routier pour rester seule ; que médite-t-elle ?

Et se penchant ensuite vers l’Italien, il ajouta à demi-voix :

— Prenez garde à vous !

Le malade répondit d’un geste qui signifiait :

— Que m’importe ?

Puis il retomba dans son silence et sa rêverie.

Nérine proposa au docteur et à l’actrice d’aller dans sa chambre voir des albums.

— Vous ne voulez pas de moi ? lui dit l’écolier en rougissant.

— Vous nous rejoindrez plus tard pour prendre le thé.

— Et pour vous porter mes observations, reprit-il, car je suis bien certain que ma petite cousine va rentrer ici aussitôt que vous n’y serez plus.

En effet nous fûmes à peine assis dans la chambre de Nérine, autour de la table ronde où étaient ses dessins, que nous entendîmes le piano du salon retentir sous les doigts nerveux de la petite marquise ; elle jouait avec frénésie les airs les plus passionnés des opéras de Verdi ; son jeu était ferme, rapide, entraînant ; sa colère intérieure lui prêtait une sorte d’inspiration. Le magistrat de Pau, l’employé du chemin de fer de Toulouse et deux ou trois autres convives applaudissaient et criaient : bravo ! Le bel Italien se soulevait et semblait aspirer dans cette musique ardente une émanation de l’âme de la patrie absente.

— Continuez, continuez, lui disait-il en extase.

Et Aglaé ; radieuse de l’attention qu’il lui prêtait, joua jusqu’à l’épuisement de ses forces.

Enfin elle se leva comme brisée, et, s’approchant de l’Italien, elle lui dit en se penchant vers lui :

— Aucune de ces trois femmes n’aurait pu vous causer cette émotion ! Oh ! vous ne me connaissez pas ! mais, demain, vous me connaîtrez. Et furtivement elle glissa une lettre dans la main dont il soutenait sa tête affaissée.

L’écolier seul entendit, vit et comprit cette scène, qu’il vint aussitôt nous raconter en riant.

Nérine voulut lui imposer silence, mais j’avoue que je le poussais à nous dire tous les détails.

— Cette lettre est un rendez-vous, j’en suis sûr, poursuivait l’écolier, je saurai l’endroit, je les épierai et je verrai tout.

— Je vous le défends, s’écria Nérine.

— Laissez-le donc faire, dit l’actrice ; cette petite marquise a été assez impertinente envers nous.

— Mais vous poussez cet enfant à l’espionnage, reprit Nérine.

— Bah ! dit le docteur, il ne sort pas pour rien d’un séminaire.

— Voltairien ! murmura Nérine.

— Docteur, je ne suis pas un espion, répliqua l’écolier, mais je me venge, et je venge ces dames ; ma cousine n’a de la femme que la forme, c’est un vrai serpent fornicateur.

— Toujours des images bibliques, m’écriai-je, oh ! mon pauvre Adolphe, comme vous sentez la soutane !

— Allons, madame, ménagez-moi ou je ne vous dirai rien de ce que je verrai demain.

Nous nous séparâmes bientôt en convenant avec l’actrice que nous la prendrions le lendemain pour faire une promenade dans une des gorges des montagnes voisines des Eaux-Chaudes. Le docteur ne pouvait nous accompagner, ayant à soigner ses malades. Quant à l’écolier, malgré sa vive attraction pour Nérine, il s’obstina à suivre à la piste sa cousine détestée.

Le lendemain, le ciel était d’une transparence admirable et le soleil splendide s’irradiait sur ce profond azur. Les plus hauts sommets des montagnes se détachaient avec netteté sur le bleu vif de l’éther qui semblait avoir la solidité du saphir ; les versants des monts, les bois, les cultures, les villages, les ravins, tous les détails du paysage apparaissaient en relief. Cette immense sérénité de la nature influe sur les plus tristes et les plus malades ; la pureté extrême de l’atmosphère se dégage pour ainsi dire dans l’âme et le corps, et il est des heures où les mourants et les désespérés ressentent une force et une joie soudaines. C’est dans ces dispositions heureuses que nous sortîmes pour faire notre promenade après le déjeuner, auquel la petite marquise ne parut point.

— Le marquis Sigismond, dit M. Routier, est parti dès l’aube pour une chasse lointaine. Madame Routier ajouta que la marquise était un peu souffrante. L’écolier manquait aussi au déjeuner, et nous pensâmes, Nérine et moi, qu’il avait suivi son cousin à la chasse.

Le visage du bel Italien, toujours si froid et si morose, trahissait ce matin-là une agitation et une inquiétude qui le coloraient par intervalles et le rendaient plus expressif. Sa toilette était plus soignée qu’à l’ordinaire ; il se leva de table après avoir pris une tasse de chocolat et deux verres de vin de Bordeaux ; sa démarche paraissait affermie ; on eût pu croire qu’il revivait ; lui aussi semblait subir l’influence de la température vivifiante qui nous pénétrait tous d’un souffle énergique.

Après le déjeuner, nous nous hâtâmes, Nérine et moi, d’aller chercher l’actrice ; et bientôt nous chevauchions toutes trois, sur la route des Eaux-Chaudes. Nos petits chevaux basques, fringants et doux, allaient d’un bon pas ; un guide nous précédait. Le gave aux flots écumeux rugissait à notre droite ; des rochers formidables s’élevaient à perte de vue au-dessus du chemin ; ils interceptaient pour ainsi dire la lumière si vive du jour et faisaient de la route que nous suivions un défilé sauvage et ténébreux. À peine si une éclaircie du ciel ondoyait au-dessus de nos têtes, là-haut, là-haut, entre les sommets de cette double chaîne de monts.

Bientôt la montagne s’échancra à gauche et nous laissa voir une espèce de petite vallée où serpentait un cours d’eau tranquille bordé d’arbustes et de pelouses ; sur la rive opposée à celle que nous suivions, des rochers d’un aspect moins sombre que ceux du défilé s’échelonnaient en larges gradins, qui formaient comme une succession de terrasses. Ici, c’étaient des assises de marbre blanc, plus loin des pentes perpendiculaires, revêtues d’un gazon touffu, sur lequel se précipitaient de petites sources qui allaient grossir le cours d’eau du vallon. On eût dit un immense manteau de velours vert rayé d’argent. Au-dessus de cette décoration se groupaient les bois de noirs sapins alignant leurs colonnades régulières ; puis des rocs dénudés d’un gris-pâle et blancs au sommet puis le ciel d’un bleu de lapis-lazuli.

Nérine, frappée par la beauté de ce lieu, nous proposa de nous y arrêter, ou plutôt de franchir le cours d’eau et de monter jusqu’au bois de sapins dont l’ombre devait être délicieuse par cette chaude journée. Le guide nous avertit que nous ne pourrions arriver à cheval à ce plan de la montagne, et qu’il nous faudrait gravir, pour y parvenir, un petit sentier frayé dans le roc par les bergers. Loin de nous arrêter, la perspective de cette ascension pédestre nous parut très-attrayante ; l’air vif semblait nous prêter des ailes. Le guide nous conduisit à un endroit où le cours d’eau était guéable ; il nous fit mettre pied à terre, et après avoir attaché par la bride nos quatre chevaux au tronc d’un hêtre, il s’élança le premier au milieu des pointes de roc et des gros cailloux qui saillissaient des flots clairs, puis il nous tendit son bras pour atteindre l’autre rive. L’actrice riait beaucoup en posant ses petits pieds délicatement chaussés sur les pierres mouillées ; le bord de nos robes flottait sur la blanche écume ; le montagnard béarnais qui nous guidait avançait d’un pied ferme ; son costume rouge se détachait pittoresquement sur le paysage ; ses cheveux bouclés se jouaient dans l’air ; je m’appuyai sur son poignet raidi ; l’actrice suivait cramponnée à mon épaule et, tenant la main gantée de celle-ci, Nérine, toujours distraite et insoucieuse du péril, s’avançait à son tour ; nous formions ainsi une sorte de chaîne. Parvenues à l’autre rive, nous aperçûmes, après avoir franchi un bouquet de bois nains, le sentier qui grimpait dans la montagne. Le guide nous dit que nous n’avions qu’à monter toujours, qu’il allait rejoindre les chevaux et faire un somme, qu’au retour nous l’appellerions pour repasser l’eau.

Nous étions si charmées de la beauté du jour et de celle du paysage, que nous gravîmes sans fatigue une partie du rude sentier.

À mesure que nous montions, l’étroite vallée qui s’allongeait à nos pieds, nous déroulait toutes ses grâces. Les petites sources qui tombaient des montagnes se jetaient en gazouillant dans le lit du torrent, aujourd’hui tranquille, mais qui, en hiver, se précipitait bruyamment. Les bords fleuris et boisés offraient à la base des grands rocs une suite de bosquets et de lits de gazon ; on eût voulu se reposer là durant les brûlantes journées de la canicule.

De la hauteur où nous étions parvenues, nous voyions notre guide étendu au pied d’un hêtre ; déjà il s’était endormi tandis que nos chevaux paissaient avec tranquillité ; je fis remarquer à Nérine qu’à peu de distance des nôtres, deux autres chevaux étaient attachés sous un bouquet d’arbres ; aucun guide ne les gardait. Sur la selle d’un de ces chevaux était jeté un long manteau.

— Nous allons probablement, dit l’actrice, rencontrer les deux cavaliers à qui appartiennent ces chevaux abandonnés.

— Justement il me semble entendre des bruits de voix, ajouta Nérine.

Quelques paroles inintelligibles avaient en effet passé dans l’air ; mais les voix montaient du bord du torrent au lieu de descendre de la montagne.

— Ceux qui parlent, repartis-je, sont restés sur la rive à l’abri de quelque bosquet, et nous ne les rencontrerons point là-haut.

— Tant mieux, répliqua Nérine, des promeneurs avec qui il faudrait échanger des paroles banales me gâteraient cette belle solitude.

Nous venions d’arriver sur un plan de la montagne tout couvert de végétation et où le sentier que nous suivions s’encaissait dans la bordure d’argent de deux petits gaves murmurants. Celui de droite prenait sa source juste au-dessus de nos têtes, dans un creux profond du roc ressemblant à une grotte en miniature. Quand nous eûmes passé cette source, nous nous arrêtâmes sur le rocher qui la couvrait d’un dôme ; il était tapissé de capillaires et de lichens. Nous nous assîmes sur ce moelleux divan, contemplant de nouveau la petite vallée où les chevaux continuaient à brouter. À dix pieds de distance au-dessous de nous, sur le bord du gave dont nous dominions la source, nous vîmes quelque chose se mouvoir dans une touffe de fougère. Nérine me dit :

— Voilà peut-être les cavaliers à qui appartiennent les deux chevaux.

Mais comme elle parlait, une tête s’allongea au-dessus des feuilles dentelées de la fougère, et je reconnus le profil grotesque de l’écolier. Que faisait-il là, tapi, presque immobile et retenant son haleine ? Nérine devina qu’il s’était placé en embuscade pour espionner sa cousine, et dans sa loyauté tranchante elle allait l’appeler. Je la détournai de son dessein en lui faisant comprendre que débusquer l’écolier et nous faire voir était la plus grande humiliation que nous puissions causer à la petite marquise, si en effet elle était venue là pour quelque rendez-vous mystérieux.

— Comme elle est duplice et méchante, elle supposera, ajouta l’actrice, que nous l’avons suivie.

— Eh bien ! alors, dit Nérine, montons bien vite et bien haut jusqu’au bois de sapins pour nous mettre au-dessus du soupçon.

— Malheureusement, lui répondis-je, nos chevaux qui sont là-bas nous accuseront toujours.

— Mais est-ce vraiment la petite marquise que cet écolier espionne ? reprit l’actrice ; n’est-ce pas plutôt vous qu’il a voulu suivre ? poursuivit-elle en s’adressant à Nérine.

— Cela se pourrait bien, répliquai-je en riant, car il est toujours sur ses pas. Laissez-moi faire ; attendez-moi là, je vais descendre, sans bruit, jusqu’à sa cachette, et je le forcerai à s’expliquer.

J’avoue qu’un peu de curiosité me poussait et que je ne partageais pas l’extrême et délicate réserve de Nérine à l’endroit de l’impertinente et hypocrite marquise. Laissant mes deux compagnes de promenade derrière le roc surplombé de la source, je descendis rapidement le long de l’eau jaillissante et j’arrivai comme une bombe sur la tête de l’écolier. Au froissement des feuilles de la fougère qui se courbaient sous mes pieds, il leva son nez tordu et me dit tout effaré, à voix très-basse :

— Quoi, vous aussi, madame, vous avez voulu voir ! Eh bien, regardez, là, en bas, sous nos pieds, mais ne parlez pas !

Je dirigeai mes regards dans la direction du geste de l’écolier, et j’aperçus Aglaé et le bel Italien, sur un petit promontoire de pelouse où croissaient quelques arbres et qui s’avançait dans l’eau du torrent. Lui était étendu sur le gazon et reposait sa tête sur une branche pendante ; il semblait exténué de lassitude, et sa pâleur inanimée me frappa d’épouvante, la lumière qui filtrait dans le feuillage vert des arbres projetait sur sa face la lividité de la mort. Les joues empourprées de la petite marquise contrastaient avec ce beau visage à l’aspect sinistre. Elle parlait avec feu, et, sans pouvoir entendre toutes ses paroles, je devinai qu’elles étaient fort tendres à l’éclat des yeux et à l’expression des lèvres. Elle était mise avec une extrême coquetterie qui la rendait attrayante : elle portait une amazone en batiste écrue, dont la queue flottante ondoyait en ce moment sur son bras. Des grecques brodées en soie noire formaient des bordures au bas de la jupe, et par devant remontaient en trois rangs jusqu’au corsage collant qui dessinait à ravir sa taille svelte ; ce corsage était fermé par des boutons d’onyx ; le bras potelé s’agitait dans l’ampleur de la manche ; dans sa main gauche la petite marquise tenait une fine cravache à pomme d’argent oxidé ciselée, dont elle battait l’herbe fleurie, tandis qu’elle tendait l’autre main au malade couché à ses pieds. Sur ses noirs cheveux, disposés en bandeaux et se jouant de chaque côté du cou en une longue boucle, était posé un chapeau rond aux ailes retroussées en paille d’Italie bordé d’un velours noir. Deux longues plumes noires s’enroulaient sur la passe et retombaient par derrière. À la distance d’où nous la regardions la petite marquise était vraiment jolie dans ce costume. Elle avait saisi la main du jeune homme impassible, toujours étendu au pied de l’arbre ; elle lui parlait avec une vivacité croissante et en élevant tellement la voix que ce lambeau de phrase monta jusqu’à nous :

— Quoi ! vous me repoussez ?

À ces mots, l’écolier eut un petit éclat de rire de satisfaction que je réprimai d’un regard. L’énorme touffe de fougère où nous nous étions abrités nous cachait si bien, qu’il était impossible que nous fussions vus ; mais on pouvait nous entendre.

Cependant le bel Italien avait fait un effort et s’était levé ; il dit quelques paroles véhémentes parmi lesquelles j’entendis :

— Ne voyez-vous pas que je touche à la mort !

Il voulut faire quelques pas pour s’éloigner ; mais elle, bondissante et furieuse, lui fit un geste impératif avec sa cravache, et s’écria :

— Non pas, non pas ! laissez-moi partir d’abord et ne me suivez point.

Le malade obéit comme quelqu’un qui ne demandait pas mieux que de rester seul et en repos. Nous le vîmes se rasseoir sans même la regarder partir. Elle courait vers les bords du torrent, brisant les jeunes pousses des arbres sous sa cravache sifflante ; elle atteignit le gué, et, sans tourner la tête, elle sauta rapide et légère sur les pierres glissantes ; la traîne de son amazone pendait dans l’eau ; un moment je craignis de la voir trébucher, mais elle toucha comme un trait l’autre rive et s’élança sur un des deux chevaux qui paissaient sans guide l’herbe mouillée. Tout à coup, elle se cabra et s’arrêta net en apercevant le Béarnais qui gardait nos trois chevaux. C’était un des guides les plus connus aux Eaux-Bonnes. Elle lui demanda qui donc il avait conduit, et parut un peu rassurée quand elle apprit que nous avions suivi le sentier des bergers pour monter, sans nous détourner, jusqu’à la région des sapins. Alors elle fouetta son cheval et le précipita au galop sur la route plus large.

Sitôt qu’elle eut disparu, l’écolier me dit en soulevant sa grosse tête au-dessus des touffes de fougères :

— À présent je vais rejoindre le pauvre abandonné et recevoir ses confidences.

— Ce serait fou et méchant, répondis-je ; prouvez-moi que votre espionnage n’était qu’une espièglerie en ne parlant à personne de ce que nous avons vu.

— À personne, je vous le jure ; mais ceci ne m’empêche pas de rejoindre l’Italien qui, ne sachant pas d’où j’arrive, me recevra très-bien, je vous le promets, ne serait-ce que pour l’aider à monter à cheval.

— Je vous défends, du moins, de me nommer à lui, ni moi, ni ces dames, car vous savez bien que le hasard seul a dirigé de ce côté notre promenade. Nérine ne vous pardonnerait jamais si vous attiriez sur elle l’indigne soupçon qu’elle a voulu surprendre votre cousine.

— Oh ! soyez tranquille, balbutia le pauvre Adolphe d’un air soumis, je ne m’exposerai point à un reproche de votre amie.

— C’est bien, lui dis-je, et je me hâtai de le quitter et de rejoindre Nérine et l’actrice, qui m’attendaient impatientes, au-dessus de la source.

Je leur racontai ce que j’avais vu. L’actrice se mit à rire d’une façon moqueuse et narquoise en répétant :

— Voilà bien ces femmes du monde, dédaigneuses et prudes !

Nérine me dit :

— Je regrette amèrement d’avoir fait ici une promenade. Quoique la petite marquise me soit antipathique, je la plains, car peut-être est-elle entraînée par l’amour. Nous avons surpris son secret ; promettons-nous loyalement qu’il restera enseveli dans cette solitude.

— Vous comptez sans l’écolier, reprit l’actrice en riant ; c’est un singe méchant qui prendra plaisir à ébruiter l’aventure.

— Tant pis pour lui, ajouta Nérine ; mais pour nous, nous n’en parlerons pas, c’est bien convenu.

Nous nous engageâmes toutes les trois au silence et recommençâmes à gravir le sentier abrupte de la montagne.

À mesure que nous montions et que la magnificence du paysage se déroulait devant nous, le front de Nérine, toujours triste et pensif, s’éclairait pour ainsi dire de la sérénité de l’atmosphère ; la nature seule avait le pouvoir de lui rendre ce calme radieux que les souffrances de la vie lui avaient enlevé. Dans ces moments-là elle était vraiment d’une beauté transfigurée ; son âme, redevenue inspirée et variante, éclatait sur ses traits rajeunis ; elle parlait avec enthousiasme des tableaux grandioses de la création ; elle comparait certains aspects des Alpes et des Apennins qui l’avaient frappée dans ses voyages à ceux que ces monts des Pyrénées étalaient alors sous nos yeux. Sa vive imagination peuplait tout à coup les solitudes diverses qu’elle avait parcourues de quelque scène d’amour ou de patriotisme empruntée aux grands poètes ; elle s’oubliait pour s’identifier avec les beautés de la terre et les grandeurs de l’histoire ; elle participait alors à la vie universelle de la nature et de l’humanité, et transportait sa pensée bien au delà de notre globe circonscrit ; elle nous disait, souriante, en tournant son beau regard vers le firmament :

— Devant ce ciel incommensurable où roulent par milliers des mondes inconnus dont nos yeux découvriront ce soir le scintillement, mon âme s’apaise et prend en dérision les angoisses qui l’ont torturée. Que sont en face de l’immensité nos peines bornées et nos larmes d’un jour !

— Vous êtes sublime, répliquait l’actrice semi-railleuse, ce qui ne m’empêche pas de sentir mes pieds meurtris par la pointe des rochers.

— Nous voici arrivées ! lui cria Nérine, qui nous devançait souriante et forte et qui venait d’atteindre le plateau de la montagne qu’ombrageait le bois de sapins. Certes, un pareil spectacle vaut bien une écorchure au pied, de même que les grandeurs qu’acquiert l’intelligence ne sont pas trop payées par les blessures du cœur.

En parlant ainsi, elle était debout sous les sapins superbes qui faisaient jaillir sur elle, à travers leurs rameaux en pyramides, la lumière rouge du soleil frappant en ce moment d’aplomb au-dessus de leur cime.

Quand nous fûmes parvenues à ses côtés, nous nous sentîmes tout à coup à la hauteur des idées de Nérine ; d’un peu emphatiques qu’elles nous avaient semblé d’abord, elles devenaient simples et naturelles dans ce cadre immense qui leur était si merveilleusement approprié. Nous gardâmes toutes les trois le silence.

L’actrice le rompit la première.

— C’est grand ! s’écria-t-elle, grand comme Shakespeare, grand comme Beethoven, grand comme le Faust de Goethe, grand et calme à nous faire trouver petit et fou notre premier amour trahi, qui faillit nous précipiter dans la Seine.

— Bien, très-bien ! lui dit Nérine, en lui serrant la main ; vous m’avez comprise et vous ne me trouvez plus ridicule.

— Il ne s’agissait, ajoutai-je en riant, que de monter jusqu’à cette esplanade de la montagne pour atteindre à votre diapason : si nos forces nous permettaient d’aller jusqu’au sommet, nous serions dans le ciel !

— Nous serions dans la brume, reprit Nérine, de même que les esprits qui planent toujours arrivent au vertige.

— C’est en bas et devant nous qu’il faut regarder, dit l’actrice. Quel machiniste puissant fixera jamais un tel paysage dans un décor d’opéra ?

De l’immense terrasse perpendiculaire où nous étions assises, nous voyions autour de nous plusieurs fragments titaniques de la chaîne des Pyrénées ; à droite, c’était le pic du Ger qui au-dessus de la source des Eaux-Bonnes projetait son sommet blanchi dans l’azur du ciel : des montagnes moins hautes ondulaient en courbes irrégulières jusqu’à la gorge des Eaux-Chaudes que nous avions traversée en venant. À gauche, dominant la vallée d’Ossau, le pic du Midi, comme le roi de tous ces rocs énormes, les dépassait de la hauteur d’un géant écrasant des nains ; c’était le point culminant de cette partie des Pyrénées que nous embrassions du regard ; les vallées ombreuses, les villages, les cultures se nichaient entre les fentes des montagnes comme les enfants se cachent dans les plis des robes maternelles ; les torrents jaillissaient des cimes neigeuses ou des sources enfouies dans les entrailles des monts ; çà et là, à côté d’un roc dénudé, des arbres aux troncs moussus suspendaient une forêt sombre ; sur les versants les plus bas s’étalaient les champs de maïs ; des vaches et des troupeaux de moutons paissaient sur les pelouses.

Le soleil éblouissant répandait une lumière diverse sur les crêtes inégales des montagnes. Quelques sommets resplendissaient et semblaient en feu, tandis que, dans les défilés étroits, formés par des rocs perpendiculaires, ses rayons se perdaient dans le gouffre d’une ombre noire. Sur les carrières de marbre blanc, éventrées au milieu de quelque mont, jaillissait une pluie d’étincelles qui semblaient pétiller sur une nappe de neige. Au-dessus de l’eau des gaves, flottait une flamme nacrée ; le jour dorait au loin la route à découvert qui serpentait à nos pieds, mais il s’éteignait dans les ténèbres des roches pendantes et humides qui bornent la route des Eaux-Chaudes.

Dans la petite vallée où nous avions laissé nos chevaux tout était lumière, elle y tombait du ciel bleu sans qu’un roc s’interposât sur son passage ; aussi chaque détail nous apparaissait-il, d’en haut, avec une précision et un relief inouïs. Nous distinguions jusqu’aux dentelures du feuillage des arbres, jusqu’à la forme des cailloux que le gave élargi et paresseux caressait en fuyant ; nous apercevions notre guide qui, avec la lame de son couteau espagnol, coupait une branche de merisier et s’en sculptait une canne.

— Mais regardez donc, dit tout à coup l’actrice, voilà le bel Italien et Adolphe de Chaly qui passent ensemble le gué !

En effet, le grand écolier dégingandé qui, à cette distance, paraissait tout petit, tendait son bras musculeux au malade pour lui faire franchir le torrent. Arrivé sur l’autre bord, il prit sur la selle du cheval le manteau que nous y avions vu, et en enveloppa avec soin l’Italien qui paraissait saisi d’un frisson, puis il l’aida à monter à cheval, se plaça en croupe derrière lui et dirigea lui-même l’animal impatient que la main affaiblie du cavalier n’aurait pu conduire.

— C’est un bon garçon ! dit Nérine.

— C’est un malicieux garnement qui poursuit ses investigations ! répliquai-je.

— C’est l’amalgame du bien et du mal, comme dans tous les êtres, ajouta l’actrice.

Le cheval qui emportait l’Italien et l’écolier disparut bientôt dans le défilé des Eaux-Chaudes qui conduit aux Eaux-Bonnes. Nous parcourûmes le premier carrefour du bois de sapins ; Nérine cueillit çà et là quelques belles fleurs sauvages qu’elle voulait dessiner ; puis nous commençâmes à descendre le sentier à pente droite. Nérine était en tête, alerte et fougueuse ; elle s’asseyait parfois sur le roc uni et s’y laissait glisser comme un enfant en jetant un petit rire clair qui nous stimulait et nous poussait derrière elle. Nous arrivâmes ainsi rapidement à la base de la montagne, sans souci de nos robes et de nos chaussures déchirées, et toutes vivifiées par le grand bain d’air d’une journée magnifique.

Nous remontâmes à cheval ; et ce fut alors que notre guide nous répéta les questions que la petite marquise lui avait adressées. Nérine redevint soucieuse à l’idée que cette femme pourrait la soupçonner. Bientôt nous mîmes nos chevaux au galop ; l’air était froid dans la gorge sombre où s’engouffrait la route ; nous la franchîmes sans nous parler et nous arrivâmes aux Eaux-Bonnes vers l’heure du dîner. L’actrice nous quitta et nous eûmes à peine le temps, Nérine et moi, de changer de robes ; le second coup de cloche nous avertit qu’on se mettait à table.

Cette cloche nous fit tressaillir ; pour la première fois depuis notre arrivée aux eaux ; il nous semblait que quelque scène saisissante nous attendait à ce dîner habituellement ennuyeux. Dès notre premier regard en entrant dans la salle à manger, nous comprîmes que notre attente serait déçue : l’acteur principal manquait au drame espéré, la place du bel Italien était vide.

En revanche, le marquis Sigismond était revenu de la chasse, il avait l’air victorieux ; le fabricant de Mulhouse le complimentait sur ses prouesses.

— Quoi ! monsieur le marquis, s’écriait-il, un lièvre, trois perdreaux et six cailles ! c’est superbe !

— J’espère bien que vous allez y goûter, monsieur, répliqua le marquis Sigismond.

Le sieur Routier s’inclina obséquieusement.

— Mais, ma chère, où est donc votre noble voisin de gauche, reprit le marquis Sigismond en s’adressant à sa femme, qui rougit imperceptiblement, j’aurais voulu que lui aussi fît honneur à ma chasse.

— C’est à notre cousin qu’il faut en demander des nouvelles, répliqua Aglaé avec aplomb, ils ne se quittent plus.

— En effet, dit l’écolier terrible, en essayant de fixer son œil louche sur sa cousine, j’ai fait aujourd’hui une assez longue promenade en croupe derrière lui ; je l’avais rencontré exténué au bord du gave des Eaux-Chaudes, et je n’ai pas voulu l’abandonner à l’aventure de son cheval. En arrivant il s’est senti la fièvre et s’est mis au lit,

— Pauvre jeune homme, murmura la petite marquise de l’air le plus naturel du monde, si nous avions prévu sa défaillance nous aurions insisté pour qu’il nous accompagnât en calèche, madame Routier et moi ; mais il s’est obstiné à monter à cheval et à partir seul pour les Eaux-Chaudes.

— C’est très-imprudent, répliqua le mari.

— Grondez aussi votre femme, dit madame Routier, n’a-t-elle pas fait aujourd’hui une immense course à pied jusqu’à la cascade du gros hêtre ?

— Juste à l’opposé de la route des Eaux-Chaudes, répliqua malicieusement l’écolier.

— J’ai gagné à cette excursion un appétit de montagnarde, reprit Aglaé en riant ; aussi, mon ami, vais-je dévorer votre gibier.

Et elle regarda presque tendrement son mari.

Nous suivions tous ses mouvements : elle fut d’abord craintive et troublée, nous observant à la dérobée ; puis rassurée par notre air de parfaite ignorance et par la mesure que l’écolier avait mise dans ses paroles, elle se raffermit, affecta une sorte de gaîté, parla de la beauté de la cascade qu’elle avait vue et s’efforça même d’être aimable avec Nérine en lui offrant une caille tuée par son mari.

Quand le dîner fut terminé et que l’écolier nous rejoignit dans le jardin anglais où nous respirions l’air, Nérine et moi, il nous dit en ricanant :

— Ma petite cousine enrage ; mais il faut qu’elle avale son chagrin comme les nègres avalent leur langue, sans sourciller ; elle aura beau faire, le roman est fini.

— Contez-moi donc le dénouement ? lui dis-je.

— Je ne veux rien savoir ! s’écria Nérine.

— Permettez, repris-je en entraînant l’écolier, moi je veux tout entendre.

— Elle va se fâcher, balbutia Adolphe en tournant vers Nérine sa pauvre tête attristée. Mais j’avais saisi son bras et je le forçais à me suivre et à parler.

Il m’apprit que, suivant le projet dont j’avais voulu le détourner, il avait rejoint l’Italien, resté étendu au pied d’un arbre après le départ d’Aglaé éperdue, et que celui-ci, avec le laisser-aller d’un mourant et d’un cœur ennuyé, lui avait raconté la folle tentative de sa cousine pour réveiller en lui l’amour ! L’écolier poursuivit : L’amour ! s’est écrié le bel Italien, en se levant et en s’appuyant plus pâle contre le tronc de l’arbre, l’amour, ce n’est pas le caprice de cette petite marquise ! l’amour, c’est pour moi Milan et ma belle Venise que je veux revoir, je ne donnerai pas le souffle de vie qui me reste à une femme ; je le garde pour mon pays ! Et se soutenant sur mon bras, il m’a dit : Marchons ! je me sens froid. C’est alors que je l’ai aidé à passer le gué et que je l’ai ramené ici ; il a été pris par la fièvre en arrivant et m’a annoncé qu’il quitterait demain les Eaux-Bonnes. Je crois bien qu’il tiendra parole !…

— Gare à votre cœur, mon jeune Adolphe, répondis-je en riant, votre cousine dépitée va reporter sur vous ses coquetteries.

Le lendemain l’Italien ne parut pas au déjeuner, et nous apprîmes que dès l’aube il avait quitté les Eaux-Bonnes en chaise de poste.

Tout le monde remarqua la pâleur de la petite marquise et la contraction de ses traits. Ce départ subit l’avait bouleversée ; sa vanité outragée n’avait pas même les représailles du dédain et de la gaîté qu’elle eût sans doute affectés en face de l’Italien ; il était parti sans regret et insoucieux de la colère d’Aglaé. Sur qui reporter désormais sa coquetterie oisive et maladive ? Le magistrat de Pau et l’ancien négociant breton ne se prêtaient guère par leur âge et leur gravité à ses agaceries ; l’employé du chemin de fer de Toulouse, quoique plus jeune, était toujours affublé d’une longue redingote qui lui donnait l’aspect d’un ministre protestant ; sa conquête aurait paru trop bourgeoise à la marquise ; restaient les deux Espagnols, M. Routier et l’écolier ; les deux Espagnols étaient assez jeunes et assez beaux pour la tenter, mais ils partaient dans trois jours, et ne savaient pas un mot de français. M. Routier était ennuyeux et uniforme comme une de ses fabriques de toiles peintes dont il parlait toujours pour en démontrer la belle ordonnance. Quant à l’écolier, il fuyait la compagnie de sa petite cousine, et s’attachait à nos pas le plus qu’il pouvait ; mais il la tenta tout à coup dans son dénûment, comme une proie qu’elle eût voulu mordre et bafouer ; elle l’avait déjà torturé dans les jours d’ennui de sa vie de château. Par lui, elle espérait d’ailleurs satisfaire la curiosité et l’envie instinctive que lui inspirait Nérine. Mais l’écolier, qui s’enflammait de plus en plus pour mon amie, resta inexpugnable aux pressantes attaques de la petite marquise, si bien qu’elle dut faire intervenir madame Routier, puis son mari, pour obliger Adolphe à l’accompagner à la promenade. L’écolier résista bravement, ou, s’il feignait de consentir à la suivre, escortée de madame Routier, il quittait tout à coup ces dames au détour d’une allée pour courir à la recherche de Nérine, qui presque toujours le renvoyait en lui faisant brusquement comprendre qu’elle voulait se promener seule.

Alors le pauvre Adolphe se perdait à travers la haute solitude des sapins et y passait la journée pour cueillir des fleurs et des mousses destinées à celle qui refusait de le voir. Cet invariable hommage irritait violemment la petite marquise : elle raillait la laideur d’Adolphe et son effervescence juvénile ; elle ne lui pardonnait point de ne pas avoir tourné vers elle sa craintive convoitise. N’était-elle pas plus jolie et plus jeune que Nérine ? Comment l’écolier pouvait-il soupirer pour cette femme qui aurait pu être sa mère ? Elle en vint à dire à son mari que, comme parent et représentant le tuteur d’Adolphe, il devait veiller sur lui et l’empêcher de former des liaisons dangereuses.

Nérine, que l’écolier ennuyait, trouvait son compte dans l’espèce de sauvegarde que ses nobles parents exerçaient sur lui ; elle en était ainsi débarrassée plus sûrement. Le pauvre enfant, traqué par les Serrebrillant et les Routier, était devenu l’hôte des bois et des grottes ; nous ne l’apercevions plus guère qu’aux heures des repas et quelquefois le soir quand Nérine lui accordait la grâce de venir prendre le thé chez elle. C’est alors qu’il nous racontait l’inquisition de son aimable cousine. Nérine en riait aux éclats et disait à l’écolier :

— Tant que votre parente n’exercera sa surveillance qu’envers vous, je la laisse faire, elle use de son droit ; mais si elle devenait agressive envers moi, gare à elle, je la pulvérise d’un mot.

Dans les premiers jours qui suivirent le départ du noble Italien, la petite marquise sembla se mettre à l’abri de cette menace secrète de Nérine ; désarçonnée par sa défaite amoureuse, elle avait à table et à la promenade une contenance presque accablée ; ce n’était plus la sémillante femme des premiers temps, elle ne songeait plus à nous écraser par ses toilettes et son babil, l’arc était détendu et chacun remarquait son affaissement ; mais insensiblement elle se roidit, et voulut rentrer en lice.

La température vivifiante des montagnes avait ranimé la beauté de Nérine en lui rendant un peu de santé, et la petite marquise s’indignait de la voir regardée et complimentée par le vieux magistrat et le vieux négociant, et par son mari même qui murmurait parfois :

— En vérité, elle a l’air fort noble.

Un jour à dîner Aglaé parut en robe pimpante et ouvrit résolument la lutte en disant à l’écolier :

— Nous comptons sur vous demain matin, madame Routier et moi, pour nous accompagner sur la montagne Verte.

— Cela m’est impossible, ma cousine, car ces dames ont bien voulu m’accepter pour guide dans une excursion au mont Gourzy, répliqua Adolphe en désignant Nérine et moi.

— Vraiment, madame, vous allez encore m’enlever ce cher enfant ! repartit la petite marquise en s’adressant tout à coup à Nérine.

Encore est une superfluité de langage, répondit dédaigneusement celle-ci, car c’est la première fois que j’autorise M. de Chaly à nous suivre ; mais il nous a fait une si attrayante description d’une partie inexplorée du grand bois qui couvre le mont Gourzy, que je serai charmée qu’il nous y conduise ; libre à vous, madame, d’être des nôtres !

— Des vôtres ! murmura avec une petite moue d’étonnement la marquise.

Nérine haussa les épaules et se mit à causer avec moi.

Le lendemain, après un déjeuner rapide, nous sortîmes suivies de d’écolier, pour rejoindre nos trois chevaux basques qui nous attendaient près de l’établissement thermal. Nérine, qui n’aimait pas à se donner en spectacle, n’avait pas voulu monter à cheval dans la Promenade des Anglais qui réunissait à cette heure-là tout ce que les Eaux-Bonnes gardaient encore d’étrangers.

Arrivée sur le roc qui contient la source, je m’élançai sur un des chevaux ; mon amie, encore faible, ne pouvait en faire autant ; l’aide d’un guide qui la mettait en selle lui était toujours nécessaire ; l’écolier s’offrit avec tant d’insistance ; il tendait ses bras autour de la taille de Nérine d’une façon si bouffonne et si suppliante ; ses longues mains osseuses la menaçaient de si près d’une étreinte passionnée ; un feu si incandescent brûlait dans ses yeux louches, que Nérine s’écria avec une sorte de terreur burlesque :

— Oh ! monsieur, ne me touchez pas, une chaise me suffit !

Les bras de l’écolier retombèrent, sa tête s’affaissa et, obéissant machinalement à Nérine, il demanda une chaise.

— Tenez-la ferme, lui dis-je, car le roc est glissant.

Mais, soit que le pauvre Adolphe fût tenté de ressaisir Nérine, soit que l’ébullition du sang lui donnât le vertige, à peine mon amie eut-elle mis le pied sur la chaise qu’il la lâcha.

Mon cheval avait fait quelques pas en avant ; j’entendis un cri, je tournai la tête, et je vis Nérine qui avait été lancée à six pieds de distance sur le roc aigu : je me précipitai vers elle ; elle avait perdu connaissance, et le sang jaillissait d’une large blessure qu’elle s’était faite à l’aine. Sa pâleur était effrayante ; ses grands yeux, ouverts et inanimés, ne nous reconnaissaient pas ; un moment nous la crûmes morte.

L’écolier était touchant de désespoir : il s’arrachait les cheveux ; les larmes jaillissaient sur son pauvre visage ; il répétait éperdu :

— C’est moi qui l’ai tuée ! C’est moi qui l’ai tuée !

— Vite un médecin, m’écriai-je en lui secouant le bras, courez chercher le docteur Herbeau !

Il partit comme une flèche, heurtant sur son passage tout ce qui lui faisait obstacle.

Je fis transporter Nérine sur le lit d’une maison voisine ; elle était toujours évanouie, ses beaux cheveux dénoués pendaient autour de son cou ; ses bras et ses mains, que je pressais vainement, retombaient inertes le long de son corps. Je n’oublierai jamais son image : en ce moment, elle m’apparut comme dans la mort. Enfin, après une demi-heure d’angoisse, j’eus la joie de la voir tressaillir, me reconnaître et s’étonner d’être étendue sur ce lit, entourée de plusieurs personnes qui la secouraient.

— Quelle étrange promenade avons-nous donc faite ? me dit-elle, je ne me souviens plus de rien ! Pourquoi suis-je là ?

Mais s’étant penchée vers moi, sa blessure lui arracha un cri et la mémoire lui revint : — Oh ! ma chère, reprit-elle, dans quelle région s’est donc perdue mon âme depuis cette chute ?

Le docteur arriva, il fit un premier pansement d’arnica, très-douloureux sur la blessure vive ; peu à peu le sang cessa de couler et les chairs se rejoignirent sous les compresses que je renouvelais de quart d’heure en quart d’heure. L’écolier s’était placé dans un coin de la chambre, pleurant en silence et fixant sur Nérine des yeux suppliants.

Elle lui disait en riant et avec sa bonté naturelle :

— C’est ma faute, j’aurais dû vous laisser faire et accepter votre aide, monsieur de Chaly.

Elle resta trois heures immobile, étendue ; puis le docteur, après avoir examiné la blessure, lui dit d’essayer de se lever. Elle le fit avec courage et joie, car, pouvant marcher jusqu’à un fauteuil, en s’appuyant sur nous, elle acquit la certitude qu’elle n’avait aucune lésion grave. Alors, intrépide, elle nous demanda de la reconduire à l’hôtel.

Nous lui fîmes descendre, le docteur et moi, le chemin en pente ; l’écolier nous suivait ; on se pressait sur notre passage ; chacun saluait Nérine et lui parlait avec intérêt : elle était souriante et très-belle dans sa pâleur ; arrivée à l’hôtel, elle retint d’une manière aimable le docteur à dîner. Elle lui dit :

— Si vous restez, j’aurai le courage de dîner aussi, et me voilà guérie.

Elle faisait un grand effort pour nous cacher ce qu’elle souffrait.

Le docteur accepta l’invitation de Nérine. Je la suivis dans sa chambre pour l’aider à quitter ses vêtements déchirés, et l’écolier, émerveillé de la voir revivre, s’enferma dans la sienne pour faire une toilette triomphale.

Nérine s’enveloppa d’un burnous de Tunis en tissu noir rayé d’or ; elle groupa au hasard ses cheveux avec un peigne à galerie de sequins ; elle ressemblait ainsi à une belle Grecque. Le docteur et moi l’aidâmes à descendre au salon. Tout le monde accourut vers elle, la questionnant, la félicitant et lui exprimant une cordiale sympathie ; seuls les Serrebrillant et les Routier restèrent à l’écart sans s’informer de son état ; je regardai les femmes avec étonnement ; de ridicules elles devenaient odieuses.

L’arrivée de l’écolier m’empêcha de les toiser plus longtemps ; sa mise de plus en plus recherchée attira mon attention ; il tenait à la main un énorme bouquet de fleurs rares qu’il avait fait venir de Pau, mais cette fois, au lieu d’aller le déposer furtivement dans la chambre de Nérine, il le lui offrit ostensiblement pour fêter sa résurrection, lui dit-il avec un bon sourire.

Oh ! pour le coup la petite marquise n’y tint plus, elle se crut narguée comme femme et comme parente, et, s’approchant de l’écolier, elle lui dit avec aigreur :

— En vérité, mon pauvre cousin, vous perdez l’esprit ; vous vous habillez comme un dandy, vous faites une razzia de toutes les fleurs du département ; où donc votre passion s’arrêtera-t-elle ?

Nérine redressa sa tête superbe et dit d’une voix claire :

— Vous aurez beau faire, monsieur de Chaly, vous n’égalerez jamais les séductions du noble Italien qui a pris la fuite.

Cette phrase siffla comme un trait au-dessus de la tête d’Aglaé ; elle chancela et pâlit en voyant le sourire universel qui avait accueilli les paroles de Nérine ; chacun avait compris l’allusion, même le domestique qui en ce moment annonçait que le dîner était servi.

La petite marquise serra convulsivement le bras de son mari en murmurant :

— Je suis offensée !

C’était à la fois hardi et maladroit. Avouer qu’on sentait l’allusion, c’était convenir de la vérité qu’elle renfermait : le mari ne réfléchit pas à cette déduction logique ; il prit une mine courroucée, les Routier se groupèrent autour du ménage avec des airs rognes ; mais le moyen d’éclater contre Nérine ! elle avait les rieurs de son côté, et, tranquille et souriante, elle passait dans la salle à manger, tenant à la main son splendide bouquet.

On se mit à table, et la conversation fut bientôt animée et intéressante ; seuls les Serrebrillant et les Routier gardaient le silence avec une contenance farouche. L’écolier redoublait d’empressement vis-à-vis de Nérine. J’entendis le marquis Sigismond lui dire tout bas :

— Monsieur, il faudra que cela cesse ou j’en écrirai à votre tuteur.

Adolphe baissa les yeux et n’osa plus nous parler.

Cependant il vint le soir heurter à la porte de la chambre de Nérine ; elle voulait le renvoyer, j’insistai pour qu’elle le reçût. J’étais curieuse de lui entendre raconter la fureur des Serrebrillant.

Il nous apprit que son cousin lui avait défendu de nous parler.

— Comment peut-il s’avouer blessé pour ce que j’ai dit ? s’écria Nérine en riant ; mais songez donc que c’est se reconnaître trompé, et en ce cas c’est à sa femme qu’il devrait en vouloir.

— Mon cousin a une lourdeur d’esprit et une satisfaction de lui-même qui l’empêchent de voir clair dans ces questions-là, répliqua l’écolier ; d’ailleurs sa femme l’a habitué…

— Voilà encore que vous calomniez votre cousine ! interrompit Nérine. Eh bien ! malgré sa légèreté et sa coquetterie je jurerais bien que tout ceci n’est qu’enfantillage et qu’elle est restée une petite femme froide et correcte.

— Ne jurez pas, madame, reprit l’écolier, et surtout tenez-vous en garde : on machine contre vous quelque vilain tour dont je ne veux pas être le complice.

— Eh ! que m’importe ! s’écria Nérine avec lassitude ; j’ai la fièvre ce soir, laissez-moi reposer ; allez en faire autant et abandonnez-moi aux foudres de vos nobles parents.

— Suis-je malheureux ! répliqua l’écolier qui avait envie de pleurer ; s’ils vous offensent, vous allez me confondre avec eux, moi qui donnerais ma vie pour vous servir et pour vous plaire !

Et, en parlant ainsi, il s’était jeté aux genoux de Nérine en répétant :

— Croyez, je vous en supplie, à mon dévoûment ; je suis votre esclave, ne m’accusez jamais.

— Serais-je en effet menacée d’un grand péril ? reprit Nérine ; non, tout ceci n’est que burlesque ; relevez-vous, mon pauvre enfant, et allez dormir en paix.

L’écolier s’éloigna ; mais, quand il fut près de la porte :

— Je vous assure qu’on médite un outrage contre votre amie, me dit-il à voix basse ; veillez sur elle, prévenez le docteur et ne la quittez plus.

Le sérieux de l’écolier me causa une rapide émotion ; puis, je pensai comme Nérine, que ce conflit n’était que divertissant ; j’en fus d’ailleurs distraite par l’état de mon amie ; sa blessure s’était enflammée ; elle souffrait courageusement ; mais le mal devint le plus fort, sa fièvre augmentait ; je la mis au lit et voulus coucher dans sa chambre pour lui donner mes soins ; elle me laissa faire, car sa résistance fut tout-à-coup enchaînée par un lourd et pénible sommeil entrecoupé d’un peu de délire ; elle avait les joues empourprées, la respiration sifflante : quand le jour parut j’étais fort en peine et je me hâtai d’envoyer chercher le docteur. Il me rassura et ordonna à Nérine un bain où l’on fit infuser des fleurs de tilleul. Je restai auprès de mon amie, tandis qu’elle était plongée comme une blanche naïade sous les tiges parfumées qui la recouvraient ; leurs émanations bienfaisantes lui infiltraient le calme et détendaient son corps endolori.

Tout en m’occupant d’elle je m’approchais de temps en temps de la fenêtre ; il y avait dans la cour un mouvement inaccoutumé ; à ma grande surprise j’aperçus le marquis Sigismond et M. Routier debout dans la cage de verre où était assis devant son comptoir le bon père Taverne. Ces deux messieurs parlaient avec animation et semblaient interpeller l’hôtelier dont l’honnête et impassible visage s’empourprait de temps en temps ; on devinait qu’il résistait à quelque injonction impérative du marquis Sigismond qui parlementait avec la mine hautaine et le geste du commandement. Soit qu’il eût obtenu ce qu’il demandait ; soit qu’il fût découragé par la résistance du bonhomme, l’important personnage s’éloigna suivi de son humble confident.

Quand le docteur descendit de la chambre de Nérine, je le vis à son tour s’arrêter devant le bureau de l’hôtelier ; celui-ci semblait lui demander conseil : le docteur lui répondait avec vivacité, et, à ma grande surprise, lui, si froid et si digne, paraissait s’impatienter, et je l’entendis même qui s’écriait en s’éloignant :

— Croyez-moi, n’en faites rien, vous vous en repentiriez.

— Mais qu’est-ce donc ? me dit Nérine qui avait aussi entendu ces paroles.

Je ne sais, répliquai-je, je ne vois dans la cour que des servantes.

— Je ne voulais pas troubler la tranquillité salutaire que le bain lui procurait.

Lorsqu’elle se fut recouchée et commença à reposer, j’allai faire ma toilette pour le déjeuner : au premier coup de cloche, je descendis dans le salon, très-curieuse de revoir tous les personnages du drame bouffon qui s’agitait.

L’écolier accourut sur mon passage pour me demander des nouvelles de Nérine ; je lui répondis qu’elle allait mieux, mais qu’elle déjeunerait dans sa chambre.

— J’en bénis le ciel, répliqua-t-il, elle détournera ainsi l’orage qui allait là frapper.

Je haussai les épaules sans lui répondre.

Les Serrebrillant et les Routier n’étaient pas encore dans le salon ; outre les convives de la veille qui tous s’informèrent de l’état de Nérine, j’y trouvai de nouveau hôtes attirés par les belles journées de septembre. C’était une jeune femme anglaise avec sa fille âgée de douze ans et qui semblait en avoir seulement six tant elle était mignonne, pâle et diaphane ; on eût dit qu’un souffle d’air allait l’abattre comme une des feuilles de marronniers qui commençaient à tomber ; sa mère, inquiète mais inexpérimentée, la couvait du regard. Comme antithèse de cette frêle enfant, j’aperçus une femme énorme ; une dame romaine à la stature formidable ; son visage était encore beau, mais noyé dans l’ampleur des contours. Elle faisait avec son mari une tournée dans les Pyrénées ; ils étaient arrivés le matin.

Le déjeuner commençait quand la petite marquise et son mari parurent, suivis du couple servile des négociants de Mulhouse. L’écolier les précédait et sans doute les avait avertis que Nérine n’était point là ; ils se renfermèrent dans la raideur et le silence, et tous les autres convives ne s’occupèrent que des nouveaux arrivés. Le babil de la petite Anglaise nous amusait ; les grands yeux noirs de cette blonde enfant pétillaient d’intelligence ; elle s’obstinait à ne prendre qu’une tasse de thé et une demi-tartine de beurre, et comme sa mère la pressait de manger, elle répondit en anglais, désignant la colossale dame italienne, avec une petite moue malicieuse :

— Maman, voudriez-vous donc que je devinsse aussi grosse que cette dame ?

Je regardai la mère en riant. Elle me salua d’un air naïf et charmé, et, à l’issue du déjeuner, elle me demanda ce que je pensais de l’efficacité des eaux. Pouvait-elle espérer qu’elles guériraient sa fille ?

— Elle se nourrit bien mal, répondis-je, au lieu d’une tasse de thé, il faudrait lui donner de la gelée de viande pour la fortifier.

— Oh ! répliqua-t-elle, je la fortifie avec des petits verres de rhum !

En véritable Anglaise, elle ne comprit rien à mon étonnement, que j’exprimai d’abord par un éclat de rire et ensuite par de chaleureuses paroles pour la convaincre de changer ce régime.

Elle devina seulement que je m’intéressais à son enfant.

— Elle vivra, reprit-elle, car je l’ai mise sous la protection du Médiateur, et tout en parlant ainsi elle tira de sa poche un tout petit livre renfermant l’Ancien et le Nouveau Testaments. Prenez ceci ; et gardez-le en souvenir de moi, ajouta-t-elle, et chaque matin mettez-vous en communication avec le Médiateur.

Je la remerciai de son cadeau mystique ; mais, les jours suivants, ses prédications sur les thèmes de l’Évangile et ses tentatives sans trêve pour me convertir au protestantisme, me semblèrent tellement fastidieuses que j’en arrivai à comprendre l’irritation des Indiens contre les missionnaires anglais.

Lorsque j’eus rejoint Nérine, je lui parlai gaiement de ces nouveaux convives.

— Je me sens mieux, me répondit-elle, je descendrai pour dîner ; cela me distraira.

Tandis que nous causions, nous vîmes entrer la gracieuse nièce du père Taverne, une jeune femme d’une beauté rare. Elle venait offrir ses services à Nérine et s’informer si rien ne lui manquait ; elle insista pour que mon amie continuât à manger dans sa chambre ; tous les domestiques étaient à ses ordres ; descendre au salon pourrait être une grande imprudence…

Nérine la remercia, tout en déclarant qu’elle était décidée à ne rien changer à ses habitudes.

La jeune femme n’osa pas insister. Elle sortit ; mais je compris qu’elle était mécontente et confuse.

Ce jour-là tout ce qui restait de personnes distinguées aux Eaux-Bonnes vinrent à l’Hôtel de France demander des nouvelles de Nérine, s’inscrire ou lui faire visite : elle reçut pendant plusieurs heures, enveloppée dans les longs plis d’une robe de chambre en cachemire blanc, fixée à la taille par une cordelière en soie rouge ; ses cheveux étaient retenus dans une jolie résille en perles de corail qu’elle avait rapportée d’Italie.

L’actrice était accourue une des premières et avait dit en nous quittant qu’elle reviendrait le soir.

Toutes ces preuves de sympathie ranimèrent Nérine ; elle me paraissait si bien, que je pensais qu’elle pourrait marcher sans souffrance ; mais quand le premier coup de cloche du dîner se fit entendre et qu’elle se leva de son fauteuil pour descendre, elle poussa un cri douloureux ; sa blessure était à peine refermée ; elle se raidit, et, avec l’aide de mon bras, elle arriva jusqu’au salon ; la petite marquise et madame Routier y étaient déjà : à l’apparition de Nérine, elles s’élancèrent vers la porte et disparurent avec des airs d’Euménides. Nous les entendîmes, dans la galerie de bois, pousser des exclamations. En regardant par une des fenêtres entr’ouvertes, je vis le marquis Sigismond et M. Routier, que sans doute elles avaient avertis, descendre l’escalier et aller parlementer de nouveau devant la cage de verre du père Taverne.

Nérine, qui s’était à demi-étendue sur un canapé, me dit en souriant :

— C’est à n’en plus douter, la guerre est ouverte.

Le second coup de cloche retentit, tous les autres convives entrèrent dans le salon ; la grosse dame italienne, la jeune dame anglaise et sa frêle enfant attirèrent l’attention de Nérine. Nous passâmes dans la salle à manger, et quand nous fûmes tous assis autour de la table, nous nous aperçûmes que les couverts des Serrebrillant, des Routier et de l’écolier manquaient.

Aux deux garçons qui nous servaient à table avaient été substituées deux jolies filles béarnaises qui ordinairement s’occupaient du service des chambres ; bientôt nous entendîmes un cliquetis de vaisselle et un murmure de voix dans une pièce voisine où mangeaient habituellement les voyageurs de passage qui arrivaient à l’hôtel après l’heure du repas.

Je dis tout bas à Nérine :

— Décidément il y a un camp ennemi, et votre burlesque amoureux a déserté votre cause.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria le magistrat de Pau en s’adressant aux servantes, il y a donc deux tables d’hôtes ce soir ?

M. le marquis de Serrebrillant ne nous trouve plus d’assez bonne compagnie pour lui, ajouta le négociant breton.

— Et il faut des domestiques hommes à sa grandeur ! reprit l’employé du chemin de fer de Toulouse.

— Ma foi, nous ne perdons pas au change, répliqua le magistrat en regardant les deux jolies Béarnaises ; mais ce qui m’effraie, c’est que notre dîner est dédoublé.

— C’est vrai, dirent plusieurs voix, nous n’avons que la moitié des plats qu’on nous sert tous les jours.

— Quoi ! une seule entrée de veau et pas le plus petit morceau d’un excellent civet de lièvre dont j’avais senti le fumet en passant tantôt devant la cuisine, reprit la négociant breton.

Le tollé devint général quand on servit le rôti et les entremets sucrés ; deux poulets maigres remplaçaient les cailles et les perdrix rouges, et une fade marmelade de pommes l’excellent pudding sur lequel on avait compté.

— Allez dire à votre maître, s’écria le magistrat de Pau, en se tournant vers une des jolies servantes, avec le geste de Mirabeau à l’Assemblée Constituante, que la volonté de la majorité doit l’emporter sur le caprice d’une minorité tracassière !

— Bravo ! dis-je à mon tour, révoltons-nous, et qu’on nous donne au moins un flan à la vanille !

La petite servante, sans comprendre les paroles du magistrat, sortit pour avertir l’hôtelier que tous les convives étaient mécontents du dîner ; elle revint, apportant une tarte à la crème.

— Elle a trois jours d’existence, murmura un des Espagnols.

— Emportez-la sur la table du noble marquis ! s’écria le négociant.

— Si demain on nous traite de la sorte, nous déserterons tous l’hôtel, reprit gravement l’employé du chemin de fer de Toulouse.

Les deux garçons ont-ils revêtu une livrée pour servir M. le marquis ? demanda le négociant aux deux servantes.

— Non, Monsieur, ils ont gardé leurs vestes, répondit naïvement une des jeunes filles.

L’hilarité avait gagné tous les convives ; la jeune mère anglaise et l’énorme Italienne riaient de nous voir rire ; jamais dîner ne fut plus gai. Nérine se monta au ton général, et dit tout à coup avec un geste désespéré :

— Messieurs, vous vous plaignez d’un mauvais dîner et vous ne me plaignez pas, moi qui suis abandonnée par un infidèle !

— Oh ! madame, nous serions bien heureux de le remplacer ! repartit galamment le magistrat de Pau.

— Le remplacer, monsieur, y songez-vous ! remplacer ce fougueux écolier de dix-huit ans, imberbe mais bourgeonné, qui m’enveloppait en tout lieu de sa présence.

               Dans ces murs, hors des murs, tout est plein de sa flamme !

s’écria-t-elle en parodiant le vers de Corneille.

— Il est en tutelle et il a cédé à la force, dit l’employé du chemin de fer de Toulouse.

— Messieurs, je dois le reconquérir ; aidez-moi, ou du moins soyez témoins de mon désespoir d’Ariane :

               Le traître va passer, il faudra qu’il s’explique.

Tandis qu’elle parlait, nous nous étions levés de table et nous rentrions dans le salon. Nérine, qui ne s’y arrêtait presque jamais, s’assit sur un grand fauteuil qui trônait au milieu.

En quittant la salle où ils finissaient de dîner, il fallait absolument que les cinq transfuges fendissent le cercle que nous formions autour de Nérine.

Ce fut pour la petite marquise le défilé des Thermopyles. Elle s’avança bravement, la mine haute, le nez et les lèvres pincés et très-pâle ; madame Routier l’escortait : le marquis Sigismond, pourpre de colère, et le fabricant, marchant avec assurance, formaient une seconde ligne ; l’écolier suivait la tête basse. Il passa en chancelant devant Nérine, qui le saisit par le bras en s’écriant avec un accent de tragédienne :

               Cher Adolphe, arrêtez ! j’ai deux mots à vous dire.

L’écolier demeura pétrifié.

Les deux couples avaient franchi la porte du salon qui s’était refermée sur eux. Cette disparition rendit quelque courage au pauvre Adolphe.

— Oh ! madame, ne m’accablez pas, dit-il en s’inclinant devant Nérine, je suis assez malheureux.

               Malheureux, dites-vous, et vous m’abandonnez !

répliqua Nérine toujours sur le même ton.

— Malheureux ! ajouta le magistrat de Pau, quand vous avez mangé du chevreuil, du faisan et bu du vin exquis ! voyons, avouez que je devine juste ?

— Oui, messieurs, c’est très-vrai, mon cousin a voulu nous soumettre en nous faisant faire une chère exquise !

Nérine reprit :

               Vous l’avez entendu, le perfide, il l’avoue,
               Il a pu m’oublier dans leur lâche Capoue !

Elle prononça ces deux alexandrins, drapée dans sa robe de chambre comme dans un péplum.

— Madame, ne plaisantez pas, reprit l’écolier décontenancé, tout ceci est très-grave ; ma cousine mettra le feu à l’hôtel plutôt que d’y rester avec vous. C’est pour calmer sa colère et celle de son mari que je ne les quitte plus ; c’est encore vous que je sers en les suivant. Ne savez-vous pas que je suis à vous à la vie, à la mort ? Mais mon cousin représente ici mon tuteur ; que puis-je faire ? qu’exigez-vous de moi ?

               C’est le cœur, c’est l’esprit, c’est l’âme qu’il me faut !

reprit Nérine d’une voix lamentable.

— Ils sont à vous, répliqua l’écolier, vos ennemis n’entraînent que le corps !…

— Je le leur abandonne, s’écria Nérine avec un geste superbe.

Un éclat de rire universel se fit entendre à ces mots auxquels la laideur de l’écolier donnait une signification si bouffonne.

Le malheureux eut des larmes dans les yeux.

— Assez ! assez ! dit-il avec l’accent de la prière, je sais bien que je suis hideux !

Le jeu de Nérine s’arrêta net ; devant l’ironie qui blessait, elle reculait toujours. Elle tendit la main à l’écolier :

— Monsieur de Chaly, lui dit-elle, vous êtes un enfant, mais vous êtes bon, et je n’ai pas voulu vous blesser.

Il sortit en chancelant ; les pans de sa redingote battaient les murs ; je remarquai que ce soir-là il n’avait pas changé d’habits.

On riait encore tandis qu’il s’éloignait.

Bientôt Nérine, un peu lasse de cette scène comique, se retira dans sa chambre, où je la suivis.

Nous y étions à peine que le docteur et l’actrice arrivèrent.

— Oh ! vous ne savez pas ? leur dis-je en riant, sur quel volcan en ébullition repose notre amie ?

— Nous savons tout, répliquèrent-ils ; déjà, par deux fois, le brave Taverne a tenu conseil avec nous sur les graves événements qui se passent dans son hôtel.

— Et vous vous taisiez ? repartit Nérine.

— À quoi bon vous troubler ? reprit le docteur.

— Me troubler ! mais, docteur, j’ai le calme de l’innocence ; voyons, contez-moi ce qui me menace !

Le docteur nous dit alors que depuis quelques jours l’hôtelier lui avait fait part de l’ultimatum des Serrebrillant : Ou Nérine quitterait l’hôtel, ou ils menaçaient de le quitter eux-mêmes.

Nérine bondit comme une lionne.

— Ils en viennent là, s’écria-t-elle, eux qui ont été les provocateurs !

— C’est ce que sait très-bien le père Taverne, reprit le docteur, aussi balance-t-il entre sa conscience et son intérêt.

— Il hésite, répliqua Nérine, mais j’en écrirai au préfet de Pau.

— Et moi, ajoutai-je, à tous les journaux de Paris.

— Et moi, au ministre de l’intérieur, dit l’actrice qui prétendait connaître Son Excellence.

— C’est ce que j’ai dit à cet honnête père Taverne, continua le docteur, je lui ai fait comprendre que non-seulement il vous devait protection, mais que, par vos relations, vous pouviez lui nuire ou le servir bien plus que ces petits gentillâtres de province.

— Et qu’a-t-il décidé ? reprit Nérine.

— Il flotte… Pensez donc, poursuivit le docteur, l’héroïsme qu’il lui faudrait pour s’être déterminé d’inspiration en faveur du droit et de la justice. « Les Serrebrillant et les Routier, m’a-t-il dit, occupent toute l’aile principale de ma maison, et cette dame, que nous aimons et honorons tous, n’a qu’une chambre ! Monsieur, les temps sont durs, la saison va finir, puis-je renoncer à ce profit et m’aliéner ces nobles ? — Père Taverne, ai-je répliqué, vous représentez ici la bourgeoisie, vous êtes un riche propriétaire, ayez la dignité de votre situation et ne cédez pas à la morgue de ces gens-là.

« — Monsieur, vous parlez comme un journal, a répliqué l’hôtelier ; mais ne sentez-vous pas que quelque parti que je prenne ma maison est compromise ? Je vais réfléchir cette nuit. Ce soir ils ont consenti à dîner à part et ils m’ont donné jusqu’à demain matin pour me déterminer.

« — Pas de faiblesse ! vous avez logé dans votre hôtel, les Contât, les Mars, les Talma, les de Genlis, les de Staël, et vous savez le respect qu’on leur doit. »

Taverne a relevé la tête en me disant :

« — Oui, monsieur, j’ai gardé les portraits de toutes ces personnes illustres, donnés par leurs mains, ils sont dans ma chambre.

« — Eh bien ! qu’ils vous inspirent. »

Et je me suis éloigné sur ces paroles.

— En vérité, docteur, reprit Nérine, tout ceci est d’une gaîté folle et verse du baume sur ma blessure.

— Quelle amusante comédie on pourrait écrire sur cette aventure ! dis-je à l’actrice.

— Écrivez-la et je la joue, répliqua la comédienne ; mais je voudrais connaître le jeune Adolphe.

— Oui, faites-le venir, dit le docteur à Nérine, lui seul peut nous apprendre ce que ses nobles parents méditent en ce moment.

Nérine agita la sonnette et envoya prier l’écolier de venir lui parler. Il se fit attendre, il prit le temps de changer de toilette.

— Quoi, madame, vous daignez encore me recevoir ! dit-il en entrant d’un air radieux !

               Le voilà donc connu, ce secret plein d’horreur !

s’écria Nérine ! oh ! monsieur de Chaly ! ils veulent me faire chasser d’ici et vous êtes avec eux !

— Non, madame, non ! depuis que je vous ai quittée, j’erre dans les montagnes et je suis résolu.

Et il se précipita aux pieds de Nérine en saisissant sa main.

— Il est bon ! dit l’actrice en pouffant de rire, il ressemble à Odry dans son jeune temps.

— Je vous jure, poursuivit l’écolier, que jamais ils ne m’entraîneront à vous manquer de respect ; ma détermination est prise irrévocablement.

— Et quelle est-elle ? fit Nérine.

— Madame, je pars demain dès l’aube ; je fuis, désespéré, de cet hôtel où la discorde est entrée : mais vous me permettrez de vous revoir à Paris ; vous ne repousserez pas celui qui est tout à vous !

Et l’écolier, suppliant, était toujours à genoux.

— Relevez-vous, répliqua Nérine en lui tendant sa main à baiser ; cette heure vous sacre mon chevalier.

L’écolier imprima ses grosses lèvres sur les doigts effilés de mon amie.

— Oh ! madame, soyez bénie ! dit-il en sanglotant.

— Aurait-il du cœur ? murmura l’actrice.

— Bien, très-bien, jeune homme, ajouta le docteur avec une solennité bouffonne ; souvenez-vous que vous entrez dans la vie ! entrez-y par la porte dorée : courtoisie et chevalerie auprès des dames ! Vous étiez perdu si vous aviez, déserté ce drapeau ; songez aux conséquences de l’oubli du serment que vous venez de faire ! Fidèle à madame, les cœurs des femmes et les salons parisiens vous sont ouverts ; félon, vous êtes repoussé du monde et proscrit par l’amour.

— Monsieur le docteur, je ferai mon devoir, s’écria l’écolier avec une sorte d’enthousiasme, puis se tournant vers Nérine :

— Adieu, madame, adieu, demain j’aurai quitté les Pyrénées ; j’irai vous attendre à Paris.

— C’est bien, lui dit-elle, vous êtes un brave cœur ?

Et elle serra la main de l’écolier. Le docteur et moi en fîmes autant.

L’actrice se leva, et tendant à son tour sa main au pauvre Adolphe, elle lui dit avec un sérieux comique :

— Voudriez-vous bien vous charger de ma part d’une commission auprès de votre cousin ?

— Laquelle, mademoiselle ?

— Dites-lui qu’il s’est rangé volontairement lui-même, dans la catégorie des maris de Molière.

Elle dit le mot et non la périphrase.

— Eh ! mademoiselle, répliqua l’écolier ; voilà longtemps…

L’actrice l’interrompit en répétant le mot prohibé comme un écho et avec l’intonation du cri du coucou.

— Mais chut ! fit Nérine, on pourrait tous entendre.

L’écolier, le docteur et l’actrice partirent, et cette dernière, dans la galerie de bois, poussait encore le cri réprobateur.

Nérine me dit : Il n’y a que les comédiennes pour avoir de ces hardiesses-là.

— Et les femmes du xviie et du xviiie siècles, repris-je, madame de Sévigné et madame du Châtelet n’auraient pas hésité à en dire autant ; aujourd’hui l’on veut être plus raffiné.

Nous nous séparâmes dans l’attente des événements du lendemain.

Quand j’entrai le matin dans la chambre de Nérine, elle me demanda si l’écolier était parti.

— Non, ma chère, et j’ignore le motif qui l’a fait changer d’idée ; le principal domestique de l’hôtel, ajoutai-je, vient de m’avertir qu’il n’y avait pas de table d’hôte, et que chacun se réunirait à qui il lui plairait. J’ai répondu que je déjeunais et dînais avec vous.

— Ceci est une concession du père Taverne, reprit Nérine ; voilà donc le glorieux parti que lui ont inspiré les portraits des artistes célèbres.

— Vous verrez que ce mezzo-termine va tourner à la confusion de nos ennemis. Habillez-vous vite et descendons au salon, la péripétie approche ; il faut y concourir debout.

Nérine se leva gaîment quoiqu’elle souffrit beaucoup. En elle la volonté gouvernait l’être.

Nous nous rendîmes au salon à l’heure précise du déjeuner ; aussitôt nous fûmes entourées par les convives qui avaient dîné avec nous la veille ; tous déclarèrent qu’ils voulaient rester dans notre compagnie.

— Vous voyez bien, dis-je à Nérine ; c’est un commencement de victoire.

On nous servit à déjeuner, non dans la salle où était dressée la table d’hôte, mais dans le petit salon où s’étaient réfugiés le jour précédent nos antagonistes.

Nous nous plaçâmes sans observation autour d’une table ronde ; mais le magistrat de Pau, qui entra le dernier, s’écria :

— Qu’est-ce à dire ? le père Taverne a faibli et baissé pavillon devant l’insolence des Serrebrillant ! Cela ne se peut ; acceptons ce déjeuner puisqu’il est servi et qu’avant tout il faut manger chaud ; mais déclarons à l’unanimité que nous quitterons tous l’hôtel si ce soir nous ne sommes pas réintégrés dans la grande salle à manger.

On en vint aux voix et chacun opina dans le sens du magistrat. Nous ressemblions à une chambre délibérante, Nérine jouait le rôle d’une reine qui ouvre la session ; les domestiques nous écoutaient avec crainte et respect. L’un d’eux sortait de temps en temps pour aller apprendre au père Taverne où en étaient nos déterminations.

Après le déjeuner, nous nous rangeâmes tous en bataillon carré sur le parapet qui borde l’hôtel en face du Jardin anglais. L’hôtelier qui, à cette heure, venait là chaque jour ne parut point. Une chaise de poste s’arrêta devant la porte d’entrée où nous étions réunis, deux Anglais, accompagnés de leurs domestiques, descendirent de cette chaise. L’un des Anglais était un membre assez célèbre du Parlement. La jolie nièce du père Taverne leur demanda s’ils voulaient déjeuner ; ils répondirent que c’était fait, mais qu’il dîneraient à table d’hôte après une excursion à cheval dans les environs. La jeune femme se hasarda à dire qu’il n’y avait plus de table d’hôte.

— Pas de table d’hôte ! répliqua un des Anglais, oh ! tant pis, car c’est amusant ; mais dans ce cas, nous allons loger ailleurs.

Le magistrat de Pau intervint aussitôt avec une autorité dictatoriale :

— Messieurs, dit-il aux deux Anglais, madame se trompe, elle vous a mal compris et s’est mal expliquée : Il y a une table d’hôte, nous en faisons tous partie et vous y trouverez une charmante compatriote, ajouta-t-il en désignant la jeune dame anglaise.

Les Anglais repartirent :

— Oh ! tant mieux ! nous sommes bien aise !

Et ils firent décharger leurs malles tandis que la nièce du père Taverne se précipitait vers la cage de verre où était renfermé son oncle pour lui raconter ce qui venait de se passer.

Dès ce moment le parti de l’honnête hôtelier fut irrévocablement pris, et comme s’il se fût décidé spontanément, bien qu’il eût hésité deux jours, son corps se redressa avec majesté et sa tête eut une attitude fière. Il reparut sur le seuil de la porte de son hôtel et nous dit qu’il nous donnait satisfaction, qu’il s’inclinait toujours devant la majorité et qu’il était heureux de voir que nous avions tous embrassé le parti de Nérine ; que c’était le parti du droit et de la justice ; qu’il était trop attaché aux principes de notre grande révolution pour ne pas le reconnaître ; qu’il avait en vain essayé de tout concilier ; mais que puisque ces nobles étaient intraitables, ils pouvaient partir. Ils seront donc toujours les mêmes, ces nobles orgueilleux ! ajouta-t-il en forme de péroraison ; ils pensent que tout leur est dû, qu’ils sont d’un autre sang que le nôtre, qu’ils peuvent être insolents impunément ; et, parodiant un mot célèbre, il ajouta :

— Ils n’ont rien oublié, ni rien appris !…

— Bravo ! père Taverne, m’écriai-je, nous vous voterons une couronne civique !

Et tous nous complimentâmes bruyamment l’hôtelier un peu confus, car il sentait bien intérieurement qu’il ne méritait qu’à demi cette ovation.

Nérine nous dit avec la justesse de son esprit :

— Un hôtelier n’est pas tenu d’être un héros, et je vous déclare que la conduite prudente de celui-ci me satisfait entièrement ; c’est celle d’un Ulysse bourgeois.

Cependant, la petite marquise, son mari et les Routier, se reposant sur le pacte conclu à grand’peine avec le maître de l’Hôtel de France, étaient allés faire une promenade dans la vallée d’Ossau. Quant à l’écolier, il avait la fièvre, disait-on, et s’était enfermé dans sa chambre.

Le drame approchait de son dénoûment. La cloche du dîner sonna, et jamais, depuis le départ des princesses, la table d’hôte n’avait été servie avec autant de soin et de recherche qu’elle le fut ce jour-là. Par un accord tacite, tous les convives, hommes et femmes, s’étaient vêtus d’une toilette élégante pour faire honneur à ce repas de réintégration. Nérine portait une robe de soie lilas qui s’harmoniait à ravir avec son teint pâle et nacré ; autour de sa chevelure, elle avait enroulé des barbes de tulle illusion qui, fixées à la nuque par une aiguille orientale, retombaient sur ses épaules. Je ne la vis jamais si belle et si gaie.

Nous venions de finir le potage quand j’aperçus tout à coup dans la galerie qui dominait la salle à manger, le marquis Sigismond et le sieur Routier nous observant ; ils n’en croyaient pas leurs regards. Quoi ! nous mangions à la table d’hôte, et Nérine, assise à la place d’honneur, nous présidait ! Ils se promenèrent quelques instants à grands pas, heurtant la balustrade de leurs bottes et gesticulant avec fureur ; bientôt nous les vîmes disparaître ; ils coururent au comptoir du père Taverne.

— Vous nous bravez, monsieur, dit Serrebrillant ; plus un mot, nos comptes, vite…

— Voici, messieurs, répliqua l’hôtelier avec flegme, ils sont tout prêts.

— Bien ; voilà votre argent.

— Merci, monsieur le marquis.

— Allez-vous-en au diable ! murmura le gentillâtre.

— Monsieur, dit Routier en s’approchant du père Taverne, tandis que le marquis s’éloignait, vous perdez votre hôtel ; il ne sera plus fréquenté désormais que par de petites gens.

— Je m’y résigne, monsieur, répliqua l’hôtelier avec un sang-froid de Spartiate.

Un quart d’heure après, nos ennemis quittaient l’Hôtel de France, faisant transporter leurs bagages dans une maison habitée par leur médecin, un vrai drôle décoré de l’ordre de Saint-Wladimir. Les deux dames sortirent furtivement comme pour faire une promenade, leurs maris partirent avec des airs de Rodomont et en malmenant les domestiques ; l’écolier ne les rejoignit qu’à la nuit close, mais il les rejoignit.

— Est-ce possible que mon amoureux m’abandonne ? dit le soir Nérine au salon avec un joyeux étonnement.

— Madame, il y a eu force majeure, répliqua l’employé du chemin de fer de Toulouse ; le marquis Sigismond a menacé son cousin de lui couper les vivres et de ne pas payer ses dettes de l’hôtel. Le marquis représente ici le tuteur d’Adolphe de Chaly. Que vouliez-vous que fît ce malheureux enfant ?

— Qu’il errât dans les bois et se nourrît de baies, répondit Nérine.

— Pour errer dans les bois, il ne s’en fait pas faute ; il y a passé la journée enfoncé dans les carrefours les plus sombres, et il est résolu d’y vivre jusqu’au moment de son départ, tant la crainte de vous rencontrer, après son parjure, le remplit d’épouvante.

— Je suis ravie de ce dénoûment de sa passion, dis-je à Nérine.

— Et pourquoi donc, chère ?

— Parce que désormais vous ne me disputerez plus ma proie ; l’écolier m’appartient : c’est un bon sujet d’analyse et de dissection, je puis le peindre en pied ou l’écorcher vif.

— Je vous le livre, repartit Nérine.

Puis elle tomba dans une de ces longues et tristes rêveries où je l’avais surprise si souvent au début de notre connaissance et dont les scènes ironiques que je viens de raconter, l’avaient tirée momentanément.

Durant quelques jours, il ne fut question dans cette gorge des Pyrénées que de l’iliade burlesque, qui avait eu pour théâtre l’Hôtel de France.

Malheur aux vaincus ! l’éternelle vérité du mot de Brennus écrasa les Serrebrillant et les Routier. Sitôt qu’ils paraissaient à l’établissement thermal ou à la promenade, on les montrait au doigt : c’étaient des chuchotements et des rires qui faisaient blêmir la petite marquise. La place ne fut plus tenable ; ils durent quitter les Eaux comme ils avaient quitté l’hôtel. Ils partirent un matin en fugitifs, secrètement et sans bruit. L’employé seul du chemin de fer de Toulouse qui ne dormait pas, vit passer leur calèche en regardant le jour se lever. Les deux femmes et les deux maris occupaient l’intérieur ; le pauvre écolier était assis sur le siège à côté du cocher ; il jeta un coup d’œil désespéré sur l’hôtel où Nérine reposait ; la petite marquise y lança un regard de malédiction qui signifiait un adieu éternel aux Pyrénées ; elle sentait que le va-et-vient des voyageurs avait répandu dans toutes les villes d’eaux circonvoisines le ridicule épisode que je viens de raconter.

Le lendemain du départ de nos héros, je dus à mon tour quitter les Eaux-Bonnes et me rendre à Biarritz où j’étais attendue. Je me séparai à regret de Nérine, que sa blessure empêchait de partir. Replongée dans les idées navrantes qui avaient altéré sa santé, elle était attendrie et sérieuse en me disant adieu. Elle me demanda de ne point parler de la petite marquise.

— Que savons-nous, me dit-elle, si ce n’était pas un esprit tourmenté et aigri par le chagrin ? L’écolier, qui sortait du séminaire, était bien novice pour la juger. Qu’entend-il au cœur des femmes ? Peut-être cet Italien mourant a-t-il été le premier amour d’Aglaé. J’en conviens, cet amour n’avait aucun indice de profondeur et de sincérité. Songez pourtant à l’éducation et à l’entourage de la petite marquise ! Comment voulez-vous qu’elle comprenne l’amour ainsi que nous le comprenons ? Mais qui pourrait dire qu’elle ne l’a pas ressenti ? que ce doute la sauvegarde contre votre ironie. Selon la belle expression de Molière : On ne voit pas les cœurs. Femmes, nous nous devons les unes les autres défense et mansuétude.

— Assez assez ! m’écriai-je en riant, serez-vous donc incurablement magnanime et idéologue ! Vous pensez que toutes les femmes sont sœurs, mais il faut convenir que beaucoup sont des sœurs ennemies ! Ainsi cette petite marquise vous a détestée dès le premier jour.

— Et pourquoi ? repartit Nérine. Je vous assure que quoiqu’il n’y eût aucune affinité entre nous, j’aurais été très-disposée à l’aménité pour elle si elle l’avait voulu.

— Pourquoi la petite marquise vous haïssait ? Je vais vous le dire, répliquai-je.

« Parce qu’une beauté mièvre n’aimera jamais une beauté grecque ;

« Parce que l’intelligence effraie la sottise, et la droiture la duplicité ;

« Parce que la bonté qui éclate met en lumière la méchanceté qui se cache ;

« Parce que la grandeur éclabousse la petitesse ;

« Parce que le magnolia fait honte à l’ortie ! »

Je pourrais ainsi continuer une longue litanie de maximes et de proverbes à la Sancho-Pença ; mais je craindrais de vous fatiguer, ô mon généreux Don Quichotte ! croyez-moi, ne défendez que ceux qui vous valent, vous comprennent et vous défendraient aussi à l’occasion ; toute autre vaillance est une duperie et je trouve votre bonté envers la petite marquise presque une offense pour moi qui vous aime.

— Oh ! vous ne savez pas, me dit-elle en m’embrassant, à quel désir immense de tranquillité conduit la douleur ! Puis elle ajouta :

— Adieu donc, et combattez, ma chère guerrière, puisque c’est votre humeur, moi je vais rester seule avec la nature qui m’apaise et m’assimile à son calme éternel.

Elle me suivit d’un regard ému tandis que je montais dans le coupé de la diligence qui, entraînée par six petits chevaux basques, aux grelots retentissants, m’emporta loin de ce cercle magnifique de montagnes où je venais de passer quelques jours riants.



ÉPILOGUE


J’étais allée de Biarritz, en gracieuse et intelligente compagnie, faire une rapide excursion sur la frontière d’Espagne. Au retour de cette promenade, nous nous arrêtâmes pour dîner à Saint-Jean-de-Luz. Nous avions parcouru la veille cette ville aux grands souvenirs historiques ; visité l’église où Louis XIV se maria, et le port autrefois encombré de navires et aujourd’hui désert. Nous n’avions donc plus à voir Saint-Jean-de-Luz en détail. Mais la mer qui attire toujours, surtout à l’heure du soleil couchant, nous fit remonter sur le môle formidable à l’issue du dîner, et nous longeâmes la jetée pour gagner le petit village de la Socoa, bâti à l’entrée de la baie de Saint-Jean-de-Luz. La Socoa échelonne ses pauvres maisons de pêcheurs sur la croupe de rochers à la teinte bleuâtre ; au sommet s’élève un vieux fort qu’une tour domine. Dans le petit golfe tranquille qui s’abrite au pied des rocs, sont amarrées des barques de pêcheurs ; la mer écumeuse se brise à quelque distance et n’atteint pas ce calme bassin.

Nous nous étions assis au pied de la tour ; le village au-dessus de nous semblait endormi ; çà et là quelques lumières, qui brillaient à travers les vitres, et la fumée qui s’échappait des toits, annonçaient seules que les maisons étaient habitées ; c’était l’heure où les femmes préparaient le repas du soir, tandis que leurs pères, leurs maris ou leurs fils, revenus de la pêche, se reposaient auprès de l’âtre ou sur le seuil des portes. Ces rudes travailleurs ne songeaient guère à contempler la nature et la mer toute rougissante de l’éclat du soleil qui disparaissait.

Nous avions donc autour de nous une paix et une solitude qui semblaient agrandir encore l’incommensurable grandeur de l’Océan. À gauche, nous suivions du regard les derniers contours du rivage de la France jusqu’au cap Figuier, qui marque l’embouchure de la Bidassoa ; à droite, la rade de Saint-Jean-de-Luz ; plus loin, le village de Bidart et le petit port de Quétary avec ses toits rouges ; plus loin encore, la côte des Basques, couronnée de belles roches lumineuses, puis enfin la plage de Biarritz, où les flots se précipitent avec fracas contre les récifs épars : on dirait des assaillants furieux escaladant des citadelles imprenables.

En face de nous la mer montait en collines d’écume ; son bruit majestueux semblait la symphonie du soir conviant la terre au repos. Derrière les énormes vagues blanches se dressaient d’autres vagues étincelantes que le soleil, en fuyant, avait saupoudrées d’étincelles ; puis venaient les vagues rouges que l’astre, à son déclin, éclairait d’aplomb avant de disparaître derrière les monts de l’Espagne dans la direction de Saint-Sébastien.

Les teintes diverses de cette mer en flamme formaient une merveilleuse harmonie ; la beauté du ciel y concourait. Déjà dans l’azur du jour mourant brillaient quelques étoiles ; l’âme se dilatait entre cette double immensité du firmament et de la mer ; si bien que nous nous taisions tous par un tacite accord, laissant flotter notre pensée dans l’étendue sans bornes. Nous étions là quatre voyageurs : une jeune et belle princesse qui m’avait prise en amitié et emmenée dans sa voiture à travers les vallées et les gorges des Pyrénées françaises et espagnoles ; le fils de la princesse, superbe enfant de douze ans, pensif et recueilli, dont la brise de la mer soulevait la chevelure bouclée tandis que ses grands yeux noirs contemplaient immobiles le sublime spectacle qui nous saisissait ; sa turbulence ordinaire avait fait place à la rêverie ; il sentait comme nous l’influence de cette splendeur du ciel et de l’Océan. C’était ensuite un parent de la princesse. Homme politique d’un âge mûr ; esprit judicieux, cœur franc, lettré, perspicace ; goûtant peu la nature et la poésie, et qui cependant éprouvait aussi, en cet instant, une absorption involontaire. Quant à moi, j’avais l’âme perdue dans cette immensité ; elle y flottait et s’y assimilait si bien qu’insensiblement j’oubliai mes trois compagnons de route dont la voix se taisait.

La princesse rompit la première le silence :

— Parlez-nous donc, me dit-elle, vous qui avez la faculté de rendre en poésie ces grandes scènes de la nature !

— Je me sens écrasée par celle-ci, répondis-je, essayer de la chanter ou d’en discourir serait la circonscrire ; nos regards qui l’embrassent peuvent seuls la fixer dans notre souvenir, voilà pourquoi nous avons tous instinctivement regardé sans parler ce merveilleux horizon.

— Oui, reprit la princesse ; mais la tristesse nous gagne et presque la stupeur, tant il est vrai que notre esprit ne peut longtemps supporter ce qui le domine et l’anéantit. Dites-nous donc un paradoxe ou une folie, Grégory, ajouta-t-elle en se tournant vers son cousin et si madame ne veut pas nous faire entendre quelques belles strophes ou quelques récits touchants, racontez-nous votre dernière aventure sentimentale.

À cette interpellation, le comte Grégory leva la tête : ses yeux noirs pétillèrent et ses lèvres eurent un franc sourire de bonne humeur. C’était un homme à la stature carrée manquant de grâce sinon de distinction et dont le front intelligent était couronné d’épais cheveux déjà grisonnants. Tout en lui annonçait la force musculaire. Mais prêter à sa vie des épisodes romanesques me semblait une hyperbole.

— Vous savez bien, princesse, que, depuis deux ans, j’ai clos toutes mes aventures galantes, répondit-il gaîment ; mais vous, madame, qui arrivez des Eaux, poursuivit-il, en s’adressant à moi, vous devez y avoir recueilli des anecdotes fort amusantes dont vous allez nous faire part ; je tournerai, pour vous écouter, très-volontiers le dos à la mer qui, par son roulis monotone, commence à me donner le vertige.

En parlant de la sorte, il s’assit à la turque, la face du côté de la tour.

— Allons, ne vous faites pas prier, ajouta la princesse, et dites-nous ce que vous avez observé dans ce monde nomade qui a passé sous vos yeux !

— Quoi, repartis-je, vous aussi vous voulez que ce grand paysage serve de cadre au récit de petites passions ? Eh bien ! soit, et puissiez-vous ne pas être punis par l’ennui de cette profanation.

Je leur racontai alors l’histoire qu’on vient de lire. La princesse écoutait en souriant, et le comte Grégory témoignait une avide curiosité. Je le regardais, surprise de ses soubresauts et de ses exclamations ! Quand j’eus fini, il dit avec un docte dédain :

— Cette petite Aglaé fera donc toujours parler d’elle !

— Vous l’avez connue ? m’écriai-je avec étonnement ; et aussitôt je l’assaillis de questions. Oh ! parlez-moi d’elle, lui dis-je, fournissez-moi des retouches à faire à son portrait ; censurez-moi si j’ai été injuste. L’avez-vous jugée ainsi qu’aimait à le supposer Nérine, primitivement bonne et sincère ?

— Je l’ai jugée méchante et duplice.

— Mais vous l’avez aimée telle quelle, mon cousin, reprit la princesse.

— Aimée ! s’écria-t-il, et il nous exprima la profonde surprise que lui causait toujours ce mot amour. Je n’ai jamais éprouvé d’amour sérieux, ajouta-t-il, que pour une femme allégorique qu’on appelle la patrie.

— Il est un peu fou, me dit la princesse.

— Mais enfin, repris-je, vous avez été le cavalier servant de la petite marquise, racontez-nous ce que vous en savez.

Avec le suprême laisser-aller d’un Oriental qui parle des femmes, il nous fit un récit très-vif que je me garderai bien de reproduire ici.

— Et pourquoi donc ? dira le lecteur déçu qui entrevoyait un complément à cette histoire.

— Pour deux motifs : par conscience et par humilité. Femme, je tiens pour suspect ce qu’un homme me dit des femmes, et n’ayant pu contrôler par moi-même le récit du comte Grégory, je le supprime.

Voilà pour la conscience.

Quant à l’humilité, elle se produisit invincible en moi sous la forme d’une vision.

Le comte Grégory ayant cessé de parler, étira ses bras du côté de la mer que l’obscurité du soir enveloppait déjà de longs voiles zébrés de rayons.

À cette heure, la stature robuste du comte prit à mes yeux des proportions plus amples et plus hautes ; sur ses épaules à la carrure puissante s’élevait sa tête énergique, couronnée d’une épaisse chevelure que le vent soulevait comme une auréole ; tout à coup cette figure placée dans l’ombre évoqua pour moi la figure bien connue d’un vaste génie. — Je crus voir planer dans la brume le fantôme du grand Balzac. Le Molière et le Shakespeare des romanciers me souriait de sa lèvre bienveillante ; mais dans son œil profond, limpide et fascinateur comme l’Océan, Je lisais le dédain superbe et serein que la force a pour la faiblesse ; il me semblait que sa voix, se réveillant de la mort, murmurait à mon oreille : « Que peux-tu et que peuvent de plus habiles que toi dans ce champ du réel que j’ai défriché à grands chocs de charrue, de pioche et de sape, creusant les terres molles et faisant sauter les rocs ardus ! travailleur infatigable, fougueux et patient, savant et inspiré tour à tour. Aussi que de moissons dorées et que de fleurs rares ont poussé dans ce champ défoncé par moi. Oh ! pauvres chétifs essoufflés que vous êtes ! vous errez dans des landes planes, et si parfois vous y découvrez un filon, d’où j’aurais tiré de l’or, vous n’en faites jaillir qu’une poussière sèche ! »

Tandis que la voix retentissait dans mon esprit, je pensais : C’est lui seul le maître inimitable, qui aurait su écrire l’histoire qu’on vient de lire, et lui seul qui aurait pu raconter celle qu’on ne lira pas.