Les Derniers Jours de Henri Heine/XVIII


Calmann Lévy (p. 79-83).
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XVIII


Ce jour-là, j’arrivais chez lui l’esprit rempli des Confessions de saint Augustin, que je lisais pour la première fois, et avec un enthousiasme qui ne pouvait manquer de le faire sourire. Son air moqueur m’embarrassa, et je lui demandai s’il ne trouvait point ce livre intéressant. « Charmant, certes, jusqu’au moment où il se convertit, » répondit-il de cette voix nette et vibrante que je n’oublierai jamais, et dont l’accent seul ressemblait à une raillerie.

Pourtant, il ne raillait pas toujours, et, dans certains moments, il essayait de deviner l’avenir à travers le voile épais du présent. C’est surtout lorsque l’homme est heureux et bien portant qu’il est incrédule.

À l’époque où ses souffrances s’aggravèrent, Heine me parla souvent d’une sorte d’élan subit qui, tout à coup, l’obligeait à tendre les bras vers le ciel, et à crier grâce. Il l’éprouvait surtout pendant ces interminables insomnies nocturnes où le rêve des jouissances éteintes venait se confondre avec le poignant souvenir des injustices souffertes, et des insultes reçues, état affreux où le délire lui montrait tour à tour des images douces et des visages menaçants, lui arrachait tantôt des cris, et tantôt des soupirs.

Souvent, comme je le disais tout à l’heure, il se revoyait enfant dans la maison paternelle, recommençait la vie à nouveaux frais, et souriait aux chères figures qui l’y avaient tendrement accueilli. Une fois, comme il sortait d’un assoupissement assez long, il me raconta qu’il avait rêvé de son père : « On le coiffait, je l’apercevais comme à travers un nuage de poudre. Cependant moi, tout joyeux de le revoir, je voulus me précipiter vers lui. Mais, chose bizarre, à mesure que je me rapprochais, les objets se brouillaient et prenaient une autre forme. Ainsi, quand je voulus embrasser les mains de mon père, je reculai, saisi d’un froid mortel ; les doigts étaient des branchages desséchés, mon père, lui-même, un arbre dépouillé, et que l’hiver avait recouvert de givre… »

On le voit, le poète demeurait poète jusque dans ses rêves, ou plutôt son génie toujours maître de la forme lui assujettissait jusqu’aux imaginations qu’enfantait son délire. Le cauchemar devenait un poème.

Un jour, il fit un autre rêve plus singulier encore, le rêve qui devait lui fournir le sujet de son dernier poème, celui qu’il intitula la Fleur de la Passion, et dont on lira la traduction à la suite de cette étude.

Il se savait mort, étendu immobile au fond d’un mausolée superbe, qui dépassait en hauteur et en magnificence les autres tombes. Le marbre le plus précieux et les plus rares sculptures en faisaient un monument unique, et d’admirables bas-reliefs y représentaient tour à tour des scènes imposantes et des scènes grotesques, des personnages divins et des personnages risibles. Mais ce qui ajoutait à l’étrangeté du tableau, c’était une plante de couleur sombre, qui s’élevait au pied du sarcophage et semblait vouloir y prendre racine. Une fleur unique surmontait la tige aux feuilles déchiquetées en forme de lance, et, dans son calice blême, on reconnaissait distinctement les instruments de torture qui ont servi à la Passion de Notre-Seigneur. Soudain, la fleur s’anime et prend un visage humain. Un visage doux et triste se penche avec une expression compatissante vers l’homme mort, et celui-ci ne tarde point à y retrouver des traits connus. Magie des rêves ! La patrie lointaine est là devant lui, non plus courroucée, sévère, mais douce au poète, souriante à l’homme qui, jeune, a subi ses enchantements et reçu ses promesses. Il l’avait aimée une première fois sous la robe blanche d’une enfant. Après Véronique, dans les solitudes du Harz, il l’aima sous les traits roses de la fille d’un mineur. Il l’aima encore châtelaine sur les bords du Rhin, une Loreley légendaire assistant fièrement du haut de son rocher à la perte des victimes qu’y attire son chant magique. Une dernière fois, aujourd’hui, elle se montrait à lui sous un visage de fleur. Triste fleur, sans doute, fleur de douleur, mais fleur encore, malgré son deuil et ses emblèmes funèbres. Heine lui devait un sourire, et il ne sut point le lui refuser.