Calmann Lévy (p. 72-76).
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XVI


Il aimait, dans le cours de nos causeries, à revenir sur les divers épisodes de son enfance, et je ne l’ai jamais entendu parler des siens qu’avec reconnaissance et affection. Cet homme tant vilipendé était d’une délicatesse rare, et il aimait avec un respect sans limite ceux qui lui avaient fait du bien. Malade, à demi aveugle, presque à la veille de mourir, il imaginait, par la plus sainte des ruses, des lettres gaies, afin d’épargner des larmes à sa mère. Il n’eût jamais voulu la donner en spectacle, et ne prononçait que rarement son nom vénéré. Il aurait pu cependant montrer, sans scrupule, ce qu’elle avait été pour lui. Elle lui avait donné sa première nourriture intellectuelle, et il avait puisé dans ses conversations aussi bien que dans son sang l’originalité et la force.

Madame Betty Heine, née de Geldern, et fille d’un médecin israélite fort distingué, avait reçu l’une de ces grandes éducations scientifiques et littéraires que certaines familles du xviiie siècle donnaient aux jeunes filles. C’était une véritable logicienne, et, en ceci du moins, elle n’était rien moins qu’Allemande. Elle attachait un grand prix à la justesse des termes, et représentait l’emphase comme le moyen le plus sûr de se rendre ridicule et désagréable. Elle ne donnait point dans la sensiblerie du temps ; par la rectitude naturelle de son esprit, elle était Française et n’était Française que par là. Juive, et, d’une haute famille, elle aimait le peuple : les Israélites, toujours étrangers dans les nations chrétiennes, deviennent volontiers cosmopolites et libéraux. Après avoir aimé la France dans ses grands écrivains, Voltaire et Rousseau, elle l’aima, ou du moins l’accepta quand elle la vit en armes et souveraine dans son pays. À vrai dire, pourquoi eût-elle été Prussienne ? Quel patriotisme pouvait-on raisonnablement attendre d’une femme dont la religion et la race étaient opprimées par le gouvernement qui tombait ? Sa race et sa religion étaient sa patrie, et trouvaient un meilleur abri sous l’égalité française que sous le pédantisme allemand. L’empereur Napoléon Ier avait porté la France jusque sur les bords du Rhin ; les maisons, transformées en auberges, s’ouvraient devant les gais et brillants soldats qui prétendaient faire à la fois la conquête des pays et celle des cœurs. Madame Heine leur ouvrit sa maison : ils trouvèrent chez elle une hospitalité aimable ; la maîtresse du logis ne leur demandait en retour que de vouloir bien parler français à ses enfants. On devine s’ils se firent prier. Un abbé émigré, un joyeux tambour des premières guerres du Directoire, se chargèrent d’apprendre le français au poète futur ; le moyen était bon, si l’on en juge par les progrès qu’il fit avec eux. Non seulement il apprit la langue française, mais il la goûta, il en sentit l’esprit, il comprit le caractère des hommes qui la parlaient ; il vit par contre une chose que peu d’Allemands osent soupçonner, je veux dire quelle distance sépare le style pesant du style piquant, combien l’ennui est ennuyeux, combien l’agrément est agréable. Ses professeurs français lui enseignaient l’histoire du même coup ; mais là, surtout dans l’histoire romaine, il n’eut pas le moindre succès : ses bévues étaient continuelles ; toujours il confondait l’histoire de Rome avec l’histoire de France, surtout à l’endroit des Césars, et cela dura : erreur bien naturelle si l’on considère la langue dans laquelle on l’obligeait à réciter sa leçon. De César aux autres divinités de l’Olympe, il n’y avait pas loin ; pour l’enfant, tous ces gens-là étaient également dorés et lançaient également la foudre. Il montait déjà de grand cœur dans cet Olympe, s’arrêtait de préférence à dame Vénus, et maintes fois, s’il faut l’en croire, il négligea son thème pour réfléchir aux aventures de la belle déesse et la regarder de profil et de face. « Je connaissais, disait-il, son catéchisme comme pas un écolier de l’ancienne Rome. » Ce qui ne l’empêchait point, à l’occasion, d’implorer d’un regard suppliant, peut-être ironiquement suppliant, une image du Christ livré aux fouets des bourreaux. Elle était placée sous les arcades du vieux cloître, et semblait prédire aux écoliers paresseux un sort semblable.