Les Derniers Jours de Henri Heine/VIII


Calmann Lévy (p. 25-29).
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VIII


Les lectures qu’il me priait de lui faire provoquaient des remarques intéressantes. Ma manière de lire l’allemand lui plaisait parce qu’il la trouvait naturelle, simple, bien appropriée au génie de la langue qu’il estimait non seulement la plus belle, mais la plus harmonieuse du monde. Il trouvait la nôtre impropre à la poésie, plus sèche qu’élégante, tout à fait incapable de traduire certaines sensations intimes. On connaît son antipathie pour Victor Hugo. Il n’aimait pas davantage Alfred de Musset. « C’est de la prose rimée », me disait-il un jour où j’avais cru lui faire plaisir en lui lisant Mardoche. S’il ne goûtait guère nos poètes, il ne se lassait point d’admirer nos romanciers, à commencer par Alexandre Dumas père, dont il ne cessait de vanter la verve, la gaieté, l’imagination merveilleuses. Que de fois il m’a cité le roman des Trois Mousquetaires comme le modèle d’un genre surtout destiné à délasser et à distraire ! Parmi ceux des auteurs modernes qui excellaient, selon lui, dans l’art d’amuser et d’attacher le lecteur, il citait volontiers un auteur aujourd’hui oublié, Charles Rabou, et son roman intitulé le Pauvre de Montléry. Le roman proprement dit « philosophique » lui plaisait moins, et, sans contester le grand talent de George Sand, Henri Heine ne comptait point parmi ses fanatiques. Tout à l’opposé de la plupart de ses admirateurs, qui lui accordent un style masculin et une âme virile, il s’appesantissait souvent sur le caractère éminemment féminin de ses pensées et, partant, de ses écrits. L’esprit philosophique que l’arrière-petite-fille d’Aurore de Königsmarck pouvait tenir de son origine allemande n’avait point contribué, selon Heine, à rectifier les défaillances d’un jugement dans lequel il retrouvait tous les travers de la femme. Toujours selon Heine, l’abondance de ses tirades, l’emphase de ses plaidoyers, avant tout, la monotonie de ses thèses et l’invraisemblance de ses personnages révélaient immédiatement le sexe de l’écrivain chez George Sand. Il n’aimait pas le côté abstrait de cet esprit ; il lui reprochait un défaut commun à la plupart des romanciers femmes, je veux dire l’impossibilité de séparer la femme de l’artiste, en d’autres termes, de demeurer impersonnel dans ses ouvrages ; il blâmait cette faiblesse qui pousse George Sand, comme plusieurs de ses devancières, à justifier ses principes par ses écrits, ou plutôt à transformer ses principes en personnages. Pour résumer son opinion sur elle, il ne craignait point de lui appliquer le terme de bas bleu ; et, comme je me récriais : « Mettons bas rouge, » disait-il.

Tout esprit devient absolu à cette hauteur, et le lecteur ne saurait s’étonner si l’artiste, si le poète, qui trouvait moyen de tracer les images les plus splendides avec les combinaisons de mots les plus simples, ne goûtait guère des écrits d’une éloquence plus verbeuse. D’ailleurs, Heine avait trop d’esprit pour ne point sourire des romans qui tendent à réformer la société. Il estimait que le propre d’un véritable artiste, cet artiste fût-il romancier, poète, auteur dramatique, est de trouver la poésie en copiant la nature.

Somme toute, on ne pouvait lui demander plus, et le premier d’entre ceux qui avaient résolu ce magnifique problème était Shakspeare. Heine ne parlait de lui qu’avec le plus profond enthousiasme. « Vois-tu, me disait-il, le bon Dieu a naturellement droit à la première place ; mais la seconde appartient certainement à Shakspeare. »