Les Derniers Jours de Henri Heine/Texte entier


CAMILLE SELDEN

LES DERNIERS JOURS
DE
HENRI HEINE

PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

1884
Droits de reproduction et de traduction réservés.

PRÉFACE



« J’ai connu Heine, sur la fin de sa vie, et je le connaissais depuis longtemps, comme écrivain et comme poète, quand, pour la première fois, je vis sa figure. Je revenais de Vienne, chargée d’un envoi pour lui : quelques feuillets de musique qu’un de ses admirateurs lui adressait. Pour plus de sûreté, j’allai moi-même les remettre à domicile, et, la commission faite, je m’en revenais, lorsqu’un coup de sonnette assez brusque résonna dans l’autre chambre. La servante rentra, je fus frappée par le timbre un peu impérieux d’une voix qui défendait de me laisser partir. Une porte s’ouvrit, et je pénétrai dans une chambre fort sombre, où je trébuchai contre un paravent recouvert de papier peint, imitant la laque. Derrière ce paravent, étendu sur une couche assez basse, gisait un homme malade et à demi aveugle. Il paraissait encore jeune, bien qu’il fût loin de l’être, et il avait dû être beau. Imaginez le sourire de Méphistophélès passant sur la figure du Christ, un Christ achevant de boire son calice. Il se souleva sur les oreillers et me tendit la main, ajoutant qu’il était bien aise de parler à quelqu’un qui revenait de là-bas. Un soupir accompagna ce là-bas, parole touchante et qui expira sur ses lèvres comme l’écho d’une mélodie lointaine et bien connue. On va vite en amitié, lorsque les sympathies s’échangent devant une couche de malade et dans le voisinage de la mort. Comme je partais, il me donna un livre et me pria de revenir. Je pensai que c’était là une formule de politesse, et je restai chez moi, craignant d’importuner un malade. Il m’écrivit et me gronda. Le reproche me flatta autant qu’il m’émut, et mes visites, dès lors, ne cessèrent plus qu’avec le jour où, par une sombre matinée de février, nous le menâmes à sa dernière demeure. »

Les quelques lignes que je viens de reproduire peuvent, en expliquant comment j’ai connu Henri Heine, servir d’avant-propos à une étude destinée à retracer la dernière période de sa vie. Quand, il y a plus de quinze ans, ce morceau paraissait dans la Revue nationale, je ne songeais point à me servir des manuscrits dont la traduction forme le principal intérêt de ce volume. La jeunesse a des réserves, des égoïsmes que l’âge mûr désavoue. Aujourd’hui que le temps, que les circonstances sont venus modifier mes idées et effacer ces scrupules, je ne me crois plus le droit de me faire le détenteur de certains écrits qui, pour m’être adressés, n’en font pas moins partie de l’œuvre de Henri Heine et peuvent, en complétant l’histoire de sa vie, ajouter à la célébrité du poète.


LES
DERNIERS JOURS DE HENRI HEINE




I


Était-ce insouciance, souci supérieur aux questions d’élégance ? était-ce plus simplement le triste effet de la gêne qui pesait sur le ménage, et commandait impérieusement l’économie ? À cette époque de bibelots et de babioles où tout artiste s’organise, sinon un nid pittoresque, du moins un nid commode, le logis du poète ressemblait à un garni de troisième ordre. Nulle élégance, nulle recherche de confort : un mobilier de raccroc, des objets rappelant l’époque bâtarde qui honora l’acajou, et relégua le bois blanc au grenier.

Quand je vis pour la première fois Henri Heine, il habitait le cinquième étage d’une maison située avenue Matignon, assez près du rond-point des Champs-Élysées. Ses fenêtres, donnant sur l’avenue, ouvraient sur un étroit balcon qui, dans les grandes chaleurs, fut décoré d’une tente de coutil rayé comme on en voit aux devantures des petits cafés. L’appartement contenait trois ou quatre pièces, dont l’une était la salle à manger, et les deux autres, les chambres du maître et de la maîtresse de la maison. Une couche très basse derrière un paravent recouvert de papier peint, quelques chaises, puis, vis-à-vis de la porte, un secrétaire en bois de noyer, voilà de quoi se composait le mobilier de la chambre du malade. J’allais oublier deux gravures dans des cadres datant des premières années du règne de Louis-Philippe, les Moissonneurs et les Pêcheurs, d’après Léopold Robert.

Jusque-là, l’arrangement du logis ne trahissait point la présence de la femme. Elle se retrouvait dans l’autre chambre, parmi les fausses guipures posées sur des transparents de cotonnade jaune, parmi les encognures revêtues de velours brun, et surtout dans le jour favorable d’où se détachait un portrait, le portrait de madame Heine, peinte en pied, vêtue et coiffée à la mode de son jeune temps, robe noire décolletée et longs bandeaux collants comme on dut les porter vers 1840.


II


Elle n’était pas du tout telle que je l’avais imaginée, madame Heine. Je me l’étais représentée fine, élégante, langoureuse, une pâle et ardente figure animée par de grands yeux veloutés et perfides ; je vis une bonne grosse dame brune, qui avait le teint coloré et le visage jovial, une de ces personnes dont on dit « qu’elles ont besoin de marcher et de prendre de l’exercice ». Quel douloureux contraste que cette femme robuste, faite pour vivre au grand air, et ce pâle mourant qui, du fond d’une tombe anticipée, retrouvait ce qu’il faut d’énergie pour gagner, avec le pain quotidien, de quoi acheter de belles robes. Les mélancoliques plaisanteries que des biographes complaisants ne cessent de représenter comme des traits d’esprit d’un mari trop épris pour ne point être prodigue ne sauraient faire illusion à quiconque a pénétré dans cet intérieur. Il est inutile de transformer en personnage d’idylle celle dont le poète lui-même n’a jamais songé à faire un personnage d’idylle. Pourquoi de la poésie aux dépens de la vérité, surtout quand cette vérité ne peut qu’honorer la mémoire du poète ?


III


Quoi qu’on ait dit, il n’a été égoïste avec personne. Il ne faut pas l’en croire, quand il affecte des dehors de Méphistophélès, quand il déborde en railleries sur la vertu et sur l’amour. Cet esprit, que l’on se plaît à représenter comme dépravé, et qui l’est quelquefois, a des délicatesses de sentiment inconnues aux poètes réputés vertueux, et je doute que Schiller lui-même ait jamais écrit des vers aussi profondément émus que les dix lignes que voici : « Tu ressembles à une fleur, tant tu es gracieuse, et belle, et pure : je te regarde en silence, et, tandis que je te regarde, un indicible sentiment de tristesse me pénètre, j’éprouve quelque chose comme si je devais étendre les mains sur toi, et te bénir, priant le ciel de te conserver aussi belle, aussi gracieuse, aussi pure. »

On reconnaît à cet accent l’homme qui, pour rassurer sa mère âgée et infirme, et tandis qu’il criait de douleur, inventait des lettres gaies ; mais on y reconnaît aussi l’homme capable de faire des plaisanteries mordantes sur les personnes qui prétendaient l’aimer et ne songeaient qu’à l’exploiter. En voici une qui peint le degré de désintéressement qu’il attribuait aux domestiques réputés fidèles. Cela se passait peu après le jour de l’an, comme je venais de vanter l’empressement de Catherine, celle des deux bonnes qui servait de garde-malade, et ne quittait point le serre-tête avec lequel elle a dû poser pour le modèle de « Dame Infortune ».

— Tu oublies, me disait Heine, que nous sommes dans la semaine des étrennes, c’est-à-dire dans celle de la reconnaissance. Trois jours avant, trois jours après le 1er janvier ; total : six jours de prévenance, cela fait le compte. Au moins, ne va pas prendre les domestiques pour des bêtes brutes incapables de bons sentiments.


IV


Avec Catherine, la garde-malade au serre-tête, il y avait Pauline, sorte d’amie boiteuse, qui cumulait les fonctions de demoiselle de compagnie et de femme de chambre, bref, servait de bonne à tout faire. Les familiers de la maison, je ne dirai pas « le reste de la domesticité », se composaient alors du secrétaire, un Saxon de bonne famille qui s’était compromis dans les événements politiques de 1849, et d’un vieil Israélite à demi paralysé, qui s’intitulait le docteur Loewe, vivait des bienfaits du poète et avait mission de diriger la petite police secrète que celui-ci se croyait obligé d’entretenir. Les visiteurs non salariés étaient presque tous, comme ceux-ci, des débris du passé, des naufragés de la politique et de l’amour, des membres de cette société un peu interlope que Heine nommait spirituellement « le demi-monde princier ». La princesse Belgiojoso, retour de Brousse, venait quelquefois chez Heine, pour lui narrer les souffrances d’un estomac avarié qui ne pouvait plus se nourrir qu’à minuit, et avec des aliments à la glace ; la princesse W…, une autre ruine, celle-là, débarquée de Weimar, sentant la pipe, arrivait les mains pleines de petites brochures en l’honneur du dieu qu’elle encensait, et qui se laissait faire. Je me rappelle encore avoir rencontré chez Heine deux femmes du même temps et du même monde, une Anglaise qu’il me désigna comme le modèle de lady Mathilde, des Reisebilder, enfin la fameuse marraine de « l’enfant du siècle », la confidente attitrée des amoureux de son cercle, la toute petite madame Jaubert, un diminutif de femme, propret, bien ganté, armé d’un petit parapluie qui prenait, entre ses menottes, les proportions d’un insigne, et la faisait ressembler à la figure de la Comédie bourgeoise sous Louis-Philippe.


V


Le logis, l’entourage ont leur physionomie originale et expressive. Pour moi, toute la jeunesse du poète venait se réfléchir dans les misères de sa vie actuelle. On y sentait les restes d’un passé malsain, je ne sais quel goût de cabotinage démodé qui rappelait à la fois des éclats de rire de grisettes et des exploits de pianistes, Montmorency et le Conservatoire, le prie-Dieu gothique de la princesse Belgiojoso et le sergent de ville chargé de surveiller les écarts du corps de ballet fantaisiste dont les coryphées s’appelaient Rose Pompon ou la reine Pomaré.

Sans doute, on retrouve presque toujours le cabotin sous l’artiste ; mais, s’il veut réussir, il lui faut savoir prendre et quitter à volonté ce personnage de cabotin. Surtout, il faut qu’il sache le laisser à la porte quand il rentre chez lui. Les mœurs sont bien changées depuis l’époque dont il s’agit, et personne ne s’entend mieux que nos artistes actuels à représenter le rôle d’hommes d’ordre. Heine n’avait probablement jamais connu la signification que nous donnons à ce mot ; quoi qu’on en dise, il était resté très Allemand, même naïf sous le déguisement voltairien que les Français se plaisent à lui attribuer. Non seulement il avait donné dans toutes les niaiseries sentimentales du règne de Louis-Philippe, mais il les avait exagérées. Tout d’abord, et bien qu’il n’aimât point Musset, il avait pris au sérieux le personnage de Jenny l’ouvrière, s’était prosterné devant des poseuses titrées, avait confondu les grands enivrements avec les petits désordres, et donné la preuve de ces erreurs dans des lettres où, croyant esquisser une pochade spirituelle, il peint un tableau de genre sur lequel on voit un homme déjà célèbre faisant de la copie auprès d’une femme occupée à raccommoder des chemises.

J’ai malheureusement lieu de croire que le poète était devenu plus clairvoyant quand les hasards de la vie nous rapprochèrent. Mon éducation un peu cosmopolite, de longs voyages, m’avaient préparée à ce rapprochement. D’ailleurs, les poèmes de Heine avaient été le bréviaire de mes jeunes années ; je lisais le poète dans de petites éditions de luxe, cadeau de ma mère ; grâce à Henri Heine, aux magnifiques images de ses poésies, la nature semblait se transformer autour de moi en paradis terrestre. Les rudesses mêmes du poète ne m’effrayaient point ; je l’aimais d’autant mieux que je le savais plus contesté ; je sentais qu’en le défendant, je me défendais en quelque sorte moi-même, et qu’en rompant de bonne heure des lances pour mon poète favori, je préparais mon propre plaidoyer pour le jour où j’aurais, comme lui, à me débattre contre la méchanceté et la sottise humaines. Mon admiration profonde pour l’auteur du Livre des Chants ne pouvait manquer de me le rendre sympathique ; mais, si je ne me trompe, il m’aimait surtout pour certains traits de ressemblance qu’il croyait découvrir entre lui et moi. L’horreur de la routine, du laid, du vulgaire, la haine du convenu, le dédain de l’emphase, des phrases et des sentiments creux, avant tout et surtout, l’amour excessif de la fantaisie, le culte fanatique du beau, lui avaient révélé chez moi les marques d’un esprit indépendant. Il me savait gré de n’être point banale, et se plaisait à me le faire entendre. « Nos esprits, me disait-il, sont proches parents, et c’est pourquoi je n’ai rien à te cacher. »


VI


La première lettre qu’il m’adressait en offre la preuve : au début de notre liaison, des relations de confiance parfaite s’étaient établies entre Henri Heine et moi.

« Très aimable et charmante personne, m’écrivait-il, je regrette vivement de vous avoir si peu vue l’autre jour. Vous m’avez laissé une impression fort agréable, et j’éprouve un grand désir de vous revoir. Venez dès demain, si vous pouvez, de toute façon, venez le plus tôt possible. Je suis prêt à vous recevoir à toute heure. Néanmoins je préférerais à partir de quatre heures, jusqu’à… aussi tard qu’il vous plaira. — Je vous écris moi-même, malgré la faiblesse de ma vue, et cela parce que je n’ai point pour le moment de secrétaire confidentiel. J’ai les oreilles rebattues par maint bruit pénible, et n’ai point cessé d’être très souffrant. J’ignore pourquoi votre affectueuse sympathie me fait autant de bien ; être superstitieux que je suis ! je m’imagine qu’une bonne fée m’a visité à l’heure de l’affliction. Non, si la fée est bonne, l’heure est heureuse. Ou bien seriez-vous une mauvaise fée ? Il faut que je sache cela bientôt.

» Votre Henri Heine. »

Il subissait l’empire qu’un esprit perspicace exerce sur un esprit perspicace. D’ailleurs, comme il le dit lui-même, j’étais arrivée chez lui « au bon moment, au moment où je devais venir ». Ici-bas, que d’affections avortées, parce qu’elles se trompent d’heure ! Quand, après tant d’années et d’amitiés nouvelles, je cherche à me rappeler l’emploi des instants que nous passions ensemble, je retrouve surtout le souvenir d’une grande cordialité mutuelle, celui d’une liaison intellectuelle qui demeura toujours intacte et ne fut jamais gâtée par le mélange d’un sentiment banal. Pas ombre d’amour-propre, de vanité, de pose de part et d’autre. Nous étant mutuellement jugés dès le début, tout était accepté, excusé, pardonné d’avance. Nul malentendu possible : nous pouvions nous montrer vrais sans crainte de paraître faux, ce qui ajoutait beaucoup au charme de nos rapports mutuels et leur prêtait quelque chose d’exquis et de rare qui frappait jusqu’aux indifférents, et inspirait du respect à tous.

Il m’avait tout de suite tutoyée, ce qui me donnait le sentiment de l’avoir toujours connu. Me voyant traiter par lui en parente, je m’efforçai de me conduire vis-à-vis de lui en parente. L’absence du secrétaire, M. de Zichlinsky, qui tomba malade et ne fut point remplacé, me permit bientôt de donner un but utile à mes visites. Heine se plaisait à employer ce qu’il appelait les petits talents de sa Mouche. Il m’avait donné ce surnom par allusion à l’emblème du cachet dont j’avais coutume de me servir. Pour en revenir à mes fonctions de secrétaire par intérim, tantôt il me chargeait d’écrire les adresses des lettres qu’il écrivait à sa mère, « la pauvre vieille femme » ! tantôt de corriger les épreuves de l’édition française des Reisebilder. Tâche ardue, car je ne m’étais jamais occupée de travaux littéraires ; j’avais à corriger un texte panaché de barbarismes et de phrases inadmissibles. D’autre fois, Heine profitait de ce que je sais l’allemand pour me dicter des lettres qu’il lui était pénible d’écrire lui-même, et je ne crois pas faire preuve d’indiscrétion en en mentionnant une que la famille de Rothschild conserve assurément dans ses archives, lettre écrite après la mort du chef de la famille, et qui, sous forme de compliment de condoléance, contient une image à la fois imposante et touchante du deuil chez les Israélites. C’est même au sujet de cette lettre, écrite de ma main, et dont les caractères n’étaient point, au dire de Heine, d’une calligraphie irréprochable, qu’il s’attribue le titre de maître d’école qui figure dans quelques-unes des lettres qu’il m’adresse.

« Pas d’école aujourd’hui, car le maître d’école n’est pas encore curé, comme dit la vieille Liszt : c’est pourquoi je veux me passer de toi aujourd’hui. Mais fais-moi savoir si tu peux venir demain lundi. J’ai très mal à la tête, il y aurait de l’égoïsme à te laisser venir sans pouvoir m’entretenir avec toi. En attendant ta réponse, je reste, de la chère Mouche, le plus fou des fous.

» H. H. »

Il se montrait surtout indigné par la forme peu correcte de mes majuscules, et je crois encore voir l’enfant terrible de la poésie, l’impitoyable railleur, soulevant du doigt sa paupière paralysée pour mieux me faire remarquer les vices de mon écriture et tracer un modèle de lettres.

Ces sortes de fautes ne lui paraissaient pas, après tout, impardonnables ; mais les maladroits n’échappaient point à son courroux, et c’est ainsi que je l’entendis décocher une suite de railleries sanglantes contre un benêt d’ami, un ami d’Allemagne, qui, voulant faire le lettré, avait conçu l’idée trois fois malheureuse d’entremêler la lettre qu’il écrivait au poète de citations de Schiller.

Du Schiller dans une lettre adressée à Henri Heine, et dans une lettre d’affaires ! Il n’en revenait point et exprima son mécontentement par une de ces boutades qui lui sont familières : « S’il s’imagine, celui-là, que je m’intéresse à Schiller ! » s’écria-t-il tout indigné. Son sourire complétait le sens de son exclamation. Évidemment il songeait à ce fonds de niaiserie incorrigible qui s’attache, tel qu’une malédiction héréditaire, au philistin de toute condition et de tout pays. Quant à moi, je vis de la malice où Heine n’apercevait que de la sottise. L’artiste empoignant, le critique perspicace qui ne pardonnait point à ses compatriotes de l’avoir traité légèrement, oubliait qu’on ne dresse point des statues à qui vous traite de « bourgeois et d’imbécile ».


VII


Voulait-il savoir comment je me tirerais d’un pas difficile, s’assurer si mon esprit vibrait toujours à l’unisson du sien ? Curiosité ou désir de m’associer à ses travaux, il m’entretenait longuement de ses projets de traduction. Il s’agissait de trouver des expressions françaises à la fois assez harmonieuses et assez justes pour initier le public de la Revue des Deux Mondes à ce chef-d’œuvre qui, sous le titre de Nouveau Printemps, peint si bien l’état d’un cœur qui passe des glaces d’un amour refroidi aux délices printanières d’un amour nouveau.

Il voulait, disait-il, comparer ma version française avec celle de ses traducteurs ordinaires, et corriger leur travail sur mon texte. Insouciance presque invraisemblable ! J’attribuais si peu d’importance, à cette époque, à mes idées, que je n’ai jamais songé à me procurer le fascicule de Revue qui contient des fragments de mon premier travail littéraire. J’avais obligé mon ami, cela me suffisait et je n’en demandais pas plus.


VIII


Les lectures qu’il me priait de lui faire provoquaient des remarques intéressantes. Ma manière de lire l’allemand lui plaisait parce qu’il la trouvait naturelle, simple, bien appropriée au génie de la langue qu’il estimait non seulement la plus belle, mais la plus harmonieuse du monde. Il trouvait la nôtre impropre à la poésie, plus sèche qu’élégante, tout à fait incapable de traduire certaines sensations intimes. On connaît son antipathie pour Victor Hugo. Il n’aimait pas davantage Alfred de Musset. « C’est de la prose rimée », me disait-il un jour où j’avais cru lui faire plaisir en lui lisant Mardoche. S’il ne goûtait guère nos poètes, il ne se lassait point d’admirer nos romanciers, à commencer par Alexandre Dumas père, dont il ne cessait de vanter la verve, la gaieté, l’imagination merveilleuses. Que de fois il m’a cité le roman des Trois Mousquetaires comme le modèle d’un genre surtout destiné à délasser et à distraire ! Parmi ceux des auteurs modernes qui excellaient, selon lui, dans l’art d’amuser et d’attacher le lecteur, il citait volontiers un auteur aujourd’hui oublié, Charles Rabou, et son roman intitulé le Pauvre de Montléry. Le roman proprement dit « philosophique » lui plaisait moins, et, sans contester le grand talent de George Sand, Henri Heine ne comptait point parmi ses fanatiques. Tout à l’opposé de la plupart de ses admirateurs, qui lui accordent un style masculin et une âme virile, il s’appesantissait souvent sur le caractère éminemment féminin de ses pensées et, partant, de ses écrits. L’esprit philosophique que l’arrière-petite-fille d’Aurore de Königsmarck pouvait tenir de son origine allemande n’avait point contribué, selon Heine, à rectifier les défaillances d’un jugement dans lequel il retrouvait tous les travers de la femme. Toujours selon Heine, l’abondance de ses tirades, l’emphase de ses plaidoyers, avant tout, la monotonie de ses thèses et l’invraisemblance de ses personnages révélaient immédiatement le sexe de l’écrivain chez George Sand. Il n’aimait pas le côté abstrait de cet esprit ; il lui reprochait un défaut commun à la plupart des romanciers femmes, je veux dire l’impossibilité de séparer la femme de l’artiste, en d’autres termes, de demeurer impersonnel dans ses ouvrages ; il blâmait cette faiblesse qui pousse George Sand, comme plusieurs de ses devancières, à justifier ses principes par ses écrits, ou plutôt à transformer ses principes en personnages. Pour résumer son opinion sur elle, il ne craignait point de lui appliquer le terme de bas bleu ; et, comme je me récriais : « Mettons bas rouge, » disait-il.

Tout esprit devient absolu à cette hauteur, et le lecteur ne saurait s’étonner si l’artiste, si le poète, qui trouvait moyen de tracer les images les plus splendides avec les combinaisons de mots les plus simples, ne goûtait guère des écrits d’une éloquence plus verbeuse. D’ailleurs, Heine avait trop d’esprit pour ne point sourire des romans qui tendent à réformer la société. Il estimait que le propre d’un véritable artiste, cet artiste fût-il romancier, poète, auteur dramatique, est de trouver la poésie en copiant la nature.

Somme toute, on ne pouvait lui demander plus, et le premier d’entre ceux qui avaient résolu ce magnifique problème était Shakspeare. Heine ne parlait de lui qu’avec le plus profond enthousiasme. « Vois-tu, me disait-il, le bon Dieu a naturellement droit à la première place ; mais la seconde appartient certainement à Shakspeare. »


IX


La lecture fatigue les malades. Quelquefois, il me priait de m’interrompre. Il étendait le bras, et, les yeux presque fermés, me demandait de mettre ma main dans la sienne. Pour lui, disait-il, c’était une manière de se rattacher à la vie qui l’abandonnait. Tout en parlant ainsi, le son de sa voix prenait une intensité étrange, et, de ses doigts noués autour des miens, il me serrait comme s’il eût dépendu de moi de le retenir sur terre. Pour l’arracher à des pensées lugubres, j’essayais de le ramener vers le passé, je tâchais de lui faire raconter des détails de sa vie d’étudiant, ou bien l’une de ces anecdotes dont le récit peignait l’esprit du narrateur. La manière dont il me parlait de son séjour à Bonn me rappelait l’immortel volume que Gœthe intitule Années d’apprentissage. Quelle vivacité dans les descriptions de cet autre Wilhelm Meister, et quels éclairs de verve moqueuse lorsqu’il s’efforçait de m’introduire au milieu de ces Burschen Schaften dont il avait fait lui-même partie ! J’ai cité les Années d’apprentissage ; pourtant c’est plutôt au moyen âge et dans certaines pages de Notre-Dame de Paris, dans Victor Hugo, qu’il faut chercher des tableaux analogues à ceux que Heine se plaisait à me décrire. Les étudiants qui figuraient dans ces tableaux me faisaient songer au monde tourmenté et néanmoins pédant des écoliers du temps jadis. Pas d’amours, nombre d’amourettes, beaucoup de temps perdu en soûleries, en discussions oiseuses ; des railleries plus ou moins réussies sur tout ce qui existe, et même sur ce qui n’existe point ; peu d’empressement à s’instruire : en revanche, des verres cassés, des hoquets, des duels, des rixes, peut-être même des soupirs ; en somme, toutes les inénarrables folies, toutes les absurdités sans nombre qui peuvent naître dans l’esprit d’un étudiant, un de ces étudiants de race tudesque, qui, sous prétexte de chercher l’explication des choses et de se chercher eux-mêmes, passent leurs journées à rêvasser, leurs nuits à festoyer, et, finalement, s’acheminent vers l’Inconnu qui trouble leurs convictions et qui confond leurs calculs, en s’arrêtant à toute maison où l’on débite de l’amour ou de la bière.

À l’époque dont parlait Heine, la politique, une politique qui profitait surtout aux cabaretiers, montait la tête aux étudiants de condition moyenne ; ils organisaient des pique-niques, se dirigeaient par masses, en entonnant des hymnes patriotiques, vers l’une de ces ruines d’où les regards dominent le fleuve. Là, au-dessus du vieux Rhin, dont les capiteux vignobles s’étendent à droite et à gauche, à l’ombre des donjons où les orfraies remplacent les burgraves, on se livrait à des manifestations innocentes contre la tyrannie des despotes. L’épuisement du panier aux provisions donnait ordinairement le signal des harangues ; mais, bien souvent, la langue embarrassée des orateurs cherchait vainement des expressions pathétiques. On s’en tirait comme on pouvait, témoin le jour où, le couvert ayant été mis sur le Drachenfels, à l’abri d’une vieille tour qui jadis avait pu servir de repaire à quelque sacripant titré, un convive qui se sentait la langue lourde proposa de remplacer le discours par un feu de joie dont le donjon devait fournir le combustible. La proposition fut accueillie par des applaudissements frénétiques, et, après avoir décidé que, « l’union fait la force », et aussi que « le maintien des droits de l’homme » implique certaines idées de supériorité et de virilité irrésistibles sur le sexe faible, on procéda à l’embrasement d’un bûcher improvisé avec des torches. La tour prit feu et flamba allègrement ; mais l’autorité, qui n’avait jamais eu maille à partir avec les despotes et ne voyait d’ailleurs aucun avantage à détruire une ruine d’aspect pittoresque, trouva la plaisanterie mauvaise. Il fallut renoncer aux incendies, et, de toute cette histoire dans laquelle le poète avait figuré, il avait surtout gardé le souvenir d’une bronchite assez tenace, qui lui avait à jamais ôté le goût des manifestations populaires.

Un autre trait, dont Henri Heine fut témoin, peint peut-être mieux encore les mauvaises façons outrecuidantes du personnage qui passe sa vie attablé dans les cabarets et tire vanité de sa sottise, en attendant qu’il puisse tirer vanité de son savoir. La scène, cette fois, se passait chez M. de Savigny, professeur de droit et célèbre jurisconsulte. L’étudiant dont il s’agit, et qui venait, selon l’usage des universités allemandes, prendre ses inscriptions pour les cours du professeur, se présentait en robe de chambre, la casquette sur l’oreille, et répandant autour de lui l’odeur d’une pipe dont le long tuyau orné d’un gland se jouait négligemment autour d’une poche crasseuse. L’homme s’avançait en ébauchant un sourire niais, lorsqu’un regard de M. de Savigny l’arrêta sur le seuil.

— Cette robe de chambre constitue-t-elle toute votre garde-robe ? demanda sévèrement le professeur.

Le malappris, furieux, paya d’audace et répondit que non seulement il possédait d’autres vêtements, mais qu’il était propriétaire d’un habit neuf.

Un geste significatif de M. de Savigny coupa court à cette énumération. « Eh bien, allez vous habiller, et vous reviendrez me parler ensuite, » fit-il.


X


Le docteur m’ayant prescrit les eaux de Wildbad, dans la forêt Noire, je dus momentanément interrompre mes visites. La perspective de cette séparation affligeait le malade. Donc, j’allais l’abandonner, et pour l’Allemagne ! Ne pouvoir m’accompagner, hélas ! ne pouvoir, une dernière fois, disposer de lui-même, chercher vainement autour de soi le Messie qui dirait : « Lève-toi et marche ! »

La tête rejetée sur l’oreiller, il paraissait rêver. Où ce rêve le conduisait-il ?

J’imaginai qu’il voyait la forêt Noire attiédie par l’été, la sapinière ensoleillée sur la haute montagne, le solennel prolongement des colonnades d’arbres, le bleu du firmament derrière des dômes d’ombre, les panaches des fougères s’agitant au-dessus des mousses jaunes, les grands dessins mouvants des silhouettes d’herbes ; puis, plus bas, sous un dais d’azur, l’éternelle fraîcheur d’un paysage d’idylle, les huttes rustiques, la lumière rieuse parmi les ondes bavardes, l’épanouissement des fleurs sous une poussière d’étincelles, le désordre du ravin égayé par un rayon de soleil.

Heine continuant à garder le silence, je restais muette, les regards attachés sur les brins de poussière qui voltigeaient dans l’air.

La fenêtre ouverte laissait entrer une chaleur lourde, et, dans la pièce voisine, deux voix querelleuses se disputaient. Un gros soupir s’échappa de la poitrine du malade. Les larmes me vinrent aux yeux et je me trouvai égoïste de songer à ma santé quand il allait bientôt mourir.


XI


« La plus douce des fines mouches ! Ou bien, laissant l’emblème de votre cachet, est-ce d’après le parfum de votre lettre que je dois vous nommer ? En ce cas, il me faudrait vous appeler « la plus mignonne des chattes musquées ». J’ai reçu votre missive avant-hier, les pattes de mouche me trottent constamment dans la tête, peut-être même dans le cœur. Mes remerciements les plus vifs pour toute l’affection que vous me témoignez. La traduction des poèmes est très belle, et je réitère ce que je vous ai dit à ce sujet avant votre départ. Moi aussi, je me réjouis de vous revoir bientôt et de poser une empreinte vivante[1] sur les traits suaves et quelque peu souabes. Ah ! cette phrase prendrait une signification moins platonique si j’étais encore un homme ! Mais je ne suis plus qu’un esprit ; ce qui peut vous convenir, à vous, mais m’arrange, moi, médiocrement.

» L’édition française de mes poèmes vient de paraître et fait fureur. Toutefois, c’est seulement dans deux ou trois mois que ceux des poèmes qui n’ont pas encore été publiés, par exemple le Nouveau Printemps, paraîtront dans l’un des derniers volumes de l’édition française. Vous le voyez, il n’y a pas de temps perdu. Oui, je me réjouis de vous revoir, fine mouche de mon âme ! La plus gracieuse des chattes musquées, mais en même temps douce comme une chatte angora, l’espèce que je préfère. Pendant longtemps j’ai aimé les chattes-tigres ; mais celles-là sont trop dangereuses et les empreintes vivantes qu’elles laissaient quelquefois sur mon visage étaient déplaisantes. Je me porte toujours très mal ; constamment des contrariétés, des accès de rage. Fureur contre mon état, qui est désespéré ! Un mort ayant soif de toutes les jouissances les plus ardentes que la vie peut offrir ! Cela est affreux ! Adieu ! Puissent les eaux vous fortifier et vous faire du bien. Les plus affectueux saluts de votre ami,

» H. H. »
Paris, ce 20 juillet 1855.

La lettre suivante est écrite en français dans le texte original.

« Ma chère amie,

» Vous êtes à Paris et pourtant vous tardez encore à venir me serrer la main. J’ai grande envie de sentir le musc de vos gants, d’entendre le son de votre voix, de poser une empreinte vivante sur votre Schwabengesicht. — Ne vous fâchez pas : — quelque gracieuse que vous soyez, vous avez une figure de Gelbveiglein souabes !

» Mais venez bientôt. Tout à vous,

» Henri Heiné. »

(Il mettait l’accent en signant lorsqu’il écrivait en français.)


XII


Comme on peut s’en convaincre par la lecture des pages précédentes, les lettres qu’il m’écrivait à Wildbad, le billet qui m’attendait à mon retour à Paris, témoignaient d’un état d’esprit assez calme. Il paraissait heureux de voir publier l’édition française de ses poèmes, et aussi celle des Reisebilder.

Le renouvellement que l’introduction de ce qu’on est convenu d’intituler le réalisme a amené dans les lettres nous a rendus exigeants sur les questions de forme, et nous ne goûtons plus guère ces ouvrages un peu décousus où l’auteur, profitant de la bonhomie proverbiale du lecteur, le promène à droite et à gauche sans savoir où il le conduira, ni si la beauté de la promenade justifiera la longueur de la course. Les impressions personnelles d’un écrivain, celles que l’auteur des Reisebilder excelle à rendre, nous sont devenues aujourd’hui à peu près indifférentes. Décousu, composé de fragments, ressemblant, pour la forme, à une collection de feuillets d’album, ce livre n’en restera pas moins un des meilleurs ouvrages de Henri Heine. Ici, contrairement à son habitude, et comme dans quelques-uns de ses plus admirables poèmes, on devine que l’auteur s’abandonne, qu’il écrit pour lui-même, sans se préoccuper, cette fois, de l’approbation ou du blâme ; on sent ses griefs se noyer et se fondre dans l’immense plaisir d’échapper au contact de l’imbécillité humaine, et de fuir la petite association mesquine des gens réputés corrects pour aller librement respirer l’air des hauteurs. Quelles sensations de joie pure, de délivrance, quels assouvissements de volupté dans ces tableaux pleins d’air et d’espace où le poète, le peintre, le grand artiste, esquisse tour à tour des sommets pittoresques, les mêmes où Gœthe place son Sabbat, et les pathétiques, les calmes paysages des belles contrées méridionales. Certes, peu d’artistes, peu d’écrivains ont, je ne dirai pas moins vu, mais moins voyagé. Un tour à Londres, une excursion maritime, ou dans les montagnes du Hartz, un commencement de voyage en Italie, une saison à Bagnères, voilà, à peu de chose près, de quoi ses souvenirs de paysagiste se composent. Néanmoins, lequel de nos stylistes modernes a mieux réussi à rendre d’un trait la physionomie et la couleur d’un paysage ? Parlons ici de ses pages sur l’Italie, le pays sur lequel on a certainement débité le plus de sottises et de mensonges. Les voyageurs, les lettrés plus ou moins bourrés de prétentions, qui vont passer six semaines en Italie dans le but d’en rapporter un livre, y portent généralement le regard prévenu de l’étranger qui se fâche de ne point retrouver ailleurs ce qui lui plaît chez lui. Ainsi l’aubergiste déterminé à proportionner le chiffre de sa note au degré d’urbanité de son hôte, la petite Italienne qui se donne sans faire précéder sa faute par des rigueurs hypocrites, se transforment dans l’esprit de ce même voyageur en types de corruption et de bassesse. Pareillement, il ne voit qu’un comédien de bas étage dans le petit mendiant à demi nu qui sautille sur la Chiaja de Naples, ou dans le joli Monsignor qui rehausse, couvert de dentelles, la pompe des grandes cérémonies religieuses. On n’examine point, on compare, et, sans tenir compte des questions de tempérament et de climat, des différences d’éducation et de caractère, on raille des usages et des mœurs dont le plus grand tort est de ne point ressembler aux nôtres. La petite curiosité mesquine des écrivains qui vont là-bas pour battre monnaie aux dépens d’une nation qu’ils affectent de mépriser engendre le plus souvent des descriptions inexactes. La plupart de ces descriptions s’appliquent aux musées, antiquités et trésors de toute sorte qui enrichissent l’Italie sans toutefois la faire connaître. On paraît ignorer qu’une œuvre d’art est chose morte si l’on n’a pas le secret du sentiment qui l’a créée. Ce sentiment éclate à chaque page des Reisebilder. Toute restriction faite sur le plus ou moins de valeur du plan de l’ouvrage, les Reisebilder sont un chef-d’œuvre et jusqu’à présent le seul livre capable de donner la vision délicieuse du paradis terrestre dont la Mignon de Gœthe mérite d’être surnommée l’Ève. Quelle distance pourtant de l’Italie antique et classique du grand classique allemand à l’Italie jeune et riante du poète israélite ! La belle imagination poétique du fils d’Israël crée des figures qui s’accordent avec le caractère du paysage. L’Italie, dans ces peintures, n’est plus seulement le magnifique et vaste cimetière où les cyprès ombragent le marbre, mais le jardin féerique, mais la terre enchanteresse où des prêtresses représentées par la plus belle des danseuses ne cessent de célébrer l’éternelle fête de la jeunesse et de l’amour. Gœthe décrivant l’Italie, dans ses « Élégies romaines », sculpte un noble bas-relief : Byron et Lamartine prennent leur lyre pour composer un hymne. Heine ne prend ni le ciseau ni la lyre en l’honneur du pays qu’il aime ; mais, de sa seule prose, il sait tracer de lui un tableau merveilleux ; si merveilleux, qu’on se demande si le modèle vaut l’œuvre. Que d’autres vous promènent à travers des rangées de tableaux et de statues, Henri Heine fera revivre en vous et devant vous l’éternelle patrie du Dante. Le couvent dont les fresques pieuses racontent de saints miracles, les pins parasols derrière lesquels le touriste, des hauteurs de Fiesole, contemple Florence paisible sous l’azur de son ciel ; l’étroit horizon de montagnes qui, pareil à certains fonds affectionnés par les « primitifs », s’encadre dans l’ogive d’un cloître cuivré par le coucher du soleil, la loggia peinte du palais où, le soir, on entend résonner des rires de belles femmes pâles ; la sainte madone qui, sous sa lumineuse auréole, fait rêver le passant à l’amour d’une vierge ; les jardins déserts où les marbres mêlés aux lauriers et aux myrthes reproduisent des scènes mythologiques ; la nuit sereine où les lucioles voltigent parmi le feuillage des citronniers ; l’obscurité tapageuse où courent des silhouettes de masques ; le sanctuaire doré où la prière prend des attitudes passionnées et amoureuses, tout cet ensemble de choses animées et vivantes qui forme l’aspect d’un beau pays et l’âme d’une nation brillante défile dans les quelques pages immortelles que le poète lui consacre dans les Reisebilder. Mieux, il a dessiné le revers de la médaille, et placé la caricature auprès de l’image. Le lourd financier israélite qui, voulant faire le lettré, cite des vers sur le soleil couchant quand le soleil se lève, l’Anglaise protestante qui croit faire de l’esprit en se moquant de ce qui plaît aux Italiens, sont des échantillons très réussis et très piquants de ces fâcheux inévitables qui, s’ennuyant chez eux, possèdent malheureusement assez d’argent pour s’octroyer le droit de venir ennuyer autrui, et s’imposer à de braves gens simples qu’ils méprisent de par l’autorité de leur nation et de leur Bible.


XIII


J’ai quitté Wildbad ; je suis de retour auprès du malade ; ses forces baissent sensiblement ; vers et prose, tout ce qu’il m’adresse à partir de là le montre plus affaissé et plus triste. Voici quelques-uns de ses billets : sans doute, ils n’offrent qu’un intérêt médiocre au point de vue littéraire, mais ils donnent la note exacte des souffrances physiques et morales que le poète endura.

« Chère âme,

» J’ai l’esprit si troublé, que je ne sais plus si je vous ai priée de venir aujourd’hui jeudi ou seulement demain vendredi.

» Aujourd’hui, je suis souffrant, et, pour plus de sûreté, fixons donc votre chère visite à samedi prochain. Mais je compterai sur vous pour ce jour-là. — Viens bientôt ! — Je saisis cette occasion pour vous adresser le manuscrit des poèmes et vous prie de le rapporter afin qu’après l’avoir parcouru vous puissiez, en le lisant avec moi, me communiquer vos observations sur les modifications qu’il pourrait être à propos d’y introduire.

» Chère créature aimée ! je suis très malade, mais tout aussi moralement que physiquement malade. L’honnêteté et la loyauté allemandes se conduisent vis-à-vis de moi en J..... f..... Je serre la fleur de lotus entre mes bras et suis son dévoué

» Jeudi.
» H. H.


« Vendredi, le 11 janvier 1856.
» Chère enfant !

» J’ai un accès de migraine qui durera, je le crains, encore demain, ou bien ne fera qu’empirer. Je m’empresse de t’en avertir afin que tu saches qu’il n’y a pas école demain, et que tu puisses, partant, disposer de ton après-midi à ta guise. Par exemple, je compte sur toi pour après-demain dimanche. Si tu ne pouvais venir, préviens-moi, ma chère douce enfant. Je ne te battrai jamais, quand même tu mériterais cette punition par un excès de bêtise. D’abord, pour manier la verge, il faut plus de force que je n’en possède. Je suis accablé, souffrant et triste.

» Baise les pattes de mouche.

» Ton ami,
» H. H.

» Je pense sans cesse à la Mouche, mais ne veux la voir ni aujourd’hui mardi, ni même demain : — je suis très malade ! — mais, jeudi, je compte sur la plus chérie des mouches.

» Je ne puis voir ce que j’écris.

» H. H.


» Mardi.

» Chère amie,

» Je suis toujours très malade et ne veux pas te voir aujourd’hui. Mais j’espère que tu pourras venir demain dimanche. Écris-moi un mot si tu ne pouvais venir avant après-demain.

» Ton pauvre ami,
» Nabuchodonosor II.

» C’est que je suis insensé comme le roi de Babylone et ne mange que de l’herbe hachée, nourriture que ma cuisinière intitule « épinards ».


« Très chère et gracieuse chatte,

» Je ne veux pas vous voir demain mercredi, et cela parce que je sens venir une migraine ; mais, si vous pouviez passer quelques instants avec moi dans l’après-midi du vendredi, cela me dédommagerait de ne point vous avoir vue pendant longtemps. À partir de vendredi, tous les jours me seront également bons pour vous recevoir, et plus souvent vous viendriez, plus je serais heureux. Ma bonne, toute gracieuse fine Mouche, venez bourdonner autour de mon nez avec vos petites ailes ! Je sais un lied de Mendelssohn, qui a pour refrain : « Viens bientôt ! » Cette mélodie me trotte constamment dans la tête. « Viens bientôt ! »

» Je baise les deux chères pattes, pas à la fois, mais l’une après l’autre.

» Adieu.
» H. H.


» Chère créature,

» J’ai affreusement mal à la tête aujourd’hui et redoute les suites de cette migraine pour demain. Je vous prie par conséquent de ne pas venir demain dimanche, mais seulement lundi ; à moins que vous n’ayez affaire dans mon quartier, auquel cas vous viendriez à vos risques et périls. — J’ai un grand désir de te revoir, dernière fleur de mon larmoyant automne, folle aimée !

» Je continue à être, avec une folle tendresse,

» Ton dévoué
» H. H.


» Je veux tout de suite utiliser les jolies enveloppes pour baiser la patte chérie, la patte qui les a si gracieusement pourvues d’adresse. — J’ai passé une mauvaise nuit, toussé à en mourir, et je ne puis parler. — Merci également pour l’excellente copie de la lettre à madame de R.

» Saluts, tendresses ! je ris de douleur ; j’ai des grincements de dents, je deviens fou.

» H. H.


» Chère Mouche,

» Je suis toujours plongé dans un mal de tête qui ne se passera probablement que demain mercredi, de sorte qu’il me sera impossible de voir ma Mouche chérie avant après-demain jeudi. Quel chagrin ! je suis si malade ! My brain is full of madness and my heart is full of sorrow. Jamais poète ne fut plus misérable dans la plénitude du bonheur qui semble le railler. — Je pose une empreinte vivante — sur toutes tes gentillesses, mais en imagination seulement. L’imagination, c’est tout ce que je puis t’offrir, poor girl ! — Au revoir.

» H. H.


» Mardi midi.

» Je n’ai pas besoin des épreuves avant jeudi.


« Mouche aimée,

» J’ai passé toute une mauvaise, bien mauvaise nuit à gémir, et perds presque courage. Je compte t’entendre bourdonner autour de moi demain. Avec cela je suis sentimental comme un carlin qui aime pour la première fois. Que ne puis-je répandre toutes ces sentimentalités sur les appâts de madame Koreff ! Mais la destinée me refuse jusqu’à cette jouissance. Mais tu ne comprends rien à ce que je dis là, tu es une oie.

» Ton oison,
» Oison Ier,
» Roi des Vandales.


« Chère douce amie,

» Merci pour vos lignes si affectueuses. Je suis content de vous savoir bien portante ; — moi, hélas ! je suis toujours très malade, — faible et inquiet ; — parfois affecté jusqu’aux larmes par le moindre revers, par le moindre mauvais tour que le sort se plaît à me jouer. — Tout malade est une ganache. Je n’aime guère à me laisser voir en un état aussi misérable ; — mais peu importe ! — malgré tout, il me faut entendre bourdonner ma mouche. Viens bientôt ! aussitôt qu’il vous plaira, madame, ou plutôt, entends-tu bien, le plus tôt possible, mon cher, mon bien-aimé petit visage. J’ai griffonné le poème que je t’adresse : pure poésie charentonesque.

» Le fou à une folle,
» H. H.


« Paris, 15 août.

» Chère personne, je vous écrivais ces lignes hier même, mais sans les envoyer, car j’étais si malade ! — Aujourd’hui, j’entends, à mon vif regret, que vous êtes venue hier, et je me dépêche de vous écrire afin de vous prier de renouveler bientôt, mais bientôt, cette visite. Je suis beaucoup mieux. Mille remerciements pour les poèmes, bien que je ne les aie pas encore lus. — À vous le plus tendrement du monde.

» H. H.


» La visite de ma fine mouche m’a fait du bien hier ; je pense constamment à la meilleure, à la plus charmante, à la plus gentille des fines mouches ! Mais c’est après-demain seulement que je la reverrai. Quelle éternité ! Je pourrais mourir une centaine de fois en attendant, et encore le plus aisément du monde. Pense un peu à moi, petite Ganz.

» Ton très humble,
» Hans.


« Mardi.

(Le texte de la lettre suivante est écrit en français dans l’original.)

» Ma chère enfant !

» Je ne suis plus souffrant, mais seulement embêté ; car, depuis deux jours, on travaille devant ma fenêtre pour y construire une tente dont je pourrais bien me passer. Je lis et relis votre petit manuscrit avec le plus grand plaisir ; nous en causerons. Venez donc demain, si c’est possible ! J’ai grand’soif de vous revoir, et ne cesse de penser à la fine Mouche.

» Jeudi matin.
» H. Heine.


» Gracieuse amie,

» Je suis tellement malade aujourd’hui que je crains fort de l’être encore demain. Me voici donc forcé de vous prier de me réserver le bonheur de votre visite à samedi ou à dimanche. Votre voilette est restée soigneusement pliée sur mon secrétaire.

» Je vous aime d’une tendresse de mourant, c’est-à-dire le plus tendrement du monde.

» Mardi.
» H. H.


» Dimanche, le 30 septembre 1855.

» Cher cœur ! Le temps est mauvais, je suis aussi mauvais que le temps et ne veux pas exposer ma fleur de lotus aux intempéries de ces brumes spleenétiques. Ah Dieu ! je vous donnerais si volontiers une de ces radieuses journées indiennes, comme on en trouve sur les bords du Gange, et comme elles conviennent aux fleurs de lotus !

» Viens bientôt ! — mais encore une fois, pas aujourd’hui. Je vous attends dans l’après-midi de mercredi.

» J’espère que ce jour-là vous conviendra.

» Je pose, etc.
» H. Heine.


» Très chère,

» Je suis souffrant et crains d’en avoir encore pour deux jours. Je m’empresse donc de vous faire savoir que je ne vous reverrai que vers le milieu de la semaine, afin de ne point gâter notre entrevue par le mal de tête.

» Aimant et fidèle

» Dimanche matin.

» H. H.


» Chère âme !

» Je suis très souffrant et mortellement contrarié. Voici ma paupière droite qui, imitant l’autre, ne peut plus se relever ; je ne peux presque plus écrire. Mais je t’aime beaucoup et pense bien à toi, ma chérie ! La Nouvelle ne m’a point ennuyé et promet beaucoup pour l’avenir. Tu n’es pas si bête que tu en as l’air ; mais tu es mignonne au delà de toute expression, et cela exerce sur moi un grand charme. Te verrai-je demain ? Je n’en sais rien encore ; car, si je continuais à être aussi souffrant, tu recevrais contre-ordre.

» Je me sens dominé par un mouvement de mauvaise humeur pleurnicheuse. Mon cœur a des bâillements spasmatiques. Je voudrais être mort, ou bien un carlin bien portant qui peut se passer de remèdes.

» Misère, ton nom est
» Henri Heine.


» Chère âme !

» Suis bien misérable ; ai affreusement toussé durant vingt-quatre heures ; ai la tête rompue, l’aurai probablement encore demain. — C’est pourquoi je prie la très chère de remettre à vendredi la visite annoncée pour jeudi. Mon Serinski[2] vient de me faire dire qu’il est malade, et ne pourra venir de toute la semaine. Quels contre-temps agaçants, quelle situation fâcheuse ! Je vais accuser le bon Dieu, qui agit aussi cruellement envers moi, devant la Société protectrice des animaux. Je compte te voir vendredi ; en attendant, je baise mentalement les petites pattes de mouche.

» Son insensé
» H. H. »

XIV


Il est mal, il ne se soutient plus que par l’énergie de la volonté et par l’impétueux désir d’achever la rédaction des Mémoires qui devront à la fois fournir la justification de ses actes et le complément de son œuvre. Le lecteur sait que des motifs sérieux sont venus s’opposer à la publication de ce curieux document, et que le plaidoyer comme le réquisitoire demeureront secrets. Il est difficile de dire s’il y a lieu de le regretter. Le but d’un livre n’est pas d’injurier, mais d’instruire. D’ailleurs, les cancans, les attaques personnelles perdent de leur intérêt au bout d’un certain temps. La majeure partie du public, qui ne s’intéresse point à des personnages dont la plupart ont disparu de la scène, n’aperçoit plus que la mesquinerie des querelles et se demande à juste titre s’il y a vraiment lieu de plaider lorsque personne ne songe plus à accuser. Restent les parents, les amis du poète, qui déplorent surtout l’inutilité d’un travail qui a pu contribuer à abréger une vie précieuse. Que de fois j’ai trouvé Heine couvrant les grandes feuilles de papier blanc, éparses devant lui, de ces vigoureux caractères dont la forme seule trahissait l’audace et la netteté de sa pensée ! Le crayon, qui courait avec une activité fébrile sur les blancheurs de la page, prenait, entre les doigts effilés du malade, l’inflexibilité d’une arme meurtrière, et semblait raturer des réputations intactes. Un jour, le bruit du crayon fut remplacé par celui d’un rire cruel, un rire de vengeance assouvie. Je regardai Henri Heine. « Je les tiens, fit-il. Morts ou vifs, ils ne m’échapperont plus. Gare à qui lira ces lignes, s’il a osé s’attaquer à moi ! Heine ne meurt pas comme le premier venu, et les griffes du tigre survivront au tigre lui-même. »


XV


Dieu merci, ce qui a survécu à Henri Heine, ce ne sont ni ses griffes, ni ses haines, ni même le souvenir des erreurs ou des fautes qu’il a pu commettre, mais l’immortelle beauté de son langage, la grâce incomparable des images qu’il évoque.

À le considérer d’ensemble, quels contrastes dans son talent, et quels contrastes dans sa vie ! L’esprit le plus rêveusement délicat, le plus sentimental et le plus allemand, et en même temps l’esprit le plus ironique, le plus malicieusement sensuel, le plus parisien ; un style parfois simple comme celui d’une vieille ballade populaire, et parfois raffiné, excessif et composite comme celui du plus capricieux feuilleton moderne ; un génie païen qui sculpte des déesses grecques si parfaites, qu’on les dirait taillées dans le plus pur marbre de Paros ; une imagination chrétienne qui peint des vierges douloureuses comme celles qu’un rigide manteau de tristesse confine à l’ombre des vieux cloîtres ; une incessante aspiration vers la belle Grèce et vers la libre vie corporelle, épanouie, heureuse, qu’ont représentée Platon et Phidias ; un retour incessant vers les rigides figures mystiques qu’Albert Dürer et Wilhelm de Cologne ont pieusement répétées sur leur cuivre. Par-dessus tout cela, des échappées vers toutes les civilisations, l’Espagne, la Perse, l’Italie, surtout vers l’Inde brahmanique et les fleuves divins pleins de lotus en fleur, où le soleil dévorateur et la végétation pullulante semblent seuls capables d’égaler la violence et la fécondité de ses rêves. Si, de ce monde éclatant qui s’est agité dans son esprit, on descend vers les actions et les sentiments de sa vie, on n’y trouve pas des oppositions moindres. Il est juif, et il a été élevé par une mère libre-penseuse ; il naît en pays protestant, et va au collège chez les jésuites. Il est fier, actif, altéré d’indépendance, et son origine israélite l’expose aux mépris, pendant que sa pauvreté le maintient en cage et le réduit à une maigre pitance. Il est Allemand de cœur, et vit appauvri loin de son pays. Il adore la liberté, et l’entraînement de la controverse l’érige en panégyriste de Napoléon. Il est secoué par l’orageuse véhémence des désirs les plus effrénés et des images les plus intenses, et il passe dix ans dans son lit, paralytique, obligé, pour ouvrir l’œil, de relever la paupière avec son doigt. Sa vie n’est qu’un excès, comme celle de Gœthe n’est qu’un équilibre, et son œuvre ressemble à un flacon oriental de parfums, trop exquis et trop forts, qui conduisent nos sensations à l’extrême et nos sens à l’épuisement.


XVI


Il aimait, dans le cours de nos causeries, à revenir sur les divers épisodes de son enfance, et je ne l’ai jamais entendu parler des siens qu’avec reconnaissance et affection. Cet homme tant vilipendé était d’une délicatesse rare, et il aimait avec un respect sans limite ceux qui lui avaient fait du bien. Malade, à demi aveugle, presque à la veille de mourir, il imaginait, par la plus sainte des ruses, des lettres gaies, afin d’épargner des larmes à sa mère. Il n’eût jamais voulu la donner en spectacle, et ne prononçait que rarement son nom vénéré. Il aurait pu cependant montrer, sans scrupule, ce qu’elle avait été pour lui. Elle lui avait donné sa première nourriture intellectuelle, et il avait puisé dans ses conversations aussi bien que dans son sang l’originalité et la force.

Madame Betty Heine, née de Geldern, et fille d’un médecin israélite fort distingué, avait reçu l’une de ces grandes éducations scientifiques et littéraires que certaines familles du xviiie siècle donnaient aux jeunes filles. C’était une véritable logicienne, et, en ceci du moins, elle n’était rien moins qu’Allemande. Elle attachait un grand prix à la justesse des termes, et représentait l’emphase comme le moyen le plus sûr de se rendre ridicule et désagréable. Elle ne donnait point dans la sensiblerie du temps ; par la rectitude naturelle de son esprit, elle était Française et n’était Française que par là. Juive, et, d’une haute famille, elle aimait le peuple : les Israélites, toujours étrangers dans les nations chrétiennes, deviennent volontiers cosmopolites et libéraux. Après avoir aimé la France dans ses grands écrivains, Voltaire et Rousseau, elle l’aima, ou du moins l’accepta quand elle la vit en armes et souveraine dans son pays. À vrai dire, pourquoi eût-elle été Prussienne ? Quel patriotisme pouvait-on raisonnablement attendre d’une femme dont la religion et la race étaient opprimées par le gouvernement qui tombait ? Sa race et sa religion étaient sa patrie, et trouvaient un meilleur abri sous l’égalité française que sous le pédantisme allemand. L’empereur Napoléon Ier avait porté la France jusque sur les bords du Rhin ; les maisons, transformées en auberges, s’ouvraient devant les gais et brillants soldats qui prétendaient faire à la fois la conquête des pays et celle des cœurs. Madame Heine leur ouvrit sa maison : ils trouvèrent chez elle une hospitalité aimable ; la maîtresse du logis ne leur demandait en retour que de vouloir bien parler français à ses enfants. On devine s’ils se firent prier. Un abbé émigré, un joyeux tambour des premières guerres du Directoire, se chargèrent d’apprendre le français au poète futur ; le moyen était bon, si l’on en juge par les progrès qu’il fit avec eux. Non seulement il apprit la langue française, mais il la goûta, il en sentit l’esprit, il comprit le caractère des hommes qui la parlaient ; il vit par contre une chose que peu d’Allemands osent soupçonner, je veux dire quelle distance sépare le style pesant du style piquant, combien l’ennui est ennuyeux, combien l’agrément est agréable. Ses professeurs français lui enseignaient l’histoire du même coup ; mais là, surtout dans l’histoire romaine, il n’eut pas le moindre succès : ses bévues étaient continuelles ; toujours il confondait l’histoire de Rome avec l’histoire de France, surtout à l’endroit des Césars, et cela dura : erreur bien naturelle si l’on considère la langue dans laquelle on l’obligeait à réciter sa leçon. De César aux autres divinités de l’Olympe, il n’y avait pas loin ; pour l’enfant, tous ces gens-là étaient également dorés et lançaient également la foudre. Il montait déjà de grand cœur dans cet Olympe, s’arrêtait de préférence à dame Vénus, et maintes fois, s’il faut l’en croire, il négligea son thème pour réfléchir aux aventures de la belle déesse et la regarder de profil et de face. « Je connaissais, disait-il, son catéchisme comme pas un écolier de l’ancienne Rome. » Ce qui ne l’empêchait point, à l’occasion, d’implorer d’un regard suppliant, peut-être ironiquement suppliant, une image du Christ livré aux fouets des bourreaux. Elle était placée sous les arcades du vieux cloître, et semblait prédire aux écoliers paresseux un sort semblable.


XVII


Ces historiettes charmantes, qui trahissaient si bien le fond d’une âme délicate, devenaient malheureusement de plus en plus rares ; même, moi présente, il lui arrivait de s’enfoncer et de s’absorber dans ces sombres rêveries pendant lesquelles l’âme des malades semble planer à travers des espaces inconnus et sinistres. Parfois, au sortir de cet assoupissement, il poussait un long gémissement désespéré, ou bien il s’efforçait de rire au souvenir de quelque histoire graveleuse, un trait cynique qui semblait emprunté aux pages les plus scabreuses de l’Ancien Testament, et qu’il paraissait se raconter à lui-même. Des mots tendres, imprévus, poétiques, sortaient de là comme des roses d’entre le fumier, et me ramenaient vers le poète comme je m’éloignais malgré moi du viveur, du libertin raffiné et sceptique. Un jour, s’apercevant qu’il m’effrayait, il allongea son bras vers le mien et le serra avec force. « Pardon, dit-il. Mais cela va bientôt finir. Vois-tu, c’est la faute de la mort qui arrive. Elle approche à grands pas, et, quand je la sens ainsi tout près de moi, comme à présent, j’ai besoin de me cramponner à la vie, fût-ce par une poutre pourrie. »

Il parlait bas, et sa voix creuse semblait sortir de la bouche d’un mort, ou plutôt des lèvres blafardes d’un de ces vampires qui, selon la sombre légende hongroise, quittent la tombe pour venir visiter nuitamment le domaine des vivants, et leur ravir les forces dont le vampire a besoin pour ranimer son cadavre.


XVIII


Ce jour-là, j’arrivais chez lui l’esprit rempli des Confessions de saint Augustin, que je lisais pour la première fois, et avec un enthousiasme qui ne pouvait manquer de le faire sourire. Son air moqueur m’embarrassa, et je lui demandai s’il ne trouvait point ce livre intéressant. « Charmant, certes, jusqu’au moment où il se convertit, » répondit-il de cette voix nette et vibrante que je n’oublierai jamais, et dont l’accent seul ressemblait à une raillerie.

Pourtant, il ne raillait pas toujours, et, dans certains moments, il essayait de deviner l’avenir à travers le voile épais du présent. C’est surtout lorsque l’homme est heureux et bien portant qu’il est incrédule.

À l’époque où ses souffrances s’aggravèrent, Heine me parla souvent d’une sorte d’élan subit qui, tout à coup, l’obligeait à tendre les bras vers le ciel, et à crier grâce. Il l’éprouvait surtout pendant ces interminables insomnies nocturnes où le rêve des jouissances éteintes venait se confondre avec le poignant souvenir des injustices souffertes, et des insultes reçues, état affreux où le délire lui montrait tour à tour des images douces et des visages menaçants, lui arrachait tantôt des cris, et tantôt des soupirs.

Souvent, comme je le disais tout à l’heure, il se revoyait enfant dans la maison paternelle, recommençait la vie à nouveaux frais, et souriait aux chères figures qui l’y avaient tendrement accueilli. Une fois, comme il sortait d’un assoupissement assez long, il me raconta qu’il avait rêvé de son père : « On le coiffait, je l’apercevais comme à travers un nuage de poudre. Cependant moi, tout joyeux de le revoir, je voulus me précipiter vers lui. Mais, chose bizarre, à mesure que je me rapprochais, les objets se brouillaient et prenaient une autre forme. Ainsi, quand je voulus embrasser les mains de mon père, je reculai, saisi d’un froid mortel ; les doigts étaient des branchages desséchés, mon père, lui-même, un arbre dépouillé, et que l’hiver avait recouvert de givre… »

On le voit, le poète demeurait poète jusque dans ses rêves, ou plutôt son génie toujours maître de la forme lui assujettissait jusqu’aux imaginations qu’enfantait son délire. Le cauchemar devenait un poème.

Un jour, il fit un autre rêve plus singulier encore, le rêve qui devait lui fournir le sujet de son dernier poème, celui qu’il intitula la Fleur de la Passion, et dont on lira la traduction à la suite de cette étude.

Il se savait mort, étendu immobile au fond d’un mausolée superbe, qui dépassait en hauteur et en magnificence les autres tombes. Le marbre le plus précieux et les plus rares sculptures en faisaient un monument unique, et d’admirables bas-reliefs y représentaient tour à tour des scènes imposantes et des scènes grotesques, des personnages divins et des personnages risibles. Mais ce qui ajoutait à l’étrangeté du tableau, c’était une plante de couleur sombre, qui s’élevait au pied du sarcophage et semblait vouloir y prendre racine. Une fleur unique surmontait la tige aux feuilles déchiquetées en forme de lance, et, dans son calice blême, on reconnaissait distinctement les instruments de torture qui ont servi à la Passion de Notre-Seigneur. Soudain, la fleur s’anime et prend un visage humain. Un visage doux et triste se penche avec une expression compatissante vers l’homme mort, et celui-ci ne tarde point à y retrouver des traits connus. Magie des rêves ! La patrie lointaine est là devant lui, non plus courroucée, sévère, mais douce au poète, souriante à l’homme qui, jeune, a subi ses enchantements et reçu ses promesses. Il l’avait aimée une première fois sous la robe blanche d’une enfant. Après Véronique, dans les solitudes du Harz, il l’aima sous les traits roses de la fille d’un mineur. Il l’aima encore châtelaine sur les bords du Rhin, une Loreley légendaire assistant fièrement du haut de son rocher à la perte des victimes qu’y attire son chant magique. Une dernière fois, aujourd’hui, elle se montrait à lui sous un visage de fleur. Triste fleur, sans doute, fleur de douleur, mais fleur encore, malgré son deuil et ses emblèmes funèbres. Heine lui devait un sourire, et il ne sut point le lui refuser.


XIX


Un matin, vers le milieu de décembre, j’entendis causer avec animation dans la chambre du malade. J’entrai chez lui : madame Heine était absente, mais la place que j’occupais ordinairement auprès du lit du poète était prise par une dame blonde, gracieuse, élégante, qui me tendit affectueusement la main et semblait là chez elle. En même temps, un homme encore jeune, qui avait une physionomie agréable, s’avançait vers moi pour me saluer.

Pour toute présentation, Henri Heine m’embrassa sur le front, et leur dit : « C’est ma Mouche. »

Je me trouvais entre madame Charlotte d’Embden, la sœur chérie du poète, et l’un de ses frères, M. Gustave Heine, alors rédacteur du Tagblatt de Vienne. Tous deux se crurent obligés de m’adresser des remerciements qui, pour paraître sincères, ne laissaient point que de m’embarrasser fort. Évidemment, dans l’effusion de sa sympathie pour moi, mon pauvre ami avait fait mon éloge en termes aussi chaleureux qu’exagérés, si bien que je me sentis tout à fait soulagée quand madame d’Embden, alléguant la nécessité d’un entretien d’affaires, m’entraîna avec elle dans une pièce voisine. Là, vis-à-vis l’une de l’autre, nous parlâmes longuement de celui que nous aimions, glissant sur certains points délicats, en effleurant d’autres sur lesquels tout nous défendait de nous appesantir. Par instants, une même pensée mouillait nos paupières, et nous nous taisions, comme si tout était fini déjà. Nous comprenions, sans nous le dire, que notre ami s’affaiblissait beaucoup, et que la fin était proche.


XX


Le poète pressentait-il l’approche de cette fin ? devinait-il, en prenant congé de son frère et de sa sœur, que ces adieux seraient définitifs ? Quoi qu’il en fût, cette visite le laissa nerveux, agité, inquiet, comme préoccupé d’un surcroît de soucis nouveaux. Malgré ces soucis, malgré des préoccupations d’autant plus poignantes qu’elles pesaient sur la tête d’un mourant, il savait rester aimable. Je ne parle point ici de cette verve, de cette vivacité d’esprit, de cette admirable vitalité intellectuelle qui, chez lui, demeuraient intactes au milieu des souffrances les plus intolérables, mais simplement du besoin de s’oublier lui-même pour faire plaisir aux autres. Les jours de fête, de renouvellement d’année, toutes ces dates si fastidieuses pour un malade, n’éveillaient en lui que des pensées bienveillantes et des prétextes d’offrandes. Voilà plus de vingt-six ans qu’il n’est plus, et néanmoins mes regards se portent toujours avec le même attendrissement sur la boîte rose en soie qu’il m’envoya pleine de bonbons, six semaines avant sa mort, le 1er janvier de l’année 1856, ce même 1er janvier dont il date l’une de ses plus jolies lettres : « Chère enfant, m’écrivait-il, je t’envoie mes souhaits de bonne année, et, en même temps, une boîte de chocolat, celui-là, du moins, de bon goût. Je sais que ce n’est point te faire grand plaisir que de me voir m’acquitter envers toi d’un devoir de convenance ; mais c’est surtout en vue de notre entourage, et pour ne point laisser supposer un manque d’estime mutuelle qu’il faut se garder de négliger de petites attentions passées à l’état de coutume. Moi, pour ma part, je t’aime tant, que je n’aurais pas du tout besoin de t’estimer. Tu es ma chère Mouche, et mes souffrances me semblent moins pénibles quand je me représente ta gentillesse et l’agrément de ton esprit. T’envoyer de telles paroles, « de l’air monnayé », voilà malheureusement tout ce que je puis pour toi. Mes meilleurs souhaits de bonne année ! — je m’abstiens de les exprimer : — des mots, des mots !

» Je serai peut-être en état de voir ma Mouche demain. De toute façon, elle viendra après-demain jeudi rendre visite à

Son Nabuchodonosor II,

naguère athée de Sa Majesté Prussienne, présentement adorateur de fleurs de lotus. »


XXI


C’était, et cela devait rester jusqu’à la dernière heure, la même fantaisie indomptable, les mêmes audaces de pensée et de langage, la même souplesse d’esprit, la même horreur de la sensiblerie creuse, le même mélange charmant de tendresse profonde et de raillerie cruelle qui l’ont fait proclamer immoral, d’abord par ses compatriotes, et ensuite par tous ceux qui, par éducation comme par caractère, ne peuvent comprendre les fougues et les contradictions d’un tempérament d’artiste. Celui-ci est peut-être le plus complet qui soit sorti de la main mystérieuse et éternelle qui emploie la même argile pour ébaucher des magots et pour créer des poètes. Chez Henri Heine, l’homme est tout entier dans ses œuvres ; on le reconnaît constamment à travers ces poèmes, ces nouvelles, ces fragments pittoresques dans lesquels il nous conte involontairement sa propre histoire, l’histoire d’un esprit prématurément froissé par le contact de l’humanité vulgaire.

À l’exemple des grands peintres, il se prend volontiers pour sujet d’étude ; il a tracé de nombreuses esquisses où il emprunte un costume de fantaisie, celui qui répond le mieux à l’état présent de son esprit, à la nuance plus ou moins excentrique de son humeur. Malheureusement, il ne procède que par fragments, il brouille les divers âges, on n’entrevoit l’enfant qu’à travers l’homme fait, et comme dans un dédale de visions flottantes, parmi des demi-ténèbres. Rêves bizarres où l’ironie recouvre déjà l’attendrissement ; nuage rosé où de blondes têtes d’anges apparaissent entre des visages malicieux de démons ; brouillards diaphanes dorés par un soleil imaginaire ; paysages mouvants et pleins de contrastes : tantôt un jardin de cloître, et, tout à côté, les ondes bleues d’un fleuve grec ; tantôt des débris gothiques, et, près de là, le cactus indien, étalant ses pourpres sanglantes. Au milieu de toutes ces féeries, un écolier pensif ou distrait, un étudiant mystique ou cynique, dont vous retrouverez l’original dans le livre du Tambour Legrand ou dans les mémoires de Schnabelewopski, à travers les pages des Nuits florentines et dans quelques-uns des chapitres les plus émouvants des Reisebilder. Le futur Heine perce déjà dans l’expression de cette physionomie mobile et dans le trop plein de cette imagination désordonnée et puissante, maladive et fougueuse. L’ironie plisse déjà la lèvre, le front a des sillons précoces, l’âme a des curiosités étranges, tantôt superbes, tantôt bizarres, tantôt funèbres. Ce que volontiers il représente, ce sont des formes splendides, accouplées en groupes monstrueux ; ici, un enfant collé au sein d’une déesse ; là, un adolescent pâmé et sanglant qui étreint un sphinx ; là-bas, un homme pressant entre ses bras un cadavre. Belles ou sinistres, ces figures saisissent et retiennent le regard ; derrière elles, on aperçoit une figure plus étrange encore, celle du poète : un visage pâle, à l’œil ardent, au sourire froid, une tête ravagée par le travail des curiosités et des anxiétés intérieures, affinée par les tendances d’une pensée qui ne reconnaît aucun frein. L’esprit qui l’habite est aussi naturellement révolté qu’original : dès le début, il a dédaigné l’opinion commune, il a secoué le joug de la loi. Mais il est de trop haute race pour tomber dans les sophismes philosophiques qui, au temps de Schiller, transformaient un fils de famille aigri en chef de brigands, ou, pour accepter les sophismes positivistes qui, de notre temps, transforment un jeune homme mécontent en un ambitieux malhonnête ou en un faiseur indélicat. En revanche, il vous surprendra par les hauteurs précoces de son amertume et de son dédain, par l’énormité de ses convoitises idéales, par sa répugnance pour toute image saine, par sa recherche instinctive des sensations excessives et délirantes. En artiste, en raffiné, il saura tout à la fois garder son sang-froid et vous donner le frisson. « Madame, dit-il, en rappelant l’un de ses plus poignants souvenirs d’enfance, vous n’imaginez point comme Véronique paraissait jolie dans son petit cercueil. Les cierges allumés qui étaient dressés autour d’elle jetaient leurs clartés sur son petit visage pâle et souriant, sur les rosettes de soie rouge et sur les feuilles de clinquant dont sa petite tête et sa petite chemise mortuaire étaient ornées. La nourrice, la pieuse Ursule, m’avait conduit le soir dans cette chambre tranquille, et, en voyant ce petit cercueil, les fleurs et les cierges déposés sur la table, je crus d’abord voir une belle image en cire ; mais bientôt je reconnus cette figure chérie, et demandai en riant pourquoi la petite Véronique était si tranquille. Et Ursule me répondit : « C’est la mort qui a fait cela. »

Chose bizarre ! la nature vivante et florissante lui répugne comme un spectacle usé, et, par là même, désagréable. « Sa figure, dit-il d’une personne jeune, avait cette fraîcheur physique, cette fleur de carnation, cette couleur rose qui me fait une impression pénible, à moi, qui préfère la couleur de mort ou du marbre. » Ce qu’il aime, ce qui le fascine dans ses chères figures de mourantes et de mortes, c’est la froideur immobile de l’être enlevé au temps et à la vie réelle. Telle est Johanna, l’ardente adoratrice de la Madone, celle à qui Loreley, la belle fée du Rhin, apparaît le soir ; telle encore est Sophie, la pâle fille qui aime tant Novalis, et meurt de trop le lire. Telle est l’énigmatique héroïne des Nuits florentines, cette Maria la morte dont le fantôme offensé reparaît à travers la plupart de ses ouvrages et ne cesse de le poursuivre. Les femmes qui reviennent dans ses visions sont d’une nature trop fine et trop haute pour avoir longtemps subi la vie ; elles ne sont point femmes, le sang véritable, grossier, n’a point coulé dans leurs veines. Il me disait lui-même un jour : « Je n’ai jamais vraiment aimé que des statues ou des mortes. »

Ici comme ailleurs, il ne s’est courbé que devant ses songes, devant l’indéfinissable majesté de la mort ou devant la pâle sublimité du marbre, devant les lointaines et tragiques apparitions de la fantaisie ou de l’histoire, devant le spectre royal de l’impérieuse juive Hérodiade, devant ces créatures magiques, pétries de boue et d’or, qu’il appelle tantôt Laurence et tantôt Verry, et qui tiennent à la fois de la fée et du vampire, de la goule et de l’ange.


XXII


Le mois de février s’annonçait mal. Le temps était sombre, froid, pluvieux, et le rhume qui m’obligeait à garder le logis interrompit momentanément mes visites à Heine.

Il goûtait particulièrement les jolis contes de fée que M. Laboulaye donnait alors en étrennes aux lecteurs du Journal des Débats, et m’avait priée de lui procurer le numéro contenant la suite de ces contes. Faute d’indication précise, je dus aller moi-même à la recherche du numéro demandé, et ce ne fut guère qu’au bout d’une semaine que je retournai chez mon ami. Hélas ! sans me douter que je le verrais pour la dernière fois au nombre des vivants ! En entrant, la pâleur livide de ses traits me frappa. Je le trouvai sombre, morne, affaissé dans le crépuscule d’une des plus tristes journées de l’hiver.

— Enfin, te voilà ! me dit-il.

Bien souvent il m’avait accueillie par la même parole ; toutefois, aujourd’hui, il la prononçait d’un ton moins affectueux, presque sévère. Donc, lui aussi me méconnaissait ! L’injustice du reproche m’alla droit au cœur, et je fondis en larmes. L’impossibilité d’entrer en explications avec un homme aussi malade, et de lui faire comprendre qu’en quittant mon lit pour venir le trouver j’avais fait un grand effort, me mettait à la torture. Tout à coup, comme si, malgré l’ombre qui lui cachait mon visage, il eût deviné ma douleur, il m’appela près de lui, et me fit asseoir sur le bord de sa couche. Les larmes qui ruisselaient le long de mes joues pâles parurent l’émouvoir profondément.

« Retire ton chapeau, que je te voie mieux, » me dit-il.

Et, d’un geste caressant, il effleura le ruban du nœud qui retenait le chapeau. D’un mouvement violent, je rejetai le chapeau et me laissai glisser à genoux au bord du lit. Était-ce l’amer souvenir des souffrances passées, ou le pressentiment encore plus amer des douleurs futures ? Les sanglots que j’essayais vainement de retenir m’étouffaient et je me sentis comme terrassée par la violence de mes sentiments. Nous ne disions rien ; mais sa main silencieusement posée sur ma tête semblait me bénir.

Ainsi se passa notre dernière entrevue.


XXIII


J’étais déjà sur le seuil de l’appartement, presque sur l’escalier, quand, de sa voix nette, vibrante, angoissée, je l’entendis me crier : « À demain, entends-tu, ne manque pas ! »

Et je manquai au dernier appel.


XXIV


Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis les faits que je raconte a brouillé quelques-uns de mes souvenirs. Ainsi, je ne me rappelle pas exactement le motif qui m’empêcha de retourner le lendemain chez mon ami. Avais-je la fièvre ? étais-je plus souffrante ? C’est possible, même probable. On ne subit point impunément de pareilles émotions, surtout quand on est jeune et d’une santé frêle. Ce dont je suis sûre, c’est qu’un énergique effort de volonté m’eût permis de faire cette visite, qui eût à la fois satisfait à un devoir sacré et m’eût épargné un remords éternel. Mon excuse envers Heine et ma justification envers moi-même, c’est que je me sentais littéralement ployer sous l’intensité d’un sentiment presque indéfinissable. Éveillée, j’avais l’étrange sensation d’une sorte de dédoublement de moi-même, ensorcellement intellectuel que Henri Heine a si bien défini dans l’un des poèmes qu’il m’adresse[3] ; endormie, je me sentais obsédée par je ne sais quel cauchemar lugubre, celui de la mort me poursuivant et cherchant à m’entraîner, moi vivante, moi jeune, dans le gouffre qui s’ouvre, béant, devant ceux qui demain ne seront plus que terre et poussière.


XXV


Ce dimanche-là, 17 février, j’eus un réveil singulier. Vers huit heures du matin, j’entendis du bruit dans ma chambre, une sorte de frétillement pareil à celui que produisent, aux soirs d’été, les ailes des papillons nocturnes qui entrent par les fenêtres ouvertes, et cherchent violemment une issue. Mes yeux s’ouvrirent, mais se refermèrent aussitôt ; une forme noire se tordait, semblable à un gigantesque insecte, dans les premières lueurs du jour, et cherchait en quelque sorte à s’échapper.

Le souvenir de cette vision, d’ailleurs l’unique de ma vie, vision sur laquelle je m’abstiens de tout commentaire et que je ne cite que pour la singularité du fait, viendra toujours se rattacher dans ma mémoire à la date de la mort de Henri Heine.

Malgré le froid, et les restes d’une indisposition assez sérieuse, je frappais, dès dix heures du matin, à la porte de mon cher poète. En m’entendant dire qu’il n’était plus, je restai comme étourdie et sans comprendre. Le premier moment de stupeur passé, je demandai à le voir.

On me mena dans la chambre silencieuse où, comme une statue sur une tombe, le corps reposait dans l’auguste immobilité de la mort. Plus rien d’humain dans cette froide dépouille, plus rien qui rappelât celui qui avait aimé, haï, souffert : un masque antique sur lequel un apaisement suprême mettait la glace d’une indifférence hautaine, un pâle visage de marbre dont les lignes correctes rappelaient les plus purs chefs-d’œuvre de l’art grec, tel j’ai vu pour la dernière fois celui dont les traits, pour ainsi dire divinisés, faisaient songer à quelque magnifique allégorie. La mort s’était montrée équitable envers celui qui l’avait aimée et l’avait transformé en statue lorsque, semblable à la figure divine qu’il a dépeinte dans le pèlerinage de Kevlaar, la grande consolatrice s’était, à l’heure matinale, dirigée vers le lit du malade pour faire cesser ses souffrances.


XXVI


La mort inflige des terreurs subites et irraisonnées. Seul, un sentiment d’admiration profonde s’était d’abord emparé de moi à l’aspect de cette noble figure couchée dans un repos éternel. La stupeur, la surprise avaient comme figé mes larmes près de couler ; mais le froid humide de la main, que mes lèvres ne parvenaient plus à réchauffer, me rappela au sentiment de la vérité. Je compris qu’il était mort, et, poussée par un mouvement de répulsion instinctive, je quittai la chambre où ma présence ne signifiait plus rien. Une sorte d’étourdissement obscurcissait mes idées, et, pendant les jours suivants, je n’éprouvai qu’une sensation nette, celle d’un calme plat qui ne finirait qu’avec moi-même, quelque chose comme le désespoir du naufragé qui n’échappe à la tempête que pour périr dans un désert.

Donc, c’était fini, à jamais fini. Plus de douces paroles, plus de mots tendres, plus de cris de joie, ou, ce qui me remuait encore davantage, d’imprécations, de malédictions, de colère, si, par aventure, je me faisais attendre, ou s’il me fallait abréger ma visite. Comme le lion bondissait sur sa couche quand j’entrais ! Et quels reproches, si j’étais en retard ! L’image d’un supplice résumé en deux mots, un cri d’angoisse : « Tu ne sais pas, tu ne sais pas ce que signifie le mot attendre pour Prométhée enchaîné sur son rocher ! » Qui m’aimerait jamais ainsi, maintenant, autour de moi ? silence de mort ! Oh ! comme j’aurais voulu rappeler la tempête, rappeler les obsessions cruelles qui naguère rongeaient ma vie dans sa racine, remplissant mon esprit de doutes funestes et d’interrogations inquiétantes ! Tout, j’avais tout imaginé en dehors de ce brusque silence, tout, sauf ce calme infini et dont la seule pensée pesait plus lourdement sur mes épaules que le plomb de son cercueil ne pèserait jamais sur les siennes. J’avais souhaité mourir avant lui pour lui échapper, et, du fond de sa tombe, il se vengeait de moi en m’écrasant.


LA FLEUR DE LA PASSION




I


« Mon rêve s’encadrait dans des demi-ténèbres. Une nuit d’été. De pâles débris, restes mutilés d’une magnificence éteinte, des fragments d’architecture, ruines du temps de la Renaissance, reposent épars sous la flottante clarté de la lune.

» Çà et là, une colonne coiffée de son classique chapiteau d’ordre dorique surgit parmi les décombres. Audacieusement levée vers le ciel, elle semble défier ses foudres.

» Ailleurs, des débris de portiques, de toits pointus dont les angles, laborieusement fouillés, sont pourvus de sculptures représentant les créatures intermédiaires entre la bête et l’homme ; des gargouilles, des sphinx, des centaures, des satyres, des chimères ; bref, toutes les bizarreries du monde de la Fable, gisent dispersés sur le sol.

» Pareillement, plus d’une figure de femme taillée en pierre repose dans l’herbe, pâle nudité disparaissant à demi sous un réseau de végétations incultes. Le temps, cette syphilis incurable, a rongé le bout de leur noble nez, le nez classique des déesses et des nymphes.

» Cependant un sarcophage en marbre, seul monument intact parmi cet amoncellement de débris, domine les ruines, et dans ce sarcophage repose, préservé comme lui de l’atteinte de la destruction, un mort d’une physionomie douce et souffrante.

» Des cariatides au cou tendu soutiennent le monument, et les bas-reliefs du pourtour représentent un monde de figures sculptées.

» Ici, le regard s’arrête sur les magnificences de l’Olympe et sur les libertines déités païennes ; debout, près d’elles, les personnages d’Adam et d’Ève apparaissent pourvus du chaste tablier en feuilles de figuier.

» Ici, c’est la chute de Troie, Troie périssant dans les flammes, Pâris, Hélène, Hector. Des personnages bibliques, Aaron et Moïse, Judith et Holopherne, l’impie Aman lui-même font suite au cortège des héros grecs.

» Le même bas-relief contient l’image du dieu Amour, celle de Phébus Apollon, puis des groupes formés par Vulcain et dame Vénus, par Pluton et Proserpine, enfin par Mercure, par Bacchus accompagné de Priape et de Silène.

» Derrière eux se tient l’âne de Balaam (l’âne frappant de ressemblance) ; on voit aussi le sacrifice d’Abraham, et Loth, qui se soûla avec ses filles.

» Ici danse Hérodiade : sur un plat, on apporte le chef décollé du Précurseur ; plus loin, c’est l’enfer avec Satan, et saint Pierre chargé de la clef gigantesque qui ouvre les portes du Ciel.

» Plus loin encore, un tableau lascif : les ardeurs et les méfaits de Jupiter, comment il séduisit Léda sous la forme d’un cygne et Danaé par une pluie de pièces d’or.

» Ici passe, avec la rapidité d’une flèche, Diane suivie de son cortège, — nymphes à la tunique retroussée, meutes lancées et haletantes ; — tout près de là, file Hercule, la quenouille au bras, travesti en femme.

» Là, paraît le Sinaï ; au pied de la montagne, Israël adore le Veau d’or ; on aperçoit aussi le Seigneur, qui discute, encore enfant, avec les orthodoxes assemblés dans le Temple.

» Ici, les contrastes sont hardiment accusés. Les voluptés de la Grèce païenne et la divine personnification de la pensée judaïque ! Le lierre, se tordant à travers ces images, les enlace de ses sombres étreintes.

» Bizarrerie des songes ! Tandis que mon regard se posait en rêve sur ces sculptures, il me vint soudain à l’esprit que j’étais moi-même l’homme mort qui occupait cette tombe magnifique.

» Une fleur s’épanouissait au chevet de ma couche, fleur d’aspect énigmatique. Les pétales de cette fleur étaient violets et jaune de soufre, et d’elle tout entière se dégageait un sauvage charme d’amour.

» Le peuple la nomme « la fleur de la Passion » ; il la dit éclose sur le sol du Calvaire, à l’heure où le divin Crucifié y répandit son sang rédempteur.

» Selon la légende, cette fleur porte un témoignage de sang, et son calice renferme l’image de tous les instruments du martyre.

» Clous et marteau, courroies et calice, croix et couronne d’épines, on y retrouve tous les attributs de la Passion, tout le sanglant attirail de la torture.

» Une telle fleur était auprès de ma tombe, et, penchée sur mon cadavre comme une femme en deuil, dans une désolation muette me baisait le front, les yeux, la main.

» Magie du rêve ! Voilà que, par une transformation étrange, la fleur de la Passion, la fleur couleur de soufre devient effectivement une femme, et cette femme, c’est elle, la bien-aimée.

» Oui, c’était toi, la fleur, ô mon enfant ! Je devais te reconnaître à tes baisers ! Des lèvres de fleur sont moins tendres ; des larmes de fleur, moins brûlantes.

» Ma paupière était close, mais mon âme n’a pas cessé de contempler ta face. Tu me regardais, comme en extase, pâle sous les rayons de la lune qui te caressait de lueurs fantastiques.

» Nous ne parlions point. Toutefois mon cœur entendait ce qui se passait dans le tien ; le mot prononcé hautement est sans pudeur, la chaste fleur de l’amour est le silence.

» Et combien éloquent est ce silence ! On se dit tout sans métaphores, l’âme ne se croit point obligée d’arborer l’hypocrite feuille de vigne ; on se sait compris sans avoir à se préoccuper de la richesse de la rime, de l’harmonie de la phrase.

» Face à face l’un de l’autre, les mots, dépourvus de leurs voiles, prennent un aspect impudique. La chair est soumise aux conditions du temps et du lieu, mais les pensées ne connaissent point d’entraves.

» D’un calme regard, elles affirment leur accord. Parfois, mues d’un désir étrange, elles se précipitent dans le sein de la folie ; puis, soudain, reparaissent blanches et immaculées comme de nobles cygnes.

» Entretien muet ! On ne croirait guère comme le temps fuit pendant la silencieuse causerie, dans le rêve charmant de la nuit d’été, ce rêve tissé de voluptés et de frissons !

» Ce que nous nous sommes dit, ne le demande jamais. Demande le secret de ses clartés au ver luisant ; à l’onde, l’explication de son murmure ; au vent d’ouest, demande le mot de son gémissement et de sa plainte.

» Demande ce que signifient les feux de l’escarboucle, ce que veulent dire les parfums de l’hespéris et de la rose ; mais jamais, entends-tu, jamais ne demande de quoi, sous les rayons de la lune, dans le jardin funèbre, l’homme mort et la fleur du martyre s’entretenaient ensemble.

» J’ignore combien de temps, dans ma fraîche cellule de marbre, je goûtai le beau rêve pacifique. Ah ! mon repos ne tarda guère à s’évanouir.

» Toi seule, ô mort ! toi seule avec ton silence sépulcral, toi seule, peux nous donner la volupté suprême. Les convulsions de la passion, c’est-à-dire le plaisir tourmenté et inquiet, l’agitation sans trêve, voilà ce que la vie brutale et absurde nous donne pour du bonheur.

» Hélas ! d’abominables clameurs, venues du dehors, mirent un terme à ma béatitude. Ma fleur avait fui au bruit populacier d’une dispute vulgaire.

» Oui, on entendait des sons de voix querelleuses, des trépignements de colère. Certains accents me frappèrent ; je crus reconnaître les voix des personnages sculptés sur les bas-reliefs de ma tombe.

» Quoi ! le spectre suranné de la foi vient-il hanter la pierre ? Et la division se glisse-t-elle dans les figures marmoréennes ? Voici le cri d’alarme de Pan, du sauvage dieu des forêts, qui semble vouloir rivaliser de puissance avec les emportements de Moïse.

» Non, jamais ne finira cette querelle, toujours on verra subsister l’éternel démêlé entre le vrai et le beau, toujours l’armée humaine demeurera partagée en deux camps : celui des Barbares et celui des Hellènes.

» S’injuriaient-ils ! se disaient-ils assez de sottises ! Ils n’en finissaient point avec l’insipide controverse ! Il y avait là surtout un certain âne, l’âne de Balaam, qui criait plus fort à lui seul que dieux et saints réunis.

» Avec son y-a-y-a, sa façon de braire ridicule et stupide, la sotte bête m’exaspéra. Moi-même, finalement, je poussai un cri et m’éveillai. »


II


« Tu es enchaînée par le cercle magique de ma pensée, et ce que j’ai imaginé, rêvé, tu dois à ton tour l’imaginer et le rêver. Tu ne saurais échapper à l’étreinte de mon esprit.

» Son souffle sauvage t’enveloppe ; même dans le lit, tu n’es pas sûre contre son ricanement et son baiser.

» Mon corps mort gît dans la tombe, néanmoins mon esprit survit, et, semblable à un génie familier, il habite dans ton cœur, ma toute gracieuse.

» Accorde-le-lui volontiers, le doux petit nid ; quoi que tu fasses, tu n’échapperas jamais au monstre, tu ne te soustrairas point au pauvre chenapan, et cela quand tu fuirais jusqu’au Japon, quand tu te sauverais en Chine !

» Car partout où ton chemin te conduit, mon esprit siège dans ton cœur ; c’est là qu’il rêve ses rêves insensés, c’est là qu’il tente ses sauts alertes.

» Entends-tu ? Le voici qui fait de la musique, et ses bonds, comme ses accords, ont un tel charme, que la mouche qui se promène dans les plis de ton rideau s’arrête, ravie, et bondit, elle aussi, de plaisir. »


III


« Avec des tenailles rougies, pince-moi les côtes, la poitrine, le visage ; fais-moi écorcher, fusiller, lapider, mais ne me fais pas attendre, non, ne me fais pas attendre.

» Cruellement, par tous les procédés de torture imaginables, fais-moi rompre bras et jambes, mais ne me fais point attendre ; car, de toutes les tortures, l’attente vaine est la plus douloureuse !

» Tout l’après-midi, jusqu’à six heures, je t’ai inutilement attendue hier. Tu ne vins pas, sorcière, si bien que j’en devins quasiment fou ! L’impatience me tenait encerclé comme par des nœuds de vipère, et je bondissais sur ma couche à chaque coup de sonnette ; mais, angoisse mortelle, ce n’est pas toi qu’il annonçait !

» Tu ne vins pas, — je rage, je me démène, et Satanas me souffle ironiquement à l’oreille : « La fleur de lotus, la charmante se fiche de toi, vieux fou ! »


IV


« Des mots ! des mots ! point de faits ! jamais de viande, poupée chérie ! toujours de l’âme, et jamais de rôti ! toujours de la soupe maigre ! Qui sait, pourtant, si les fiers élans de la nature chevauchant sur sa cavale, la passion, qui sait si cette chasse infernale, si le galop quotidien du grand steeple-chase de l’amour ne finirait point par épuiser ta délicate personne ?

» Crois-moi, pour toi, mignonne, un perclus de mon espèce est certainement le plus hygiénique des adorateurs.

» C’est pourquoi, je t’invite, ma charmante, à consacrer toutes les forces de ton âme à l’affermissement de notre lien spirituel. Tu te trouveras très bien d’un pareil régime. »

  1. Ces mots, qui reviennent souvent sous la plume de Heine et font allusion à l’une de mes paroles, sont en français dans le texte original.
  2. M. de Zichlinsky, son secrétaire.
  3. Dich fesselt mein gedanken bann,
    Und was ich dencke, must du dencken…

    Tu es enchaînée par le cercle magique de ma pensée, et ce que j’imagine, ce que je rêve, tu dois à ton tour l’imaginer et le rêver.