Les Derniers Bretons/Tome 1/Introduction

Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome Ip. iii-xlvii).


introduction.

Il s’est trouvé des Parisiens qui, un beau jour, ayant du loisir, ont eu l’idée de faire un voyage en Bretagne, par désœuvrement, comme s’il se fût agi d’une promenade aux eaux de Barèges. Ils avaient entendu dire qu’il y avait de ce côté une nature sauvage, et un peuple bizarre qui faisait encore le signe de la croix et pliait les deux genoux devant Dieu ! — C’était à voir, au xixme siècle ; et, tout fiévreux d’impatience, ils sont partis !

Mais à peine arrivés sur nos grèves algueuses, au milieu de nos landes, un indicible étonnement les a saisis. Is ont cherché autour d’eux le peuple moyen-âge qu’ils avaient rêvé, peuple à gants de buffle, à pourpoint de serge mi-parti, toujours la rapière au poing et le mort-dieu à la bouche ; dramatiques sacripants que leur avait fait connaître la Porte-Saint-Martin, dans ses leçons d’histoire en huit tableaux : à la place, ils n’ont aperçu qu’une population à longue crinière, à bragou bras[1], silencieuse et grave comme les calvaires de granit parmi lesquels elle vit. Ils ont voulu parler, et, au lieu de la prose de Froissard, ils ont entendu une langue dure, aux inflexions âpres et sifflantes. Alors toutes leurs belles espérances se sont évanouies ; les réalités ont éteint leur enthousiasme. Le moyen-âge, sans rouge, fardé de sa seule crasse, leur a fait mal au cœur. Ils se sont crus tombés au milieu d’un peuple sauvage de l’Orénoque. Ne comprenant ni les hommes ni les choses dont ils étaient entourés, le vertige les a pris, ils ont crié vers leur cher Paris, comme des enfans après la maison paternelle ; et, tout épouvantés encore, ils se sont jetés dans la diligence qui devait les ramener à ce centre classique de toute civilisation.

Une fois de retour, Dieu sait quels récits, quels détails, quelles déplorations ! Les uns n’avaient rien vu, rien trouvé qui valût la peine qu’on en parlât. La Bretagne, à leur avis, était une vieille duchesse qui s’était figuré qu’elle était vénérable et qui n’était que vieille. Ils avaient cherché ce caractère original qu’on leur avait tant vanté, et n’avaient rien aperçu qui ne se trouvât ailleurs. C’était un pays aride, monotone ; un éternel tapis de sarrasin fleuri, couvrant tout comme une neige d’été ; et de loin en loin quelques moutons noirs broutant le caillou. Quant à la prétendue identité de la langue celtique et du bas-breton, nul n’en parlait plus, même en Bretagne, si ce n’est deux ou trois fous qui n’y croyaient pas beaucoup eux-mêmes ; et l’auteur parisien pouvait assurer, quoiqu’il ne sût pas un mot de bas-breton, que cette identité était une plaisanterie. Les villes étaient, comme tout le reste, ce qu’il y avait de plus vulgaire au monde. — Des marqueteries de moellons, avec de mauvais pavés et des réverbères éteints. Rien de grandiose sur les grèves de la vieille Armorique, dans ses ports si vantés. Brest lui-même, ce premier arsenal maritime du monde, n’était qu’un entonnoir où l’on étouffait.

Et, tandis que notre originalité locale était ainsi mise en question par certains voyageurs, d’autres arrivaient de notre province et en racontaient d’incroyables choses. Ils venaient de chez un peuple plus étranger aux progrès sociaux que les tribus du Kamtchatka. Chez lui, le journal de terre s’achetait six liards, la greffe n’était pas encore connue, et les hommes mangeaient à l’auge, comme les pourceaux civilisés de Poissy. Jugez quel émoi au récit de ces nouveaux Colomb ! Les bourgeois du Marais en frémissaient d’horreur ; les têtes les plus chaudes parlaient d’avertir le gouvernement, et, un beau jour, la Chambre des députés recevait une pétition dans laquelle on signalait la barbarie de la Bretagne, où l’on parlait un patois inintelligible (pour ceux qui ne le comprenaient pas), et par laquelle on suppliait le gouvernement de répandre dans cette malheureuse contrée la langue de Voltaire et de Rousseau, cette langue si éloquente et si gracieuse dans la bouche d’un paysan champenois ou d’un gamin de Paris.

Puis, au milieu de toutes ces relations contradictoires, fruits d’une observation de huit jours faite en chaise de poste, dans un pays inconnu dont on ne comprenait pas le langage, et que l’on avait parcouru sans guide, chacun choisissait ce qui lui convenait le mieux : la Bretagne devenait à la mode, et l’on faisait à ses frais des romans, des voyages, des statistiques, des études archéologiques, des articles littéraires ou géographiques, qui nous jetaient, nous autres ignorans provinciaux, dans une véritable stupéfaction. Ainsi, M. Hippolyte Bonnelier nous apprenait que dans l’île de Sein l’usage existait de lapider les jeunes filles qui avaient des amans ; que les tailleurs du Finistère étaient les continuateurs des druides, et parlaient une langue particulière qui était du grec altéré ; que la fête du gui se célébrait encore en Bretagne[2], et que le kersanton coupait le verre comme le diamant[3] ; ainsi,

Malte-Brun, cet illustre géographe, nous assurait que l’on récoltait du vin dans le département des Côtes-du-Nord, où le raisin ne mûrit pas en espalier[4] ; ainsi les frères Baudouin donnaient la population de notre province en se trompant de cent mille âmes, parlaient de la culture du maïs comme fort répandue en Basse-Bretagne, et faisaient un port de mer de Carhaix, bâti dans les montagnes à dix lieues du rivage. — Je ne dirai rien des singuliers détails publiés par M. Abel-Hugo, dans la France pittoresque, sur Morlaix, où il a surtout admiré l’édifice de l’école de navigation, bien que l’école de navigation de cette ville se tienne dans une chambre garnie. Je m’arrêterai encore moins sur le voyage en Europe de P-C. Briand, qui assure que l’entrée de la rade de Brest n’est si difficile que par des rochers appelés goulets[5], et que le château de Berteaume est placé à cette entrée, ce qui suppose que le goulet de Brest commence en pleine mer. À quoi bon relever tant d’erreurs, prises dans Cambry en les exagérant ; tant de noms propres estropiés ; tant d’explications historiques si curieusement bouffonnes ? Tous les auteurs que je viens de citer se sont contentés de copier le voyage dans le Finistère, en 1794, sans se donner même la peine de changer l’expression ; aussi a-t-il été singulièrement curieux pour moi de parcourir toutes ces compilations indigestes, en retrouvant les mêmes phrases à chaque pas comme de vieilles connaissances. Mais c’est surtout en lisant l’Ermite en Bretagne, de M. de Jouy, que j’ai éprouvé ce plaisir. Là, tout est loyalement copié sans déguisemens, sans révisions. Le spirituel académicien a pensé sans doute qu’il suffisait pour s’approprier le tout d’ajouter quelques erreurs de son cru, qu’il a apposées sur la prose de Cambry, comme l’empreinte de son cachet parisien.

Voilà sur quels documens la Bretagne a été jugée jusqu’à présent ; c’est sur eux qu’elle a été étudiée et décrite. On peut dès lors juger de l’exactitude et de la bonne foi qui ont présidé à tant d’œuvres dans lesquelles notre pays a été crucifié depuis quinze ans. Comprenez maintenant s’il reste quelque chose à dire sur un tel sujet, et s’il est permis de publier un livre qui porte le titre de celui-ci[6].

Et pourtant, je dois l’avouer, le désir de rectifier tant d’erreurs n’a point été la cause de ce livre. Certes, pour excuser un travail nouveau et consciencieux sur une contrée toujours étudiée en passant, et qui demande pour être comprise l’habitude des localités, la connaissance du langage, une sorte de naturalisation dans son atmosphère spéciale, il eût suffi de cet honorable amour du vrai qui pousse à déclarer la guerre à tout ce qui est faux ; mais lorsque la fantaisie me prit d’examiner et de décrire la Bretagne, je ne connaissais aucun des ouvrages auxquels elle a servi de prétexte (je n’ose dire de sujet), plusieurs d’entre eux n’avaient même point encore paru. Ce ne fut donc pas l’envie de rectifier leurs inexactitudes qui me fit prendre la plume ; ma détermination eut une tout autre cause. Ce fut une impulsion, un amour, une sorte de superstition sentimentale, qui me poussèrent à l’œuvre. Voici du reste l’histoire de mon livre ; je la raconte sans scrupule, quoique ce soit un fait personnel ; je suis dans mon droit, car ceci est une préface, et une préface n’est autre chose qu’un cadre où l’on permet à l’auteur de se montrer un instant.

Du reste, je serai court.

En 1826 je quittai ma province pour aller à Paris. J’arrivai dans cette capitale comme on y arrive à dix-huit ans, quand on a eu des prix de discours français au collége et une médaille d’or à l’académie de son département. J’avais un diplôme de bachelier dans ma valise et une tragédie dans ma poche. Je venais pour me faire recevoir avocat et donner une pièce aux Français.

La vie littéraire m’apparaissait alors comme ce qu’il y a de plus noble et de plus beau sous le soleil. Je la voyais chaude, palpitante, toute colorée d’enthousiasme et de rêves dorés. J’avais fait une ode où je comparais le poète à un Dieu sur la terre, et j’étais à un âge où l’on croit encore aux comparaisons. Le désenchantement ne tarda pas à venir. Les premières démarches que je tentai pour faire lire ma pièce au théâtre furent sans succès. J’étais inconnu, gauche, susceptible, plein de morgue, ainsi que tous les jeunes gens qui, élevés loin du monde en province, n’ont jamais vu que leur professeur en chaire et leur mère tricotant des bas. Tout me devenait obstacle et me blessait. J’avais recopié trois fois ma tragédie et je l’avais expédiée à trois théâtres, sans recevoir de réponses. Enfin je résolus de hasarder une démarche décisive ; j’écrivis à un compatriote que de grands succès à la scène devaient rendre tout-puissant au Théâtre-Français : c’était Alexandre Duval. Je lui fis une peinture vive et sincère de ma position, en lui demandant un entretien. Deux jours après, je reçus un billet de lui qui m’indiquait une heure pour l’aller voir. Je courus rue du Bac, passage Sainte-Marie. Il m’attendait et me reçut bien, mais avec calme, en vrai Breton qui veut connaître et juger. Je lui laissai mon manuscrit. Quelques jours après, je retournai le voir ; il vint à moi les deux mains tendues.

— Asseyez-vous là, dit-il, et causons.

Il avait lu et approuvé ; il me donna de bons conseils que je suivis, et des encouragemens qui me firent frissonner de tous mes membres, ivre que j’étais d’une folle joie. Grâces à lui, mon drame, lu aux Français, y fut reçu par acclamation (c’était le Siége de Missolonghi) ; un tour de faveur fut accordé, et les répétitions dûrent commencer dans quelques jours. Mais la censure vint subitement couper les ailes à mes espérances. Ma pièce fut arrêtée par elle comme hostile à la sublime Porte, aux saines doctrines du gouvernement absolu, et je demeurai comme Tantale, avec ma joie sur les lèvres sans pouvoir la boire. Toutes mes démarches près des hommes à ciseaux furent sans succès. Je n’eus plus d’espoir que dans un changement de ministère ou une révolution.

Dès lors je ne rêvai que bouleversemens politiques. De la meilleure foi du monde, je me demandais comment la France pouvait supporter un gouvernement pareil ; je me serais fait conspirateur pour peu qu’on eût pu me donner l’adresse d’une conspiration. Enfin le ministère Martignac vint apaiser mon indignation patriotique. Mon drame échappa aux mains de la censure mourant et déplumé, et les répétitions commencèrent au Théâtre-Français. Mais ici s’ouvrit pour moi la vie d’auteur avec toutes ses tribulations et ses tortures. L’enthousiasme avec lequel on avait reçu ma tragédie avait eu le temps de se refroidir ; Alexandre Duval, mon patron, s’était brouillé avec les sociétaires, M. Arnault faisait remonter son Marius à Minturne, tout était en confusion au théâtre de la rue Richelieu : une banqueroute prochaine le menaçait. Je trouvai de toutes parts des obstacles, des froideurs et des retards. Les répétitions de ma pièce furent suspendues, sans que j’en pusse savoir la cause. Une lutte s’engagea entre moi et le comité, fantôme insaisissable qui se défendait par le silence et les consignes au portier. Rien ne fut négligé pour me rebuter, me fatiguer, me faire perdre patience. Ce fut une temporisation lâche et déloyale, mais adroite, qui devait réussir à la longue avec un écolier assez privé d’expérience pour se mettre en colère et rompre en visière avec l’administration. Un autre plus habile eût cessé ses démarches et eût fait assigner la Comédie-Française par ministère d’huissier. Je n’y pensai même pas un instant. Furieux d’être si traitreusement joué, je retirai ma pièce et je renonçai à mes espérances.

Mais cet échec m’avait brisé.

Dans ce premier essai, je sentis ce qui manquait à ma nature pour réussir dans les lettres (à part ce qui manquait à mon talent}. Je n’avais rien de cette ténacité souple et déliée, de cette constance patiemment inébranlable, qui seules peuvent conduire aux succès. La vie littéraire de Paris me fut révélée pour ce qu’elle était ; je vis que c’était un duel éternel pour lequel il fallait un caractère de fer ouaté de coton. Je compris que je n’étais point né pour une pareille existence, que j’y flotterais perpétuellement entre l’enthousiasme et le désespoir, et que mon âme s’accrocherait douloureusement à toutes les épines du chemin. Cette conviction qui m’illumina tout-à-coup et vivement me jeta dans une tristesse inexprimable. Par une naïveté d’amour-propre très ordinaire, je me fis de mon peu d’aptitude aux affaires un véritable mérite, un symptôme de talent. Je me dis, avec un consolant orgueil, que tous les esprits haut placés devaient être ainsi, incapables de s’abaisser à de misérables intrigues, et me plongeant fièrement dans l’amer désespoir d’un génie méconnu, j’applaudis à mes molles inclinations ; je déifiai mon dégoût nonchalant, et, encouragé par les tristes et grands exemples de tant de poètes, je me décidai amèrement à suicider en moi un grand homme. Je cessai donc tout effort, tout essai, ne voulant plus me donner la peine de me baisser pour ramasser la gloire.

Maintenant que plus d’expérience m’a ouvert les yeux, ce qui m’apparaît surtout dans cette situation, c’est son ridicule, et je n’y pense guère sans un sourire et quelque rougeur au front. Mais alors il n’en était pas ainsi. Mes souffrances étaient réelles et cuisantes. Je voyais tous mes projets d’avenir crouler sans retour, je sentais que ma vie allait être faussée à jamais, et que, gladiateur maladroit jeté dans l’arène du monde, je ne saurais me servir ni de la massue ni de l’épée. Incapable de poursuivre le métier d’homme de lettres, je m’avouais encore plus impropre aux fonctions laborieuses d’une existence positive. Je commençais à comprendre que je pourrais bien être un de ces eunuques sociaux qui ne peuvent trouver leur place dans aucune fonction. Et pourtant, au milieu de ces doutes poignans, j’éprouvais parfois quelques velléités viriles qui semblaient accuser une nature susceptible d’action et de vigueur. Je sentais qu’il ne manquait qu’un manche à mon esprit pour qu’il devînt un instrument utile, et que je pouvais bien être déplacé plutôt qu’incapable, Mais ces incertitudes me tuaient ; cette situation était affreuse. Bien des fois je songeai à en sortir violemment et à brûler ma maison pour n’avoir pas la peine de la mettre en ordre, selon l’originale expression de Rousseau. Heureusement pour moi, le suicide n’avait pas encore été mis à la mode par des exemples fameux, et je ne savais pas que se tuer fût un moyen de trouver un éditeur. Je continuai donc à traîner plusieurs mois, au milieu du tumulte de Paris, mon découragement ennuyé. Quelques tentatives nouvelles, nonchalamment essayées pour faire jouer des pièces et placer des manuscrits, restèrent sans succès et achevèrent de m’abattre. Enfin je tombai malade.

Alors mon âme fatiguée se reprit à de vieux souvenirs. Je commençai à regretter sérieusement ma brumeuse et verte Bretagne, et le mal du pays, dont le germe avait peut-être toujours été au fond de mes découragemens, me saisit avec énergie. Mon séjour à Paris, lié au souvenir de tant de désappointemens, me devint insupportable. Enfin un jour, plus triste qu’à l’ordinaire, et pris d’une sorte de crise maladive, je courus rue du Bouloy, je trouvai une diligence qui partait pour ma province, et, sans plus réfléchir, je m’y jetai, laissant à Paris mes malles, mes livres, mes espérances, et faisant banqueroute à la gloire.

J’arrivai au pays tout fiévreux et tout meurtri de mes défaites. Je fus long-temps avant de pouvoir me remettre et revenir au calme d’autrefois. J’étais comme ces marins inexpérimentés qui ont mis pied à terre avec le mal de mer, et qui, long-temps après, sentent encore le tangage du navire qu’ils ont quitté. Je sentais toujours autour de moi ce roulis du grand monde qui m’avait un instant étourdi ; j’éprouvais un reste de nausées, de dégoût et de colère ; j’avais comme une réminiscence du mal de Paris. Mais ces palpitations angoisseuses se calmèrent peu à peu. Je secouai les désolantes pensées sur lesquelles j’avais couché mon esprit comme sur un lit de souffrance. Alors commença pour moi une de ces convalescences morales qui ravivent et recolorent la vie. Le printemps venait de naître, et la Bretagne m’apparut dans toute sa virginale beauté. J’allai me plonger dans ses coulées ombreuses, m’asseoir à l’ombre de ses menhirs gigantesques, et j’éprouvai quelque chose de ce que dut ressentir le premier homme lorsqu’il se réveilla dans l’enchantement de son être et de la vue de l’univers qui venait d’éclore. Bientôt tout ce qu’il y avait de poétique et de neuf dans cette nature me frappa. J’admirai cette Bretagne que je n’avais jusque là considérée qu’avec le regard inattentif de l’habitude. C’était une parente près de laquelle j’avais grandi sans remarquer ses traits, et qu’après une absence je retrouvais avec surprise pleine d’un charme étrange et inaperçu. Peut-être aussi qu’au sortir de la société factice et travaillée dans laquelle j’avais roulé quelques mois, sa poétique individualité me frappa davantage. Toujours est-il que je fus saisi pour elle d’une amitié soudaine, pareille à celle qui vous prendrait pour un frère avec lequel vous auriez long-temps vécu sans intimité, et qu’une douleur imprévue, un épanchement subit, vous révèlerait tout-à-coup. Je me livrai avec bonheur à l’entraînement de cette passion naissante. J’étais dans ces dispositions d’une âme enfiévrée et encore toute vibrante d’une exaltation tombée, qui portent naturellement aux enthousiasmes et aux romanesques résolutions. Je fis de mon nouveau sentiment une affection entière et profonde, une sorte de religion. Toute l’effervescence de ma volonté, portée jusqu’alors vers d’autres objets, se concentra dans cet attachement. C’était un but trouvé à mes efforts, un point d’appui pour le levier de mon intelligence. Je m’y arrêtai ; je me mis à aimer la Bretagne ainsi que j’aurais pu aimer une femme, et je résolus de la faire connaître dans ses secrets mérites, dans ses charmes les plus suaves et les plus ignorés. Mes études commencèrent, et je les continuai sans interruption. Mais en même temps que j’avais trouvé une occupation pour mon esprit, J’avais aussi découvert l’assiette qui convenait à ma vie. Retiré dans un travail de poésie analytique, éloigné du bruit de l’arène et n’en espérant plus les couronnes, je me trouvai tout-à-coup le cœur léger et joyeux. J’avais rencontré ma place et mon nid ; je m’y couchai heureux en rabattant mes ailes voyageuses. J’avais compris où je devais vivre désormais.

Je continuai pourtant mon travail, et bientôt je vis que là, où je n’avais cherché qu’un thème sentimental pour d’intimes rêveries, se trouvait un poème entier, poème homérique, empreint d’une antique grandeur que personne n’avait soupçonnée. L’œuvre que j’avais commencée presque par caprice amoureux, je la continuai donc par curiosité, par saisissement, par admiration. Je devinai que j’étais tombé sur un filon d’or, et qu’il y avait là d’immenses richesses à exploiter. Je mis alors plus d’ordre dans mes recherches, plus de philosophie dans mes déductions. Entièrement remis du premier engouement qui m’avait porté à ces études, je résolus de ne marcher qu’avec une consciencieuse réserve. Je soumis les perceptions soudaines que j’avais reçues à l’aspect de la Bretagne à une analyse rigoureuse ; je continuai ce travail pendant six années, je ne négligeai rien pour qu’il fût complet. J’allai me mêler aux populations des campagnes ; j’écoutai leurs histoires ; j’étudiai leurs mœurs dans les chemins creux et devant les feux de landes des foyers. Le livre que je donne aujourd’hui est le résultat de ces longues perquisitions. Quelque jugement que l’on porte sur sa valeur, J’ai la conscience qu’il est vrai et entier, et que la Bretagne, bien ou mal peinte, y est du moins représentée en pied. S’il en est qui m’accusent d’avoir revêtu mon esquisse d’un vernis poétique, je leur dirai que j’ai peint comme j’avais vu, et que je n’ai peint que ce que j’avais vu. Il se peut que beaucoup de ceux qui croient connaître la Bretagne, parce qu’ils y vivent, parce qu’ils en parcourent les chemins, couchent dans ses auberges et achètent les toiles ou le blé de ses paysans ; il se peut, dis-je, que beaucoup de ceux-là trouvent de l’exagération dans mon tableau et m’injurient du nom de poète. À cela je n’ai rien à dire, sinon que ces hommes et moi nous n’avons pas les mêmes yeux. Ils connaissent la Bretagne comme un mari vulgaire connaît la femme de cœur que le triste hasard lui a livrée, dans son corps, mais non dans son âme. Pour étudier un peuple et un pays, il faut aller chercher sous les formes extérieures ce qu’il a d’intime. La poésie de notre contrée fruste et sérieuse échappe à la foule, parce qu’elle circule comme le sang dans des veines profondément cachées. L’habitude de voir les usages sans les comprendre ôte d’ailleurs à ceux-ci tout leur intérêt, et les range au nombre des triviales et insignifiantes accoutumances ; mais pour celui qui regarde au fond des choses, tout, au contraire, devient intelligible, tout s’anime d’une signification pittoresque et attachante.

Quant à la forme donnée à mon travail, j’ai fait tous mes efforts pour la rendre logique. J’ai divisé l’ouvrage entier en trois parties.

Dans la première, après avoir tâché de montrer la Bretagne sous son aspect topographique, j’y ai encadré le peuple qui l’habite avec ses mœurs, ses usages et ses croyances. J’ai donné les traditions religieuses de ce peuple ; je me suis efforcé de montrer d’où il était parti et où il était arrivé.

Dans la seconde partie, suite nécessaire de la précédente, j’ai fait connaître les poésies populaires des Bretons. Les poésies populaires d’une race sont toute sa religion, toute sa civilisation, toute son âme ; c’est pour elle ce qu’est la parole pour l’enfant, une révélation naïve et complète.

Enfin, dans la troisième partie, j’ai montré le peuple armoricain dans ses rapports avec la vie matérielle, et j’ai fait voir quelle influence sa morale avait sur son industrie.

Si je ne m’abuse, l’ensemble de mon ouvrage présentera un tableau complet de la Bretagne psychologique.

Ce ne sera ni une statistique, ni un mémoire savant sur ce pays, encore moins un roman ou un voyage, mais un document d’histoire métaphysique ; ce sera une étude faite sur la nature d’une population dans ce qu’elle a de plus primitif et de plus intime. Après mon livre il restera encore beaucoup à dire sur la Bretagne. Il y aura encore matière pour les savans, les économistes, les littérateurs ; mais j’ai tâché qu’il ne restât rien à faire aux historiens moralistes.


  1. Bragou bras, grandes culottes. C’est le nom breton des braies gauloises que portent encore les paysans de l’Armorique.
  2. M. Hippolyte Bonnetier dit que la fête du gui se célébrait encore au commencement de la révolution, et qu’on y jetait le cri de Gui-na-né, qu’il traduit par voilà le Gui. J’ignore dans quelle langue Guy-na-né signifie voilà Le Gui, mais à coup sûr ce n’est ni en celtique ni en grec. Du reste, cette prétendue fête du Guy et le cri que l’on jette à son occasion existent encore. Voici ce que j’ai dit à ce sujet dans mes commentaires sur Cambry :

    « Le cri jeté à l’occasion de cette fête, qui se célèbre vers les derniers jours de décembre, est Eguina-né, nom dans lequel on a voulu voir au Gui l’an neuf. On a dit à ce sujet que les Bretons avaient conservé cet usage depuis les druides, et que le cri de au Gui l’an neuf est celui qu’ils poussaient lors de la moisson du gui, au renouvellement de l’année. Mais il y a dans cette explication une incroyable absurdité ; car, que l’on nie ou que l’on accorde l’identité du bas-breton et du celtique, au moins faudra-t-il admettre que les Celtes ne parlaient pas français. Comment alors auraient-ils pu transmettre aux habitans qui leur succédèrent dans l’Armorique un cri français ?

    « Il est plus probable, comme le dit dom Le Pelletier, que Egui-na-né, au lieu d’être du français mal orthographié, est du breton mal prononcé, et que ce mot est une corruption de Enghin an eit, le blé germe. Cela est d’autant plus probable que l’on appelle la fête du dernier samedi de l’année l’Eghinat, et que le même nom est donné aux étrennes que l’on demande à cette occasion.

    » En criant le blé germe, les Celtes voulaient sans doute rappeler un fait important qui se liait à la fête du soleil, laquelle se célébrait alors ; ils jetèrent ce cri, comme plus tard les chrétiens celui de Noël. Dom Le Pelletier pense, lui, qu’en prononçant ce mot, les Bretons peuvent faire allusion à ces paroles prophétiques, chantées dans les jours de l’Avent, et qui sont accomplies à la Nativité de Jésus-Christ : Aperiatur terra et germinet Salvatorem. Mais cette opinion me paraît peu fondée.

    » Ce qui paraît évident, c’est qu’à la fête druidique de l’Eghinat a succédé celle de Noël, dans laquelle les Bretons ont laissé quelques traces de leur ancien culte, en conservant l’ancien cri Egui-na-né. »

  3. Voyez les Vieilles Femmes de l’ile de Sein, 2 vol. in-12. Toutes ces erreurs sont empruntées à Cambry.
  4. Voyez Dictionnaire géographique de Malte-Brun.
  5. On appelle goulet la passe étroite qui sert d’entrée à la rade de Brest.
  6. Il existe pourtant des ouvrages vrais et consciencieux sur la Bretagne. Outre les livres spéciaux, publiés dans le pays même par des Bretons, il faut citer les belles et larges études de MM. Briseux, Dufilhol, de Carné, Menard.