Les Derniers Bretons/Tome 1/1/2

Texte établi par Charpentier, libraire-éditeur,  (Tome Ip. 99-195).

CHAPITRE DEUXIÈME.

 la cornouaille.

La Cornouaille.


§ I.

Aspect du pays. — Carhaix. — Quimper. — Peumarc’h.

La Cornouaille présente deux aspects entièrement opposés. Rien de sauvage comme son côté nord, rien de suave comme certains cantons du midi.

Pour la juger sous la première de ces formes et se faire une juste idée de son aridité, il faut voir, au milieu de l’été, ses longues routes blanches et raboteuses, courant aux flancs des montagnes Noires ou des chaînes de l’Arès ; ses troupeaux de moutons bruns semés sur les bruyères en fleurs, ses pâtres immobiles au sommet des rochers, jetant au vent leurs refrains, et son ciel gris qui vous envoie sa sèche et dévorante chaleur au fond de la poitrine et vous fait suer et râler comme aux dunes de nos colonies. La route de Morlaix à Pontivy, à travers les montagnes, est une des plus tristes et des plus fatigantes qu’il soit possible de parcourir. C’est partout une mer d’ajoncs, de genêts et de bruyères d’où s’élève à peine de temps en temps un îlot de verdure que protègent quelques arbres, et où se cache une chaumière, À droite, à gauche, devant, derrière, tout est solitude et abandon ; personne sur la route, personne aux champs ; si ce n’est parfois un enfant aux longs cheveux, au teint hâve et aux yeux ardens, qui vous regarde passer, du haut d’un fossé, une baguette blanche à la main. Ce n’est qu’en approchant de Carhaix que l’on rencontre quelques voyageurs. Vers midi surtout, vous voyez passer un à un des hommes à figure de cadavres, une ceinture de cuir autour du corps, une lampe de fer suspendue à l’habit, et le pen-bas à la main. Ce sont les mineurs de Poulaouen qui se rendent chez eux. La mine elle-même apparaît bientôt entourée de sa vaste ceinture de bâtimens fumeux, de ses immenses machines hydrauliques dont les grands bras s’étendent sur la route avec une sorte d’intelligence, et de son gigantesque murmure plus triste encore que le silence du désert que l’on vient de traverser. Quelques pas plus avant, ce murmure s’étend, s’élève ; c’est alors une confusion bizarre de bruits étouffés et stridens, rauques ou doucement monotones. Ce sont les grincemens des poulies chargées, les rugissemens du plomb fondu qui bondit dans les chaudières, les hurlemens des machines ébranlées ; et dans les intervalles de tous ces éclats, le bruissement sourd et endormeur des eaux et des voix souterraines sortant de l’ouverture de chaque puits comme la rumeur éloignée d’un monde de fée ou de quelque cité ensevelie.

En continuant de suivre la grande route, vous arrivez à Carhaix, triste ville qui s’élève au bord d’une rivière immobile, telle que les guerres de la Ligue l’ont laissée, fangeuse, délabrée, noircie, toute lépreuse de misère et d’ignorance. Là vous trouvez la vraie Cornouaille, la Cornouaille avec ses vieilles mœurs. Carhaix est encore une ville du moyen âge, aux rues sans pavés, entre-mêlées de champs labourés, de courtils verdoyans. La voie publique y fait partie de chaque demeure. La moitié de la vie des habitans s’y passe. Les enfans mangent assis sur les seuils ; les femmes filent en chantant devant les portes ; les vieillards sont étendus au soleil le long de la place publique. C’est dans la rue que le pauvre bat le blé de son petit champ, que la Cornouaillaise étend son linge, au sortir du lavoir. Pendant les soirs d’été, tous les habitans du quartier se réunissent devant des boutiques à auvent, dont les devantures en saillie servent de siége aux jeunes filles ; c’est là que s’établit la veillée, que l’on raconte les ballades, que l’on chante les complaintes, ou que l’on danse les rondes montagnardes. C’est là aussi que parfois un colporteur ou un maquignon équivoque vient parler bas aux jeunes gens des dangers que court la religion et des malheurs de la famille royale. Car le Kernewote a le caractère aventureux et sauvage ; il connaît les longs affûts dans les genêts, et sait comment on cache un cadavre dans une lande ou dans une carrière abandonnée.

Toute la Cornouaille n’est pas empreinte de la stérilité sauvage du canton de Carhaix. En tournant vers Châteaulin, l’aspect change. Cette dernière ville a bien conservé encore sa crasse séculaire, mais les abords en sont rians. Port-Launay, qui se trouve à peu de distance, respire un air de civilisation coquette et d’aisance bourgeoise qui fait plaisir à contempler. Quant à Quimper, il serait difficile de lui trouver un caractère décidé. C’est une arène où combattent avec acharnement l’esprit nouveau et l’esprit ancien. Quimper a quelque chose d’une douairière qui a adopté les chapeaux et les schalls Ternaux, en conservant ses mules, ses jupons brochés et ses bas de soie à côtes. Il ne faut pas oublier, du reste, que Quimper est un chef-lieu de département, et a pris, comme tel, une sorte de physionomie douteuse, un air fonctionnaire public qui échappe au jugement. Mais, au total, toutes ces parties de la Cornouaille sont moins caractérisées. L’aspect de la contrée ne s’adoucit que jusqu’à la mer. Là reparaissent les sites inattendus, les vues changeantes, se déroulant et se transformant comme les décorations mobiles d’un théâtre. Montez le long des pics élevés des montagnes Noires, jetez-vous dans une de ces rotes encaissées au flanc du coteau et que bordent des deux côtés les genêts qui balancent leurs couronnes d’or à cinq pieds au-dessus de votre front ; marchez sans écarter le rideau de verdure qui se trouve devant vous, puis, tout-à-coup, quand vous aurez cessé de monter, levez les yeux ! La mer sera à vos pieds : la mer murmurante, mélancolique, encadrée d’une bordure de montagnes lointaines, et semblable à l’un de ces immenses lacs du Nouveau-Monde qu’entoure la solitude ! Là vous pourrez passer des heures, des journées, des mois entiers, sans entendre d’autre bruit que la vague ou le cri de l’oiseau marin, sans voir autre chose que le soleil se levant et se couchant sur les flots, ou parfois une voile rasant la mer à l’horizon, comme un goëlan égaré. Rien au monde ne peut rendre la majestueuse tristesse d’un pareil spectacle. C’est devant une de ces grandes baies solitaires que l’on comprend les longues existences des premiers chrétiens dans le désert. Il semble, au bruit mélodieux et régulier de cette mer, que votre âme s’associe à la sérieuse nature qui vous environne, qu’elle s’y mêle au point d’en faire partie ; que ce cri plaintif de l’oiseau des grèves, ce murmure des vents et des flots deviennent quelque chose de vous-même, une sorte d’émanation de votre être, une mystérieuse communication entre votre monde et je ne sais quel autre monde inconnu ! Devant cette admirable image de l’infini, l’esprit s’élève et s’immobilise pour ainsi dire dans l’extase !

Mais à côté de ces sites d’une calme et sublime sévérité, s’en trouvent d’autres d’un caractère terrible. La côte de Quimper est remarquable à cet égard, et la Torche de la tête du Cheval (Penmarc’h) présente un des plus effrayans tableaux que l’imagination puisse concevoir. En temps d’orage, les hurlemens des flots qui se brisent contre le roc sont si affreux, qu’on les entend même de Quimper, pendant la nuit. Je me rappelle, un soir, les avoir écoutés à cinq lieues de distance, penché sur le cou de mon cheval, et je n’oublierai jamais la solennelle et fatale majesté de ce grand murmure qui m’arrivait à travers l’espace. Le jour était tombé, la lune montait à l’horizon, mate, blanche, et trouée de taches sombres ; près de moi, la girouette rouillée d’une vieille chapelle criait sur son axe de fer ; une fresaie, tapie au creux d’un calvaire de carrefour, gloussait tristement, et, au milieu de tant de bruits et d’objets sinistres, la brise m’apportait par intervalles cet horrible bruissement du Penmarc’h, qu’on ne peut comparer à rien, si ce n’est au rugissement de plusieurs milliers de bêtes féroces sortant de quelque forêt profonde. En approchant de la Torche même[1], le spectacle change. Il n’y a plus rien de laissé à la rêverie, plus de mystérieux, C’est l’effroi qu’inspirent le bouleversement et le chaos ; ce sont les éclats de mille machines qui se brisent, de mille édifices qui s’écroulent, de mille bataillons qui crient et combattent ! C’est à devenir fou, à s’aller jeter la tête la première dans le gouffre ! Il semble que tout votre corps soit devenu un organe du son. L’atmosphère a quelque chose d’électrique qui ébranle ; le promontoire même, tremblant sous vos pieds, a je ne sais quelle propriété torpéfiante qui vous frappe au cerveau comme un marteau ; il faut se tenir la tête à deux mains pour sentir que l’on existe et pouvoir rassembler deux pensées. Long-temps après avoir quitté la Torche vous entendez ce fracas d’orages bourdonner à vos oreilles, et vous demeurez, malgré vous, assourdi et stupéfié.

Du reste, la pointe de Permarc’h est un de ces sites désolés auxquels il ne manque aucun deuil, pas même celui des ruines. Des débris immenses couvrent la plage, sans que personne puisse dire d’une manière certaine quelle ville s’y éleva autrefois, sans qu’aucune légende nous donne de détails satisfaisans à cet égard. Le pilote seulement, passant devant ces restes muets, vous racontera la merveilleuse histoire d’une ville submergée et dont nous ne voyons plus que ces décombres, protégés contre les flots par la hauteur du cap. Cette ville, s’il faut l’en croire, était immense et somptueuse ; il vous fera voir, au large, entre Guilvinec et Penmarc’h, à quinze ou vingt pieds sous l’eau, des pierres druidiques que l’on aperçoit dans les basses marées, et qui n’étaient autre chose que les autels de la cité engloutie. Il y a trente ans que ces pierres vénérées étaient encore l’objet d’une cérémonie religieuse : chaque année, les prêtres venaient dans un bateau offrir le saint sacrifice au-dessus, tandis que la foule accourue dans toutes les barques de la baie priait alentour recueillie et à genoux. Spectacle étrange, qui rappelait si vivement la transition de l’ancien culte des Celtes au culte des chrétiens ! Tableau encore plus étrange que celui de ce peuple entier priant sur cette ville morte, comme sur la tombe d’un ancêtre !…

§ II.

Superstitions. — Usages. — Philopen, le sauvage breton.

On conçoit facilement que la vue de ces côtes terribles dont nous venons de parler ait une grande influence sur le caractère des habitans ; aussi les Kernewotes des grèves sont-ils généralement plus tristes que les montagnards ; leurs habitudes et leurs superstitions se rapprochent davantage de celles du Léonard. Sur la côte de la Cornouaille, on retrouve encore les sombres traditions du naufrage et du cimetière, moins fréquentes, moins profondément fixées dans les âmes, peut-être, qu’au pays de Léon, mais aussi dramatiques dans leurs combinaisons.

C’est aux foyers des huttes de pêcheurs de la baie des Trépassés qu’il faut aller entendre ces récits bizarres. Là, vous apprendrez qu’au jour des Morts, la triste baie retentit de rumeurs plaintives. Alors, les âmes des naufragés s’élèvent sur le sommet de chaque vague, et on les voit courir à la lame comme une écume blanchâtre et fugitive : toutes celles dont les corps habitèrent le doux pays et eurent les flots pour linceul, se rassemblent dans cet endroit. C’est le rendez-vous annuel accordé par Dieu à leurs souffrances. Là se rencontrent ceux qui se sont aimés sur la terre et se sont perdus dans la mort. Chaque vague qui passe porte une âme cherchant partout l’âme d’un frère, d’un ami ou d’une bien-aimée ; et quand toutes deux se trouvent face à face, plaintives, elles jettent ensemble un triste murmure, et passent, forcément emportées par le flot dont elles doivent suivre la marche. Quelquefois aussi un bruit confus et prestigieux frémit sur la baie, mélange inexplicable de doux soupirs, de rauques gémissemens, de cris plaintifs qui sifflent sur la houle. Ce sont les âmes qui conversent et racontent leurs histoires. Douces jeunes filles noyées à quelque passage, en revenant du pardon, qui pleurent la danse et leurs amans ; durs matelots, engloutis bien loin dans la grande mer, et qui gémissent à la vue de leurs grèves où on ne les attend plus ; pauvres pêcheurs emportés par l’orage, et qui viennent, comme pendant leur vie, côtoyer la plage en sifflant un air des montagnes. Le voyageur qui passe alors sur la terre ferme et entend de loin ces voix confuses, doit se signer et répéter la prière des morts. Les parens des trépassés font même dire des messes ; car, parmi ces âmes errantes, il en est beaucoup qui pleurent aux portes du Paradis ; d’autres, plus nombreuses, qui sont dévolues aux flammes éternelles.

Entre Châteaulin et Quimper, vous rencontrez parfois dans les chemins des hommes vêtus de toile blanche, à longs cheveux, à barbes noires, à lourds bâtons, et portant un bissac sur l’épaule. Leur aspect est sombre et funeste. On les trouve de nuit dans les routes les plus infréquentées. Ils ne chantent jamais en marchant, ils ne vous parlent point quand vous les rencontrez, ils ne portent même pas la main à leur grand chapeau, avec cette politesse rustique si générale en Bretagne. Parfois un gros chien fauve les accompagne. Les douaniers de la côte vous diront que ce sont des fraudeurs de sel et de tabac ; mais interrogez les Kernewotes du pays, ils vous apprendront que ces voyageurs mystérieux sont des espèces de démons appelés dans la Cornouaille les conducteurs d’âmes. Aussitôt qu’un homme agonise, on les voit rôder autour de sa demeure comme des loups cerviers. Si l’ange gardien du moribond, appelé par les prières, n’est pas plus prompt qu’eux et ne se trouve pas auprès du lit funèbre au moment où il expire, l’homme blanc saisit l’âme, la ramasse dans son bissac, et l’emporte avec lui dans les montagnes jusqu’aux marais de Saint-Michel, dans lesquels il la jette, et où elle reste jusqu’à ce que des messes et des prières l’aient délivrée. Ces tristes marais sont ainsi peuplés d’âmes en peine, attendant leur délivrance ; et la nuit, si vous passez à quelque distance de la vallée et que vous entendiez le bourdonnement du vent dans les roseaux, vous n’avez qu’à demander à votre guide la cause de ce bruit, vous le verrez se signer avec épouvante, et il vous répondra que ce sont les âmes des marais de Saint-Michel qui disent leur prière du soir.

Les orages sont fréquens dans ces parages et le nombre des bris est considérable. Aussi l’on connait la vieille prière du matelot breton : « Va Doué sicourit a hanom, va vatimant a zo ker bian ag ar mor a zo ker bras !… » « Mon Dieu, protégez-moi, mon navire est si petit et votre mer si grande ! » C’est une opinion généralement répandue dans le pays, que l’ouragan ne s’apaise que lorsque les flots ont rejeté au rivage les cadavres des hérétiques qui ont péri dans un naufrage et tous les autres corps immondes. Ceci est un reste de la religion des druides et du culte des élémens ; c’est un souvenir de cette association d’idées établies par les premiers Celtes, entre la pureté des flots et celle de l’âme.

Avant la révolution, les habitans de la côte allumaient pendant la nuit des feux pour tromper les navires et les attirer sur les récifs. Parfois même, une lanterne était attachée à la tête d’un taureau ; une corde liée à ses deux cornes était passée autour d’une de ses jambes de devant, de sorte qu’à chaque pas de l’animal sa tête se baissait et se relevait : la lanterne, en suivant ce mouvement, pouvait être prise de loin pour le fanal d’un bâtiment agité par le tangage, et attirer ainsi sur des rochers des navires incertains de leur route. Ce cruel stratagème tourna souvent contre les marins du pays. Plus d’une fois la marée du matin apporta les cadavres des parens ou des amis de ceux-là mêmes qui avaient allumé la veille le feu fatal. La civilisation a fait disparaître ces horribles coutumes, mais sans détruire, parmi les populations côtières, la pensée que les débris des naufrages sont leur propriété. « La mer, dit le paysan kernewote dans son langage énergique, est comme une vache qui met bas pour nous ; ce qu’elle dépose sur son rivage nous appartient. » Aussi n’est-ce qu’avec le sabre et le mousquet que l’on peut empêcher le pillage lorsqu’un navire est venu à la côte. Maintenant encore c’est un spectacle curieux que celui d’un naufrage de nuit dans ces baies. Au premier coup de canon de détresse ; au premier signal, hommes, femmes, enfans, se précipitent vers la mer avec des lanternes et des fascines allumées. On voit courir sur les grèves, descendre le long des promontoires, ces mille clartés qu’accompagnent des cris d’appel bizarres et terribles. Bientôt les fusils des douaniers brillent, les voix des pêcheurs et des pilotes s’élèvent au-dessus de l’orage, se renvoyant des avis ou des signaux, et, au milieu de cette confusion lugubre, passe le navire, rapide comme une flèche, avec sa haute mâture que plie le vent, ses larges voiles déchirées par la tempête, ses cris de désespoir, ses prières étouffées ; tandis que sur le cap, à la lueur des feux, mille visages ardens le regardent, et qu’un prêtre accouru pour arrêter le pillage répète à demi-voix la prière des agonisans !…

Et qu’on ne pense pas que ces scènes soient peu fréquentes. Les naufrages sur ces côtes sont assez multipliés pour que certains pêcheurs en fassent une sorte de revenu annuel. Tout le monde se rappelle encore Philopen, le sauvage d’Audierne, qui n’eut jamais d’autre moyen d’existence, et que l’on voyait rôder sur les récifs, les jours de gros temps, comme un loup cervier autour d’un champ de bataille. Déposé, tout enfant, par l’équipage d’un navire étranger, sous le porche de l’église de Tréguernec, il avait grandi sur la grève, n’entendant d’autre voix que le mugissement des flots, ou parfois la brutale insulte d’un pâtre qui lui jetait une pierre en passant. Ses lèvres n’avaient appris d’autre langage que quelques cris aigus imités des oiseaux marins ; son corps noir et nu n’était abrité que par un manteau de toile goudronnée qui retombait de ses épaules. Quelques pierres recouvertes d’un toit de gazon le défendaient contre les vents du nord-ouest, et c’est là qu’il dormait sur un lit d’algues desséchées. Près de lui gisaient toutes ses richesses ; une cruche de terre, un fragment de chaudière et un croc de fer pour arracher les épaves à la vague. Aux beaux jours de calme, quand la baie, immobile et bleue, brillait comme un saphir dans son cadre doré de genêts fleuris, on l’apercevait parfois, debout sur quelque roche avancée, tristement appuyé sur son croc à naufrages, et son manteau goudronné flottant à la brise. On l’eût pris alors pour quelque dieu fantastique de la mer. Sa pose était fière et menaçante, et son œil suivait au loin le mouvement des flots avec ce balancement de tête que l’on remarque chez l’ours des mers glaciales.

Les pêcheurs cherchèrent souvent à l’approcher ; mais Philopen fuyait, craintif et farouche. Deux ou trois fois pourtant il se présenta aux luttes, et nul ne put lui résister. Yan-Bras, lui-même, vint pour le combattre ; mais Philopen ne fit que le serrer dans ses bras, et Yan-Bras, comme saisi entre les deux branches d’une tenaille de fer, laissa sa tête retomber en arrière, jeta un grand cri, ferma les yeux ; et, quand le sauvage rouvrit ses bras, le lutteur de Scaër tomba sur la terre raide et inanimé. Depuis ce jour nul n’osait approcher de la tanière de Philopen. Un matin cependant, on aperçut de loin, près de lui, sur la roche avancée qu’il fréquentait, une jeune fille que personne ne connaissait. À ses vêtemens on jugea que c’était une de ces mendiantes que l’on voit en Cornouaille, un grand bâton blanc à la main, le bissac au dos et les pieds nus, parcourir les chemins en demandant l’aumône ; espèces de Bohémiennes jetées dès l’enfance à cette existence vagabonde, ignorant le lieu de leur naissance, leur âge, leur nom de famille, couchant dans les granges, ou au creux des pierrières, et n’ayant à elles, sous le ciel, que l’air qu’elles respirent et la chanson qu’elles chantent au passant ! D’où venait-elle, comment avait-elle su apprivoiser le caractère sauvage de Philopen ? c’est ce que personne ne put jamais dire. Seulement, depuis ce jour, la mendiante ne quitta plus le sauvage de la baie ; soit que ces deux misères se fussent attirées l’une vers l’autre, soit que l’instinct seul eût accouplé le mâle à la femelle comme parmi les animaux.

La révolution déborda sur la France sans que Philopen s’aperçût du grand mouvement social qui s’opérait autour de lui. Le seul pouvoir que connût l’enfant de la grève était celui de la tempête. La cloche de son village, à lui, c’était la voix de la grande mer ; son champ, la baie houleuse qui lui apportait des débris ; ses uniques croyances, le froid et la faim. Pendant que les villes plantaient leurs arbres de la liberté et clouaient leurs guillotines ; que les paroisses les plus reculées se remuaient menaçantes et redemandaient leurs prêtres envoyés en Angleterre, et leurs cloches jetées aux fonderies de canons de la république, Philopen, étranger à tout, écoutait les vents et attendait l’orage sur son rocher. Chaque jour, des proscrits traversaient sa grève déserte pour chercher un abri dans la montagne, ou quelque barque qui les attendait dans une crique du rivage ; mais Philopen pouvait-il comprendre d’où leur venait leur air inquiet et leur marche précipitée ? Les soldats traversaient souvent la plaine, parcourant les villages et fouillant les chaumières ; mais nul ne venait regarder dans sa cabane ouverte et vide. Une seule fois (c’était le matin), un homme s’y était précipité pâle et haletant : peu après des soldats avaient paru aux environs. L’inconnu avait écouté le bruit de leurs pas se perdre au loin, puis il était parti sans dire un mot. Cet homme était jeune et beau ; un enthousiasme céleste brillait dans ses grands yeux noirs, et Vergniaud avait dit de lui : — C’est un fou sublime, qui sera un homme de génie à trente ans ! Mais il n’eut jamais trente ans ! C’était le girondin Barbaroux.

Philopen vécut jusqu’à la vieillesse la plus avancée. Un matin les pêcheurs de la côte l’aperçurent qui courait égaré le long des rochers, en poussant des cris plaintifs. Quelques jours s’écoulèrent, et on ne le revit plus. Enfin, une patrouille de douaniers qui passait près de sa cabane y entra : tout y était silencieux ; seulement dans le fond, sur la couche de varech, ils aperçurent la mendiante raide et morte, et près d’elle Philopen assis, tenant les deux mains du cadavre dans les siennes : il était mort également…

Nous avons déjà dit que le midi de la Cornouaille était loin d’être aussi sombre que la partie que nous venons de décrire ; pour s’en assurer, il suffit de tourner vers Quimperlé. Là est l’Arcadie de la Basse-Bretagne, la terre aux douces campagnes, aux fraiches ombrées, aux noms sonores et aux visages sourians. La ville est peu de chose ; un monastère lui donna naissance, et le calme du cloître semble encore planer sur ce gracieux village. Mais c’est la campagne qu’il faut parcourir ! La campagne entrecoupée de bois, de prairies, et qu’arrosent deux ruisseaux, aux flots bleus, qui coulent aussi harmonieusement que leurs noms helléniens, l’Isole et l’Élé ! Là vous entendrez Mathurin le joueur de hautbois, pauvre aveugle qui vous fera pleurer en répétant les airs des montagnes ; Mathurin, dernier écho des bardes de l’Armorique, que vous rencontrez sur toutes les routes de pardons et de fêtes, conduit par un enfant, comme l’Homère de Gérard. Là aussi vous pouvez étudier le caractère du Kernewote dans toute sa naïveté ; car c’est à la danse, à la lutte, au cabaret qu’il faut le voir pour le connaître. Espèce de lazzarone bas-breton, chanteur, paresseux, rieur, épandant tous ses sentimens au dehors en larmes ou en cris joyeux, sans rien de cette majesté grave qu’affecte l’homme du Léonais dans sa marche ferme et posée ; mais curieux, nigaud, flâneur comme l’écolier que rien ne presse et qui regarde partout ; il est pourtant sérieux dans sa haine et facile à pousser à la révolte ! chez lui, la lutte contre le bourgeois et le drapeau aux bandes de sang est une lutte vieille et acharnée. Il se rappelle encore avoir suivi la marche des bleus dans son pays, à la lueur des fermes incendiées. Insouciant et timide en apparence, il sent se réveiller facilement ses rancunes. Les souvenirs de 93 et de 1815 sont ensevelis dans son cœur, comme ces balles perdues au milieu des chairs, dont l’œil ne peut apercevoir la trace, mais qui éveillent fréquemment un ressentiment douloureux. Méfiez-vous de son apathie sournoise, de sa timidité niaise, et de l’humilité courtisanesque avec laquelle il vous tire son petit chapeau. La ceinture de sa braie gauloise sait, au besoin, cacher un couteau ! Du reste, sa vengeance est silencieuse et résignée ; elle sait attendre en cachant la colère, tuer modestement, sans éclat et pour elle seule : vengeance qui fuit les applaudissemens du monde et se contente de ses joies cachées ; mais tenace surtout, aussi solide que la poitrine de fer qui la renferme, et ne cédant ni à la prière, ni au temps ! Nous pourrions rappeler mille exemples de ces fortes et patientes haines, fréquentes en Cornouaille, et inconnues à nos âmes changeantes et éventées, d’où la colère sort en bouffées rapides comme d’une outre que déchire le moindre choc.

Les vêtemens du Kernewote sont de couleurs vives et bordés de ganses éclatantes. Souvent on écrit sur le devant de l’habit, en laines bariolées, la date de la coupe ou même le nom du tailleur. Du côté des montagnes, les culottes sont courtes, serrées, et également propres à la danse et au combat. Vers Quimper, au contraire, ce sont de larges braies tombantes qui rendent tous les mouvemens embarrassés et ne permettent point de courir. La noblesse, dit un ancien auteur, imposa ce costume incommode aux gens de servage, afin qu’ils ne pussent marcher trop vite sur la route de la révolte. Les chapeaux du Kernewote, à bords peu larges et légèrement relevés en ourlet tout autour, sont ornés de chenilles de mille couleurs qui volent au vent. La ceinture de cuir, bouclée en cuivre, ne se porte que dans les montagnes, et seulement sur les vêtemens de travail, qui sont en toile piquée. Le costume des femmes est également composé d’étoffes fortes en couleur ; il est galant, leste et gracieux. Dans certains cantons, il rappelle beaucoup celui des Suissesses des environs de Berne.


§ III.

Mœurs. — Le tailleur. — Demande en mariage.

Les mœurs de la Cornouaille ne sont ni moins variées ni moins bizarres que ses aspects. Comme dans le reste de la Bretagne, la teinte religieuse s’y fait sentir, mais elle se nuance pourtant de la gaieté légère et rieuse du Kernewote. Je l’ai déjà dit, c’est dans les solennités joyeuses de la vie, bien plus que dans les tristes cérémonies, qu’il faut chercher le caractère de celui-ci : le deuil va mal à sa taille, et le chagrin à son visage ; il n’est lui que là où rit la fête, où coulent l’eau de feu[2] et le vin bleuâtre. Poétique et spirituel dans le plaisir, il est gauche et trivial dans la douleur : il semble que le Léonard et lui se soient partagé la vie ; à l’un les jeux et les fêtes, à l’autre les tristesses et les tombeaux. Aussi, lorsque vous visiterez le pays de Léon, demandez à voir une agonie ou un enterrement ; mais si vous parcourez les montagnes Noires, mêlez-vous à des fiançailles et à un repas de noce.

En Cornouaille, dès qu’un jeune homme a tiré dans le chapeau[3] et obtenu un bon billet, il songe à se mettre en ménage. Sorti de cette étrange loterie ouverte au profit du canon, il essaie aussitôt d’asseoir sa vie, de la mettre à l’abri d’une cabane, entre une femme et des berceaux d’enfans. Quant au choix de cette femme, il le laisse rarement à l’amour, car c’est une situation qu’il cherche plutôt qu’un sentiment : il va donc trouver le tailleur de l’endroit pour savoir de lui quelles sont les jeunes filles à marier.

Le tailleur est, en Bretagne, un être complexe, un homme sui generis, qui demande une description toute particulière. D’abord il est contrefait (cet état n’étant guère adopté que par les gens qu’une complexion débile ou défectueuse empêche de se livrer aux travaux de la terre), boiteux parfois, plus souvent bossu. Un tailleur qui a une bosse, les yeux louches et les cheveux rouges, peut être considéré comme type de son espèce. Il se marie rarement, mais il est fringant près des jeunes filles, vantard et peureux. S’il a un domicile fixe, il ne s’y trouve guère qu’au plus fort de l’été ; le reste du temps, son existence nomade s’écoule dans les fermes qu’il parcourt et où il trouve à employer ses ciseaux. Les hommes le méprisent à cause de ses occupations casanières et féminines, et ne vous parlent de lui qu’en ajoutant : sauf votre respect, comme lorsqu’il s’agit des animaux immondes ; il ne prend même pas son repas à la même table que les autres, il mange après, avec les femmes, dont il est le favori. C’est là qu’il faut le voir, ricaneur, taquin, gourmand, toujours prêt à aider une mystification contre un jeune homme, ou un tour à jouer à un mari : flatteur, complaisant, il sait à l’occasion porter sur le mémoire du maître de la maison quelque beau justin qu’il a piqué en secret pour la femme ou pour la pennères. Il connaît toutes les chansons nouvelles, il en fait souvent lui-même, et nul ne raconte mieux les vieilles histoires, si ce n’est peut-être le mendiant, autre espèce de barde ambulant qui parcourt aussi les fermes. Mais les récits de celui-ci sont tristes comme sa vie, ceux du tailleur sont toujours plaisans. C’est à lui qu’appartiennent de droit les chroniques scandaleuses du canton ; il les dramatise, les arrange, et les colporte ensuite de foyer en foyer : c’est la Gazette des Tribunaux de la Cornouaille.

On conçoit facilement, d’après ce que nous venons de dire, combien le tailleur kernewote doit être propre à conduire une affaire amoureuse ; aussi est-il l’entremetteur officiel de toutes les alliances et le dispensateur des maris, ce qui ne contribue pas peu à la haute considération dont il jouit près des jeunes filles. Dès qu’il a été chargé par un homme de porter la parole à une pennères de la paroisse, il se rend à la ferme qu’elle habite, et tâche de la voir sans témoins. Si par hasard, sur le chemin, il aperçoit une pie, il se hâte de rentrer, car c’est un présage de trouble pour le mariage qui se ferait ce jour-là. Il attend alors au lendemain. La rencontre paraît fortuite de sa part. Il commence à causer avec la jeune personne de la sécheresse, de la quantité de lait que lui donnent ses vaches, du prochain pardon de Scaër et des amoureux qu’elle y fera ; puis, par une transition adroite, il arrive à parler du prétendant. Il vante son talent pour conduire les bœufs, rappelle la force qu’il a déployée à la dernière lutte des Bannières, lors de la procession de Saint-Laurent ; il mêle adroitement à ces éloges quelques allusions indirectes à l’argent que le jeune homme peut tenir en réserve, et aux bonnes chemises de toile écrue qu’il doit avoir dans son coffre de chêne. Il ajoute tout ce qui peut tenter une fille à marier : combien il a bon air le dimanche avec son habit violet, combien il sait de belles complaintes de la côte et de joyeuses chansons des montagnes. La jeune fille écoute tout cela comme Ève écoutait les douces paroles du serpent ; elle roule avec embarras les lacets de son tablier, ou bien écorche avec distraction la baguette de sureau qui lui sert à conduire ses vaches aux champs. Le tentateur entoure son cœur de mille séductions, de mille charmantes images ; et enfin quand il la voit émue et prête à céder, il lui arrache le consentement désiré.

— Parlez à mon père et à ma mère, dit la rustique Galathée en fuyant toute rouge et toute troublée.

C’est l’aveu que le prétendant lui plait.

Les parens sont alors avertis de ce qui s’est passé. Si le jeune homme est agréé, au jour convenu, le tailleur, portant à la main une baguette blanche et chaussé d’un bas rouge et d’un bas violet, le leur amène accompagné de son plus proche parent. Cette démarche s’appelle demande de la parole. Pendant que les chefs de famille font connaissance, les deux amans se retirent ensemble à l’autre bout de la maison, et commencent à voix basse un entretien plein d’amour et de douces promesses. Cette heure est la plus belle dans la vie d’une Cornouaillaise, car c’est la seule où la fierté dédaigneuse de l’homme pour l’autre sexe fait place à une égalité caressante. Alors, dans les plus vulgaires âmes, s’éveillent quelques mouvemens d’affection et de poésie. Il y a dans cette approche de deux existences qui vont s’unir et se mêler à jamais, je ne sais quel frémissement involontaire de tendresse et de dévouement dont nul ne peut se défendre. Heure sainte et ravissante où la jeune paysanne connait aussi les douces joies d’un rêve fait à deux ! conversation charmante où vient se refléter tout ce que deux cœurs ont pu conserver de chaleur et d’espérances au milieu d’une atmosphère abrutissante et grossière ! lueur fugitive d’intelligence et d’amour qui ne se renouvellera plus, mais que du moins on leur laisse savourer sans contrainte, car nul n’oserait troubler ce religieux tête-à-tête qui doit conduire deux êtres à s’adopter réciproquement et à se placer côte à côte sous le joug de la vie ! Il faut que les fiancés mettent eux-mêmes un terme à leur entretien : alors ils s’approchent, en se tenant la main, vers la table où sont réunis les parens. On apporte du pain blanc, du vin, de l’eau-de-vie ; le jeune garçon et la jeune fille mangent avec le même couteau et boivent dans le même verre. On arrête les bases de l’union projetée, puis l’on désigne un jour pour réunir les deux familles. Cette nouvelle entrevue qui a encore lieu chez la jeune fille s’appelle velladen, c’est-à-dire la vue. Ce jour, les parens de la penneres prennent leurs plus beaux habits de fête, on cire les lits clos et les coffres de chêne noirci, les armoires sont négligemment entr’ouvertes et laissent apercevoir le linge amassé, les couvertures de lit étalées, les pièces de six livres disposées en piles attrayantes ; on suspend au plancher les plus beaux quartiers de lard fumé, on laisse entrebâillés les bahuts gorgés de froment ; les bassines de cuivre symétriquement suspendues aux rayons du vaisselier brillent comme l’or ; les chevaux, ornés de rubans comme au jour des grandes foires de la Martyre ou du Fou du bois (Folgoat), nagent dans la litière, devant des râteliers remplis de trèfle et d’ajonc pilé ; les charrues, les herses, les chariots sont artistement groupés dans les granges, et le cellier est rempli jusqu’au haut de barriques entassées. Malheureusement toute cette opulence est, le plus souvent, factice. Le linge et l’argent sont empruntés ; les chevaux, si bien repus ce jour-là, sont maigres d’un jeûne habituel ; les barriques du cellier sont vides : mais tout cela ne peut être remarqué par les visiteurs. La jeune fille paraissant plus riche, obtient de meilleures conditions ; on peut exiger une dot plus forte de la part du jeune homme, et le paysan kernewote calcule ces chances, aussi bien que pourrait le faire le père de famille le mieux élevé.

Toutes ces précautions prises, le jeune homme arrive enfin avec les siens. On se salue, on se complimente, on visite la ferme et les champs ; on discute les articles du contrat de mariage et l’on prend jour : les deux pères se frappent dans la main ; dès lors la promesse est réciproquement regardée comme inviolable.

Cependant, dans certaines communes, on laisse encore au garçon, pendant quelque temps, le droit de se dédire. Il lui suffit pour cela d’entrer chez sa fiancée au moment où les parens sont rassemblés autour du feu, de prendre un tison et de le poser en travers de l’âtre : par cette action, il déclare renoncer à s’asseoir au foyer de la famille à laquelle il avait d’abord voulu s’allier.

Huit jours avant le mariage, les fiancés vont faire séparément leurs invitations de noce ; la jeune fille, accompagnée de son garçon d’honneur, le jeune homme, de la fille d’honneur. L’inviteur, portant à la main une grande baguette blanche, s’arrête à la porte de chaque maison, et commence un long discours en vers, dans lequel il engage tous les gens du logis à se rendre au repas, en indiquant l’époque de la noce, le lieu où elle se fera, et l’aubergiste qui four- nira le dîner. Ce discours est fréquemment interrompu par des prières et des signes de croix[4].

Enfin vient le jour du mariage. Dès le matin, le tailleur, dont les fonctions ont changé de nature, et qui n’est plus désigné que sous le nom de rimeur, se présente, accompagné du futur et de ses parens. La famille de la jeune épouse se tient sur le seuil de la porte avec un autre rimeur chargé de répondre en son nom. Ici commence un spectacle dont rien ne peut rendre la gravité grotesque, ni le comique touchant. Le rimeur du mari s’avance le premier ; il se découvre, ainsi que tous ceux qui l’accompagnent, et bientôt s’engage le dialogue suivant en vers bretons :

le demandeur.

« Bonjour, compagnons ; puisque vous êtes là assemblés oisifs et en habits de fêtes, vous aurez bien le temps d’écouter quelques mots. Nous sommes des passagers qui portons de bonnes nouvelles. Dites-nous, de grâce, le nom de cette maison.

le répondeur.

» Je vous rends votre salut, vous tous qui passez. J’aime à croire que vous êtes d’honnêtes compagnons, mais suivez votre chemin ; il n’y a rien de commun entre vous et moi.

le demandeur.

» Comment, compère ! je croyais que tu m’aurais au moins invité à entrer dans ta maison pour mettre le feu sur ma pipe ! j’avais même pensé que, si mon salut te plaisait, tu aurais pu me proposer un coup à boire et un morceau à manger ! Et au lieu de cela, tu ne me laisses voir que le trou du loquet de la porte, et tu restes là, te prélassant pendant que nous sommes sous le poids du jour ! — Dis-moi, ne serais-tu pas un hérétique, ou le fils du Mauvais Riche ?

le répondeur.

» Nullement ; mais nous avons souvent vu des vagabonds entrer chez nous pour manger notre lard fumé et nos crêpes. Cela nous a rendu prudens. Cependant, si vous êtes lassés, je vous prêterai un sabot sur lequel vous pourrez vous asseoir, un à chaque bout. — Qu’en dites-vous ? cela ne vous sera-t-il pas bien commode ?

le demandeur.

» Maître, je ne suis pas un vagabond ; je viens ici remplir une mission digne d’un chrétien, car il est dit dans l’Écriture, qu’autrefois un honnête homme nommé Éliézer fit ce que je fais aujourd’hui, et l’histoire dit aussi qu’Éliézer fut reçu avec honneur, et qu’on ne le laissa pas hors le seuil.

le répondeur.

» Oh ! si Éliézer était venu vers moi, je l’aurais embrassé à deux bras, car c’était un homme de foi et de religion ! Mais maintenant les routes sont pleines de gens qui aiment le mensonge et la tromperie. Ils vous promettent la mer et les montagnes pour vous donner un grain d’avoine. Si tu es un trompeur comme eux, arrière ! n’approche pas de cette maison.

le demandeur.

» Éliézer, mon modèle, était fidèle et vrai. Dieu le conduisit vers une jeune fille belle comme les étoiles du désert, et qui craignait Dieu. C’étaient des gens charitables qui ouvrirent leur maison au messager, et lui servirent de quoi rassasier sa faim ; mais il dit qu’il ne mangerait pas qu’il n’eût expliqué le but de son voyage. — Et moi aussi, je n’ai point de temps à perdre ; je suis venu pour la même mission qu’Éliézer. Vous avez beau feindre, une jeune fille est dans cette maison. Dites-lui que je suis arrivé avec celui qu’elle aime le plus parmi les hommes qui vivent et qui passent sur cette terre ; il l’attend ici pour qu’ils aillent lier leurs vies à jamais. Assez de finesses et de combats, ami ; tu sais bien que l’homme que voilà est riche, et que c’est la meilleure des créatures qui mangent le pain de Dieu.

le répondeur.

» Il semblerait, à vous entendre, que tout est décidé. Je crois que vous avez fait votre philosophie, car vous parlez avec une rare éloquence ; mais pensez-vous donc que la jeune fille que vous demandez se jette au premier venu, comme une paille de blé noir qu’on foule aux pieds dans les chemins ?

le demandeur.

» Le jeune homme qui la recherche n’est pas de ceux que l’on refuse. Il meut la terre avec facilité, et tourne en un seul jour autant de sillons que trois journaliers ; quand la charrette verse, il sait la relever seul ; à la lutte, ses reins sont de fer et ses poignets d’acier ; et dans sa main, le penbas est plus fort que le sabre du soldat.

le répondeur.

» Et qui pourrait égaler la jeune fille que vous demandez ? — L’avez-vous vue porter gracieusement sur sa tête le lait qu’elle-même a tiré ? Elle est souple et légère comme une branche de genêt fleuri ; jamais un de ses regards ne tomba dans le regard ardent d’un homme ; et quand la danse est commencée, timide vierge, elle tient, d’une main, la main de sa mère, de l’autre, celle de son amie. — Mais cette merveille n’est plus ici ; depuis long-temps déjà elle a quitté la maison de son père.

le demandeur.

» Vous me trompez : l’if est fait pour les cimetières, les roses pour les jardins, et les jeunes filles pour égayer le foyer d’un époux. Ne jetez pas le désespoir dans mon âme ; conduisez ici par la main celle que je désire, et nous l’assiérons à la table des noces, près de son fiancé, sous les doux regards de ses parens.

le répondeur.

» Il faut céder, compagnon, car vous êtes trop pressant.

(Il entre dans la maison et en amène une vieille femme.

» Est-ce là la rose que vous cherchez ?

le demandeur.

» Au front vénérable de cette femme, je juge qu’elle a bien rempli sa tâche dans ce monde, et qu’elle a donné le bonheur à ceux qui l’ont aimé ; mais elle a terminé ce que l’autre doit commencer ; ce n’est pas elle que je veux.

le répondeur, présentant une jeune veuve.

» Voici une jeune fille belle comme l’astre du jour ! Ses deux joues sont comme deux roses, ses yeux sont de cristal, leur seul regard rend les cœurs malades à jamais ! n’est-ce point celle que vous demandez ?

le demandeur.

» Oui, sans doute, ce visage doux, cette fraiche jeunesse annoncent une vierge… Mais ce doigt usé de frottement n’a-t-il pas souvent cherché au fond de la bassine la bouillie dont on nourrit les enfans[5] ?

le répondeur.

» Rien ne vous échappe !

(Il lui présente une petite fille de dix ans.)

» Dites alors, est-ce celle-ci que vous cherchez ?

le demandeur.

» Voilà ce qu’était il y a huit ans celle que je désire. Un jour cette belle enfant fera le bonheur d’un mari, mais elle doit rester encore long-temps sur l’espalier ; l’autre n’attend qu’une corbeille pour être transportée sur la table du festin nuptial.

le répondeur.

» C’est assez ; vous méritez d’obtenir ce que vous demandez !

(Il va prendre la fiancée dans la maison.)

» Voici la jeune fille que vous avez choisie. — Vos mains, enfans ! — Homme, tu as maintenant une femme à défendre et à rendre heureuse ! Fais qu’on ne la voie jamais pleurer à la porte de ta maison comme une étrangère, car Dieu venge ceux qui sont faibles et qui pleurent !

Les deux familles se mêlent et entrent ensemble dans la maison de la fiancée ; le demandeur les suit, et s’arrête à quelques pas du foyer.
le demandeur.

» Salut à cette maison et à ceux qui y dorment, chaque soir, sous la main de Dieu ! Depuis l’instant où j’étais tout petit, porté sur les bras de ma mère, j’ai toujours désiré entrer dans un palais. Enfin, aujourd’hui mes vœux sont satisfaits, puisque j’ai mis le pied dans cette demeure qu’habite la reine de la beauté. Ici sont deux êtres qui s’aiment et veulent s’unir.

(Il se met à genoux.)

» Oh ! Christ ! source de toute science et de toute parole ! inspire-moi dans ce que je vais leur dire !

(Il se relève.)

» Allons, jeune fille, courbez vos deux genoux, et baissez votre front sous les mains bénissantes de votre père. — Vous pleurez ? — Oh ! regardez votre père et votre pauvre mère !… Eux ils pleurent aussi, mais combien leurs larmes sont plus amères que les vôtres !… Ils vont se séparer de la fille qu’ils ont bercée et fait danser dans leurs bras ! — Qui ne sentirait son cœur se briser à la vue d’une pareille douleur ?

» Et pourtant il faut que ces pleurs tarissent ! — Père tendre, ta fille est là, regarde ! à genoux, les bras tendus !… Pauvre mère, avance tes mains !… — Une prière et une bénédiction pour l’enfant qui va partir !

le père et la mère.

» Oui ! oui ! oui !

La jeune fille se jette dans les bras de ses parens qui la couvrent de larmes et de caresses.
le demandeur.

» Assez, maintenant, Vous avez obéi aux commandemens de Dieu. Jeune fille, embrasse tes parens, et relève-toi forte, car tu appartiens désormais à un homme !

» Et avant d’achever, je demanderai aux chefs de famille ici présens un congé pour les frères et les sœurs des mariés, afin qu’ils puissent danser aussi à la noce. Je prie les parrains et les marraines qui se sont engagés sur les fonts de baptême pour ces deux jeunes gens, d’approuver leur union et d’assister à leur mariage. J’invite enfin tous ceux qui sont ici présens.

(Il se découvre.)

» Quant à ceux qui sont morts et qui nous étaient unis par le sang, je ne les inviterai pas, Car leurs noms prononcés ici meurtriraient trop de cœurs ! mais que chacun se découvre comme moi, et demande pour eux le salut de l’Église et le repos de leurs âmes. »

De profundis clamavi, etc.
Tous les assistans murmurent à demi-voix cette hymne que le demandeur répète tout haut.

§ IV.

Repas de noces. — Chant des mariés. — Première nuit, — Usages. — Croyances.

Dès que les cérémonies dont nous venons de rendre compte sont terminées, les fiancés se rendent à la mairie, puis à l’église. Vient ensuite le repas de noce auquel assistent quelquefois six ou huit cents convives. Véritable orgie, non pas mesquine et parfumée comme celle d’un gourmet de Paris, luttant contre un verre de champagne et un pâté de Périgord ; mais orgie à la manière d’Homère, où l’on voit d’un côté un estomac d’homme colosse, et de l’autre un bœuf et une barrique de vin !

Les nouveaux époux gardent seuls pendant tout le repas une attitude sérieuse et méditative. Tous deux semblent jeter un long regard sur la vie qu’ils laissent en arrière, et contempler face à face les devoirs nouveaux qu’ils viennent de s’imposer. Cette pensée mélancolique, qui perce dans tous leurs mouvemens, s’exprime bientôt par des chants ; le marié répète le premier la complainte du marié.

chanson du marié.

« Dimanche matin, je me suis levé, après avoir déjeûné, et j’allai dans mon jardin dans l’espoir de me promener.

» Mais un petit oiseau chantait sur un buisson fleuri… Hélas ! il avait deux ailes, et moi, je n’étais plus agile comme au premier âge ; hélas ! je ne pus le prendre… Mon pauvre cœur se mit à soupirer !

» Et un vieillard me dit : — Bonjour, jeune homme, pourquoi soupirez-vous ? Avez-vous maladie de cœur ou tourment d’esprit ? — Ce n’est pas maladie de cœur ni tourment d’esprit qui me fait soupirer ; mais je regrette, hélas ! ma jeunesse qui m’abandonne.

» — La jeunesse est la plus belle fleur qui soit au monde, le temps la coupe comme la faux du moissonneur… Mais la tienne brille encore sur sa tige, la tienne n’est point près de tomber.

» — Oh ! vieillard, rends-moi ma jeunesse et ses plaisirs, et je te paierai à boire.

» — Oh ! jeune homme, jeune homme, si tu es un garçon d’esprit, rends-moi ma jeunesse, et je te paierai du vin.

» Autrefois, quand j’étais jeune homme, nul souci ne me tenait au cœur, et j’avais dans ma bourse de l’argent pour moi et mes amis.

» — Autrefois quand j’étais jeune homme, on me trouvait le plus beau danseur du pays, je conduisais la danse sur la petite pointe du pied.

» Maintenant, je suis marié, maintenant embarras et chagrins !… Adieu ma jeunesse, la danse et tous mes plaisirs. »

Ce chant désolé ramène la gravité sur tous les fronts ; un long silence se fait, pendant lequel chaque homme repasse dans sa mémoire les insoucieuses années de sa vie de garçon, alors qu’il faisait aux jeunes filles de belles baguettes de pardon, à l’écorce artistement découpée ; que, joyeux, il pouvait dépenser au cabaret son dernier écu, sans crainte de trouver au retour des pleurs d’enfans et des reproches de femme. Puis les souvenirs des prix à la lutte, des jabadaos aux aires neuves, des promenades aux foires, et des petits pains blancs de Penzé ! Au lieu de tout cela, maintenant, le travail de quinze heures, le pain noir, l’habit de toile, la misère enfin !… non celle qui tue, mais cette misère cauteleuse qui vous suce lentement le sang le plus pur et joue avec votre existence comme avec une proie. À ces pensées, les têtes se courbent, les regards s’assombrissent, et il s’élève au fond des âmes un commun désespoir qui les abat. C’est alors que la mariée chante à son tour sa complainte.

chanson de la mariée.

« Autrefois dans ma jeunesse, j’avais un cœur si ardent !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» J’avais un cœur si ardent !… Ni pour or, ni pour argent, je n’aurais donné mon pauvre cœur !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Hélas ! je l’ai donné pour rien, hélas ! je l’ai placé dans un lieu où il n’y a plus ni joie ni plaisirs… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Peines et fatigues m’attendent : trois berceaux au coin du feu ; fille et garçon dans chacun d’eux !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Trois autres au milieu de la maison… Fille et garçon y sont ensemble !… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Allez, courez aux fêtes et aux pardons, Jeunes filles ; mais, moi, je ne le puis plus… — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais !

» Moi, vous voyez, il faut que je reste ici, je ne suis plus qu’une servante, jeunes filles, car je suis mariée ! — Adieu, mes compagnes, adieu pour jamais ! »

Rien ne saurait rendre l’effet que produit ce chant si simple et si touchant. Ici ce n’est plus seulement, comme pour la chanson du marié, une triste préoccupation qui s’empare des esprits ; les cœurs des femmes, touchés dans leurs points les plus sensibles, éclatent en cris, en larmes et en sanglots. Cette vie de servage et d’abnégation, peinte si poétiquement par la jeune épouse, c’est leur vie à elles ! Libres comme l’oiseau des bois tant qu’elles n’ont point passé à leur doigt l’anneau d’argent, entourées de tendres séductions, de cajoleuses paroles jusqu’au mariage, il faut qu’elles s’accoutument subitement au dédain, à l’obéissance muette. Le tendre tutoiement, employé encore la veille, cesse lui-même le lendemain des noces, pour faire place à une forme moins familière et plus impérieuse, comme si le mariage était chose trop triste et trop grave pour rien garder des caressantes habitudes de l’amour, et comme si les époux laissaient le soir, au pied du lit nuptial, tous les rêves suaves, toutes les chastes tendresses, pour retrouver à leur place, le lendemain, les lourds devoirs, l’indifférence et les ennuis.

Cependant le repas ne reste pas long-temps sous ce nuage de tristesse. Il s’égaie bientôt après les deux complaintes, et le cidre et le vin coulent à flots jusqu’à ce que les cadences nasillardes du bigniou appellent à la danse. Alors les six cents convives se lèvent, les fronts se découvrent, et un vieillard répète les grâces, auxquelles la foule répond par un amen prolongé. La danse se forme ensuite dans l’aire, devant la métairie.

Et c’est une danse à voir, une danse chancelante, furieuse, entremêlée de rugissemens de joie et de hoquets d’ivrognes ; une danse en rond dans laquelle on voit passer les visages de femmes chauds de vin et de plaisir, les têtes d’hommes flottantes d’ivresse ; et ce grand cercle mouvant, palpitant, hurlant, tourne, tourne sans cesse, comme un amas de feuilles d’automne emportées par un tourbillon. Nulle mollesse dans les pas, nulle élégance dans les poses, rien de cette grâce voluptueuse de nos salons, de ces attitudes agaçantes de nos jeunes couples, passant dans une atmosphère de parfum, les haleines mêlées et les bras enlacés ; mais la danse nerveuse et gaillarde, qui frappe la terre du talon et saute les pieds en dedans ; la danse qui rit, qui bondit, qui hurle, la brutale qu’elle est ; une vraie ronde de Sioux autour d’un captif qu’ils veulent scalper. Ce bal dure jusqu’au soir ; alors la jeune épouse et son mari sont solennellement placés dans le lit clos. Le Veni creator est chanté en chœur par les assistans ; puis tout le monde se retire, sauf les deux veilleurs, qui passent la nuit dans la chambre nuptiale. En certains cantons, ces veilleurs sont le garçon et la fille d’honneur. Ils doivent tenir une lumière entre leurs doigts, et ne se retirer que lorsque la flamme est descendue jusqu’à leur main. À Scaër, les veilleurs sont chargés de donner au marié, pendant toute la nuit, des noisettes qu’il doit casser ; mais tous ces usages tombent en désuétude. Il en est de même de celui qui faisait consacrer à la Vierge les trois premières nuits du mariage. En Cornouaille, ainsi qu’ailleurs, les croyances ont tiédi, et les mœurs, comme ces pièces de monnaie auxquelles la circulation a ôté leur empreinte originelle, ont perdu leur caractère primitif.

Jusqu’à présent, pour faire connaitre le Kernewotte, nous l’avons peint dans les grandes occasions de son existence, à l’un de ces momens où l’âme se montre naïvement et sans y penser ; le reste de sa vie ne dément pas cette manifestation de caractère. C’est toujours sa nature vive, impressible, mélangée d’élans de joie et de rapides mélancolies ; c’est en même temps l’Arabe conteur et l’Italien ami du chant, des improvisations, et de ces combats arcadiens engagés entre deux poètes de village. Il se montre en outre, comme ce dernier, avide de représentations extérieures et de symboles. Il associe tout ce qui l’environne à sa joie ou à sa douleur. S’il meurt quelqu’un dans sa maison, les ruches d’abeilles sont entourées de banderoles noires en signe de deuil ; si au contraire un mariage a lieu, s’il naît un garçon, si la moisson est plus belle que de coutume, une étoffe rouge les entoure comme marque de réjouissance. L’absence de ces formalités ferait fuir les abeilles, car ce serait les exclure de la famille qu’elles ont adoptée et qu’elles enrichissent ; ce serait les traiter comme des amis auxquels on ne fait part ni de ses peines, ni de son bonheur. Par suite de la même idée, la veille de Noël, les bestiaux sont soumis à un jeûne rigoureux, ainsi que leurs maîtres. Cette nuit qui précède l’anniversaire du Christ est solennelle et respectée. Pendant sa durée, si on en croit le Kernewote, tous les animaux sont plongés dans un profond sommeil, sauf l’homme qui attend son Messie, et le crapaud, symbole immonde de l’esprit du mal.

Les Grecs avaient attaché à chaque objet quelques divinités protectrices ; l’habitant de la Cornouaille a aussi un saint qui veille sur chaque action de sa vie. Les faits les plus vulgaires sont placés sous un céleste patronage. Saint Herbot, par exemple, fait lever le beurre ; saint Ives fait fermenter la pâte. Un De profundis et deux liards donnés aux trépassés aident à retrouver les objets perdus. De plus, le pays est couvert de chapelles miraculeuses, où la plupart des infirmités trouvent une guérison certaine. Il y a peu d’années que la fontaine de Languengar, placée sous le patronage de saint Honoré (dont les reliques y avaient été trempées), avait la propriété de donner du lait aux jeunes mères qui buvaient de ses eaux. Un incrédule osa en porter à ses lèvres par dérision, aussitôt ses seins se gonflèrent comme ceux d’une femme, et ce ne fut qu’à force de prières et de mortifications qu’il put mettre un terme à cette étrange punition.

De douces et gracieuses superstitions se mêlent à ces bizarres croyances. Au festin des Rois, par exemple, lorsque le gâteau est rompu, la part des absens est mise de côté avec soin : si elle reste intacte, aucun danger ne menace celui auquel elle était destinée ; si, au contraire, elle ne peut se conserver, malheur ! car quelque funeste nouvelle de mort ou de maladie arrivera bientôt. Lorsqu’un premier-né est conduit à l’église pour être baptisé, la mère lui attache au cou un morceau du pain noir, signe de l’humble position qui l’attend dans le monde.

« Les mauvais esprits verront que ce n’est pas un heureux, » dit la femme kernewote, « et ils ne lui jetteront pas un mauvais sort ! »

J’entrai un jour dans une chapelle de la paroisse des Deux-Meurtres (Daoulas). Une jeune femme était agenouillée devant une statue de Marie et semblait prier avec ferveur. Tout-à-coup je la vis se lever, tenant à la main un de ces petits bonnets de soie semés de paillettes et bordés de dentelles d’argent, en usage dans nos campagnes pour les nouveau-nés. Elle alla le déposer sur la tête de l’enfant Jésus que la Vierge tenait entre ses bras, et sortit en pleurant.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je au paysan qui m’accompagnait.

— C’est une mère qui a perdu son fils, me dit-il, et qui vient de donner en cadeau son bonnet de baptême à l’enfant Jésus pour faire à son pauvre défunt un camarade dans le ciel.

C’est aussi une opinion généralement répandue que deux corbeaux président à chaque maison. Tous deux sont liés à l’existence des chefs de la famille, et si la mort menace l’un de ces chefs, vous voyez l’oiseau sinistre perché sur le toit et jetant son appel lugubre. Il y restera jusqu’au moment où le cadavre placé dans sa bière aura dépassé la porte ; alors on le verra s’envoler pour ne plus revenir, car c’était le génie attaché à la destinée de celui qui vient de trépasser.

Tous les ans, des luttes se célèbrent en Cornouaille à l’époque de certains pardons. On annonce alors dans les communes des environs que tel jour et dans tel endroit des luttes auront lieu. « Que ceux qui entendent écoutent cette annonce, » dit le crieur chargé de faire connaître le programme de la fête, « et qu’ils la redisent aux sourds. Tous les lutteurs sont appelés. L’arbre portera ses fruits comme le pommier ses pommes[6]. Faites passer dans vos manches l’eau des bonnes fontaines[7]. »

Au jour convenu, on voit donc arriver la foule dans le village qui a été désigné. Les sons du bigniou, le bruit des danses, le chant des buveurs, annoncent de loin la fête. Une aire neuve ou le cimetière servent habituellement d’arène pour le combat. La foule se presse dans l’endroit convenu avec de grands cris. On reconnaît les lutteurs à leur costume particulier. Ils sont simplement vêtus d’un pantalon et d’une chemise de grosse toile qui leur serrent le corps de manière à ne laisser aucune prise. Leurs longs cheveux sont liés sur le sommet de leurs têtes par une torsade de paille. Ils s’avancent, entourés de leurs partisans et de leurs familles. Ils se mesurent d’avance, fièrement, d’un regard sauvage, et leurs noms volent dans la foule attentive. Bientôt un roulement de tambour se fait entendre ; c’est le signal, Les vieillards se réunissent pour choisir les juges du camp. Ces fonctions sont confiées à des lutteurs célèbres, imbus des bonnes traditions, mais que l’âge ou les infirmités éloignent de l’arène. Une fois les juges choisis, l’arbre pyramidal, chargé des gages du combat, est porté comme un drapeau jusqu’au lieu de la lutte. La foule y afflue, et quatre huissiers nommés par les juges sont chargés de la maintenir. Trois d’entre eux sont armés de fouets ; le quatrième d’une poêle à frire, qu’il porte majestueusement, au grand amusement de l’assemblée. Au signal donné par les juges du camp, un grand cri de liç ! liç ! (place ! place !) se fait entendre. Aussitôt les trois fouets se déploient, et font reculer les spectateurs, afin de laisser un espace suffisant aux combattans. L’homme à la poêle à frire régularise les contours du cercle qui se forme, en menaçant de son noir instrument quiconque s’avance, et le frottant avec impartialité contre tous les genoux mal alignés. Enfin, lorsque l’arène est libre et que chacun a trouvé sa place, un lutteur entre en lice ; il prend un des prix, qu’il enlève à bout de bras si c’est un mouton ou un veau, qu’il charge sur ses épaules si c’est une génisse ; puis il se met à faire le tour du cercle en cherchant un antagoniste. S’il achève trois fois ce tour sans que son défi muet ait été accepté, le prix lui appartient ; mais s’il se trouve un adversaire qui veuille le lui disputer, il lui crie : Chom sahue ! (reste debout !) c’est lui annoncer que le gant est relevé, et que le combat va commencer.

Le nouveau lutteur s’avance alors dans l’arène ; il touche à l’épaule de son adversaire, lui frappe trois fois dans la main, et fait trois signes de croix ; puis se tournant vers lui :

— N’emploies-tu ni sortilége, ni magie ? lui demande-t-il.

— Je n’emploie ni sortilége, ni magie.

— Es-tu sans haine contre moi ?

— Je suis sans haine contre toi.

— Allons alors !

— Allons !

— Je suis de Saint-Cadou.

— Moi, je suis de Fouesnant.

Après avoir prononcé ces mots, ils se déchaussent, se frottent les mains de poussière, afin de les avoir plus âpres et moins glissantes ; ils s’approchent l’un de l’autre, se saisissent lentement, en formant de leurs bras une écharpe qui passe de l’épaule droite à l’aisselle opposée de leur adversaire ; puis se plient sur leurs reins, poussent un léger cri, et la lutte commence. Nous ne donnerons pas ici une description de ces combats longs et parfois dangereux, dans lesquels l’adresse est opposée à l’adresse, la force à la force, la ruse à la ruse. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que parmi les bons coups qu’enseigne l’art de la lutte, il en est surtout trois qui jouissent d’une grande célébrité et sont réputés les meilleurs. Ce sont les toll-scarge, les cliquet-roon, et les peeg-gourn. Le toll-scarge est un coup par lequel, après avoir enlevé son adversaire sur une seule jambe, le lutteur lui balaie l’autre jambe d’un coup de pied. Le cliquet-roon ou tourniquet complet, est le coup dans lequel le lutteur, restant immobile, fait tourner autour de lui son adversaire, et le jette à terre par la rapidité de ce mouvement rotatoire. Le peeg-gourn est le croc-en-jambe perfectionné.

D’après les règles de la lutte bretonne, il ne suffit pas de renverser son adversaire pour avoir vaincu, il faut que celui-ci tombe sur le dos. Cette manière de tomber est ce que l’on appelle, en langage de palestre, ar lam. Lorsque le lutteur tombe autrement, le coup qu’il a reçu n’est qu’un costin, et ne compte pas.

Les Bas-Bretons ont mêlé leurs croyances superstitieuses à l’usage des luttes, comme à toutes les circonstances de leur vie. Ils ont beaucoup de foi dans certaines herbes magiques, qu’il faut cueillir le premier samedi du mois, à minuit, dans certains carrefours hantés. C’est ce qu’ils appellent le louzou. Ils pensent que ceux qui sont munis de ce talisman doivent être invincibles dans la lutte ; mais c’est, disent-ils, au risque de la damnation de leur âme, car le louzou est toujours un présent du démon.

L’hospitalité des montagnards est renommée. Lorsque vous entrez chez eux, ils ne manquent jamais de vous offrir du cidre dans le pichet commun ; refuser de boire, serait leur faire une insulte qu’ils ne vous pardonneraient pas. Quant à leur ignorance, elle est profonde, et s’étend même jusqu’à la culture des terres, qu’ils sont loin d’entendre aussi bien que les autres habitans de la Basse-Bretagne. Ils ne semaient guère, il y a encore une dizaine d’années, que de l’orge et du sarrazin. Depuis peu, les pommes de terre sont cultivées chez eux, mais en assez petite quantité, et le blé noir est resté la base de leur nourriture. Aussi lorsque cette récolte, très chanceuse de sa nature, vient à leur manquer, la disette est horrible. Ils quittent alors leur pays et se répandent dans les fécondes plaines du Léonais, terres bénies que ne frappe jamais le souffle de Dieu. Il y eut, en 1816, une émigration de ce genre de la moitié des populations des chaînes de l’Arès. On les voyait descendre par centaines le long des montagnes, et puis déborder dans nos campagnes et nos villes ; hommes, femmes, enfans, tous pâles de faim, et chantant d’une voix lugubre les complaintes de la Cornouaille. Cette irruption d’hommes à besaces et à chapelets fut quelque chose d’impossible à peindre ; c’était à faire dresser les cheveux de terreur et à mouiller les yeux de pitié. À voir ces bandes déguenillées et chantantes couvrir toutes les routes, le bâton de voyage à la main, priant et demandant l’aumône, on eût dit quelque tribu dispersée par la conquête, et cherchant en un coin du monde une terre à cultiver et une place au soleil. La résignation de ces malheureux était sublime. Pas une plainte n’était proférée, pas un vol ne fut commis, pas une demande impérieuse ne fut faite. Souvent une douzaine d’hommes mourant de faim et le pen-bas à la main, en passant devant une maison isolée, que gardait une vieille ou un enfant, s’avançaient timidement sur le seuil, et demandaient un morceau de pain pour l’amour de Dieu. S’ils essuyaient un refus, ils continuaient leur route sans murmures, sans menaces ; et pourtant les refus étaient fréquens, surtout dans les villes. À cette époque les partis politiques étaient encore en présence, tout préoccupés de leur lutte de la veille ; on se battait en duel pour des œillets rouges ou des violettes portés à la boutonnière ; on intriguait pour des invitations de bal, on colportait mystérieusement les chansons en faveur de l’Empereur, et tant de sérieux débats laissaient bien peu de place dans les cœurs pour une vulgaire pitié. Puis ces bandes d’émigrans étaient devenues horribles à voir. Toutes les misères, toutes les infirmités, toutes les horreurs sociales semblaient avoir pris jour pour se montrer à la face du soleil. On eût dit que la pauvreté, qui se cache habituellement avec tant de soin, avait subitement perdu sa honte et voulait se montrer dans toute sa laideur. La compassion avait même bientôt cédé à la peur, quand on avait vu ces bandes de mendians se grossir chaque jour. Elles traversaient incessamment les villes, les bourgs, les hameaux, disputant aux chiens sans maitres les immondices jetées devant les portes. Parfois un enfant ou une femme, plus faible que le reste de la troupe, venait tomber près de quelque seuil ; et la bande passait, emportée par la faim, en continuant sa lamentable complainte. Dans les campagnes encore ces malheureux trouvaient quelques secours. Quoique peu ami du Kernewote des montagnes, le Léonard des basses terres n’osait repousser l’hôte de Dieu, et il le recevait à son foyer ; mais dans les villes, les habitans avaient fermé leurs portes, et, tranquilles, ils regardaient de leurs fenêtres ces bandes misérables marchant à la faim comme des soldats à l’ennemi. L’habitude de voir souffrir avait formé un cal sur leurs cœurs.

Je me rappelle, à cette occasion, avoir vu une jeune Cornouaillaise, avec deux tout petits enfans, dont l’un avait la rougeole et râlait d’agonie, assise sous le balcon d’une maison où l’on donnait un bal. La foule parée passait près d’elle sans la remarquer. Cependant un domestique l’aperçut enfin, et vint lui dire de se retirer, parce qu’elle embarrassait le passage, et que les cris de ses enfans gênaient la société. La pauvre femme essaya de se lever, mais inutilement : elle n’avait pas mangé depuis deux jours !

— Qu’a-t-elle, cette femme ? dit le propriétaire qui venait de paraître au balcon.

— Elle a faim, monsieur…

— Faim ! Dites donc plutôt qu’elle est ivre… Pourquoi ne la renvoyez-vous pas ?

— Monsieur, elle ne peut se lever.

— Ah ! alors qu’elle reste, dit l’homme au bal avec un ton d’humanité tout-à-fait touchant… Seulement qu’elle fasse taire son enfant, il miaule comme un chat égaré…

Un grand éclat de rire s’éleva à ces mots parmi les domestiques rassemblés, et le monsieur du balcon ferma la fenêtre, enchanté d’avoir égayé des laquais… Dans le moment même, l’enfant mourait aux bras de sa mère.

Mon père arriva et fit emporter cette malheureuse femme, qui serrait encore sur sa poitrine le cadavre rouge et gonflé de son fils. Comme on l’entrait dans la maison, la musique du bal jouait, vis-à-vis, la première contredanse : mon père se détourna vers moi :

— Rappelle-toi bien ceci, me dit-il ; cette femme… et ce bal ! Cela, mon fils, s’appelle l’ordre social.


  1. On appelle la Torche le rocher avancé de Fenmarc’h, contre lequel la mer vient se briser.
  2. Guin ardent, le vin de feu, c’est le nom donné par les Bretons à l’eau-de-vie.
  3. C’est dans un chapeau que se tirent les billets pour le recrutement.
  4. Voyez les Rimou, recueil imprimé à Morlaix. Je m’en suis servi pour cette traduction, ainsi que d’un recueil imprimé à Quimper, et de trois manuscrits qui sont en ma possession. J’ai reproduit fidèlement les pensées bretonnes, mais en choisissant dans les cinq versions. Au reste il y a presque autant de discours différens qu’il y a de rimeurs.

    La plupart des usages relatifs au mariage que nous faisons connaitre ici sont communs au Léonais, à la Cornouaille et même à certains cantons du pays de Tréguier et de Vannes. Il arrivera ainsi souvent que ce que nous dirons de l’un des Quatre Évêchés pourra se rapporter aux autres. Nous avons soin seulement de rattacher chaque usage à la localité où il s’est le plus généralement conservé, et où il semble le plus en harmonie avec le caractère de la population.

  5. Les femmes bretonnes donnent à manger, aux enfans à la mamelle, avec leur doigt, qu’elles frottent pour cela de bouillie.
  6. Allusion à l’arbre auquel sont attachés les prix.
  7. Les Bas-Bretons pensent que les eaux de certaines fontaines ont la propriété de donner plus de vigueur aux membres. Ils font couler ces eaux dans leurs manches et le long de leur poitrine pour acquérir plus de force et se rendre invincibles à la lutte.