Les Dernières années de l’Emigration/01

Les Dernières années de l’Emigration
Revue des Deux Mondes5e période, tome 34 (p. 273-308).
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LES
DERNIÈRES ANNÉES DE L’ÉMIGRATION[1]

I
LE SUCCESSEUR DU COMTE D’AVARAY


I

En arrivant en Angleterre à la fin de 1807, Louis XVIII nourrissait l’espoir que, rapproché de son royaume et réuni à son frère le Comte d’Artois, à ses cousins, le duc d’Orléans, le prince de Condé et le Duc de Bourbon, il pourrait travailler plus efficacement pour sa cause. Mais, bientôt, il s’était vu, comme aux étapes antérieures de sa vie errante, condamné à l’inaction. A l’exemple des puissances européennes liguées contre Napoléon, le gouvernement britannique s’obstinait à le tenir éloigné de leurs entreprises communes. Installé à Hartwell, « vieux château sombre et humide, » propriété du duc de Buckingham, à douze lieues de Londres, l’exilé allait y être réduit jusqu’à sa rentrée en France à une vie obscure et morose, tel un homme que ses contemporains ont oublié ou dont ils croient la carrière terminée. Quelques courses chez les châtelains des environs, des stations périodiques à Bath où il ira tous les ans prendre les eaux, de rares voyages d’agrément couperont seuls l’uniformité de son existence. La Reine, le Duc et la Duchesse d’Angoulême, un petit groupe de serviteurs fidèles la partageront avec lui ; les visites de son frère et de ses cousins en constitueront l’unique distraction. Quant à la politique, et encore qu’il ne cesse pas d’en suivre les mouvemens et les variations, elle ne lui apportera, pendant les premières années de son séjour en Angleterre, que déceptions et sujets de découragement.

Durant cette période, Napoléon est véritablement le maître du monde. L’empereur Alexandre vit en paix avec lui ; la Prusse lui est soumise ; l’Autriche lui donne pour compagne une de ses archiduchesses ; ses frères sont assis sur les trônes où régnèrent les Bourbons ; lui-même semble indestructible sur celui qu’il occupe et d’où il dicte ses lois à l’Europe. Il faut une foi robuste pour croire que Louis XVIII recouvrera ses États. Cette foi ses partisans pour la plupart l’ont perdue. Si lui-même s’y rattache encore avec une indomptable ténacité, il ne peut méconnaître que personne ne croit plus à son retour en France et qu’aux yeux des hommes d’État qui prétendent diriger la politique européenne, il n’est plus qu’un monarque désaffecté. Il est vrai qu’ils se sont si souvent trompés que le Roi peut croire qu’ils se trompent encore. Leur conviction et l’attitude qu’elle leur dicte n’en sont pas moins bien faites pour assombrir son âme, pour inspirer à tout ce qui l’entoure un amer découragement, car c’est bien le découragement qui, de 1807 à 1811, règne dans la petite cour d’Hartwell. Il a désarmé les dévouemens fragiles, mais il rend plus méritoires ceux que n’ont pas ébranlés tant de circonstances imprévues, fatales à la cause des Bourbons.

Parmi ceux-là, il en est un qu’on retrouve à cette époque, aussi solide, aussi généreux, aussi disposé à tous les sacrifices, même celui de la vie, que lorsqu’il s’exerça pour la première fois en 1793, à l’effet d’assurer la fuite de Monsieur, Comte de Provence. C’est celui de d’Avaray. Tel il était jadis, tel il est resté. Loin de l’affaiblir, les déceptions, les revers, une maladie incurable qui s’est aggravée avec l’âge, les coups répétés du malheur semblent avoir contribué à le fortifier. Il a même résisté aux incessantes attaques que forgent sans se lasser, contre ce conseiller trop puissant à leur gré, les envieux qui voudraient l’éloigner du Roi pour délivrer celui-ci d’une influence à laquelle il ne sait pas résister. Leurs efforts qui n’ont pu ralentir le dévouement du serviteur à son maître n’ont pas davantage altéré la confiance du maître en son serviteur. Dans une querelle qui éclate entre d’Avaray et le Duc d’Angoulême sur le motif le plus futile, le Roi prend parti pour son ami et oblige son neveu à exprimer des regrets. Le comte de Puisaye qui ose entreprendre de perdre d’Avaray se brise à cette méchante besogne. Convaincu de mensonge, il est honteusement chassé par le Roi, qui ne le considérera plus désormais que comme un ennemi méprisable et dangereux, et qui, pour donner à son ami un témoignage éclatant de l’estime et de l’affection qu’il lui garde, le déclare « duc et pair de France[2]. »

Cette haute distinction n’était pas nécessaire pour accroître le dévouement de d’Avaray. Il n’aurait pu mettre à le manifester plus d’ardeur qu’il n’en avait mis jusque-là, et le Roi savait depuis longtemps par les innombrables preuves qu’il en avait reçues qu’il ne pouvait en attendre de plus positives. Aussi n’était-ce pas pour en provoquer de nouvelles, mais pour se donner une satisfaction douce à son cœur, qu’il venait de reconnaître ce zèle quasi héroïque, en le récompensant publiquement.

Depuis longtemps, on le sait, il avait saisi toutes les occasions de le proclamer. Les hommages qu’il lui rendait tiennent une large place dans sa correspondance. Nous les trouvons en quelque sorte résumés dans une annotation de sa main, laquelle figure sur un état des traitemens qu’il faisait à ses serviteurs. Cet état, dressé en 1807, était destiné à l’empereur Alexandre que le Roi, en prévision de sa mort, suppliait de continuer ces pensions, A côté du nom de d’Avaray, lequel en sa qualité de capitaine des gardes ut de maréchal de camp, reçoit par an dix mille livres, on lit :

« Je lui dois la vie et la liberté. Cette obligation de l’homme est la moindre de celles du Roi à son égard. Je n’ajoute qu’un seul mot : il ne lui a manqué qu’un Henri IV pour faire revivre Sully. Il est l’aîné d’une famille nombreuse et dévouée. Son père fut un des députés à l’Assemblée, qui ont le plus marqué par leur fidélité. Un de ses frères et un de ses beaux-frères sont morts au champ d’honneur à Quiberon. Il fit ses premières armes au siège de Gibraltar ; il fut fait colonel à son retour, en récompense de sa conduite valeureuse, particulièrement à l’affaire des batteries flottantes où il se trouva sur la plus exposée au feu de la place, sans que le devoir l’eût appelé à cette périlleuse attaque. Il a abandonné quatre-vingt mille livres de rente, auxquelles il était appelé en France, pour s’attacher à mon malheureux sort. Sa santé est absolument détruite par l’effet d’une cruelle maladie, fruit de ses fatigues depuis quinze ans qu’il est mon compagnon d’infortunes, de travaux et d’exil. »

Sauf dans ses premières lignes où il est visible qu’en comparant d’Avaray à Sully, Louis XVIII a parlé surtout le langage d’une amitié qui ne sait pas se contenir, cette note ne dit que la vérité. Ce qui y est vrai notamment, c’est l’attestation qui s’y trouve de ce que coûtaient à d’Avaray les cruelles épreuves de l’exil, dont il avait toujours tenu à prendre sa part. Une santé compromise par les rapides progrès d’un mal ancien ; des crises fréquentes qui, depuis plusieurs années, durant l’hiver, le condamnaient à des séjours périodiques en Italie ; un lent affaiblissement de ses facultés physiques, qui ne laissait d’activité qu’à son esprit et à son cœur et le contraignait au repos, tel était le fruit de sa longue et laborieuse fidélité à la maison de France.

À plusieurs reprises, il s’était cru aux portes de la mort, et particulièrement en 1801, au moment où, à la suite du Roi, il venait d’arriver à Varsovie. Convaincu alors qu’il touchait à sa fin, ne voulant pas affliger son maître en lui laissant voir ses appréhensions, tenant cependant avant de quitter la vie à lui donner des conseils que lui suggérait son dévouement, c’est l’abbé Edgeworth qu’il en avait fait le dépositaire. Il savait quelle respectueuse admiration le Roi professait pour l’ancien confesseur de Louis XVI, devenu le sien, duquel il disait : « Sa vertu est de celles qu’on n’ose même louer dans la crainte de les ternir. » Ce saint prêtre, après avoir pieusement écouté le comte d’Avaray, s’était empressé d’écrire, pour n’en rien oublier, ce qu’il avait entendu et nous lui devons de connaître les pensées qui agitaient l’ami du Roi alors qu’il se préparait à mourir.

« Dans cette conversation qui a été assez longue, écrit l’abbé Edgeworth, M. le comte d’Avaray m’a paru beaucoup moins occupé de son état, quoiqu’il le regarde comme infiniment critique, que de l’isolement où sa mort jetterait le maître auquel il a consacré sa vie. Il m’a paru désirer extrêmement (si Dieu le retire de ce monde) que le Roi s’occupe sans délai de se former un conseil peu nombreux, mais bien choisi, pour délibérer sur toutes ses affaires. Mais, en me parlant de ce conseil, il m’a fait sentir avec force combien il sera essentiel que le Roi en soit véritablement l’âme, et qu’après avoir écouté les avis de ceux qu’il voudra bien y admettre, il finisse toujours par se décider seul et sans jamais donner une confiance exclusive à personne.

« — Le Roi, m’a-t-il ajouté, a trop de connaissances de tous les genres, et trop de justesse dans ses vues, pour avoir jamais besoin d’un premier ministre. D’ailleurs, un premier ministre, ou même un homme réputé tel sans en avoir le titre, ne ferait que lui ravir une partie de sa gloire, à laquelle il a droit d’aspirer par lui-même, et qu’il ne doit partager avec personne.

« En convenant avec moi de la difficulté de bien composer ce conseil dans les circonstances actuelles, il m’a cependant désigné M. de Cazalès et M. le marquis d’Escars, comme dignes d’y avoir place : et il ne doute pas que l’un et l’autre ne se rendent à l’invitation du Roi, s’il daigne la leur faire. Il m’a aussi parlé, avec l’accent de la plus profonde estime, de M. de Thauvenay qu’il regarde comme un des plus parfaits serviteurs qu’ait aujourd’hui le Roi. Il n’hésiterait même pas à le désigner s’il n’était pas nécessaire ailleurs pour le bien général des affaires.

« Un autre homme des talens duquel M. le comte d’Avaray m’a paru faire une grande estime, et qu’il désire même que le Roi puisse appeler auprès de lui, est l’abbé de la Marre.

« — Il a peut-être, m’a-t-il dit, quelques inconvéniens de caractère, mais on les préviendra en le tenant d’une main un peu ferme. Au surplus, si le Roi ne juge pas à propos de le rapprocher de sa personne, du moins est-il à souhaiter qu’il l’emploie toujours aux affaires, parce qu’à des talens réels et à un dévouement plus réel encore, il joint une connaissance parfaite de la révolution et des principaux personnages qui y jouent aujourd’hui un rôle. Le duc de Richelieu et le marquis de Duras, m’a-t-il ajouté, sont encore deux hommes bien précieux dans un autre genre ; et il est à souhaiter que le Roi se les attache de plus en plus, parce qu’ils peuvent lui être très utiles.

« En me nommant ces différentes personnes, et en désirant par conséquent que le Roi augmente le petit nombre de serviteurs qui l’entourent aujourd’hui, M. le comte d’Avaray m’a paru craindre excessivement, que peu à peu ce nombre n’excédât les justes bornes qu’une sage politique semble lui prescrire. Sa crainte à cet égard est si grande, et lui paraît si bien motivée, qu’il n’a pas hésité de me dire que la Reine elle-même ne devait pas se rapprocher de Varsovie tant que le Roi n’y aurait qu’une existence précaire.

« Parmi les personnes qui environnent aujourd’hui le Roi, il m’a paru distinguer le vicomte d’Agoult : homme sûr, m’a-t-il dit, et sur lequel le Roi peut absolument compter. Il m’a paru désirer aussi que le Roi continuât toujours à avoir des bontés particulières pour MM. Courvoisier, Hardomneau et Fleuriel, des services desquels il a beaucoup à se louer. La situation de M. le duc d’Aumont et du comte de Cossé m’a également paru intéresser la sensibilité de M. d’Avaray ; mais les finances du Roi ne lui permettent pas de faire aujourd’hui des traitemens fixes à aucun de ses serviteurs ; il ne m’a parlé que d’un secours de cent louis pour le premier, et d’à peu près autant pour le second, si toutefois il n’a pas touché sa pension de Russie. Il est aussi très occupé de son fidèle valet de chambre Potin, dont il espère que le Roi se souviendra toujours, quelles que soient les chances de l’avenir.

« Quant à ses affaires personnelles, M. le comte d’Avaray m’a répété plusieurs fois que tout ce qui était chez lui provenant des bontés de son maître, devait retourner à son service, quand il ne serait plus. Il désire cependant que les papiers qui le regardent personnellement soient envoyés à sa famille, quand on en aura l’occasion. Il ne recommande pas sa famille au Roi, parce qu’il est bien assuré que les bontés qu’il a toujours eues pour lui se répandront sur elle, quand il ne sera plus. Mais une faveur à laquelle il attacherait le plus grand prix, serait que le Roi fît passer dans leur écusson les fleurs de lys qu’il lui a permis de prendre dans le sien. Deux amis qu’il laisse derrière lui (MM. d’Hautefort et Charles de Damas) m’ont aussi paru l’occuper beaucoup. Il désire que le Roi ne les oublie jamais, et les regarde comme deux de ses plus fidèles serviteurs.

« En me parlant de ses papiers, M. le comte d’Avaray ma communiqué un projet qu’il m’a dit avoir conçu depuis longtemps, mais auquel la multiplicité de ses affaires l’avait empoché de travailler, c’est celui d’un ouvrage, dont les lettres du Roi formeraient, pour ainsi dire, les bases, et auquel les siennes, ainsi qu’une quantité de notes éparses que l’on trouvera dans ses papiers, serviraient de commentaire. Il m’a paru attacher une grande importance à cet ouvrage, en ce qu’il contribuerait, plus que tout ce que l’on pourrait imaginer d’ailleurs, à faire connaître le Roi à la France et à l’Europe. « Dans une conversation postérieure à celle dont je viens de donner la substance, M. d’Avaray est revenu sur ce même projet d’ouvrage, et m’a désigné M. de Thauvenay comme l’homme le plus propre à y mettre. Il m’a témoigné une seconde fois le plus grand désir de voir cet excellent serviteur plus rapproché du Roi qu’il ne l’est.

« — D’ailleurs, m’a-t-il ajouté, en supposant même que ma santé se rétablisse, la convalescence sera nécessairement bien longue : et je ne connais personne qui puisse mieux me suppléer auprès de mon maître que M. de Thauvenay. »

La crise dont ce curieux document nous dévoile la gravité s’était, contrairement à ce qu’on en pouvait craindre, heureusement dénouée. Entouré de soins, objet de l’incessante sollicitude du Roi, le comte d’Avaray avait recouvré sinon la santé, du moins les moyens de vivre. Après une longue convalescence, il avait pu retourner en Italie. Quelques mois plus tard, il en était revenu, obligé encore à des précautions minutieuses, en état cependant de reprendre sa place auprès de son maître. En son absence, Thauvenay, rappelé à cet effet de Hambourg, l’avait occupée provisoirement comme l’occupa avec le même caractère provisoire, durant les années suivantes, le marquis de Bonnay, un autre fidèle serviteur de Louis XVIII.

Les choses en étaient à ce point, lorsqu’en 1809, à la suite de la retentissante querelle de d’Avaray avec le comte de Puisaye, sa santé déjà si fragile se trouva menacée de nouveau et plus gravement. Il comprit lui-même que son zèle était désormais insuffisant pour la tâche à laquelle il le consacrait depuis si longtemps. Sans même attendre que les commissaires désignés par le Roi pour se prononcer sur les prétendus griefs de Puisaye, eussent rendu la sentence qui en démontrait la fausseté, il se décida à la retraite. De Londres où il s’était établi pour mieux tenir tête à Puisaye, il fit part de son désir à Louis XVIII. Celui-ci ne s’attendait que trop à cette demande à laquelle l’avaient préparé des conversations antérieures. Sa réponse, datée d’Hartwell le 24 mars, démontre cependant qu’il ne désespérait pas de voir d’Avaray revenir auprès de lui.

« Je sors, mon ami, de mon conseil de famille composé de mon frère, de mes neveux, de M. le prince de Condé et de M. le duc de Bourbon. Comme vous le savez, j’y avais appelé MM. l’archevêque de Reims, le duc d’Havre, le comte d’Escars, de Barentin, le comte de la Chapelle, le comte de Blacas et d’Outremont. Ce dernier a lu le rapport de l’examen fait par mes ordres des papiers produits par M. de Puisaye et, avec la sagacité qui lui appartient, il a démontré, jusqu’à la dernière évidence, l’imposture et l’absurdité des inculpations articulées contre vous et contre moi-même. Chacun des membres, à commencer par mon frère, a déclaré que ce rapport ne faisait que le confirmer dans l’opinion qu’il a de vous et dans l’estime qu’il vous porte. J’ai ensuite ajouté qu’ayant, dès le principe, prononcé la mienne, je n’avais aucun besoin de ce témoignage pour asseoir mon jugement, mais que l’amitié qui existe entre nous, faisant qu’en moi le Roi devait se défier de l’homme, j’avais cru nécessaire de m’entourer des lumières de ceux qui, à juste titre, méritent le mieux ma confiance ; que pleinement satisfait de ce que je venais d’entendre, et voulant que vous en fussiez informé d’une manière aussi honorable que les circonstances peuvent le permettre, je chargeais M. de Barentin, ancien garde des Sceaux, et d’Outremont (qui vous portent cette lettre) d’aller vous exprimer le sentiment unanime et le mien propre.

« Dès que les trois commissaires auront rédigé le résumé qui doit fixer définitivement l’opinion publique sur cette criminelle affaire et en attendant des temps plus heureux où un jugement légal pourra donner un grand exemple, je ferai passer ledit résumé aux ministres de Sa Majesté Britannique afin d’obtenir leur assentiment à une publication qui nous est à tous deux également nécessaire. Ce résumé et le procès-verbal de vérification vous seront remis.

« Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en terminant, j’ai ordonné, avec l’applaudissement général, au comte de la Chapelle, de rayer M. de Puisaye de mon état militaire. De plus, j’ai déclaré que mon intention était que mes fidèles sujets ne répondissent désormais que par le plus profond mépris aux écrits que ce lâche imposteur pourrait publier.

« Maintenant, mon ami, je répondrai à la demande que vous m’avez faite de prendre du repos en vous préparant aux remèdes que les médecins vous ordonnent. Je ne ressens que trop vivement le déplorable état dans lequel votre santé est réduite après tant de souffrances, mais j’ai dû attendre encore, avant de vous satisfaire, que son résultat ne soit plus un secret pour personne ; il ne faut pas donner pâture à la malignité.

« Depuis le 21 juin 1791, combien d’années de tourmens, de travaux communs, de chagrins partagés nous ont rendus l’un à l’autre nécessaires ! Soignez-vous, conservez-moi un ami si précieux ; je n’ai pas besoin d’ajouter que je ne vous laisserai pas perdre de vue un instant que votre charge et ma juste confiance vous donnent un double devoir à remplir auprès de moi. Tout ce que je vous demande pour le moment, c’est d’attendre une quinzaine de jours, ayant indispensablement besoin de votre présence, pour bien mettre au courant les serviteurs que je me propose d’employer dans mon cabinet. Adieu, mon ami, je vous attends avec impatience. »


II

Entre les serviteurs auxquels le Roi faisait allusion en finissant cette lettre, il en est un que, depuis longtemps, il honorait d’une estime particulière parce que c’est au comte d’Avaray qu’il devait de le connaître, et auquel il songeait déjà pour remplacer celui-ci. Né à Avignon en 1770, ce gentilhomme appartenait à une vieille maison de Provence où, dès l’an 940, ses aïeux possédaient la principauté de Baux et la baronnie d’Aulps, comme fiefs de l’Empire ; il se nommait le comte de Blacas.

Capitaine dans les dragons du Roi et chevalier honoraire de Malte, il avait émigré à la fin de 1789 et, en 1790, se trouvant à Nice, protesté publiquement par un écrit inséré dans la Gazette de Paris contre le décret du 19 juin qui abolissait la noblesse héréditaire. Après avoir établi, en remontant aux origines de sa famille, qu’il ne tenait pas cette noblesse de la nation française et qu’en conséquence aucun décret ne pouvait la lui ravir, il déclarait « qu’il la défendrait aux dépens de ses jours, entendant la laisser sans tache à ses enfans comme la plus précieuse portion de l’héritage de ses pères. » Avec une égale ardeur, il se déclarait prêt à verser jusqu’à la dernière goutte de son sang pour la religion catholique, apostolique et romaine qu’ils avaient toujours professée, « pour rendre au meilleur et au plus infortuné des monarques son autorité légitime et pour venger son auguste épouse des atroces complots formés contre ses jours. » — « Voilà les sentimens dans lesquels je jure de vivre et de mourir, toujours fidèle à mon Roi légitime et aux princes de la maison de Bour bon, dignes du sang du Grand Henri. »

À cette protestation ne s’était pas borné le témoignage de son royalisme. L’année suivante, le bruit s’étant répandu que le Roi serait libre si des gentilshommes français se rendaient prisonniers à sa place, il s’était offert en otage. « Je suis établi à Nice, écrivait-il dans une lettre rendue publique comme sa protestation, mais prêt à rentrer en France pour porter ma tête aux geôliers de mon Roi ou pour me rendre dans la prison que l’on voudra m’indiquer. »

Cette offre chevaleresque n’ayant pas été acceptée, le jeune Provençal s’était rendu à Coblentz. A peine arrivé, il en était reparti pour retourner à Nice en qualité d’aide de camp du duc de Durfort chargé d’organiser et de commander le rassemblement royaliste qui se formait dans cette ville. Mais l’échec de cette tentative le décidait bientôt à aller attendre en Italie une occasion plus propice de combattre pour la cause royale.

De 1793 à 1799, il séjourna tour à tour à Turin, à Venise, à Rome, à Florence. A Venise, l’émigration provençale était très nombreuse. D’Avaray y venait souvent de Vérone où Louis XVIII était alors installé. Cette circonstance lui permit de présenter au Roi le comte de Blacas. Le Roi ne ménagea au protégé de son ami ni les éloges pour le passé, ni les encouragemens pour l’avenir, et sans doute celui-ci obéissait aux sentimens qu’avait dû surexciter en lui un accueil si flatteur, lorsque, à la fin de 1799, las de son inaction, il allait s’engager dans le régiment des « Nobles à pied » faisant partie de l’armée de Condé, alors au service de la Russie. Il ne la quitta qu’à l’époque de son licenciement. Pendant l’année 1801, on le retrouve au service autrichien dans la légion Louis de Rohan d’abord, dans le régiment d’Auersperg ensuite. Il y resta durant cette année, et lorsque les événemens eurent mis fin à la période militante de l’émigration, il revint en Italie. A Florence, il retrouva le comte d’Avaray. Celui-ci y passait l’hiver et y reparut pendant celui de 1803. Tout naturellement, les anciennes relations s’étaient renouées. Une estime réciproque, un goût commun pour les arts, des rencontres fréquentes, le jour dans les musées, le soir dans les salons, leur donnaient promptement un caractère d’intimité et de confiance, qui n’était que le prologue de l’étroite amitié qui bientôt se créa entre eux. C’est alors que d’Avaray donna une preuve de la sienne à son compatriote en lui proposant d’entrer au service du Roi. L’offre fut acceptée avec reconnaissance. Au mois de juin suivant, les deux amis arrivaient à Varsovie.

Ramené par d’Avaray, Blacas ne pouvait n’être pas aussi bien reçu qu’il l’avait été jadis à Vérone. Louis XVIII se souvenait de lui, connaissait l’opinion qu’en avait d’Avaray et daigna lui dire :

— L’adversité n’est pas bien difficile à supporter lorsqu’on a de fidèles sujets comme vous et qu’on ne perd pas l’espoir d’employer leur zèle au service de l’Etat.

Dès ce jour, il lui accorda sa confiance. Il ne tarda pas à la lui manifester en le chargeant d’aller le représenter à Saint-Pétersbourg aux lieu et place du vieux marquis de la Ferté, qui invoquait son âge et ses fatigues pour aspirer au repos. Les quatre années durant lesquelles le comte de Blacas allait vivre à Saint-Pétersbourg devaient rendre plus éclatans aux yeux du Roi son dévouement, son tact, sa prudence et son savoir faire.

Sa situation dans cette capitale était autrement difficile que n’avait été celle de ses prédécesseurs sous le règne de Paul Ier. Jusqu’au jour où ce souverain mobile et fantasque avait chassé Louis XVIII du territoire impérial, il s’était montré prodigue de faveurs envers les représentais du Roi. L’un d’eux, le comte de Caraman, occupait le rang d’ambassadeur à la cour de Russie. Il faisait partie du corps diplomatique tout aussi bien que si son maître eût régné. Il n’en allait plus de même maintenant. Pour Alexandre Ier, pour ses ministres, Louis XVIII n’était que le comte de l’Isle. Son représentant dépourvu de tout caractère officiel ne pouvait obtenir que d’un excès de bienveillance d’être reconnu en cette qualité lorsqu’il avait à traiter des affaires personnelles du Roi, et cette bienveillance il ne pouvait se l’assurer qu’au prix d’un prodigieux et constant effort d’habileté.

En dépit de l’inexpérience qu’on doit supposer à un homme de trente-quatre ans, que sa vie antérieure n’a pas préparé à la fonction qu’il exerce, Blacas ne fut pas inférieur à sa tâche. Se recommandant déjà par son nom et son passé, par la confiance de son souverain, par l’intérêt que lui portaient tant de nobles personnages qu’il avait connus au cours de ses pérégrinations, il devait naturellement conquérir, dès sa présentation dans la société russe et dans la petite colonie des émigrés français, la considération et l’estime. Mais il les mérita en outre par la dignité de sa vie, par son esprit et sa bonne grâce. Les sentimens qu’il inspirait furent ses meilleures armes, au cours de sa mission. S’il ne lui arriva pas toujours d’être exaucé par les ministres auprès desquels il plaidait la cause de son maître, du moins était-il sûr d’être écouté par eux avec déférence.

Ceux qui se succédèrent durant son séjour en Russie, Romanzof, Czartorisky, Budberg, témoignaient de leur sympathie pour ce jeune homme qui s’acquittait avec un zèle égal à son intelligence d’un devoir difficile. Pour tenter de les gagner à ses vues, il savait employer à propos des avocats puissans et respectés, acquis déjà à la cause royale, et auxquels il n’hésitait pas à faire appel quand les circonstances l’exigeaient. Tels le duc de Serra Capriola, ambassadeur de Naples, le baron de Stedingt, ministre de Suède, et le représentant du roi de Sardaigne, Joseph de Maistre. Ces hauts personnages étaient dévoués au roi de France, Joseph de Maistre pour sa part saisissait toutes les occasions de le lui prouver. Il avait accueilli cordialement Blacas qu’il connaissait déjà pour l’avoir rencontré à Florence, et qu’à Saint-Pétersbourg le hasard lui avait donné pour voisin dans la maison qu’il habitait. Il s’était même offert pour expédier sûrement de Russie ce que Sa Majesté voudrait bien lui faire parvenir. « Mais Elle doit prendre de grandes précautions et ne se fier qu’à une personne sûre ou à un chiffre inattaquable. » Des relations de l’illustre écrivain avec le représentant de Louis XVIII naquit promptement une amitié dont leur correspondance, commencée en 1807 et qui durait encore en 1820, atteste la vivacité.

Par ces protecteurs ou par lui-même, Blacas obtint en 1807 que le Tsar, qui allait rejoindre son année, s’arrêterait à Mitau pour y voir le souverain proscrit auquel il donnait asile. Si cette entrevue n’eut pas les résultats que Blacas en avait espérés, la faute n’en fut pas à lui, mais à la fâcheuse impression qu’Alexandre emporta de sa rencontre avec Louis XVIII. Cet exilé que le malheur et des infirmités avaient précocement vieilli, lui apparut comme un homme médiocre. Il le quitta convaincu qu’il ne régnerait jamais et, après lui avoir fait de vagues promesses, il les oublia.

Le Duc d’Angoulême et le Duc de Berry qui brûlaient de faire campagne dans ses armées n’y furent pas admis, bien que le Roi l’eût sollicité pour eux, et cette déconvenue détruisit dans l’œuf le beau projet formé par d’Avaray de demander pour le cadet des deux frères la main de la grande-duchesse Anne, la plus jeune sœur d’Alexandre, qu’un peu plu« tard Napoléon songea, lui aussi, à épouser.

Une autre tentative à laquelle Blacas participa ne réussit pas mieux. A l’instigation de d’Avaray, le Roi suggéra au Tsar de conseillera l’Angleterre la formation d’un corps de 30 000 volontaires recrutés parmi les prisonniers français, dont il prendrait le commandement et qui opérerait en Vendée. Alexandre ayant promis d’examiner cette étrange proposition, Blacas avait été invité à en entretenir le prince Czartorisky, qui était alors chancelier. Pour le disposer à entrer dans les vues du Roi, il imagina de lui faire lire une Histoire des Guerres de Vendée qui venait de paraître et qu’il avait annotée. Cette lecture, s’il faut en croire de Maistre, convainquit le chancelier de l’excellence du projet ; il s’efforça de le faire aboutir. Mais il quitta le pouvoir avant d’y avoir réussi et Budberg son successeur ne voulut pas renouer la négociation. Des espérances qu’avait données le Tsar à Louis XVIII dans leur entretien, une seule parut devoir se réaliser. On discuta d’une proclamation royale qui serait répandue dans l’armée française. Mais quand des pourparlers on en vint à l’exécution, cette idée fut abandonnée.

Il est bien vrai, d’ailleurs, qu’on croyait alors moins que jamais à la possibilité d’une restauration. Les puissances n’avaient pas encore en vue le renversement de Napoléon. Son renversement ne devint leur objectif qu’un peu plus tard. À cette heure, elles ne cherchaient qu’à contenir ses vues ambitieuses, arrêter sa marche et le contraindre à la paix, une paix fondée sur des bases qu’elles auraient imposées. Louis XVIII ne tenait aucune place dans leurs calculs. Tandis qu’il s’évertuait à leur prouver que la pacification de l’Europe ne pouvait s’opérer sans lui, elles l’avaient condamné, toujours prêtes, et trop souvent non sans raison, à trouver inexécutables les plans qu’il leur proposait. A toutes ses demandes, celle de sa reconnaissance comme roi de France, celle de marcher à la tête de leurs armées afin de prouver qu’elles ne faisaient pas une guerre de conquête, elles persistaient à répondre par des refus. Elles étaient résolues à lui tout refuser. C’est à cette résolution que se heurtait incessamment Blacas, comme s’y heurtaient à Vienne et à Londres les autres agens du Roi.

D’Avaray étant venu en 1807 à Saint-Pétersbourg pour consulter les médecins, chercha à utiliser son voyage au profit de la cause royale. Il essaya de reprendre les affaires dont Blacas poursuivait sans succès la solution. Il en entretint le chancelier baron de Budberg. Ordre avait été donné par le Tsar à son ministre de répondre aux multiples requêtes du prétendant par de banales formules de politesse. D’Avaray n’obtint rien de plus. Bientôt après, revenu à Mitau, il apprenait que ses démarches, de quelque réserve qu’il les eût entourées, avaient paru aussi déplacées qu’inopportunes et qu’on l’accusait de ne suggérer au Roi que des projets extravagans. Il ne pardonna pas à Budberg de professer une telle opinion sur son compte. Il le lui pardonna d’autant moins que peu de temps après, à propos de la proclamation du Roi, le chancelier affecta dans sa correspondance avec Mitau de se passer du concours de d’Avaray. Dans un long mémoire, celui-ci expose ses griefs et se montre profondément blessé du sans façon avec lequel le chancelier de Russie l’avait traité en cette circonstance.

Blacas dut à la bonne réputation dont il jouissait à Saint-Pétersbourg de n’avoir pas à souffrir de ces tiraillemens. Il y demeura, suivant avec anxiété les événemens qui se déroulaient sur le territoire de la Prusse, où, après la bataille d’Eylau, Français d’un côté, Russes et Prussiens de l’autre, étaient restés en présence. Durant plusieurs mois, son rôle fut simplement un rôle d’informateur. A l’affût des nouvelles qui arrivaient du théâtre de la guerre et qu’il recueillait chez la duchesse de Wurtemberg, chez la princesse de Tarente, chez la comtesse Strogonof, à l’ambassade de Naples, à la légation de Sardaigne où de Maistre le recevait en ami, il les transmettait à Mitau avec les commentaires auxquels elles donnaient lieu.

Parfois aussi, quoique rarement, c’est par les ministres impériaux eux-mêmes qu’elles lui étaient communiquées ou qu’il apprenait ce qu’ils en pensaient, ce qu’en pensait l’Empereur. Au lendemain de la bataille d’Austerlitz[3], ayant rencontré dans un salon le prince Adam Czartorisky, celui-ci lui dit :

— Vous devez être bien accablé par les derniers événemens.

— Nous sommes depuis longtemps accoutumés aux revers, répondit Blacas. Nous avons gémi en silence sur des malheurs que nous avions prévus quand nous avons vu recommencer la guerre sans qu’il fût question du Roi. Mais, nous ne nous laissons pas abattre ; nous conservons nos espérances. Notre maître nous donne l’exemple du courage.

Il aurait pu envelopper dans le même éloge l’empereur Alexandre, qui lui aussi conservait l’espoir de vaincre. Cet espoir partagé par ses sujets les disposait à transformer en victoires immenses les combats douteux ou même les défaites de leurs armes. Il en fut ainsi de la bataille d’Eylau, à la suite de laquelle on alla jusqu’à raconter que plusieurs maréchaux de France avaient été tués ou blessés et « que le Corse n’avait dû son salut qu’à la vitesse de son cheval. »

De ce que le général de Benningsen, placé à la tête des troupes alliées, n’avait pas été écrasé, les Russes tiraient cette conclusion que l’armée de Napoléon serait mise en déroute au premier choc qui se produirait. En juin 1807, la bataille de Friedland vint infliger à ces espérances un éclatant et sanglant démenti. Elle livrait toute la Prusse à Napoléon et contraignait Alexandre à déposer les armes. C’était pour les patriotes russes une déception aussi cruelle qu’inattendue. Elle ne le fut pas moins pour les émigrés dont elle paralysait de nouveau les projets.

— Notre cause est perdue, avouait le duc de Richelieu.

A Mitau, à ce moment, Louis XVIII se préparait à partir pour la Suède. Gustave IV, en guerre avec la France, dans le dessein de reconquérir ses possessions d’Allemagne, avait dû à l’énergique résistance de ses sujets poméraniens, assiégés dans Stralsund, d’obtenir un armistice durant lequel il s’était mis en état de reprendre les hostilités. Maintenant, il voulait le rompre, recommencer à combattre, et il avait appelé le roi de France à sa cour à titre d’allié. Louis XVIII enthousiasmé par cet appel allait se mettre en route quand il apprit le résultat de la bataille de Friedland. Redoutant que le roi de Suède n’eût renoncé à ses plans, il suspendit son départ. Mais, pressé d’être fixé sur ce qu’il devait espérer ou craindre, il résolut d’envoyer un émissaire à Carlscrone, port suédois sur la Baltique, où Gustave IV lui avait donné rendez-vous. Le comte de Blacas mandé d’urgence à Mitau reçut de lui celle mission de confiance. En arrivant à Carlscrone il y fut salué par la nouvelle de la paix conclue le 8 juillet à Tilsitt entre la Russie et la France. Il devait croire qu’il n’y avait plus rien à attendre du monarque suédois. Mais ses craintes furent heureusement trompées. Rentré à Mitau au mois d’août, après avoir longuement conféré avec Gustave IV, il apprenait à Louis XVIII que le roi de Suède persévérait dans ses desseins. La réussite en était si peu vraisemblable qu’il semble impossible que le prétendant ait pu y croire. Il n’hésita pas cependant à quitter Mitau, en y laissant la Reine et la Duchesse d’Angoulême et après avoir écrit au Tsar pour lui annoncer son départ et son prochain retour, quoique, dès ce moment, il fût hanté par son désir de passer en Angleterre.

Quant à Blacas, le Roi lui demanda comme une preuve nouvelle de dévouement de rentrer à Saint-Pétersbourg. Sans doute, sa position y serait bien différente de ce qu’elle était avant la paix. « Il y aura toute la différence de l’Empereur de Russie embrassant Louis XVIII à Mitau, au même Empereur embrassant Buonaparte à Tilsitt. » Mais le Roi avait trop souffert, en d’autres temps, de n’avoir pas un agent en Russie, pour recommencer l’expérience, alors surtout qu’en prévision d’une rupture probable et prochaine entre les deux empereurs, il importait qu’il fût toujours à même d’en tirer profit.

« Le comte de Blacas n’a proprement jamais été mon ministre accrédité ; mais s’il ne l’était pas de droit, il l’était de fait et il ne faut plus qu’il le soit, même en apparence. Il faut sans doute qu’il conserve ses liaisons avec les ministres étrangers, mais qu’il évite, qu’il refuse même toute occasion de figurer parmi le corps diplomatique. Il faut qu’il se ménage les moyens d’aborder les ministres, mais jamais officiellement : une simple note dont les agens de Buonaparte auraient connaissance déterminerait peut-être son renvoi. En un mot, le comte de Blacas ne doit être à ‘extérieur qu’un émigré, auquel la bonté de l’Empereur a, depuis trois ans, permis d’habiter Pétersbourg et qui revient, après une absence, jouir de cet avantage. Ce rôle, je le répète, est difficile à jouer, c’est marcher sur des charbons à peine couverts d’une cendre trompeuse ; mais si je ne connaissais pas la capacité du comte de Blacas, je ne l’en chargerais pas.

« Les objets qu’il doit avoir en vue sont : 1° d’être aux aguets des moindres circonstances pour saisir le moment de la rupture et tâcher de faire donner, à la guerre qui recommencera, la seule direction raisonnable ; 2° de veiller à mes intérêts pécuniaires et à empêcher, ce qui au reste n’est pas très probable, qu’on ne reprenne l’idée de m’ensevelir dans quelque trou comme Kiew ; 3° enfin de se tenir en mesure de parer les bottes qu’on ne manquera sûrement pas, dans toutes les occasions et même sans occasions, de nous porter. Prudence, discrétion, réserve, vigilance, voilà ses armes. »

Muni de ces instructions, Blacas rejoignit son poste, préparé aux difficultés que le Roi lui avait prédites en lui conseillant les moyens de les conjurer. Mais il eut bientôt compris qu’elles étaient insurmontables. Le gouvernement russe était à cette heure uniquement soucieux de ne pas déplaire à Napoléon, de le convaincre de sa bonne foi ; il n’eût pas souffert la présence du comte de Blacas à Saint-Pétersbourg si ce dernier avait encore prétendu au rôle d’agent autorisé de Louis XVIII. Il s’appliqua donc, comme le lui dictaient ses instructions, à ne paraître qu’un émigré toléré en Russie comme tant d’autres. Par malheur, sous cette forme, sa fonction perdait toute son utilité. N’en pouvant tirer profit, il n’en sentait que les inconvéniens, n’en obtenait que des déboires. Les ministres ne le recevaient plus qu’à titre privé, par courtoisie ; il n’eût rien osé leur demander. Il redoutait d’être renvoyé[4] et ne pouvait plus porter sa croix de Saint-Louis. Sans les amis qui lui étaient restés fidèles, sans Joseph de Maistre, il n’aurait même pas été informé de ce que le Roi avait intérêt à savoir. En ces conditions, son séjour dans la capitale russe devait lui devenir promptement intolérable.

Les lettres qu’il écrit alors à d’Avaray, passé en Angleterre avec le Roi, trahissent sa lassitude, son impatience de se retrouver auprès d’eux, alors que dans la place qu’il occupe il ne peut plus être utile. Il allègue qu’il n’a d’autres ressources que celles qu’il tient de la bonté du Roi et qui sont insuffisantes. Il a contracté des dettes et, quand il les aura payées, il sera sans moyens d’existence. Il désigne un personnage résidant à Saint-Pétersbourg qu’il juge apte à le remplacer. C’est un émigré, le comte Parseval de Brion, lieutenant général en France, passé avec le grade de général major au service de la Russie. Ce vieux soldat suffira à la tâche et Blacas demande à lui remettre ses pouvoirs. Ses vœux furent enfin exaucés. En juillet 1808, il quittait la Russie, rejoignait à Gothembourg la Reine et la Duchesse d’Angoulême parties de Mitau pour s’installer en Angleterre. Arrivé avec elles à Hartwell, il y devenait en peu de temps le bras droit de d’Avaray et par contre-coup l’objet de l’entière confiance du Roi.

Ne s’attendant que trop à perdre son ami, ou tout au moins à le voir s’éloigner de lui, Louis XVIII, docile à ses conseils, était résolu déjà à lui donner Blacas pour successeur. En attendant, afin de s’attacher celui-ci d’une manière définitive, il le nommait Grand maître de la garde-robe. « Mon désir et mon intention, lui écrivait-il, sont, mon cher comte, dans des temps plus heureux, de vous placer auprès de moi d’une manière convenable à votre nom et à votre dévouement à ma personne. En attendant, je vous charge en chef de régler et d’ordonner ma maison, en vous entendant avec le comte de La Chapelle. Je sais que c’est moins vous donner un témoignage de satisfaction que vous demander une nouvelle preuve d’attachement ; mais j’aime à en recevoir de vous. »

Dans l’état modeste et précaire de la cour de France exilée, la fonction qui venait d’être confiée à Blacas était assurément au-dessous de ses mérites. Mais de toutes celles dont il eût pu être chargé, il n’en était pas de mieux faite pour le rapprocher du Roi et permettre à celui-ci d’apprécier à sa valeur le conseiller nouveau qu’il se donnait. Du reste, tant vaut l’homme, tant vaut la fonction, et Blacas en prenant possession de la sienne y voyait le moyen non seulement de se consacrer plus activement encore que par le passé à la cause de Louis XVIII, mais aussi de le mieux faire connaître. Il le disait au comte de Maistre, avec qui, depuis son départ de Saint-Pétersbourg, il correspondait fréquemment.

« Oui, mon cher comte, c’est moi indigne qui suis chargé, comme vous dites, de l’emploi du monde le plus honorable. Mais combien ne serait-il pas au-dessus de mes forces et de mes moyens, si ceux de mon maître ne suppléaient pas à tout ce qui me manque ! Je m’en aperçois tous les jours, à tous les momens, et je puis dire que je jouis en voyant que sa tête froide, son esprit juste et droit, son jugement sain, son éloquence naturelle, ses connaissances profondes, sa facilité pour tout, son indulgence et sa bonté infinie le mettront, dans quelque circonstance qu’il se trouve, plus en mesure qu’homme au monde de conduire les affaires, de tout diriger et de ramener les esprits. Mais il faut qu’on le sache ; il faut que personne n’en doute, et ce doit être ma principale occupation, car c’est pervertir l’ordre des choses que de laisser attribuer les résolutions aux sujets et les déférences au souverain. C’est à la tête seule qu’il appartient de délibérer et de résoudre, et toutes les fonctions des autres membres ne consistent que dans l’exécution des ordres qui leur sont donnés. Ce principe sera toujours le mien et plût à Dieu que, dans tous les temps, il eût été à l’ordre du jour. »

D’Avaray eût signé cette profession de foi, lui qui n’avait jamais admis que les résolutions du Roi pussent être discutées et s’était toujours appliqué à lui en attribuer l’honneur, bien que souvent il les lui eût suggérées. Son successeur ne ferait pas autrement et rien ne serait changé dans les principes apportés jusque-là à la conduite des affaires. C’était l’opinion générale parmi les émigrés. Ils n’en furent pas moins satisfaits d’apprendre que le Roi s’était choisi un nouveau collaborateur. Mais cette satisfaction tenait tout autant qu’au choix lui-même à la retraite de d’Avaray qui en était la cause. Joseph de Maistre, dans une lettre au chevalier de Rossi, ministre des Affaires étrangères en Sardaigne, nous donne l’explication de ce double sentiment : « D’Avaray est détesté de tout ce qui se mêle des affaires du Roi parce que jamais le Roi ne résistera à une idée de son ami et ne voudra supposer qu’il se trompe… Blacas est le seul qui le défende, secondé par la Duchesse d’Angoulême. » Il ajoute, ce qui fait honneur à Blacas non moins qu’à d’Avaray, « qu’ils sont peut-être les seuls qui aiment le Roi pour le Roi, sans ambition et sans limites. » Mais s’il les juge égaux par les sentimens, il attribue à Blacas la supériorité des talens. « Il est né homme d’Etat et ambassadeur. »

Les mérites auxquels Joseph de Maistre rend cet hommage n’empêcheront pas Blacas, à peine entré en fonctions, de susciter les mêmes jalousies que d’Avaray. Il est vrai que le Roi le défendra comme il a défendu son ami ; il lui dira « qu’il faut dédaigner les sots et continuer à conduire son fiacre. » Les encouragemens de son Roi, l’estime de Joseph de Maistre, son amitié, voilà plus qu’il n’en faut pour consoler Blacas de l’injustice et le venger de la calomnie.


III

Cette amitié, on l’a vu, s’était nouée à Saint-Pétersbourg et promptement fortifiée. La séparation ne pouvait la détruire. Elle semble même l’avoir rendue plus confiante et plus étroite. Nous en trouvons le témoignage dans la longue suite de lettres, à laquelle nous avons déjà fait allusion, correspondance presque totalement ignorée jusqu’à ce jour, où d’un côté passe le souffle du génie, où s’expriment de l’autre une haute raison, une rare droiture, des qualités de cœur pour tout dire, qui expliquent l’attachement réciproque des deux correspondais.

Elle commence au mois de juin 1807. Blacas vient de partir pour Mitau où le Roi l’a appelé pour J’envoyer en Suède. En arrivant auprès du Roi, il apprend que l’abbé Edgeworth vient de mourir en soignant les soldats français prisonniers en Courlande. La nouvelle n’a été connue à Saint-Pétersbourg qu’après son départ. Le comte de Maistre lui a écrit aussitôt[5] :

« Grand Dieu ! quel événement chez votre auguste maître ! quel vide immense dans sa famille ! L’abbé Edgeworth devait une fois faire une entrée publique à Paris et illuminer la pourpre aujourd’hui ternie par la nécessité. Tous nos projets nous échappent comme des songes : tous les héros disparaissent. J’ai conservé tant que j’ai pu l’espoir que les fidèles seraient appelés à rebâtir l’édifice ; mais il me semble que de nouveaux ouvriers s’élancent dans la profonde obscurité de l’avenir, et que Sa Majesté la Providence dit : Ecce ! nova facio omnia. Pour moi, je ne doute nullement de quelque événement extraordinaire, mais de date indéchiffrable. En attendant, mon cher comte, je ne me lasse pas d’admirer la divine bizarrerie des événemens. Le confesseur de Louis XVI, l’héroïque Edgeworth mourant à Mitau d’une contagion gagnée en confessant, en consolant, en envoyant au ciel des soldats de Buonaparte, à côté de Louis XVIII. Quel spectacle ! »

Quelques mois plus tard, chargé par Blacas de faire réparer une voiture, de Maistre lui rend compte de la commission dont il s’est acquitté. Cette voiture lui rappelle de doux souvenirs et lui inspirera d’amers regrets si son ami ne revient pas à Saint-Pétersbourg, Il n’y montera jamais sans se rappeler le temps où ils y montaient ensemble.

« Je ne m’accoutume point du tout à la perte d’un ami tel que vous. Voilà le malheur des temps et de notre amitié en particulier : tous les jours on meurt, pour quelqu’un en attendant qu’on meure pour tout le monde. Je me dis bien que lorsque je fis votre connaissance dans la loge de la princesse Corsini à Florence, il n’y avait guère d’apparence que nous dussions un jour habiter la même maison et même nous casser la tête ensemble à Pétersbourg, ce qui est cependant arrivé, et qu’ainsi il ne faut désespérer de rien. Tout cela est bel et bon, mais les années volent, tes choses vont en empirant, et je n’ose plus me flatter de vous revoir. C’est l’idée qui me saisit en vous quittant. Venez la démentir, vous serez bien aimable. Mon cher comte, tout est perdu fors l’honneur. Voici le moment prédit par l’immortelle chanson de 1775 :

Les Rois se croyant des abus
Ne voudront plus l’être.

« C’est une chanson qui ne donne pas envie de rire, mais je m’arrête de peur que vous ne me disiez : Que me chantez-vous là ? Mon très cher comte, je vous embrasse de tout mon cœur avec un sentiment profond de tristesse et d’attachement. Conservez-moi votre souvenir et votre amitié que j’aime comme vous savez. Quant à moi je ne puis cesser d’être à vous. »

Blacas rentrait de Suède lorsque cette lettre lui est parvenue à Mitau où on vient d’apprendre que Napoléon et Alexandre se sont donné rendez-vous à Tilsitt. Sa réponse au comte de Maistre se ressent du désarroi que cause en Europe, en Angleterre surtout et parmi les émigrés, la nouvelle de cet événement précurseur de la paix.

« Ce ne sera qu’une tranquillité funeste et momentanée, une tranquillité qui nous annoncera de nouveaux troubles, de nouveaux malheurs, de nouvelles usurpations. Peut-être faut-il tout cela pour nous ramener au seul ordre de choses qui puisse rendre le calme et le bonheur au monde, car ce n’est pas seulement pour le bonheur de la France qu’il faut lui rendre son légitime souverain ; c’est pour assurer celui de tous les peuples et pour raffermir tous les trônes. Combien vos réflexions, vos idées, vos pensées sont justes, sages et profondes ! J’ai éprouvé une véritable jouissance à les mettre sous les yeux du Roi ! Il vous a reconnu à tout ce que contient votre lettre, et il me charge de vous le dire en vous renouvelant l’assurance de tous les sentimens qu’il vous porte.

« Je ne peux pas calculer précisément encore l’instant de mon retour à Pétersbourg. Il tient à des circonstances et à des affaires dont il est impossible que je prévoie le terme. Mais soyez certain, mon très cher comte, qu’on se trouve trop bien dans votre voisinage pour ne pas chercher à y revenir.

« Le comte d’Avaray m’ôte la plume des mains ; il veut répondre à votre lettre. Je vous aime trop, l’un et l’autre, pour ne pas lui en laisser le plaisir. »

Le retour de Blacas à Saint-Pétersbourg suspend pour quelques mois ce commerce épistolaire. Mais, lorsqu’il est reparti en juin 1808, et définitivement cette fois, la correspondance est reprise. Désormais, elle ne sera plus interrompue. On nous saura gré de reproduire encore quelques-unes des réflexions que les événemens inspirent au comte de Maistre et qui s’agrémentent souvent des informations qu’il y mêle.

Le 6 août, il écrit : « Il y a trois jours que le Caulaincourt[6] a donné un repas superbe de quatre-vingts couverts environ, où il ne manquait que vous et moi pour célébrer la naissance de son maître. Le comte Nicolas se leva le premier pour annoncer la santé de l’Empereur Napoléon d’abord ; après, Caulaincourt porta celle de l’Empereur Alexandre : mais écoutez un charmant sproposito : pendant qu’on se préparait à ces deux grands actes, la musique russe qui n’y entendait nulle finesse se mit à jouer God save the King. Certaines personnes étaient tentées d’y entendre finesse ; mais ce fut tout uniment une heureuse bêtise.

« Bien obligé, mon cher comte, de votre intérêt pour mon fils[7], il m’est revenu et je ferai ce que je pourrai pour le retenir. Il a fait preuve en deux occasions d’une valeur tranquille et à toute épreuve. C’est assez. Je m’ennuie de le voir jouer sur ce vilain échiquier. Le général (Barclay de Tolly) a demandé pour lui la croix de Sainte-Anne et celle de Saint-Wladimir. J’espère qu’il les aura. Je ne me repens nullement de l’avoir jeté dans la carrière des armes. Pour longtemps, il n’en aura pas d’autres, et d’ailleurs c’est la meilleure pour tout homme qui n’est pas aveugle comme moi. D’ailleurs encore, j’e n’avais pas droit de sacrifier mon fils. D’ailleurs encore cette carrière n’en exclut point une autre. On écrit fort bien une pièce diplomatique avec la pointe d’une épée. Quelquefois les liaisons ne sont pas bien faites ; mais la lettre est bien formée, ce qui suffit.

« Je désire que vos maîtres se trouvent bien en Angleterre. Il me semble qu’il n’y a plus pour eux d’autre position décente et qu’ils ne sont pas faits pour être pris au collet quand Paris le juge à propos. Disons donc comme Lusignan : Allez ! le ciel fera le reste. Mon cher comte, je vous embrasse tendrement, je me recommande à votre souvenir ; pour moi, je ne puis cesser de vous aimer, ni de vous regretter. »

Le 8 octobre, c’est de la guerre d’Espagne que de Maistre entretient Blacas et de l’entrevue d’Erfurth.

« Eh bien, monsieur le comte, que dites-vous de cette immortelle Espagne ? Si l’on nous avait dit ici pendant que nous étions à nous apitoyer sur l’état des choses : — Dans six mois, votre ami Napoléon perdra cinq ou six batailles de suite ; on lui prendra quatre ou cinq de ses généraux, on lui fera des prisonniers par 5 ou 6 000. Où est-ce que tout cela se passera ? nous aurions dit : En Pologne ou en Allemagne. Les nations y auront vu clair. Les princes seront d’accord, etc., etc. Alors si le prophète nous avait dit : — Nieton ; tout cela se fera par des paysans espagnols, n’est-ce pas, mon cher comte, que nous aurions été bien ébahis ? Que je regrette de ne pouvoir parler de toutes ces merveilles avec vous ! Au reste, je tremble comme un roseau dans la crainte que toute cette belle affaire ne finisse mal. Nous ne manquons pas, comme vous pouvez bien l’imaginer, de gens qui nous prouvent par bons et beaux raisonnemens que l’Espagne doit nécessairement plier. J’aime à croire tout le contraire. Je ne veux point trop me flatter ; mais quant à la possibilité j’y crois fermement ; je vais même jusqu’à la probabilité. Que de choses, monsieur le comte, peuvent naître de cette Espagne !

« Vous serez tombé des nues en apprenant le voyage d’Erfurth. Ici, tout s’est ébranlé pour l’empêcher ; tout a été vain. Personne, dit-on, n’a été plus éloquent que la grande-duchesse Marie (Weimar). C’est que l’excellente dame en a tâté. L’Empereur en est toujours venu au grand mot : — J’ai donné ma parole ; mais voici qui est remarquable, il a ajouté : — Je l’ai donnée quand il était heureux. Je ne puis la retirer à présent qu’il est dans le malheur. Dans ce dernier mot, je lus toutes les nouvelles d’Espagne que nous ne savions point encore. J’espère cependant que ce voyage ne produira pas tout le mal qu’on craignait. L’Empereur paraît asservi, et en effet, il l’est dans un sens. Il est vaincu intérieurement ; il n’a plus de foi ni en lui-même, ni dans sa nation. Il croit ne posséder aucun talent militaire chez lui : il se croit perdu s’il faisait un geste contre la France, voilà tout le secret. Du reste, il s’est laissé dire si tranquillement il y a peu de temps, il s’est laissé écrire même de telles vérités ; il s’est laissé présenter de tels projets qu’on ne peut le soupçonner d’être perverti. »

Les jours et les mois s’écoulent ; les événemens se succèdent, imprévus, émouvans, vertigineux ; Joseph de Maistre continue à les commenter. Tout ce qu’il craint, tout ce qu’il espère, il le dit, s’estimant heureux, à l’en croire, d’être là où il est, séjour qui lui paraît délicieux quand il songe au reste de l’Europe « ou, si vous voulez, à l’Europe, car il n’est pas bien clair qu’ici nous y soyons. » — « Dieu veuille que l’incendie ne vienne pas jusqu’à nous, écrit-il en août 1809 ; en attendant, au moins, ce poste vaut mieux que beaucoup d’autres. Que de belles choses a fait encore l’aimable Corse depuis que nous nous sommes séparés ? Je crains bien au reste, mon très cher comte, que votre Auguste Maître n’ait pas pour lui toute la tendresse et la reconnaissance qu’il lui doit. Sans doute que Buonaparte pouvait écrire son nom à côté de celui des grands princes, donner la paix au monde, se mettre à la tête du système religieux de l’Europe, et gouverner sagement la France augmentée d’un quart ; sans doute, mais alors il était légitime et il prenait racine pour toujours. En pillant, en trompant, en saccageant, en égorgeant, il donne les plus légitimes espérances qu’il doit disparaître, dès que ses commissions seront accomplies, et il renonce lui-même formellement à la qualité de légitime souverain : c’est cette attention délicate dont je suis touché. Ah ! mon cher comte, que je voudrais être aussi sûr de la date des événemens, que je le suis des événemens mêmes ! Mais c’est là le mystère. Toute la raison, toute l’attention humaine ne peuvent pénétrer jusque-là. En attendant, faites-moi des Bourbons, je vous en prie, prenez-vous y comme il vous plaira, mais faites-m’en. »

« Je suis toujours à la place où vous m’vez laissé, miniastre comme un autre, traité comme tel, sans voir les Français, comme vous l’imaginez bien, et sans leur faire aucune espèce d’avance. Cependant, ils ne cherchent pas à me nuire, sans que je sache trop pourquoi, cette situation fait spectacle et contrarie si fort les apparences que j’ai reçu des lettres de Vienne adressées à M… ci-devant ministre, etc. L’état de guerre où je suis a pour moi le grand avantage de me dispenser de toute communication avec ces messieurs. Les autres sont obligés de dévorer repas, Te Deum, feux d’artifices, toasts, ce qui est ma foi bien indigeste. A tout prendre, je trouve qu’un homme extrêmement malheureux ne saurait guère être plus heureux. Voilà ma position, mais que je voudrais savoir quelque chose de la vôtre. »

Le 24 décembre 1809, la note est plus sombre.

« Je dirai comme vous, cher et aimable ami : hélas ! que vous dirais-je ? En effet, que peut-on dire au milieu de ce renversement universel dont nous sommes les témoins et les victimes. Vous avez vu la puissance autrichienne disparaître en trois mois comme un brouillard du matin. A-t-on jamais rien vu d’égal à six armées commandées par six princes, tous grands généraux et tous d’accord ; à cette invasion de l’Italie, avant d’être sûr de rien en Allemagne ; à cette armée de Ratisbonne qui ne sait pas où est Buonaparte (vrai au pied de la lettre) et qui est écrasée en un instant pendant qu’une armée de quarante mille hommes écoute tranquillement le canon de l’autre côté du Danube et demande ce que c’est ; à ce général qui laisse traverser un fossé appelé Danube sans tirer un coup de fusil sur les traverseurs ; qui se retranche de l’autre côté et se laisse tourner, etc., etc. ? Enfin, mon cher comte, miracles, miracles et toujours miractes. Il faut s’envelopper la tête comme César et laisser frapper.

« Malgré tout ce qu’on nous raconte de la France où l’on souffre sans doute, je trouve dans le cœur humain que la nation se laissera enivrer par des succès inouïs et se consolera comme les anciens Romains du temps des Empereurs, des soufflets qu’elle reçoit par ceux qu’elle donne. L’homme est fait ainsi : voilà cette monarchie universelle dont on a tant parlé, réalisée sous nos yeux, car jamais on n’a entendu ce mot universelle au pied de la lettre, et il me semble que l’Europe entière moins l’Angleterre ne laisse pas de faire un bel établissement pour un officier. Vous me dites : N’y aura-t-il jamais un Prince qui sache périr, etc. ? Et qu’y gagnerions-nous, je vous prie ? Un malheur de plus. Jamais un prince ne se défendra contre un usurpateur. Tous ceux qui dans les révolutions ont voulu faire tête à l’orage, y ont perdu le trône ou la vie. Il y a des raisons (honorables même pour eux) qui les rendent incapables de se tirer de ces épouvantables tourbillons.

« Je ne sais si c’est à M. le comte d’Avaray que j’écrivais un jour : l’or ne saurait couper le fer. Je ne m’en dédis pas : voyez le Tyrol ! voyez l’Espagne ! C’est une vérité qui ne doit certainement pas humilier les souverains. Mais je ne veux point m’embarquer dans cette dissertation. L’édifice élevé par Buonaparte tombera sans doute. Mais quand ? Mais comment ? Voilà le triste problème. Le plus sûr est de compter sur une longue durée, car le monde entier est modifié par cette épouvantable révolution et des ouvrages de cette espèce ne se font pas en huit jours.

« Parmi tous ces miracles, le plus grand de tous ces miracles c’est l’inconcevable aveuglement des Princes qui jamais n’ont vu comment il fallait attaquer la révolution. Non seulement ils ont laissé égarer les yeux des Français, non seulement ils n’ont jamais voulu les fixer sur un objet unique, mais ils ont fini par prendre en aversion cet objet unique et, au lieu de l’élever de toutes leurs forces pour le rendre visible de loin, ils n’ont rien oublié pour l’enterrer. Il ne reste plus maintenant qu’à négliger la succession, et cela, mon cher comte, c’est vous autres qui le ferez ; car il faut bien que tout le monde s’en mêle. Vous direz : il n’en manque pas ; il y a bien du temps, et vous verrez où ces phrases vous mèneront. J’ai peur du sophisme mortel. « Nous serons sages demain. » Il faut l’être aujourd’hui.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! Quel épouvantable renversement ! D’un autre côté, je ne puis absolument être séduit par les événemens et croire que ces viles races doivent un jour commander paisiblement l’Europe. J’attends donc ou que vos princes proposent à d’illustres demoiselles de nous faire des Bourbons, ou que le mariage le plus intéressant de l’Europe devienne tout à coup miraculeusement fécond. Je m’amuse avec ces idées ; hors de là, je ne sais où me tourner.

« J’ai appris, mais sans détail, les changemens qui se sont faits chez vous. J’ai su que vous étiez chargé des fonctions les plus honorables et les plus fatigantes. Tant pis pour vous, cher comte, mais tant mieux pour votre maître. J’honore beaucoup la fidélité et le dévouement de votre prédécesseur, mais il était excessivement peu fait pour les affaires que vous faites, vous, à merveille. Vous aurez beaucoup de peine sans doute ; mais cette peine est noble, honorable et digne de vous. »

On voit qu’à la date où Joseph de Maistre se réjouissait de voir Blacas prendre la direction des affaires du Roi, la santé de d’Avaray l’avait contraint au suprême sacrifice que, depuis un an, la présence à ses côtés d’un collaborateur lui permettait de reculer, en lui donnant l’illusion que de sa petite maison de Chelsea, d’où il ne sortait plus qu’accidentellement, il était encore utile à son maître. Effrayés par les progrès de la maladie qui ravageait son corps épuisé, les médecins, non contens de lui ordonner le repos le plus absolu, conseillaient en outre un climat moins pluvieux et moins humide que celui d’Angleterre, plus chaud et plus salubre que celui même d’Italie. C’est dans l’île de Madère qu’ils voulaient voir le malade se fixer. De leur ordonnance, il n’acceptait encore qu’un article, celui qui prescrivait le repos, il repoussait l’autre qui le condamnait à vivre loin du prince auquel il avait consacré sa vie et auprès duquel il craignait de ne pouvoir revenir. Mais, à quelques mois de là, le mal qui le minait, les conseils attristés de son maître, ceux de Blacas, allaient avoir raison de sa résistance et l’obliger à se soumettre aux prescriptions médicales.

Tout est déchirement dans son âme, à cette étape de sa vie qui sera la dernière. Il faut quitter ce qu’il a le plus aimé, renoncer à être le témoin du grand jour dont il n’a jamais désespéré et qui verra Louis XVIII rentrer triomphant dans sa capitale aux acclamations de son peuple. Lorsque, à la veille de son départ, le Roi en larmes le serre dans ses bras, d’Avaray qui fait effort pour contenir les siennes afin de ne pas dramatiser la tristesse de ses adieux, pressent qu’il ne le reverra pas, et dans un élan de cœur, il le recommande au dévouement de Blacas.

Le 23 août 1810, après avoir attendu pendant toute une semaine les vents favorables, il s’embarquait à Falmouth, accompagné d’un jeune secrétaire, le comte de Pradel, dont en peu de temps il avait gagné l’affection et du vieux domestique qu’il appelait son « fidèle Potin. » « Adieu, mon cher comte, mande-t-il à Blacas au moment où le navire va mettre à la voile. Je suis, avec le sentiment du plus profond dévouement, aux pieds du Roi et de son auguste famille. »


IV

Si le comte d’Avaray avait abandonné la direction des affaires du Roi quelques années plus tôt, son départ eût été considéré parmi les émigrés comme un événement d’importance. Ceux qui jalousaient sa faveur et attribuaient, les uns à sa modération relative, les autres à l’intransigeance de ses principes, l’échec des tentatives royalistes depuis quinze ans, se fussent réjouis, tandis que ses admirateurs auraient déploré l’effacement d’un conseiller qui, même lorsqu’il s’était trompé, n’avait jamais eu en vue que l’intérêt de son maître, et dont toute la conduite attestait le désintéressement.

Mais, au moment où il quitte la scène sans que l’on puisse espérer ou craindre de l’y voir revenir, Louis XVIII n’est pas seulement condamné à l’inaction par les circonstances qui semblent se liguer pour lui fermer le chemin de son royaume ; il l’est aussi, comme nous l’avons dit, par les Cabinets européens qui ne croient pas plus au l’établissement des Bourbons qu’ils ne le souhaitent. La pauvre cour d’Hartwell est tombée dans un calme morne et mélancolique où l’on pourrait voir la preuve d’un renoncement total à d’anciennes espérances, reconnues irréalisables si l’on ne savait qu’en dépit de malheurs accablans Louis XVIII a conservé sa foi dans le triomphe de ses légitimes revendications. Le changement survenu dans son conseil passe inaperçu même en Angleterre, inaperçu à ce point que dix mois plus tard, le prince de Galles, récemment proclamé régent, invitant les princes de la maison de France à une fête qu’il doit donner au jour anniversaire de la naissance de son père, le roi Georges III, fait porter une invitation au comte d’Avaray.

« Il s’est passé quelque chose de fort singulier, écrit Blacas à son prédécesseur. M. le régent avait oublié que vous étiez à Madère et avait chargé le général Hamond de vous chercher à Londres et ensuite à Hartwell. Effectivement, ne vous ayant pas trouvé à Londres, il est venu ici, vous a demandé. On a cru qu’il voulait parlor du duc d’Havre, et on l’a conduit chez lui… On en est venu aux explications et le fait a été éclairci. »

Cet incident, d’autres encore non moins révélateurs que celui-ci de l’indifférence et de l’oubli dont est l’objet la cour d’Hartwell, ne permettent pas de s’étonner du caractère de la correspondance de Blacas à cette époque. Les lettres qu’il écrit à de Maistre et aux rares agens royalistes répandus à l’étranger ne s’alimentent guère que de discussions purement platoniques sur les événemens, de réflexions plus ou moins judicieuses sur les hommes ou les choses.

Le 4 mars 1810, lorsque commence à se répandre la nouvelle du prochain mariage de Napoléon avec l’archiduchesse Marier Louise, il écrit à son illustre ami : « On nous menace d’un mariage qui me fait frissonner. Une descendante de Saint-Louis ! Une petite-fille de Louis XIV ! Mon sang se glace… Personne ne lui rappellera-t-il que quand on proposa à l’infante Charlotte d’épouser César Borgia, duc de Valentinois, elle répondit :

« — Je ne veux pas épouser un sanguinaire, un assassin, infâme par sa naissance et plus infâme encore par ses forfaits[8]. »

Le 9 avril 1811, il engage de Maistre à travailler au l’établissement des liaisons qui n’auraient jamais dû cesser d’exister entre la Russie et l’Angleterre et l’invite à en parler au comte Romanzof. « La Russie n’a rien ici à rendre ou à demander. Il en est de même de l’Angleterre qui donnera à la Russie tous les subsides dont elle aura besoin pour une guerre qui sera la conséquence de la paix, si elle consent à renouveler un traité de commerce qui a subsisté vingt années à l’avantage des deux pays et l’on peut dire que ces vingt années ont été l’époque la plus florissante de la Russie. »

Un peu plus tard, à propos des malheurs de la Papauté, de Maistre, dans une lettre à Rlacas, a parlé avec irrévérence des quatre fameuses propositions gallicanes de 1682, « le plus misérable chiffon de toute l’histoire ecclésiastique. » — « Je cache votre lettre aux regards de Bossuet dont le portrait est dans ma chambre, lui répond Blacas. Mais, où avez-vous vu le repentir et le désaveu de Louis XIV ? » Et un débat s’engage qui donne lieu à de longues et intéressantes missives sans rapport avec les affaires politiques du Roi, que la force majeure relègue à l’arrière-plan.

Elles tiennent encore moins de place dans les lettres que Blacas envoie à « son cher duc d’Avaray. » Le sachant écrasé par la maladie et par la douloureuse séparation qui en est la suite, il l’entretient le moins qu’il peut de ce qui pourrait l’attrister, l’assombrir et cherche surtout à le distraire en multipliant les détails sur les faits et gestes des princes et des personnes de leur société.

Le Roi a eu un douloureux accès de goutte. — Monsieur et le Duc de Berry sont allés chasser chez lord Seveton. — Melchior de Polignac est venu faire signer par le Roi le contrat de son mariage avec Mlle le Vasseur de la Touche, nièce d’Edouard Dillon. Le père du marié est toujours en Russie. La goutte l’a mis dans un état affreux. La comtesse Diane est sourde à ne pas entendre un coup de canon. — Mmes de Narbonne et de Damas sont aux bains de mer. — Le duc de Grammont a eu la jaunisse à son retour des eaux. — Les Gazettes avaient annoncé la mort de l’émigré comte de Langeron, général au service de la Russie. La nouvelle était fausse. — Le duc de Queensberry qui vient de mourir a laissé quelque chose à toutes ses connaissances. Mlle de Dortans, petite-fille d’un Hamilton, a eu mille livres sterling, ce qui est peu. Mais on a tenu tant de propos sur les dames auxquelles il a laissé qu’elle est très aise de n’avoir pas eu davantage. — Le Roi a visité le château de Warwick et la ville de Manchester. Il est revenu enchanté de son voyage.

Et au milieu de ces détails qui relèvent de la chronique mondaine et ne sont intéressans que parce qu’ils nous initient à la vie des rares émigrés restés en Angleterre avec la famille royale, cette piquante observation qui nous révèle en Blacas le souci de l’étiquette : « L’archevêque de Reims doit me donner une lettre pour vous. A propos de lui, vous m’en avez adressé une que je lui ai remise sur l’adresse de laquelle était : à Monseigneur l’Archevêque, etc. Il aurait trouvé très naturel que vous lui eussiez écrit à Monsieur l’Archevêque. Dans le fait, si ce n’est pour vous, c’est pour vos pairs que vous vous devez de ne pas donner du Monseigneur aux évêques, ni dans les lettres, ni sur le couvert. Je tâcherai de me procurer un petit protocole du style employé par les ducs dans certaines occasions pour vous l’envoyer. Le Roi me remettra une lettre pour vous et j’en attends du duc d’Havre. »

Le 18 novembre, la correspondance prend subitement un ton plus grave. La lettre que Blacas écrit ce jour-là au duc d’Avaray lui annonce la mort de la Reine qui a succombé le 12 à une nydropisie, « suite de la maladie noire dont elle était attaquée depuis si longtemps. » Obligée de s’aliter le 5, dès le lendemain elle s’est sentie perdue. Elle a demandé à se confesser et à recevoir les derniers sacremens que l’archevêque de Reims lui a administrés en présence du Roi, de la Duchesse d’Angoulême et de toute la maison. Le 8, le Comte d’Artois, informé de l’état de la Reine, est arrivé à Hartwell, et successivement ses deux fils qu’on est allé prévenir chez lord Moira où ils étaient à la chasse, le prince et la princesse de Condé, le duc de Bourbon. Le 10, la malade s’est trouvée si mal qu’elle a demandé à l’archevêque de lui réciter les prières des agonisans. Blacas qui donne à d’Avaray ces détails continue ainsi :

« Elle appela ensuite auprès de son lit le Roi, qui depuis quatre jours ne quittait pas un instant la chambre de la Reine, pour le remercier, dans les termes les plus touchans, de tous les soins, de toutes les attentions qu’il n’avait cessé d’avoir pour Elle, et Elle lui fit ensuite des excuses pour les chagrins, pour les peines qu’Elle avait pu lui causer, le priant de les lui pardonner et de croire que son cœur n’avait été pour rien dans ce qu’Elle avait pu faire qui l’eût affligé. Elle fit après cela approcher Madame et Monseigneur ; elle les bénit de la manière la plus tendre et la plus attendrissante, leur souhaitant tous les bonheurs qu’ils méritaient en leur disant :

« — Mes enfans, car je vous ai toujours regardés comme tels, continuée à vivre comme vous le faites, soyez résignés aux volontés de Dieu et soumis aux ordres du Roi. Recevez ce dernier avis avec ma bénédiction.

« La Reine ayant appelé ensuite M. le Duc de Berry, l’engagea à changer de conduite, en lui faisant sur celle qu’il tenait et sur celle qu’il devrait tenir, une exhortation vraiment admirable. Enfin, Sa Majesté s’adressant à Monsieur, lui parla de la fin prochaine qu’elle allait faire.

« — Je vais paraître devant Dieu, lui dit-elle ; j’ai un terrible compte à lui rendre de mes actions ; je redoute sa justice ; mais je compte sur sa miséricorde.

« Dans la journée, elle fit au duc d’Havre des excuses pour tous les momens d’impatience qu’elle avait eus contre lui et parla dans le même sens à presque tous ses gens et avec une telle bonté, une telle sensibilité, que je les ai tous vus fondre en larmes et qu’il n’existe personne dans la maison qui ne regrette sincèrement, et qui ne pleure encore cette excellente princesse qui n’a - été véritablement connue et appréciée qu’au dernier moment.

« La veille de sa mort, elle disait à Madame qui lui rendait les soins les plus assidus :

« — Mon cœur, ne m’aimez pas autant. Et elle l’engageait à aller se reposer en lui disant : — Si je me trouve plus mal, je vous ferai appeler. Soyez tranquille, vous me reverrez encore.

« Le 10, à quatre heures après-midi, elle fit prier le Roi de se retirer, ne voulant pas qu’il lut témoin du triste spectacle qu’allait lui causer sa mort. Cependant vers le soir, elle se trouva un peu soulagée, elle fut mieux la journée de dimanche ; celle du lundi fut si bonne qu’elle donna quelque espoir et que le médecin croyait qu’elle pourrait du moins vivre encore plusieurs semaines. Mais la nuit fut très mauvaise et le matin à sept heures, quand le Roi se rendit chez elle, elle lui dit :

« — C’en est fait, je finis.

« Cependant les médecins trouvèrent qu’elle reprenait des forces et engagèrent le Roi à se promener un moment dans le parc après ta messe. Sa Majesté sortit effectivement, mais à peine était-Elle hors du château que l’état de la Reine empira au point qu’on fut chercher le Roi et qu’elle n’existait plus quand il rentra dans son appartement. Monsieur, qui était auprès de son lit, lui a fermé les yeux. Le Roi voulut encore entrer dans la chambre de la Reine, Mme de Narbonne put seule l’en empêcher en lui parlant des dernières volontés de son auguste épouse ; il se rendit à la chapelle pénétré d’une douleur aussi vivement sentie que difficile à exprimer. »

Quelques instans après, sur les instances de son frère et de sa nièce, le Roi « dans un état d’accablement et de douleur impossible à décrire, » suivi de toute sa famille, du duc de Grammont et du comte de Blacas, quittait Hartwell pour se rendre à Wimbledon où le prince de Condé lui offrait sa maison. Le duc d’Havre restait à Hartwell chargé de tout régler et de tout ordonner en vue des funérailles. Elles eurent lieu à Londres, en grand apparat, la semaine suivante. Le corps de la Reine avait été exposé en chambre ardente trois jours durant. Elle fut inhumée provisoirement à Westminster et devait y rester jusqu’au jour où il serait possible de la transporter en Sardaigne, conformément à sa volonté[9]. « Le chagrin du Roi est toujours le même, écrit encore Blacas. Rien ne peut le distraire. Il est obligé de prendre de l’éther tous les soirs pour pouvoir reposer. Il est changé d’une manière effrayante et je ne puis vous dire, mon cher duc, combien je suis inquiet, tourmenté et malheureux de l’état de notre cher maître. L’impression que lui ont faite les derniers momens de la Reine est incroyable. »

Le Roi était depuis trente-six heures à Wimbledon lorsque, dans la matinée du 14 novembre, on y apprit à l’improviste l’arrivée à l’Armouth du roi de Suède. Chassé de ses États par une révolution militaire qui l’avait contraint d’abdiquer en faveur de son oncle, jadis régent du royaume, pendant sa minorité, Gustave IV venait, sous le nom de comte de Gottorp, demander asile à l’Angleterre. Sur l’ordre de Louis XVIII, Blacas partit sur-le-champ pour aller offrir ses services à ce nouveau proscrit qui, au temps de sa puissance et à l’exemple de son père, avait embrassé avec ardeur la cause des Bourbons. Il le rencontra au château de Braxted près Colchester où une respectueuse hospitalité lui avait été offerte.

— Je ne doute pas, sire, lui dit-il, que la Cour de Saint-James ne fasse pour Votre Majesté ce qu’elle a fait pour le Roi de France. Mais, en attendant, tout ce qui est à mon maître est à la disposition de Votre Majesté et tous les Français fidèles sont à vos ordres.

Le Roi lui sauta au cou et l’embrassa les larmes aux yeux, en le remerciant d’avoir prévenu ses désirs. Il n’en avait d’autre que de se rendre auprès de Louis XVIII et d’accepter un asile chez lui.

— Je croirai avoir retrouvé une famille. Je suis seul et n’ai pour toute suite qu’un domestique. Une chambre me suffira, et auprès du Roi je serai heureux. Je ne puis d’ailleurs gêner personne maintenant que je ne suis plus que le comte de Gottorp. Je veux être traité comme tel, j’ai renoncé à la Suède et aux Suédois que je tiens pour indignes de moi depuis qu’ils ont laissé les rebelles porter la main sur ma personne sans qu’aucun d’eux ait élevé la voix en ma faveur ni tiré l’épée pour me défendre.

Blacas reste auprès du roi de Suède durant cette journée. Le lendemain arrive un envoyé du gouvernement britannique. Il a pour mission d’empêcher Gustave IV de se rendre à Londres et proteste lorsqu’il apprend que le voyageur accepte l’hospitalité de Louis XVIII. Leur réunion fera croire à des projets que l’Angleterre ne saurait approuver. Le Roi s’emporte, il déclare que s’il ne doit pas être libre de ses volontés, il repartira pour le continent. Blacas le calme et obtient de lui qu’il attendra à Braxted le résultat des démarches qui vont être faites auprès des ministres anglais. Tout s’arrange enfin ; les ministres cèdent et consentent à la réunion des deux princes.

« Le 23, au matin ; il arriva à Wimbledon seul dans un post-chaise à deux chevaux n’ayant pour suite que son sabre et pour escorte deux pistolets, car le domestique, qui est à présent toute sa maison, ne vient que longtemps après lui. Notre maître était entouré de toute sa famille et le roi de Suède semblait se croire au milieu de la sienne. Depuis lors, il a toujours été de même, plein d’attention pour tout le monde, parlant toujours avec noblesse, avec dignité, froid, mais touché des moindres soins… Il est venu de Wimbledon ici (Hartwell) avec le Roi. Il occupe la chambre bleue ; mais l’appartement de la Reine va être préparé pour lui. Je vais tâcher de me procurer un cheval de selle parce que je sais qu’il aime à monter à cheval ; et comme également, il aime la musique, j’ai demandé à Londres un piano forte. Je crains malgré nos soins qu’il ne reste pas très longtemps en Angleterre. Le climat lui déplaît et les premières difficultés qu’il a éprouvées lui avaient donné beaucoup d’humeur. Il a refusé le traitement que le gouvernement lui a offert ainsi qu’un appartement dans le château d’Hampton-Court, qui lui a été proposé. »

Gustave IV passa trois mois à Hartwell, et peut-être se fût-il décidé, malgré tout, à se fixer en Angleterre, s’il n’eût constaté à divers traits que le gouvernement souhaitait qu’il abrégeât son séjour.

« Tout le monde est pour lui d’une injustice atroce, » disait Blacas. On essayait de le faire passer pour fou et les témoignages de respect et d’affection qu’on lui prodiguait à Hartwell ne le consolaient pas des « procédés inqualifiables » dont il était l’objet de la part du gouvernement. Ils le décidèrent à partir. A la fin de mars, il s’embarquait à l’Armouth, poursuivi jusqu’au bout par le mauvais vouloir des Anglais. Louis XVIII eût voulu qu’un gentilhomme français, le comte de la Ferronnays, accompagnât le royal voyageur sur le continent. Mais le gouvernement anglais s’y opposa, ne voulant le laisser s’embarquer qu’en compagnie du seul domestique avec lequel, il était arrivé. Sur sa demande, le roi de France lui en avait cédé un au départ duquel on s’opposa aussi et qui ne parvint à l’accompagner qu’en se cachant à bord avec la complicité du capitaine et en ne se montrant que lorsque le navire eut gagné la pleine mer.

La mort de la Reine et le séjour du roi de Suède, tels sont les événemens qui agitèrent la cour d’Hartwell à la fin de 1810 et au commencement de 1811, en y suscitant des difficultés dont les plaintes de Blacas à d’Avaray, sans en préciser les causes, nous révèlent le caractère irritant. « Ah ! mon cher duc, combien je ressens tous les jours davantage le regret de votre absence ! Vous nous manquez à tous les momens et dans toutes les occasions. Je le croyais avant votre départ et j’en ai acquis la malheureuse certitude. La loyauté, la noblesse, la pureté de principes sont des folies ; le dévouement est une sottise, la fidélité et le respect une vieille mode, l’intégrité une duperie, la franchise un mot vide de sens et la religion un masque derrière lequel on peut tout faire. » Que d’intrigues, de conflits, de déceptions trahissent ces plaintes !

Le duc d’Avaray, lorsqu’il les reçut, n’était plus en situation de s’en émouvoir. Si durant les premiers mois de son séjour à Madère, il avait pu se faire illusion sur la gravité de son état, et croire à sa guérison, il ne le pouvait plus maintenant. La mort le guettait, il le savait, et, si proche de sa fin, il accueillait sans en concevoir de colère les tristes échos qui lui arrivaient du monde où lui-même avait vécu en proie à des tourmens incessans et meurtriers. Il n’avait plus de volonté que pour se préparer à bien mourir.

Une relation manuscrite de son secrétaire le comte de Pradel nous initie aux angoisses de ses derniers jours. Elle nous le montre s’alitant le 23 mai 1811, jour de l’Ascension, affaibli jusqu’à l’épuisement par les crachemens de sang, disputé en vain à la maladie par ses médecins, offrant à Pradel et à « son fidèle Potin » qui lui prodiguent leurs soins, l’exemple d’un courage chevaleresque et du plus rare sang-froid ; dominant ses souffrances, encore qu’il demande à Dieu de les abréger, pour dicter ses dispositions suprêmes, et remplir avec ferveur ses devoirs religieux et ne regrettant de quitter la vie que parce qu’il meurt éloigné de son Roi dont le nom erre sur ses lèvres jusque dans les affres d’une lente et douloureuse agonie.

Le 4 juin, après avoir cherché dans ses papiers ceux qu’on devra brûler quand il ne sera plus, il se fait relire la dernière lettre qu’il a reçue du Roi. Elle lui exprime l’espoir de le revoir bientôt. « C’est dans le ciel, mon cher maître, écrit-il, que se fera cette réunion si Dieu a pitié de moi. » Et comme s’il n’avait retrouvé de forces que pour tracer cet adieu où passe une grande espérance, il ne tarde pas à rendre l’âme[10].

Dans la réponse éplorée que, le 13 juillet, Blacas adressait à Pradel, on lit : « Les détails que vous me donnez ont déchiré mon cœur et la contrainte dans laquelle je suis vis-à-vis de mon maître me met dans un état impossible à rendre. Oui, mon cher comte, je n’ai pu lui apprendre encore la perte qu’il vient de faire. Un accès de goutte dont le Roi est attaqué en ce moment a fait décider par les médecins que l’on ne pouvait annoncer à Sa Majesté la catastrophe qui nous plonge dans une si grande affliction sans l’exposer à une révolution qui pourrait déplacer la goutte et en porter l’humeur dans les parties où elle serait dangereuse. Je suis donc condamné au silence. Voyez et jugez de mon état, de mon affreuse position. »

Plusieurs jours s’écoulèrent avant que la nouvelle pût être communiquée à Louis XVIII. Au faisceau de ses poignantes infortunes, elle en ajoutait une de plus et non la moins cruelle. Avec le plus cher de ses compagnons d’exil, il perdait le plus dévoué. D’abord accablé par le fatal événement qui le lui arrachait, il en resta longtemps inconsolable. Il ne devait jamais oublier le serviteur auquel il devait la liberté ; la vie et les joies d’une amitié désintéressée jusqu’à l’héroïsme. Du moins, à cette épreuve, il y avait un dédommagement dont il sentait déjà le prix : d’Avaray lui léguait Blacas. Au moment où les tragiques péripéties des campagnes de 1812 et de 1813, en ranimant ses espérances, vont lui prouver qu’il a eu raison de ne jamais douter de la victoire de ses droits héréditaires, il ne peut que se réjouir, d’avoir retrouvé dans Blacas un autre d’Avaray.


ERNEST DAUDET.

  1. D’après des documens inédits. Voyez la Revue des 1er et 15 février.
  2. La scandaleuse attaque de Puisaye contre d’Avaray, dans le sixième volume de ses Mémoires, donna lieu à des incidens qu’il n’y a pas lieu de raconter ici. Le titre de duc qu’elle valut à d’Avaray ne fut pas reconnu par le gouvernement anglais. « L’ami du Roi » n’en fut pas moins pour tous les émigrés le duc d’Avaray, et c’est ainsi que désormais, ils le désignèrent. En 1817, le titre passa à son père, ieutenant général et député.
  3. Plusieurs émigrés, officiers dans l’armée russe, assistaient à cette bataille, et notamment le comte de Langeron, Emmanuel de Saint-Priest et son frère, le comte de Rastignac, le baron de Damas, M. de Boissaison, M. de Villerot, qui fut tué, et les deux, fils de la princesse de Broglie-Revel, dont l’aîné fut blessé à mort. Leur mère était en Russie. Le Tsar lui écrivit pour lui annoncer la mort de son fils et pour rendre hommage à la valeur de celui qui survivait. Mais cet éloge ne la consola pas. Toute à sa douleur, elle disait à Blacas :
    — Il a emporté tout mon bonheur. Je l’eusse sacrifié pour le Roi. Mais, c’est inutilement qu’il a péri.
  4. Il fut sans doute bien près de l’être quoiqu’il semble l’avoir ignoré ; Caulaincourt, dans un rapport à Napoléon, écrit : « Le comte de Blacas a été renvoyé de Saint-Pétersbourg. »
  5. De toutes les lettres dont nous donnons ici des extraits, celle-ci est la seule qui ait été déjà publiée.
  6. Le général de Caulaincourt avait été nommé, après Tilsitt, ambassadeur de France en Russie.
  7. Il avait pris, comme officier, du service dans l’armée russe.
  8. A propos de ce « fatal mariage » de Maistre écrivait à Blacas : « Vous savez bien que le cuivre seul et l’étain seul ne peuvent faire ni canon, ni cloche, mais que les deux métaux réunis les font très bien. Qui sait si un sang auguste, mais blanc et affaibli mêlé à l’écume rouge d’un brigand ne pourrait pas former un souverain ? Voilà la pensée qui m’a souvent assailli depuis la déplorable victoire remportée sur la Souveraineté européenne par le terrible usurpateur. » 3 juillet 1811, Documens inédits.
  9. La pompe onéreuse donnée à ces funérailles fut généralement blâmée en Angleterre. Les ministres ne voulurent payer qu’une part des frais qu’elles avaient occasionnés et, à la suite de débats pénibles, celle qui restait au compte de Louis XVIII s’éleva encore à plus de mille livres sterling.
  10. Enterré dans l’église de Santa Luzia a Madère, son corps fut ramené en France en 1824.