XIII. — Le haïsseur.

M. Desmalions le regardait sans comprendre et regardait le plafond. Perenna lui dit :

— Il n’y a là aucune fantasmagorie, et bien que personne n’ait jeté cette lettre d’en haut, bien qu’il n’y ait pas le moindre trou au plafond, l’explication est fort simple.

— Oh ! fort simple ! prononça M. Desmalions.

— Oui, monsieur le préfet. Tout cela prend des airs d’expérience de prestidigitation, compliquée à l’excès et par plaisir presque. Or, je l’affirme, c’est fort simple… et à la fois épouvantablement tragique. Brigadier Mazeroux, ayez l’obligeance d’ouvrir les rideaux et de nous faire toute la lumière possible.

Tandis que Mazeroux exécutait ses ordres, tandis que M. Desmalions jetait un coup d’œil sur cette quatrième lettre, dont le contenu, d’ailleurs, avait peu d’importance et n’était qu’une confirmation des premières, don Luis saisit une échelle double que les ouvriers avaient laissée dans un coin, la dressa au milieu de la pièce, et monta.

Installé à califourchon sur le barreau supérieur, il se trouva à portée de l’appareil électrique.

C’était un plafonnier composé d’une grosse ceinture de cuivre doré, au-dessous de laquelle s’entrelaçaient des pendeloques de cristal. Trois ampoules occupaient l’intérieur, placées aux trois angles d’un triangle de cuivre qui cachait les fils.

Il dégagea ces fils et les coupa, puis il se mit à dévisser l’appareil. Mais, pour activer cette besogne, il dut, à l’aide d’un marteau qu’on lui passa, démolir le plâtre tout autour des crampons qui tenaient le lustre.

— Un coup de main, s’il vous plaît, dit-il à Mazeroux.

Mazeroux gravit l’échelle. À eux deux ils saisirent le lustre, qu’ils firent glisser le long des montants et qu’on posa sur la table avec une certaine difficulté, car il était beaucoup plus lourd qu’il n’eût dû l’être.

De fait, au premier examen, on s’aperçut qu’il était surmonté d’une espèce de boîte en métal ayant la forme d’un cube de vingt centimètres de côté, laquelle boîte, enfoncée dans le plafond, entre les crampons de fer, avait obligé don Luis à démolir le plâtre qui la dissimulait.

— Que diable cela veut-il dire ! s’exclama M. Desmalions.

— Ouvrez vous-même, monsieur le préfet, il y a un couvercle, répondit Perenna.

M. Desmalions souleva le couvercle. À l’intérieur du coffret, il y avait des rouages, des ressorts, tout un mécanisme compliqué et minutieux qui ressemblait fort à un mouvement d’horlogerie.

— Vous permettez, monsieur le préfet ? fit don Luis.

Il ôta le mécanisme et en découvrit un autre en dessous, qui n’était réuni au premier que par l’engrenage de deux roues, et le second rappelait plutôt ces appareils automatiques qui déroulent des bandes imprimées.

Tout au fond de la boîte, une rainure en demi-cercle était pratiquée dans le métal, juste à l’endroit, par conséquent, où le dessous de la boîte effleurait le plafond. Au bord de la rainure, il y avait une lettre toute prête.

— La dernière des cinq lettres et, sans aucun doute, la suite des dénonciations, fit don Luis. Vous remarquerez, monsieur le préfet, que le lustre primitif comportait une quatrième ampoule centrale. Elle fut évidemment supprimée pour livrer passage aux lettres lorsqu’on aménagea le lustre pour cette destination.

Et, continuant ses explications, il précisa :

— Donc, toute la série des lettres se trouvait placée là, dans le fond. Une à une, un mécanisme ingénieux, commandé par un mouvement d’horlogerie, les happait, à l’heure voulue, les poussait au bord de la rainure cachée entre les ampoules et les pendeloques du lustre, et les jetait dans le vide.

On se taisait autour de don Luis, et peut-être eût-on pu noter un peu de désillusion chez les auditeurs. Tout cela, en effet, était très ingénieux, mais on s’attendait à mieux qu’à des trucs et à des déclenchements de mécanisme, si imprévus qu’ils fussent.

— Patientez, messieurs, je vous ai promis quelque chose dont l’horreur dépasse l’imagination. Vous ne serez pas déçus.

— Soit, dit le préfet de police, j’admets que voici le lieu de départ des lettres. Mais, outre que beaucoup de points demeurent obscurs, il y a un fait surtout qui me paraît incompréhensible. Comment les criminels ont-ils pu arranger ce lustre de telle manière ? Et, dans un hôtel gardé par la police, dans une pièce surveillée jour et nuit, comment ont-ils pu effectuer un tel travail sans être vus ni entendus ?

— La réponse est facile, monsieur le préfet, c’est que le travail a été effectué avant que l’hôtel fût gardé par la police.

— Donc, avant que le crime fût commis ?

— Donc avant que le crime fût commis.

— Et qui me prouve qu’il en fût de la sorte ?

— Vous l’avez dit vous-même, monsieur le préfet, parce qu’il est impossible qu’il en ait été autrement !

— Mais parlez donc, monsieur ! s’écria M. Desmalions avec un geste d’agacement. Si vous avez des révélations importantes à faire, pourquoi tardez-vous ?

— Il vaut mieux, monsieur le préfet, que vous alliez vers la vérité par le chemin que j’ai suivi. Quand on connaît le secret des lettres, elle est, cette vérité, beaucoup plus près qu’on ne pense, et vous auriez déjà nommé le criminel si l’abomination de son forfait n’eût écarté de lui tous les soupçons.

M. Desmalions le regardait attentivement. Il sentait l’importance de chaque parole prononcée par Perenna et il éprouvait une anxiété réelle.

— Alors, selon vous, dit-il, ces lettres qui accusent Mme Fauville et Gaston Sauverand ont été placées là dans le but unique de les perdre tous deux ?

— Oui, monsieur le préfet.

— Et comme elles y ont été placées avant le crime, c’est que le complot avait été combiné avant le crime ?

— Oui, monsieur le préfet, avant le crime. Du moment que l’on admet l’innocence de Mme Fauville et de Gaston Sauverand, on est amené, puisque tout les accuse, à conclure que tout les accuse par suite d’une série de circonstances voulues. La sortie de Mme Fauville le soir du crime… machination ! L’impossibilité où elle se trouve de donner l’emploi de son temps pendant que le crime s’exécutait… machination ! Sa promenade inexplicable du côté de la Muette, et la promenade de son cousin Sauverand aux environs de l’hôtel… machination ! L’empreinte des dents autour de la pomme, des dents mêmes de Mme Fauville… machination, et la plus infernale de toutes ! Je vous le dis, tout est machiné d’avance, tout est préparé, dosé, étiqueté, numéroté. Chaque événement prend sa place à l’heure prescrite. Rien n’est laissé au hasard. C’est une œuvre d’ajustage méticuleux, digne du plus habile ouvrier, si solide que les choses extérieures n’ont pas pu la dérégler, et que toute la mécanique a fonctionné jusqu’à ce jour, exactement, précisément, imperturbablement… tenez, comme le mouvement d’horlogerie enfermé dans ce coffre, et qui est bien le symbole le plus parfait de l’aventure, en même temps que l’explication la plus juste, puisque, dès avant le crime, les lettres qui dénonçaient les auteurs du crime étaient mises à la poste et que, depuis, les levées s’effectuaient aux dates et aux heures prévues.

M. Desmalions resta pensif assez longtemps, puis objecta :

— Cependant, dans ces lettres écrites par lui, M. Fauville accuse sa femme.

— Certes.

— Nous devons donc admettre, ou bien qu’il avait raison de l’accuser, ou bien que les lettres sont fausses ?

— Elles ne sont pas fausses, tous les experts ont reconnu l’écriture de M. Fauville.

— Alors ?

— Alors…

Don Luis n’acheva pas sa réponse, et plus nettement encore, M. Desmalions sentit palpiter autour de lui le souffle de la vérité.

Les autres se taisaient, anxieux comme lui. Il murmura :

— Je ne comprends pas…

— Si, monsieur le préfet, vous comprenez, vous comprenez que si l’envoi de ces lettres fait partie intégrante de la machination ourdie contre Mme Fauville et contre Gaston Sauverand, c’est que leur texte a été préparé de manière à les perdre.

C’était un plafonnier…

— Quoi ! quoi ! Qu’est-ce que vous dites ?

— Je dis ce que j’ai déjà dit. Du moment qu’ils sont innocents, tout ce qui les accuse est un des actes de la machination.

Un long silence encore. Le préfet de police ne cachait pas son trouble. Il prononça, très lentement, les yeux fixés aux yeux de don Luis :

— Quel que soit le coupable, je ne connais rien de plus effrayant que cette œuvre de haine.

— C’est une œuvre plus invraisemblable encore que vous ne pouvez vous l’imaginer, monsieur le préfet, dit Perenna qui peu à peu s’animait, et c’est une haine que vous ne pouvez pas encore, ignorant la confession de Sauverand, mesurer dans toute sa violence. Moi, je l’ai sentie pleinement en écoutant cet homme, et, depuis, c’est à l’idée dominante de cette haine que se sont asservies toutes mes réflexions. Qui donc pouvait haïr ainsi ? À quelle exécration Marie-Anne et Sauverand avaient-ils été sacrifiés ? Quel était le personnage inconcevable dont le génie pervers avait entouré ses deux victimes de chaînes si puissamment forgées ?

» Et une autre idée dirigeait mon esprit, plus ancienne celle-là, et qui m’avait frappé à plusieurs reprises, et à laquelle j’ai fait allusion devant le brigadier Mazeroux, c’était le caractère vraiment mathématique de l’apparition des lettres. Je me disais que des pièces aussi graves ne pouvaient être versées au débat à époques fixes sans qu’une raison primordiale exigeât précisément la fixité de ces époques. Quelle raison ? S’il y avait eu intervention humaine, il y aurait eu plutôt, n’est-ce pas, irrégularité volontaire, et surtout à partir du moment où la justice s’était saisie de l’affaire et assistait à la délivrance des lettres. Or, malgré tous les obstacles, les lettres continuaient à venir, comme si elles n’eussent pas pu ne point venir. Et ainsi la raison de leur venue se fit jour en moi, petit à petit : elles venaient mécaniquement, par un procédé invisible, réglé une fois pour toutes et qui fonctionnait avec la rigueur stupide d’une loi physique. Il n’y avait plus là intelligence et volonté consciente, mais tout bêtement nécessité matérielle.

» C’est le choc de ces deux idées, l’idée de la haine qui poursuivait les innocents et l’idée de force mécanique qui servait aux desseins du « haïsseur », c’est le choc de ces deux idées qui suscita la petite étincelle. Mises en contact l’une avec l’autre, elles se combinèrent dans mon esprit, et provoquèrent en moi ce souvenir que Hippolyte Fauville était ingénieur ! »

On l’écoutait avec une sorte d’oppression et de malaise. Ce qui se révélait peu à peu du drame, au lieu d’amoindrir l’anxiété, l’exaspérait jusqu’à la rendre douloureuse.

M. Desmalions objecta :

— Si les lettres arrivaient à la date indiquée, remarquez cependant que l’heure variait chaque fois.

— C’est-à-dire qu’elle variait selon que notre surveillance s’exerçait ou non dans les ténèbres, et voilà justement le détail qui me fournit le mot de l’énigme. Si les lettres, précaution indispensable, et dont nous pouvons nous rendre compte aujourd’hui, ne parvenaient qu’à la faveur de l’ombre, c’est qu’un dispositif quelconque leur interdisait le passage lorsque l’électricité était allumée, et c’est que, inévitablement, ce dispositif était commandé par un interrupteur qui existait dans la pièce. Aucune autre explication n’est possible. Nous avons affaire à un appareil de distribution automatique, qui, grâce à un mouvement d’horlogerie, ne délivre les lettres d’accusation dont il est chargé que de telle heure à telle heure de telle nuit fixée d’avance, et les délivre seulement aux minutes où le lustre électrique n’est pas allumé. Cet appareil, le voici devant vous. Nul doute que les experts n’en admirent l’ingéniosité et ne confirment mes assertions. Mais n’ai-je pas le droit, d’ores et déjà, étant donné qu’il fut trouvé dans le plafond de cette pièce, étant donné qu’il contenait des lettres écrites par M. Fauville, n’ai-je pas le droit de dire qu’il fut construit par M. Fauville, ingénieur électricien ?

Une fois encore revenait, comme une obsession, le nom de M. Fauville, et, chaque fois, ce nom prenait un sens plus déterminé. C’était d’abord M. Fauville, puis M. Fauville, ingénieur, puis M. Fauville ingénieur électricien. Et ainsi voilà que l’image du « haïsseur », comme disait don Luis, apparaissait avec des contours exacts et donnait à ces hommes, habitués cependant aux plus étranges déformations criminelles, comme un frisson de peur. La vérité, maintenant, ne rôdait plus autour d’eux. Déjà on luttait contre elle, comme on lutte contre un adversaire que l’on ne voit pas, mais qui vous étreint à la gorge et qui vous terrasse.

Et le préfet de police, résumant les impressions, reprit d’une voix sourde :

— Ainsi, M. Fauville aurait écrit ces lettres pour perdre sa femme et l’homme qui aimait sa femme ?

— Oui.

— En ce cas…

— En ce cas ?

— Sachant, d’un autre côté, qu’il était menacé de mort, il a voulu, si jamais cette menace se réalisait, que sa femme et que son ami fussent accusés ?

— Oui.

— Et pour se venger de leur amour, pour assouvir sa haine, il a voulu que tout le faisceau des certitudes les désignât comme coupables de l’assassinat dont il allait être la victime ?

— Oui.

— De sorte que… de sorte que M. Fauville, dans une partie de son œuvre maudite, fut… comment dirais-je ? le complice de son meurtrier. Il tremblait devant la mort… Il se débattait… Mais il s’arrangeait pour que sa mort profitât à sa haine. C’est bien cela, n’est-ce pas ? C’est bien cela ?

— C’est presque cela, monsieur le préfet, vous suivez les étapes mêmes que j’ai parcourues et, comme moi, vous hésitez devant la dernière vérité, devant celle qui donne au drame tout son caractère sinistre et hors de toutes proportions humaines.

Le préfet de police frappa la table des deux poings, en un sursaut de révolte soudaine.

— Absurdité ! s’écria-t-il. Hypothèse stupide ! M. Fauville menacé de mort et combinant la perte de sa femme avec cette persévérance machiavélique… Allons donc ! L’homme qui est venu dans mon cabinet, l’homme que vous avez vu, ne pensait qu’à une chose, à ne pas mourir ! Une seule épouvante l’obsédait, celle de la mort. Ce n’est pas dans ces moments-là que l’on ajuste des mécanismes et que l’on tend des pièges… surtout lorsque ces pièges ne peuvent avoir d’effet que si on meurt assassiné. Voyez-vous M. Fauville travaillant à son horloge, plaçant lui-même des lettres qu’il aurait eu soin, trois mois auparavant, d’écrire à un ami et d’intercepter, arrangeant les événements de façon que sa femme parût coupable, et disant : « Voilà au cas où je serais assassiné, je suis tranquille, c’est Marie-Anne qu’on arrêtera. » Non, avouez-le, on n’a pas de ces précautions macabres. Ou alors… ou alors, c’est qu’on est sûr d’être assassiné. C’est qu’on accepte de l’être. C’est, pour ainsi dire qu’on est d’accord avec le meurtrier et qu’on lui tend le cou. C’est enfin que…

Il s’interrompit, comme si les phrases qu’il avait prononcées l’eussent surpris. Et les autres semblaient également déconcertés. Et de ces phrases, ils tiraient tous, sans le savoir, les conclusions qu’elles comportaient et qu’ils ignoraient encore.

Don Luis ne quittait pas le préfet des yeux et il attendait les inévitables paroles.

M. Desmalions murmura :

— Voyons, vous n’allez pas prétendre qu’il était d’accord…

— Je ne prétends rien, dit don Luis. C’est la pente logique et naturelle de vos réflexions, monsieur le préfet, qui vous amène au point où vous en êtes.

— Oui, oui, je le sais, mais je vous montre l’absurdité de votre hypothèse. Pour qu’elle soit exacte, et qu’on puisse croire à l’innocence de Marie-Anne Fauville, nous en arrivons à supposer cette chose inouïe que M. Fauville a participé au crime commis contre lui. C’est risible !

Il riait, en effet, mais d’un rire gêné et qui sonnait faux.

— Car enfin, voilà, et vous ne pouvez nier que nous n’en soyons là.

— Je ne le nie pas.

— Donc ?

— Donc, M. Fauville, comme vous le dites, monsieur le préfet, a participé au crime commis contre lui.

Cela fut dit de la façon la plus paisible du monde, mais d’un air de telle certitude que l’on ne songea pas à protester. Après le travail de déductions et de suppositions auquel il avait contraint ses interlocuteurs, on se trouvait au fond d’une impasse d’où il n’était plus possible de sortir sans se heurter à des objections irréductibles. La participation de M. Fauville ne faisait plus aucun doute. Mais en quoi consistait-elle ? Quel rôle avait-il joué dans cette tragédie d’exécution et de meurtre ? Ce rôle, qui aboutissait au sacrifice de sa vie, l’avait-il joué de plein gré ou tout simplement subi ? Qui, en fin de compte, lui avait servi de complice ou de bourreau ?

Toutes ces questions se pressaient dans l’esprit de M. Desmalions et des assistants. On ne songeait plus qu’à les résoudre, et don Luis pouvait être sûr que la solution proposée par lui était acceptée d’avance. Il lui suffisait désormais, sans craindre un seul démenti, de dire ce qui s’était passé. Il le fit brièvement, à la façon d’un rapport où l’on n’envisage que les points essentiels.

— Trois mois avant le crime, M. Fauville écrivit une série de lettres à l’un de ses amis, M. Langernault, qui, le brigadier Mazeroux a dû vous le dire, monsieur le préfet, était mort depuis plusieurs années, circonstance que M. Fauville ne pouvait ignorer. Ces lettres furent mises à la poste, mais interceptées par un moyen qu’il nous importe peu de connaître pour l’instant. M. Fauville effaça les timbres, l’adresse, et introduisit les lettres dans un appareil spécialement construit, et dont il régla le mécanisme de manière que la première fût délivrée quinze jours après sa mort, et les autres de dix jours en dix jours. À ce moment, il est certain que son plan était combiné dans ses moindres détails. Connaissant l’amour de Sauverand pour sa femme, et surveillant les démarches de Sauverand, il avait dû, évidemment, remarquer que son rival abhorré passait tous les mercredis sous les fenêtres de l’hôtel, et que Marie-Anne Fauville se mettait à la fenêtre. C’est là un fait d’une importance capitale, dont la révélation me fut précieuse, et qui vous impressionnera à l’égal d’une preuve matérielle. Chaque mercredi soir, je le répète, Sauverand errait autour de l’hôtel. Or, notez-le : 1o  c’est un mercredi soir que le crime préparé par M. Fauville fut commis, 2o  c’est sur la demande formelle de son mari que Mme Fauville sortit ce soir-là et se rendit à l’Opéra et au bal de Mme d’Ersinger.

Don Luis s’arrêta quelques secondes, puis reprit :

— Par conséquent, le matin de ce mercredi, tout était prêt, l’horloge fatale était remontée, la mécanique d’accusation allait à merveille, les preuves futures confirmeraient les preuves immédiates que M. Fauville tenait en réserve. Bien plus, vous aviez reçu de lui, monsieur le préfet, une lettre où il vous dénonçait le complot ourdi contre lui et où il implorait, pour le lendemain matin, c’est-à-dire pour après sa mort, votre assistance ! Tout, enfin, laissait donc prévoir que les choses se dérouleraient selon la volonté du « haïsseur », lorsqu’un incident se produisit, qui faillit bouleverser ses projets : l’inspecteur Vérot, entra en scène, l’inspecteur Vérot, désigné par vous, monsieur le préfet, pour prendre des renseignements sur les héritiers de Cosmo Mornington. Que se passa-t-il entre les deux hommes ? Nul ne le saura probablement jamais. L’un et l’autre sont morts, et leur secret ne revivra pas. Mais nous pouvons tout au moins affirmer, d’abord que l’inspecteur Vérot est venu ici et qu’il en rapporta la tablette de chocolat où, pour la première fois, on vit, imprimées, les dents du tigre, ensuite que l’inspecteur Vérot réussit, par une série de circonstances que nous ne connaîtrons pas, à découvrir les projets de M. Fauville. Et cela, nous le savons, puisque l’inspecteur Vérot l’a dit en propres termes, et avec quelle angoisse ! puisque c’est par lui que nous avons appris que le crime devait avoir lieu la nuit suivante, et puisqu’il avait consigné ses découvertes dans une lettre qui lui fut dérobée. Et cela, l’ingénieur Fauville le savait aussi, puisque, pour se débarrasser de l’ennemi redoutable qui contrecarrait ses desseins, il l’empoisonna ; puisque, le poison tardant à agir, il eut l’audace, sous un déguisement qui lui donnait l’apparence de Gaston Sauverand et qui devait un jour ou l’autre porter les soupçons vers celui-ci, il eut l’audace et la présence d’esprit de suivre l’inspecteur Vérot jusqu’au café du Pont-Neuf, de lui dérober la lettre d’explications que l’inspecteur Vérot vous écrivait, de la remplacer par une feuille de papier blanc, et de demander ensuite à un passant, qui pouvait devenir un témoin contre Sauverand, le chemin du métro conduisant à Neuilly, à Neuilly où demeurait Sauverand ! Voilà l’homme, monsieur le préfet.

Don Luis parlait avec une force croissante, avec l’ardeur que donne la conviction, et son réquisitoire, logique et rigoureux, semblait évoquer la réalité elle-même.

Il répéta :

— Voilà l’homme, monsieur le préfet, voilà le bandit. Et telle était la situation où il se trouvait, telle était la peur que lui inspiraient les révélations possibles de l’inspecteur Vérot, que, avant de mettre à exécution l’acte effroyable qu’il avait projeté, il vint s’assurer à la préfecture de police que sa victime avait bien cessé de vivre et qu’elle n’avait pu le dénoncer. Vous vous rappelez la scène, monsieur le préfet, l’agitation, l’épouvante du personnage : « Protégez-moi, monsieur le préfet… Je suis menacé de mort… Demain, je serai frappé… » Demain, oui, c’est pour le lendemain qu’il implorait votre aide, parce qu’il savait que tout serait fini le soir même, et que le lendemain la police serait en face d’un crime, en face des deux coupables contre lesquels il avait lui-même accumulé les charges, en face de Marie-Anne Fauville, qu’il a, pour ainsi dire, accusée d’avance.

» Et c’est pourquoi la visite du brigadier Mazeroux et la mienne, à neuf heures du soir, dans son hôtel, l’ont si visiblement embarrassé. Quels étaient ces intrus ? N’arriveraient-ils pas à démolir son plan ? La réflexion le rassura, autant que notre insistance le contraignit à céder. Après tout, que lui importait ? Ses mesures étaient si bien prises qu’aucune surveillance ne pouvait les détruire ni même les percevoir. Ce qui devait se produire se produirait en notre présence et à notre insu. La mort, convoquée par lui, ferait son œuvre.

Don Luis s’arrêta quelques secondes…

» Et la comédie, la tragédie plutôt, se déroula. Mme Fauville, qu’il envoyait à l’Opéra, vint lui dire adieu. Puis son domestique lui apporta des aliments, entre autres un compotier de pommes. Puis ce fut un accès de fureur, l’angoisse de l’homme qui va mourir et que la mort épouvante, et puis toute une scène de mensonge, où il nous montra son coffre-fort et le carnet de toile grise qui contenait soi-disant le récit du complot.

» Dès lors, tout était fini, Mazeroux et moi retirés dans l’antichambre, la porte fermée, Fauville demeurait seul et libre d’agir. Rien ne pouvait plus faire obstacle à sa volonté. À onze heures du soir, Mme Fauville — à qui sans doute, dans la journée, il avait expédié, en imitant l’écriture de Sauverand, une de ces lettres qu’on déchire aussitôt reçues, et par laquelle Sauverand suppliait la malheureuse de lui accorder un rendez-vous au Ranelagh, — Mme Fauville quitterait l’Opéra, et, avant d’aller à la soirée de Mme d’Ersinger, irait passer une heure aux environs de l’hôtel. D’autre part, à cinq cents mètres de là, et du côté opposé, Sauverand accomplirait son pèlerinage habituel du mercredi. Pendant ce temps, le crime serait exécuté. Se pouvait-il que l’un et l’autre, désignés à l’attention de la police, soit par les allusions de M. Fauville, soit par l’incident du café du Pont-Neuf, et tous deux incapables, en outre, soit de fournir un alibi, soit d’expliquer leur présence dans les parages de l’hôtel, se pouvait-il qu’ils ne fussent pas accusés et convaincus du crime ?

» Au cas inadmissible où un hasard les protégerait, une preuve irrécusable était là, à portée de la main, placée par M. Fauville, la pomme où se trouvaient incrustées les dents mêmes de Marie-Anne Fauville ! Et puis, quelques semaines plus tard, manœuvre suprême et décisive, l’arrivée mystérieuse, de dix jours en dix jours, des lettres de dénonciation.

» Ainsi tout est réglé. Les moindres détails sont prévus avec une lucidité infernale. Vous vous rappelez, monsieur le préfet, cette turquoise tombée de ma bague et retrouvée dans le coffre-fort ? Quatre personnes seulement avaient pu la voir et la ramasser. Parmi elles, M. Fauville. Or, c’est lui précisément que nous mîmes tout de suite hors de cause, et c’est lui, cependant, qui, pour me rendre suspect et pour écarter par avance une intervention qu’il devinait dangereuse, a saisi l’occasion offerte et introduit la turquoise dans le coffre-fort !

» Cette fois, l’œuvre est achevée. Le destin va s’accomplir. Entre le « haïsseur » et ses proies, il n’y a plus que la distance d’un geste. Ce geste est exécuté. M. Fauville meurt. »

Don Luis se tut. Un assez long silence suivit ses paroles, et il eut la certitude que le récit extraordinaire qu’il venait de terminer recueillait auprès de ses auditeurs l’approbation la plus absolue. On ne discutait pas, on croyait. Et c’était pourtant la plus incroyable vérité qu’il leur demandait de croire.

M. Desmalions posa une dernière question :

— Vous étiez dans cette antichambre avec le brigadier Mazeroux. Dehors, il y avait des agents. En admettant que M. Fauville ait su qu’on devait le tuer cette nuit-là, et à cette heure même de la nuit, qui donc a pu le tuer, et qui donc a pu tuer son fils ? Il n’y avait personne entre ces quatre murs.

— Il y avait M. Fauville.

Ce fut subitement une clameur de protestations. D’un coup, le voile se déchirait, et le spectacle que montrait don Luis provoquait, en même temps que l’horreur, un sursaut inattendu d’incrédulité, et comme une révolte contre l’attention trop bienveillante que l’on avait accordée à de telles explications.

Le préfet de police résuma le sentiment de tous en s’écriant :

— Assez de mots ! Assez d’hypothèses ! Si logiques qu’elles paraissent, elles aboutissent à des conclusions absurdes.

— Absurdes en apparence, monsieur le préfet, mais qui nous dit que l’acte inouï de M. Fauville ne s’explique pas par des raisons toutes naturelles ? Évidemment, on ne meurt pas de gaieté de cœur, pour le simple plaisir de se venger. Mais qui nous dit que M. Fauville, dont vous avez pu noter, comme moi, l’extrême maigreur et la lividité, n’était pas atteint de quelque maladie mortelle, et que, se sachant déjà condamné…

— Assez de mots, je vous le répète, s’exclama le préfet, vous ne procédez que par suppositions. Or, ce que je vous demande, ce sont des preuves. C’est une preuve, une seule. Nous l’attendons encore.

— La voici, monsieur le préfet.

— Hein ! Qu’est-ce que vous dites ?

— Monsieur le préfet, lorsque j’ai dégagé le lustre du plâtre qui le soutenait, j’ai trouvé, sur le dessus et en dehors du coffret de métal, une enveloppe cachetée. Comme ce lustre était placé sous la mansarde occupée par le fils de M. Fauville, il est évident que M. Fauville pouvait, en soulevant les lames du plancher de cette mansarde, atteindre la partie supérieure du mécanisme agencé par lui. C’est ainsi que, au cours de la dernière nuit, il a placé là cette enveloppe cachetée, où, du reste, il a inscrit la date même du crime : «  Trente et un mars, onze heures du soir », et sa signature : « Hippolyte Fauville ».

Déjà, cette enveloppe, M. Desmalions l’avait ouverte d’une main hâtive. Au premier coup d’œil sur les pages écrites qu’elle contenait, il tressaillit.

— Ah ! Le misérable, le misérable, dit-il. Est-ce possible qu’il existe de pareils monstres ? Oh ! quelle abomination !

D’une voix saccadée, que la stupeur rendait plus sourde par moments, il lut :

« Le but est atteint, mon heure sonne. Endormi par moi, Edmond est mort sans que le feu du poison l’ait tiré de son inconscience. Maintenant, mon agonie commence. Je souffre toutes les tortures de l’enfer. À peine si ma main peut tracer ces dernières lignes. Je souffre, je souffre. Et pourtant, mon bonheur est immense !

» Il date, ce bonheur, du voyage que j’ai fait à Londres, avec Edmond, il y a quatre mois. Jusque-là, je traînais l’existence la plus affreuse, dissimulant ma haine contre celle qui me détestait et qui en aimait un autre, atteint dans ma santé, me sentant déjà rongé par un mal implacable, et voyant mon fils débile et languissant. L’après-midi, je consultais un grand docteur, et je ne pouvais plus garder le moindre doute : un cancer me rongeait. Et je savais, en outre, que mon fils Edmond était, comme moi, sur la route du tombeau, irrémédiablement perdu, tuberculeux.

» Le soir même, l’idée magnifique de la vengeance naissait en moi.

» Et quelle vengeance ! Une accusation, la plus redoutable des accusations, portée contre un homme et une femme qui s’aiment. La prison ! la cour d’assises ! le bagne ! l’échafaud ! Et pas de secours possible, pas de lutte, pas d’espoirs ! Les preuves accumulées, de ces preuves si formidables que l’innocent lui-même doute de son innocence et se tait, accablé, impuissant. Quelle vengeance !… Et quel châtiment ! Être innocent et se débattre vainement contre les faits eux-mêmes qui vous accusent, contre la réalité elle-même qui crie que vous êtes coupable !

» Et c’est dans la joie que j’ai tout préparé. Chaque trouvaille, chaque invention soulevait en moi des éclats de rire. Dieu ! que j’étais heureux ! Un cancer, vous croyez que cela fait du mal ? Mais non, mais non. Est-ce que l’on souffre dans son corps, lorsque l’âme frissonne de joie ? À cette heure, est-ce que je sens la brûlure atroce du poison ?

» Je suis heureux. La mort que je me donne, c’est le commencement de leur supplice. Alors, à quoi bon vivre et attendre une mort naturelle qui serait pour eux le commencement du bonheur ? Et puisque Edmond devait mourir, pourquoi ne pas lui épargner une lente agonie et pourquoi ne pas lui donner une mort qui doublera le forfait de Marie-Anne et de Sauverand ?

» C’est la fin ! J’ai dû m’interrompre, vaincu par la douleur. Un peu de calme, maintenant… Comme tout est silencieux ! Hors de l’hôtel et dans l’hôtel, des envoyés de la police veillent sur mon crime. Non loin d’ici, Marie-Anne, appelée par ma lettre, accourt au rendez-vous où son bien-aimé ne viendra pas. Et le bien-aimé rôde sous les fenêtres où sa belle n’apparaîtra pas. Ah ! les petites marionnettes dont je tiens les fils. Dansez ! Sautez ! Dieu, qu’elles sont amusantes ! La corde au cou, monsieur et madame, oui, la corde au cou. N’est-ce pas vous, monsieur, qui, le matin, avez empoisonné l’inspecteur Vérot, et qui l’avez suivi au café du Pont-Neuf, avec votre jolie canne d’ébène ? Mais oui, c’est vous ! Et le soir, c’est la jolie dame qui m’empoisonne, et qui empoisonne son beau-fils. La preuve ? Eh bien, et cette pomme, madame, cette pomme où vous n’avez pas mordu et au creux de laquelle, cependant, on trouvera les marques de vos dents ! Quelle comédie ! Sautez ! Dansez !

» Et les lettres ! Le coup des lettres à feu Langernault ! Cela, c’est ma plus admirable prouesse. Ah ! ce que j’y ai goûté de joie, à l’invention et à la construction de ma petite mécanique ! Est-ce assez bien combiné ? N’est-ce pas une merveille d’agencement et de précision ? À jour fixé, pan, la première lettre ! Et puis, dix jours après, pan, la seconde lettre ! Allons, il n’y a rien à faire, mes pauvres amis, vous êtes bien fichus. Dansez ! sautez !

» Et ce qui m’amuse — car je ris en ce moment, — c’est de penser qu’on n’y verra que du feu. Marie-Anne et Sauverand coupables, là-dessus, pas le moindre doute. Mais, en dehors de cela, le mystère absolu. On ne saura rien, et on ne saura jamais rien. Dans quelques semaines, lorsque la perte des deux coupables sera irrévocablement consommée, lorsque les lettres seront entre les mains de la justice, le 25, ou plutôt le 26 mai, à trois heures du matin, une explosion anéantira toutes les traces de mon œuvre. La bombe est placée. Un mouvement, tout à fait indépendant du lustre, la fera éclater à l’heure dite. À côté, je viens d’enfouir le carnet de toile grise où j’ai soi-disant écrit mon journal, les flacons qui contiennent le poison, les aiguilles qui m’ont servi, une canne d’ébène, deux lettres de l’inspecteur Vérot, enfin, tout ce qui pourrait sauver les coupables. Alors, comment serait-il possible de savoir ? Non, on ne saura rien, et on ne saura jamais rien.

» À moins que… À moins que quelque miracle ne se produise… À moins que la bombe ne laisse les murs debout et le plafond intact… À moins que, par un prodige d’intelligence et d’intuition, un homme de génie, débrouillant les fils que j’ai entremêlés, ne pénètre au cœur même de l’énigme, et ne réussisse, après des mois et des mois de recherches, à découvrir cette lettre suprême.

» C’est pour cet homme que j’écris, sachant bien qu’il ne peut pas exister. Mais, après tout, qu’importe ! Marie-Anne et Sauverand seront déjà au fond de l’abîme, morts sans doute, en tout cas séparés à jamais. Et je ne risque rien de laisser aux soins du hasard ce témoignage de ma haine.

D’une voix saccadée…

» Voilà, c’est fini. Je n’ai plus qu’à signer. Ma main tremble de plus en plus. La sueur coule à grosses gouttes de mon front. Je souffre comme un damné. Et je suis divinement heureux ! Ah ! mes amis, vous attendiez ma mort ! Ah ! toi, Marie-Anne, imprudente ! tu laissais deviner dans tes yeux, qui m’épiaient à la dérobée, toute ta joie de me voir malade ! et vous étiez tellement sûrs, tous deux, de l’avenir, que vous aviez le courage de rester vertueux ! La voici, ma mort. La voici, et vous voilà réunis au-dessus de ma tombe, liés avec les anneaux du cabriolet de fer. Marie-Anne, sois l’épouse de mon ami Sauverand. Sauverand, je te donne ma femme. Unissez-vous. C’est le juge d’instruction qui rédigera le contrat, et c’est le bourreau qui dira la messe. Ah ! quelle volupté ! Je souffre… Quelle volupté !… La bonne haine, qui rend la mort adorable… Je suis heureux de mourir… Marie-Anne est en prison… Sauverand pleure dans sa cellule de condamné… On ouvre sa porte… Oh ! l’horreur !… Des hommes en noir… Ils s’approchent du lit… « Gaston Sauverand, votre pourvoi est rejeté. Ayez du courage. » Ah ! le matin froid… l’échafaud !… À ton tour, Marie-Anne, à ton tour ! Est-ce que tu survivrais à ton amant ? Sauverand est mort. À ton tour ! Tiens, voici une corde. Aimes-tu mieux le poison ? Mais meurs donc, coquine… Meurs dans les flammes… comme moi, qui te hais… qui te hais… qui te hais… »

M. Desmalions se tut, au milieu de la stupeur de tous. Il avait lu les dernières lignes avec beaucoup de difficulté, tellement, vers la fin, l’écriture devenait informe et illisible.

Il dit à voix basse, les yeux fixés sur le papier :

— « Hippolyte Fauville… » La signature y est bien… Le misérable a retrouvé un peu de force pour signer clairement. Il a craint qu’on pût mettre en doute son ignominie. De fait, comment aurait-on supposé ?…

Et il ajouta, en regardant don Luis :

— Il fallait, pour arriver au but, une clairvoyance vraiment exceptionnelle, et des dons auxquels nous devons rendre hommage, auxquels je rends hommage. Toutes les explications données par ce fou ont été prévues de la façon la plus juste et la plus déconcertante.

Don Luis s’inclina, et, sans répondre à l’éloge, il dit :

— Vous avez raison, monsieur le préfet, c’était un fou, et de la plus dangereuse espèce, le fou lucide et qui poursuit une idée dont rien ne le détourne. Il a poursuivi la sienne avec une ténacité prodigieuse et selon les ressources mêmes de son esprit méticuleux, asservi aux lois de la mécanique. Un autre eût tué franchement et brutalement. Lui, il s’est ingénié à tuer à longue échéance, comme un expérimentateur qui s’en remet au temps du soin de prouver l’excellence de son invention. Et il n’a que trop bien réussi, puisque la justice est tombée dans le piège et que Mme Fauville va peut-être mourir.

M. Desmalions eut un geste de décision. Toute l’histoire, en effet, n’était plus que du passé, sur lequel l’enquête projetterait la lumière nécessaire. Un seul fait importait pour le présent, le salut de Marie-Anne Fauville.

— C’est vrai, dit-il, nous n’avons pas une minute à perdre. Mme Fauville doit être prévenue sans retard. En même temps, je convoquerai le juge d’instruction, et il est certain que le non-lieu sera rendu incessamment.

Rapidement, il donna des ordres afin que l’on continuât les investigations et que l’on vérifiât toutes les hypothèses de don Luis. Puis, s’adressant à celui-ci :

— Venez, monsieur, il est juste que Mme Fauville remercie son sauveur. Mazeroux, venez donc aussi.

La réunion était terminée, cette réunion au cours de laquelle don Luis donna, de la plus éclatante manière, la mesure de son génie. En lutte, pourrait-on dire, avec des puissances d’outre-tombe, il força la mort à révéler son secret. Il dévoila, comme s’il y eût assisté, l’exécrable vengeance conçue dans les ténèbres et réalisée dans le tombeau.

Par son silence et par certains signes de tête, M. Desmalions laissait percer toute son admiration. Et Perenna goûtait vivement ce qu’il y avait d’étrange pour lui, que la police traquait une demi-journée plus tôt, à se trouver dans une automobile, à côté même du chef de cette police. Rien ne mettait mieux en relief la maîtrise avec laquelle il avait mené l’affaire et l’importance que l’on attachait aux résultats obtenus. Le prix de sa collaboration était tel que l’on voulait oublier les incidents des deux derniers jours. Les rancunes du sous-chef Weber ne pouvaient plus rien contre don Luis Perenna.

M. Desmalions, cependant, se mit à passer brièvement en revue les solutions nouvelles, et il conclut, discutant encore certains points :

— Oui, c’est cela… Il n’y a pas la moindre espèce de doute… nous sommes d’accord… C’est cela, et ce ne peut pas être autre chose. Néanmoins, quelques obscurités subsistent. Avant tout, l’empreinte des dents. Il y a là, contre Mme Fauville et malgré les aveux de son mari, un fait que nous ne pouvons négliger.

— Je crois que l’explication en est très simple, monsieur le préfet. Je vous la donnerai quand il me sera possible de l’accompagner des preuves nécessaires.

— Soit. Mais autre chose. Comment se peut-il que Weber ait trouvé, hier matin, dans la chambre de Mlle Levasseur, cette feuille de papier relative à l’explosion ?

— Et comment se peut-il, ajouta don Luis en riant, que j’y aie trouvé, moi, la liste des cinq dates correspondant à la délivrance des lettres ?

— Donc, fit M. Desmalions, vous êtes de mon avis ? Le rôle de Mlle Levasseur est tout au moins suspect.

— J’estime que tout s’éclaircira, monsieur le préfet, et qu’il vous suffira maintenant d’interroger Mme Fauville et Gaston Sauverand pour que la lumière dissipe ces dernières obscurités, et pour que Mlle Levasseur soit à l’abri de tout soupçon.

— Et puis, insista M. Desmalions, il y a encore un fait qui me semble bizarre. Dans sa confession, Hippolyte Fauville ne parle même pas de l’héritage Mornington. Pourquoi ? L’ignorait-il ? Devons-nous supposer qu’il n’existe aucun rapport entre la série des crimes et cet héritage, et que la coïncidence soit toute fortuite ?

— Là, je suis entièrement de votre avis, monsieur le préfet. Le silence d’Hippolyte Fauville relativement à cet héritage me déconcerte un peu, je l’avoue. Mais, tout de même, je n’y attache qu’une importance relative. L’essentiel, c’est la culpabilité de l’ingénieur Fauville et l’innocence des détenus.

La joie de don Luis était sans mélange et n’admettait pas de restriction. À son point de vue, l’aventure sinistre prenait fin avec la découverte de la confession écrite par l’ingénieur Fauville. Ce qui ne trouvait pas son explication dans ces lignes la trouverait dans les éclaircissements que donneraient Mme Fauville, Florence Levasseur et Gaston Sauverand. Pour lui, cela n’offrait plus d’intérêt.

Saint-Lazare… La vieille prison lamentable et sordide à laquelle la pioche n’a pas encore touché.

Le préfet sauta de voiture.

La porte lui fut aussitôt ouverte.

— Le directeur est là ? dit-il au concierge. Vite, qu’on l’appelle. C’est urgent.

Mais, tout de suite, incapable d’attendre, il se hâta vers les couloirs qui conduisaient à l’infirmerie, et il arrivait au palier du premier étage lorsqu’il se heurta au directeur lui-même.

Mme Fauville ?… dit-il sans préambule. Je voudrais la voir.

Il s’arrêta net, tellement le directeur avait un air de désarroi.

— Eh bien, quoi ? qu’est-ce que vous avez ?

— Comment, monsieur le préfet, balbutia le fonctionnaire, vous ne savez pas ? J’ai pourtant téléphoné à la Préfecture…

— Parlez donc ? Quoi ? Qu’y a-t-il ?

— Il y a, monsieur le préfet, que Mme Fauville est morte ce matin. Elle a réussi à s’empoisonner.

Il vit la jeune femme étendue.

M. Desmalions saisit le bras du directeur et courut jusqu’à l’infirmerie, suivi de Perenna et de Mazeroux. Dans une des chambres, il vit la jeune femme étendue.

Des taches brunes marquaient son pâle visage et ses épaules, des taches semblables à celles qu’on avait observées sur les cadavres de l’inspecteur Vérot, d’Hippolyte Fauville et de son fils Edmond.

Bouleversé, le préfet murmura :

— Mais le poison… d’où vient-il ?

— On a trouvé sous son oreiller cette petite fiole et cette seringue, monsieur le préfet.

— Sous son oreiller ? Mais comment sont-elles là ? Comment les a-t-elles eues ? Qui donc les lui a passées ?

— Nous ne savons pas encore, monsieur le préfet.

M. Desmalions regarda don Luis. Ainsi, le suicide d’Hippolyte Fauville n’arrêtait pas la série des crimes. Son action n’avait pas suscité seulement la perte de Marie-Anne, voilà qu’elle déterminait l’empoisonnement de l’infortunée jeune femme ! Était-ce possible ? Devait-on admettre que la vengeance du mort se poursuivait de la même manière automatique et anonyme ? Ou plutôt… ou plutôt n’y avait-il pas quelque autre volonté mystérieuse qui continuait, dans l’ombre, avec la même audace, l’œuvre diabolique de l’ingénieur Fauville ?

Le surlendemain, nouveau coup de théâtre. On trouva dans sa cellule Gaston Sauverand qui agonisait. Il avait eu le courage de s’étrangler à l’aide de son drap. On essaya vainement de le rappeler à la vie.

Près de lui, sur la table, on recueillit une demi-douzaine d’extraits de journaux qu’une main inconnue lui avait communiqués.

Tous, ils relataient la mort de Marie-Anne Fauville.