Les Demi-Sexes/Troisième partie/X

Paul Ollendorff, éditeur (p. 295-303).
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X

De retour à Paris, Camille apprit, en même temps, la mort de Julien Rival et l’arrestation du docteur Richard. Elle vécut, alors, dans des transes affreuses, s’attendant à tout moment à une dénonciation. Les témoins cités étaient au nombre de près de trois cents, en dehors des docteurs et des experts ; la liste des opérées était plus longue encore. Quelques expériences funestes avaient déjà attiré l’attention sur l’opérateur, Nina n’ayant pas mis dans ses dernières négociations la discrétion habituelle, et Philippe, en somme, n’avait fait qu’avancer l’heure des représailles. Des jeunes filles avaient tout raconté à leurs parents, et si ces derniers gardaient le silence, par crainte du scandale, ils n’en agissaient pas moins secrètement.

Il y eut de curieuses révélations sur certains côtés de la vie parisienne que l’on ignore généralement ou que l’on feint d’ignorer. L’opinion s’indigna enfin contre les charlatans à diplômes, les tenancières d’appartements borgnes où se pratiquent journellement le crime et la débauche. Le ministère public étala avec complaisance, sous les yeux du jury, la vie professionnelle de ces dépeceurs de chair et de consciences dont les sinistres forfaits restent si souvent impunis !

Camille, pour tâcher de s’étourdir, employait son activité nerveuse à l’installation de son nouveau logis. Elle avait acheté un charmant hôtel près du parc Monceau, et elle le meublait avec une hâte fiévreuse. On frappait, on clouait, on lavait partout. Au fond d’un jardin, assez vaste et coquet, se trouvait l’atelier de Georges, fort spacieux et bien éclairé. Elle allait par les magasins, achetait des bibelots pour fleurir le dedans de sa demeure, comme le jardinier avait fleuri le dehors avec ses pâles fleurs d’automne.

Dès le matin, elle arrivait, présidait au placement des meubles, montait sur des échelles, accrochait elle-même de légers tableaux ou changeait la draperie d’un rideau. Dans son besoin d’oublier, elle avait l’impression de faire la chose la plus importante qu’elle eût jamais faite.

À chaque minute, elle regardait l’heure, calculait combien de temps la séparait encore du moment où il entrerait et la remercierait par une caresse d’avoir si bien deviné ses goûts.

En attendant l’installation complète, ils vivaient, faubourg Saint-Honoré, dans l’ancien petit hôtel de la baronne de Luzac. La chambre de Camille avec ses étoffes douces mollement drapées, son mobilier laqué vert pâle, était devenue la chambre conjugale, et, chaque soir, après le travail et les courses de la journée, Georges venait rejoindre sa femme.

Il la traitait avec bonté, semblait avoir compassion des tourments qu’il devinait en elle sans en connaître la cause, et elle souffrait davantage de cette vague pitié qui l’humiliait. La haine est un tonique qui fait vivre par l’espoir de la vengeance ; mais la pitié tue, car elle affaiblit encore la faiblesse. Une imagination ardente fait de tout un poème terrible ou joyeux, suivant les événements qui la frappent ; son exaltation ne cherche que les nuances vives et tranchées, l’exagération en toutes choses.

Cette pitié était pour Camille une menace, un glas sinistre de mort.

Jusque-là, elle avait vécu dans un rêve charmant et goûté, auprès de son mari, les plaisirs d’une seconde enfance ; elle avait oublié les fautes passées et dans son heureuse insouciance s’était cru sauvée. Il lui était venu une profonde pensée d’égoïsme où s’était englouti l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers ; l’univers, c’était son amour !

Tristement elle songeait à cette si courte ivresse qui, un moment, avait fleuri sa vie dans la banalité du mariage.

Georges allait rentrer. Elle l’attendait dans sa chambre, au coin de son feu, car la soirée était froide et humide. Dans le petit hôtel désert, aucun bruit ne s’entendait. Elle demeurait immobile, enfoncée dans les brumes de sa mélancolie. Pourtant, le vol des minutes était lourd et douloureux. Elle prit un livre, au hasard, et tâcha de lire pour tromper ses appréhensions ; car ses nerfs vibraient terriblement et la solitude lui devenait intolérable.

Mais, elle ne put fixer son attention sur le volume qu’elle tenait, ses yeux seuls suivant, sur la page blanche, les caractères alignés.

Elle écoutait sonner à la pendule les mornes heures du soir, et, à ce bruit, si naturel pourtant, elle se renversait sur le dossier de soc fauteuil avec une inexprimable angoisse.

Pourquoi Georges n’était-il pas auprès d’elle, à la consoler, à la défendre ?…

Tout à coup, la porte roula lentement sur ses gonds et Nina parut sur le seuil.

— Toi ! s’écria Camille en se dressant d’un bond.

— Moi… Cela t’étonne ?… J’ai pu échapper aux recherches, comme tu vois… et, me voici.

— Va-t’en !

— Tu m’écouteras, d’abord.

— Que veux-tu donc ?…

— Te demander compte de ta dénonciation.

— Je n’ai dénoncé personne.

— Tu mens !

— Pourquoi mentirais-je ?…

— Enfin, quelqu’un a parlé…

— Je ne sais… que m’importe !…

Elles se regardaient, très pâles, avec un tremblement de colère au coin des lèvres. Nina, la gorge contractée, murmura d’une voix rauque :

— C’est mal, ce que tu as fait là !

— Encore une fois, je n’ai rien fait, dit Camille avec mépris ; mais je suis heureuse de ce qui arrive !… Je te hais ! car tu as gâché ma vie, sali toutes mes croyances, détruit tout ce qu’il y avait de bon et de pur en moi !… Le châtiment que tu as mérité est au-dessus de la justice humaine, et je souhaite ardemment qu’il t’atteigne un jour, dans ce monde ou dans l’autre…

Nina se mit à rire.

— Des mots ! des mots !…

— Des mots qui tuent !…

— Allons donc !… Nous avons toutes deux de belles années de plaisir devant nous… Ton mari ignore le passé ?…

— Oui… comment saurait-il ?… Je ne suis pas compromise ?… Tu ne réponds pas ?… Oh ! Nina, je t’en supplie ! rassure-moi… dis-moi que Georges ne sait rien ?…

Nina riait toujours.

— Il ne sait rien aujourd’hui, demain il saura tout.

— Demain ?…

— Oui, j’ai cru que tu m’avais dénoncée et je t’ai dénoncée à mon tour…

— Tu as fait cela ?…

— Actuellement la justice connaît ta vie aussi bien que la mienne.

— Et tu es venue ?…

— Pour t’annoncer la bonne nouvelle.

— Ah !

Camille eut la force de sourire, mais ses ongles entrèrent dans ses mains crispées. Nina ne devina pas son horrible angoisse.

— Écoute, dit-elle, en se rapprochant, tu ne peux rester ici ; partons, unissons nos fortunes et recommençons ailleurs notre ancienne existence…

— Vraiment ?…

— Tu n’étais pas faite pour le mariage, vois-tu !… La petite expérience a suffisamment duré, et je suppose que tu es lasse de jouer ce rôle d’honnête femme ?…

— Oui, très lasse…

— Tu vois bien !… Lorsqu’on a goûté à certaines joies, on y retourne sans cesse, tant elles ont d’attrait !… J’ai tout prévu… Ma voiture nous attend pour nous conduire à la gare… Dans quelques heures nous serons hors de danger… Viens !…

— Et Georges ?…

— Georges n’existe plus pour toi… Demain, sans doute, il saura tout, et tu lui feras horreur ! Comprends-tu ?… Il vaut mieux partir avant. Et puis tu crois l’aimer… au fond, tu es incapable d’aimer… Est-ce que des femmes comme nous ont un cœur ?… Tu as joué au mariage, voilà tout… Tu voulais un mari, un vrai, parce que tu ne connaissais pas encore cette sensation-là… Maintenant, la comédie a assez duré… tu deviendrais ridicule !

— Oui.

— Tu pleures ?… Allons, pleure un peu, cela te fera du bien… Et puis, tu es si jolie quand tu pleures… Tes lèvres !…

Elle lui prit les mains, essaya de l’entraîner. Camille avait un léger peignoir de mousseline de soie et de dentelle ; elle serra son amie, agrafa sa bouche dans un baiser violent comme une morsure, et, reculant insensiblement, fit sauter le bas de sa robe dans le foyer. En une minute elles furent environnées de flammes. Nina voulut crier ; mais, emprisonnée dans les bras de Camille, avec, sur ses lèvres, le bâillon vivant de sa bouche, elle ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque aspiration, creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles.

Quand les secours arrivèrent, il était trop tard. On retrouva les corps des deux femmes enlacés, sans vêtements, les chairs entièrement calcinées. Sous l’action du feu, leurs cadavres s’étaient si étrangement amoindris et tordus qu’il fut impossible de les distinguer l’un de l’autre. Lorsqu’on voulut les séparer, ils tombèrent en morceaux.

Le monde crut à un accident et Georges ignora toujours le passé de Camille. Il la pleura sincèrement, et tira de la mélancolie grave qui enveloppa sa vie le courage de la lutte et l’inspiration attendrie qui font les chefs-d’œuvre.



FIN