Les Demi-Sexes/Troisième partie/I

Paul Ollendorff, éditeur (p. 229-234).

I

Comme si la baronne de Luzac n’eût attendu que le mariage de sa petite-fille pour quitter ce monde, on la trouva morte dans son fauteuil, au lendemain de la cérémonie.

Camille, en grand deuil, quitta Paris avec Georges sans prévenir personne. Ils s’embarquèrent à Cannes, dans la matinée, sur un yacht frété tout exprès pour ce voyage. C’était un bateau de vingt tonneaux avec des voiles en toiles fines. Les faibles brises que les golfes exhalent vers la mer les poussaient mollement, les conduisaient vers la côte italienne. Par cet après-midi d’été sur la Méditerranée, le soleil cruel emplissait le ciel, faisait de l’onde un miroir bleuâtre, sans nuages, et presque sans frissons.

Dans l’intérieur, il faisait frais. Le bateau était profond, construit pour naviguer sur les mors du Nord et supporter les gros temps. Un peu à l’étroit, on pouvait vivre six ou sept personnes — équipage et passagers — dans cette petite demeure flottante.

Camille était assise à côté de Georges, la tête appuyée à son épaule ; et tous deux, pleins de leur bonheur, restaient silencieux. Ils savouraient la volupté paresseuse qui envahit un couple heureux dans un espace étroit, l’émotion tendre et insinuante allant de l’un à l’autre, l’espèce de moelleuse pénétration magnétique de leurs deux corps, de leurs deux esprits, et cela dans un recueillement alangui et charmant. Ils goûtaient une intimité physique et spirituelle dans cette sorte de clair-obscur discret où les rayons voilés du soleil, passant par les hublots, jouent dans l’ombre avec les cheveux de la femme, ses yeux aux longs cils, les plis soyeux de sa robe. Ils aimaient le bercement de la vague qui balance les êtres et les esprits, les jette l’un contre l’autre… Et, sans un seul mot d’amour, les deux époux se laissaient aller à leur rêverie, Georges tenant entre ses mains la main de Camille, dont il faisait jouer machinalement les doigts fins et tièdes, caressant sa peau douce dont il lui semblait qu’un peu de la vie se transfusait en lui.

Ils dînèrent dans le fumoir, sur une toute petite table et sans le service de domestiques. Camille trouvait son premier amant dans son mari !… Pour la première fois, elle aimait, elle se donnait, enfin, de corps et d’âme… Ils avaient des bêtises de sentiment en toute liberté, à propos de tout et de rien ; l’émotion de ce tête à tête passionné, dans cette boîte de sapin vernis, le faisait ressembler à un souper d’étudiants dans une mansarde. Tous deux mangeaient en se regardant et en se souriant. De temps en temps Camille laissait tomber sa fourchette, et, après une minute de contemplation religieuse, murmurait d’une voix grave :

— Tu es beau, mon Georges !

Et elle le voyait vraiment beau, grand et transfiguré par son amour. Il n’était plus un homme, mais l’homme qu’elle avait choisi entre tous et qui portait l’auréole superbe de cette distinction. Et, c’était curieux et amusant le spectacle de la gêne, de la confusion émue de Georges devant la cour que lui faisait cette femme si dédaigneuse peu de mois avant !… Il ne trouvait pas de mots pour répondre aux gentillesses, aux grâces enveloppantes de cette passion inespérée.

Le diner était fini. Camille s’agenouilla devant son mari, ramena sa bouche à ses lèvres et lui dit dans un baiser, dans un de ces baisers qu’elle n’avait eus ni pour Julien, ni pour Nina, ni pour personne : « Viens. »

Dans l’étroite cabine, en une seconde déshabillée, elle l’appelait de nouveau, fière de cette tendresse qu’elle pouvait avouer à la face de tous, fière de ces sensations exquises qu’elle éprouvait, enfin, banalement, comme la première amoureuse venue.

À quoi bon, alors, tant de dépravation et tant de honte pour en aboutir là ?…

La passion qu’elle avait en vain cherchée précédemment se dégageait de son corps vibrant, comme une électricité, une plénitude de plaisir allant jusqu’aux extrémités de l’organisme de l’homme serré en ses bras. Et, parmi les emportements sensuels de son ivresse, il y avait, tout à la fois, des câlineries ingénues de jeune fille et du libertinage de courtisane : des retenues et des impudeurs. Parfois, en le bégaiement d’un spasme, son enfance remontait en elle et lui mettait, entre ses dents qui s’entre-choquaient, des paroles puériles ; puis, par la peur de quelque chose qu’elle enfermait au fond de son âme, elle enveloppait Georges de tout son corps, comme d’une protection affolée et délirante.

Au dehors, ils n’entendaient rien que le bruit de la petite pendule suspendue contre la cloison de bois. Et, ce minuscule battement troublait seul leurs indicibles étreintes, et l’immense repos des éléments leur donnait, par moments, lorsqu’ils se réveillaient de leur extase, poitrine contre poitrine, la surprenante sensation des solitudes illimitées où les murmures des mondes, étouffés à quelques mètres de leur surface, demeurent imperceptibles dans le silence universel. Il leur semblait que quelque chose de ce calme éternel de l’espace descendait et se répandait sur la mer immobile par cette tiède nuit d’été.

Et toujours des baisers, des baisers et encore des baisers !… Et jusqu’au jour durait la mêlée de ces deux corps fondus dans une longue caresse.

Georges apportait à sa femme une âme toute neuve qui s’abandonnait ainsi pour la première fois. Il était surpris et charmé de cette plénitude de bonheur qu’il n’avait jamais osé concevoir en dehors de son art divin.