Les Demi-Sexes/Première partie/IV

Paul Ollendorff, éditeur (p. 42-48).
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IV

Sur son lit elle resta longtemps les yeux ouverts, dans une rêverie d’orgueil et d’épouvante. Un enchantement mystérieux tenait arrêtées ses pensées de raisonnement, et le sens critique, la haute ironie qui étaient en elle capitulaient à leur tour devant la volonté de l’idée fixe. Elle vivait maintenant sa vie dans l’émotion indéfinissable de l’inconnu, de ce quelque chose d’irréparable qu’elle allait accomplir, cependant, sans regret et sans remords. Il était loin le temps où, dans son cœur attendri, tombait la fraîche impression de la foi, où tout était douceur et caresse dans son esprit ; où elle commençait à respecter toutes les affections de famille, de ménage et d’amitié. Sa mère, morte, trop tôt, n’avait pu la pénétrer bien profondément des croyances qui donnent à la femme, pour passer à travers les misères du monde, le détachement, la résignation et rendent invincible.

Elle n’avait pas été semblable aux autres enfants qui, d’une main, se tiennent à la jupe maternelle, et, de l’autre, cueillent des fleurettes le long des haies. Elle avait à peine connu la voix enveloppante, la familiarité des idées et des mots, les images gracieuses et faciles qui bercent la faiblesse des petits. Elle avait fait sa première communion, comme toutes les fillettes de son âge ; mais, la gouvernante anglaise et protestante qui la conduisait au catéchisme n’avait pu favoriser en elle l’éclosion des pensées religieuses. Maintenant, elle ne priait plus. À ses lèvres ne montait jamais une formule de foi, un acte d’invocation, une récitation pieuse. Si elle restait, parfois, à l’église, dans une vague paresse de contemplation mystique, la sincérité n’y était pas. Sa rêverie molle s’abandonnait à l’amoureux de cet art jésuite, épandu et fondu comme la caresse d’une main sensuelle dans le travail magnifique du décor.

Elle aimait à voir, sur sa tête, la voûte des cathédrales fouillée d’ornements, de caissons, d’arabesques et scintillante comme une arche d’or. Elle aimait la fête enflammée des tabernacles et les fumées grisantes de l’encens : cette magnificence animée, ce milieu palpitant dans le demi-jour des vitraux où glissaient des flèches de lumière multicolore. Elle aimait les groupes de prière dans le mystérieux asile des chapelles, cette langueur passionnée des attitudes, ces avalanches de formes heureuses et ces têtes auréolées des peintures où vit le sourire d’un peuple de morts béatifiés. Elle s’associait à tout ce qui semblait tressaillir parmi les choses, comme si, dans ces monuments de marbre et de pierreries, elle se fût trouvée dans le domaine de l’amour idéal.

À présent, dans l’ombre douce de ses rideaux soyeux, elle songeait aux deux mots magiques de toute destinée humaine : vouloir et pouvoir.

Elle allait placer sa vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent mais dans le cerveau qui ne s’use pas aussi vite et doit mépriser le cœur et les sens.

Elle se disait qu’elle serait l’égale de l’homme par la pensée et par l’action et que les misères de la femme ne l’atteindraient plus. Désormais, elle saurait tout obtenir, parce qu’elle saurait tout dédaigner. Sa seule ambition serait de voir. Voir, n’est-ce pas savoir et jouir intuitivement ? N’est-ce pas découvrir la substance même des faits ?… Que reste-t-il d’une possession matérielle ? Une idée.

Combien, alors, doit être belle l’existence d’un être qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, puise librement à la source des joies terrestres !…

Elle connaîtrait toutes choses, mais tranquillement, sans passion et sans désir ; elle se promènerait dans la vie comme dans le jardin d’une habitation qui lui appartiendrait. Ce que les femmes appellent : déceptions, douleurs, remords, humiliations, folies, n’existerait pas pour elle qui serait au-dessus de son sexe. Elle s’amuserait des chagrins des autres, sans craindre de les éprouver jamais ; et elle trouverait des compagnes de plaisir comme cette Nina Saurel qui lui avait enseigné le souverain remède. Elle aurait des amies jeunes, spirituelles, sans préjugés, joyeuses et jolies comme elle… Et elle connaîtrait les baisers sans fin et sans péril, les baisers sans châtiment !

L’image de Julien Rival se présenta à son esprit. « Et pourquoi pas ? se dit-elle ; il sera mon premier amant ! Et il souffrira, car il est tout sentiment, ce jeune homme ; il a trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, qui rend toutes ses pensées par des phrases convenues ou par des mots que dicte la mode. Il ne sait pas parler en se taisant, ni se taire en parlant. Il garde en lui des feux qui le brûlent et il a une âme semblable à celles que les femmes souhaitent tant de rencontrer ; il est en proie à cette exaltation dont elles sont avides, et il s’attachera fatalement à une créature indigne de lui !… Oh ! le pauvre enfant qui ne se sent vivre que pour aimer et pour donner du bonheur ! Le pauvre enfant qui jettera follement ses trésors sous les pas d’une coquette insensible ! »

Elle eut un rire léger, puis, ses idées suivirent un autre cours. « Certes, j’ai beaucoup réfléchi, se dit-elle, et j’ai beaucoup lu. L’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, a constamment occupé ma vie, m’a douée de la facile puissance avec laquelle je sais rendre mes impressions et marcher hâtivement dans le champ des observations. L’abandon auquel j’ai été condamnée, l’habitude de refouler mes enthousiasmes et de me montrer avec un masque, m’ont investie du pouvoir de comparer et de méditer. Ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion ?… Je désire me venger de la société qui nous condamne, nous autres femmes, parce que nous sommes faibles ; je désire posséder l’âme des hommes en soumettant les intelligences et en méprisant les mépris.

» Les hommes sont habitués, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans une femme honnête que ses défauts et dans une gueuse que ses qualités. Ils éprouvent une grande sympathie pour les turpitudes de la fille qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres indignités, tandis que la femme intelligente et droite ne leur offre pas assez d’encens pour compenser ses mérites. La délicatesse des sentiments est un crime que tous les amants condamnent, car ils veulent trouver dans leurs maîtresses des motifs de satisfaction pour leur vanité. En elles, ils ne recherchent que les honteuses complaisances qu’ils exploitent et blâment tour à tour. Au lieu d’entretenir soigneusement la chaste ignorance de leurs filles, les parents devraient le préparer à la lutte, les mettre en garde contre leur sensibilité trop grande, leur dévoiler la sécheresse, la cruauté, l’hypocrisie humaines. »

Camille nourrissait des idées absolument contraires aux idées reçues ; elle avait déjà souffert, et se trouvait sans protection, sans appui, seule au milieu du plus affreux désert : un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où l’indifférence est plus meurtrière que la haine. Dans ces conditions, la résolution qu’elle avait prise était naturelle quoique folle. Elle se bâtissait une tombe, comme les chrysalides, pour renaître brillante et glorieuse. Elle allait risquer de mourir pour vivre !