Les Demi-Sexes/Première partie/I

Paul Ollendorff, éditeur (p. 1-10).
II.  ►

I

— Mademoiselle ! mademoiselle ! s’écria miss Ketty avec épouvante, que venez-vous faire ici ?…

— Tais-toi, répondit Camille, en abaissant sur ses traits une épaisse voilette blanche. Tu n’as rien vu, rien entendu… il ne faut inquiéter personne.

— Êtes-vous donc souffrante ?…

— Oui, depuis quelques jours, et je désire consulter le docteur Richard qui m’a été recommandé tout spécialement.

— Que dira madame de Luzac, votre grand’mère ?…

— Que pourrait-elle dire, bonne Ketty ?… Tu ne me trahiras pas… Je te répète que je n’ai rien de grave : quelques jours de traitement, et il n’y paraîtra plus.

La jeune fille était entrée dans la loge du concierge.

— Le docteur Richard, s’il vous plaît ?…

— Au premier, la porte en face.

Cette réponse avait été faite d’une voix obligeante où il entrait de la considération pour le locataire et de la curiosité pour les visiteurs.

— Allons, dit Camille à miss Ketty qui semblait hésiter, il ne faut pas manquer la consultation.

Et elle monta les marches, couvertes d’un épais tapis écarlate, en se retenant à la rampe d’une main crispée. Son cœur battait à grands coups, son courage, malgré ses airs de décision, commençait à l’abandonner.

Aussitôt qu’elle eut sonné, la porte s’ouvrit, et elle se trouva en présence d’un valet en habit noir, grave, rasé, si parfait de tenue qu’elle crut s’être trompée.

— C’est bien ici que demeure le docteur Richard ?…

— Si ces dames veulent passer au salon…

Camille, perdant de nouveau son aplomb, se sentit toute rouge de crainte, haletante. Elle allait jouer une grosse partie, s’engager dans une existence singulière, attendue, rêvée…

Miss Ketty était sur ses talons. Elle fit quelques pas dans une antichambre encombrée de meubles, tapissée d’étoffes lourdes, et entra dans une pièce bien éclairée, remplie d’arbustes avec des tentures et des rideaux de satin vert d’eau.

Quelques femmes attendaient en feuilletant des brochures. Une odeur singulière flottait sur toutes choses et finissait par griser vaguement.

Camille et miss Ketty s’assirent dans de grands fauteuils pelucheux et élastiques. Elles se sentirent enfoncées, appuyées, étreintes par ces meubles caressants dont le dossier et les bras capitonnés les soutenaient délicatement.

La jeune fille promena son regard autour d’elle avec surprise, contempla le portrait du docteur qui semblait sourire au ruban rouge de sa boutonnière dans un large cadre d’or.

Elle avait les yeux d’un bleu déteint très pâle, et les pupilles noires, luisantes, rondes, dilatées en rendaient étrange l’expression. Avec son nez mince, ses lèvres fortes, son menton volontaire, sa figure irrégulière et passionnée dégageait une séduction inattendue. C’était un de ces visages de femme dont chaque ligne révèle une grâce mystérieuse, semble avoir une signification, dont, chaque mouvement paraît dire ou cacher quelque chose. Le regard, surtout, racontait des rêves de morphine, ou, peut-être, plus simplement, l’artifice de la belladone. Elle était mince, élégante, souple, un peu hésitante et fébrile en ses gestes.

Il y eut des chuchotements dans l’antichambre, un froufrou de robe, et le médecin entr’ouvrit la porte du salon. Aussitôt, une des femmes se leva et passa dans l’autre pièce.

Cela s’était fait si rapidement que Camille n’avait pu examiner Richard. Elle retomba dans ses réflexions, sans prendre garde aux mines effarées de la gouvernante.

Elle avait, de plus en plus, la sensation d’être dans une serre aux parfums entêtants. De grands palmiers ouvraient leurs feuilles lancéolées dans les quatre coins de la pièce, montaient presque jusqu’au plafond ; des deux côtés de la cheminée, d’autres plantes mettaient une note vivante et gaie. Aucune couleur vive ne frappait ; on se sentait entouré de choses douces et inquiétantes, cependant.

Tour à tour, les femmes qui attendaient se levèrent et passèrent dans le cabinet du docteur. Leur visage ne trahissait nulle émotion, mais Camille remarqua que leurs yeux fiévreux avaient de larges cernures sombres, que leur démarche était languissante, leurs mains agitées d’un léger tremblement. Quand le médecin ouvrit la porte, une dernière fois, pour lui faire signe, miss Ketty s’était endormie, et la jeune fille quitta le salon, à pas furtifs, avec un grand battement de cœur.

La chambre où elle se trouvait ne différait pas sensiblement de l’autre. On y retrouvait les mêmes sièges bas, les mêmes tentures ; on y respirait le même parfum étrange et pénétrant.

Richard examinait curieusement sa cliente, attendant une explication.

Elle commença, très troublée :

— Je viens de la part de… de madame Saurel.

— Et, vous désirez ? demanda-t-il d’un ton glacial.

Elle respira fortement.

— Je désirerais être opérée.

— Opérée ?… Quel âge avez-vous donc ?…

— Dix-huit ans… mais, l’âge n’y fait rien.

— Certes… Encore faudrait-il avoir de sérieuses raisons ?…

— J’ai toutes les raisons possibles.

— Ah !… Lesquelles ?… Permettez-moi de me rendre compte ?…

Camille eut un mouvement de recul vite réprimé.

— Oui, c’est vrai… je ne suis pas malade, docteur, je ne souffre pas.

— Dans ces conditions…

— Je ne souffre pas… mais, toutes les femmes, plus tard, sont atteintes par des souffrances fatales, originelles… par la maternité… Je veux échapper à ces misères, comprenez-vous ?…

Richard souriait dans sa barbe blonde, et ses regards interrogateurs, embués d’une feinte douceur, avaient, par moments, des clartés d’acier.

— Le rôle de la femme… commença-t-il.

— Oh ! non, docteur, je vous en prie, ne me répétez pas ce que je sais mieux que personne… dites plutôt que vous consentez…

— Une décision de cette gravité ne peut être prise sans examen sérieux.

— Certes, nous réfléchirons tous les deux… Pourtant, l’opération n’est pas fort dangereuse…

— Je n’opère que les femmes vraiment atteintes.

— Supposons qu’il y ait nécessité pour moi comme pour les autres.

— À votre âge ?…

Richard continuait à l’examiner de ce regard aigu qui déshabille les âmes.

À voix plus basse il fit une question. Elle rougit, une courte flamme jaillit de ses yeux.

— Je suis vierge, dit-elle.

— Ah ! pardon.

— Vous aviez le droit de faire cette supposition, et je ne puis m’en formaliser.

— Croyez, mademoiselle, que je regrette sincèrement…

— Oh ! non, ne me refusez pas !… je vous en prie…

Elle joignait les mains, suppliait avec une voix câline.

Richard reprit.

— D’ailleurs, il pourrait y avoir péril…

— Eh ! que m’importe !…

— Vous êtes, sans doute, étroitement surveillée par votre famille ?…

— Je n’ai plus de famille… une grand’mère, seulement.

— Plusieurs de mes confrères ont été inquiétés, dans ces derniers temps… L’opinion nous est défavorable… bien à tort, je vous l’affirme !… Nous n’employons les grands moyens que lorsqu’il y a urgence… Par exemple, beaucoup de femmes qui se croient bien portantes sont souvent blessées au plus profond de leur être, et il faut toute notre science pour les sauver d’une mort prochaine.

— Vous voyez…

Il s’était assis en face d’elle, cherchant à lire sa pensée, à se pénétrer de ses intentions et de tout ce qu’elle n’osait dire. Puis, il se mit à l’interroger, comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui la faisaient rougir et balbutier.

Quand il l’eut contrainte à parler ainsi pendant dix minutes :

— C’est parfait, dit-il ; maintenant, il faut que je me rende compte.

— Oh ! docteur…

— C’est nécessaire… ne craignez rien…

Quand elle se releva, le visage empourpré de honte douloureuse, les yeux pleins de larmes :

— Aucune complication n’est à redouter, dit-il. Revenez me voir dans quelques jours… Je n’ose, vous comprenez, m’engager ainsi à la légère… Mais, tout me porte à croire que la réponse sera ce que vous désirez.

Toujours souriant, il l’accompagna jusqu’à la porte.

Elle sortit, balbutia quelques vagues remerciements et réveilla miss Ketty qui s’abandonnait dans son fauteuil.

En se retrouvant dans la rue, elle se sentit triste, mal à l’aise, obsédée par l’obscure sensation d’un chagrin et d’un remords. Elle marchait vite, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue, alors qu’elle était si décidée peu d’instants auparavant. Elle ne s’expliquait point cette disposition nouvelle de son esprit, mais la parole précise du médecin résonnait encore désagréablement à son oreille, faisait passer en son être cette impression de froid et de désespérance qu’une misère entrevue, un incident minime suffisent, parfois, à nous donner. Et il lui semblait que cet homme qu’elle n’estimait guère avait, cependant, le droit de l’estimer moins encore.