Les Demi-Sexes/Deuxième partie/XIII

Paul Ollendorff, éditeur (p. 180-186).
◄  XII.
XIV.  ►

XIII

Camille se croyait perdue et la baronne de Luzac se croyait guérie. Pour fêter ces deux bonheurs, il y avait, comme aux beaux jours de l’année précédente, quelques intimes dans le petit hôtel.

Philippe, Duclerc, Perdonnet et Michel Gréville arrivèrent les premiers. On parla de Tissier qui devait amener un de ses parents, Georges Darvy, le sculpteur bien connu, dont tous les journaux avaient fêté les récents succès. « Il possédait, disait-on, les traditions de la Renaissance, avec toute la fougue et la sincérité modernes ; c’était d’après Perdonnet — qui, pourtant, ne s’enthousiasmait pas facilement — l’exquis révélateur de la force et de la souplesse humaines ».

Ces appréciations, depuis quelques mois, s’échangeaient dans tous les salons. Georges était le triomphateur du moment.

La jeune fille écoutait d’une oreille distraite, indifférente aux éloges et aux blâmes. Que lui importaient le renom et le talent de cet artiste inconnu pour elle et que, sans doute, elle n’inviterait plus !…

Quand il parut, elle fut surprise. De taille plutôt grande, portant la barbe blonde, fine, coupée sans prétention, il regardait bien en face avec des yeux bruns, larges, profonds et un peu durs. Il était mince avec des épaules puissantes et des mains de race. Tout en lui respirait la force et la volonté. Sa réserve hautaine imposait ; il vivait dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où d’autres auraient brillé. Il ne voulait aller que dans les intérieurs où on appréciait sûrement ses qualités sérieuses et voilées ; et, s’il avait consenti à se laisser conduire chez madame de Luzac, c’est que Tissier, son seul parent à Paris, était le familier de la maison.

Il s’assit, après avoir présenté ses hommages à la baronne, immobile en son fauteuil, et répondu quelques mots aux phrases banales que lui adressa Camille. C’est à peine s’il avait paru remarquer sa beauté, et, cependant, elle était bien étrangement séduisante avec son teint décoloré, ses yeux clairs et la meurtrissure sombre de ses paupières. Par un étrange caprice, elle avait voulu s’habiller de fleurs, et son corsage n’était qu’une gaine de violettes de Parme que quelques roses-thé arrêtaient aux épaules, laissant les bras entièrement nus. Le parfum de toutes ces corolles lui montait au cerveau en une douloureuse ivresse, elle se sentait pâlir davantage, s’abandonnait à l’inquiétante extase.

Philippe, tour à tour, examinait sa maîtresse et le nouveau venu. À qui donc était destinée cette toilette singulière ?… À lui, l’amant, au visiteur inconnu ou à Nina Saurel ?…

La porte s’ouvrit et on annonça la jeune femme.

Mademoiselle de Luzac eut un élan vers elle ; et, tout en veillant à ses fleurs fragiles, elle l’embrassa, les lèvres entr’ouvertes, avec une petite moue de volupté. Ce fut un exquis, un désirable baiser, donné et rendu ardemment par les deux bouches.

Philippe, pour la première fois, tressaillit de jalousie.

Jamais elle ne l’avait embrassé ainsi. « Ah ! se dit-il avec amertume, ces femmes-là ne sont plus faites pour nous ! »

Georges Darvy examinait les tentures, les bibelots, les meubles rares.

Pour se créer cet intérieur dont elle était fière à juste titre, Camille avait mis à contribution le savoir et la complaisance de tous les artistes qu’elle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle mille choses charmantes et originales qu’elle avait groupées avec un art inné.

— Mon cher, dit Tissier à Georges, pour dissiper l’espèce de gêne que causait l’évidente distraction de la jeune fille, je vais vous montrer les trésors de ce salon. Voici, d’abord, un buste authentique de Houdon, un groupe de Clodion, des statuettes de Tanagra… Voyez, la finesse des détails !…

Georges prit les figurines et les examina de près avec un sourire heureux. Il dit son opinion en termes sûrs et sobres. La voix était douce, un peu voilée ; on le regardait avec sympathie.

Un domestique annonça :

— Madame la baronne est servie.

Et, tandis qu’on roulait le fauteuil de ma dame de Luzac, Camille prit le bras de Perdonnet pour passer dans la salle à manger.

À table, le sculpteur ne parut pas davantage faire attention à elle. Poussé par Tissier qui désirait le faire briller, il parla des maîtres anciens, critiqua finement les tendances nouvelles, raconta ses impressions sur toutes les merveilles d’art connues par lui, rendit visible l’étonnante griserie que la grâce des formes faisait entrer par ses yeux dans son âme.

« Cependant, je suis belle aussi, pensait Camille, et il ne m’a même pas honorée d’un regard ! »

— Oui, poursuivait-il, pendant cinq ans j’ai parcouru le monde, en contemplant du marbre, de la pierre et du bronze métamorphosés en chefs-d’œuvre sous l’inspiration des maîtres.

— Il ne faudra pas inviter souvent ce monsieur-là, murmura Nina à l’oreille de la jeune fille ; il est sévère comme un jour de pluie !

Mais Camille écoutait Georges avec intérêt.

— Il ne me déplaît pas, répondit-elle.

Et elle lui dit en souriant :

— Vous aimez donc votre art au-dessus de tout ?…

— Oui, mademoiselle, au-dessus de tout, parce que j’y trouve un profond et durable bonheur. Je tâche de manier le beau dans sa forme la plus pure et la plus haute. Je ne me lasse pas de mes recherches qui suffisent à remplir mon existence.

Il cessa de parler et la conversation languit pendant le reste du dîner. Philippe était nerveux, hostile à tout le monde ; les autres mangeaient distraitement regardant en dessous, par moments, la jeune fille qui, concentrée et préoccupée, paraissait être en un tout autre endroit que chez elle. Inattentive, aimable pour répondre, puis, figée tout de suite, elle devait songer à quelque chose qui l’intéressait plus que ses convives et que leurs lieux communs. Au dessert, cependant, on se querella sur des questions politiques et tous les mécontentements se fondirent en un concert discordant. Puis, on se leva de table au milieu d’une grande agitation qui tomba, soudain, dans la fraîcheur des salons. La conversation redevint générale et languissante, étouffée par les idées qui avaient voltigé sans oser se fixer.

Tissier emmena Georges Darvy de bonne heure, et Nina eut un soupir de soulagement dès qu’ils furent partis.

— Qu’en dis-tu, Camille ?…

— Rien, répondit la jeune fille d’un air las.

— Pour un raseur, c’est un joli raseur !

— Allons donc, dit Philippe amèrement, en se rapprochant ; jamais Camille n’a regardé un homme comme elle vient de regarder ce sculpteur !… Pourtant, il n’a guère admiré sa robe et elle est le seul de ses bibelots qu’il ait dédaigné… N’est-ce pas humiliant de la part d’un monsieur qui paraît si sensible à toutes les manifestations de la beauté ?…

— Oh ! murmura la jeune fille, peut-être M. Darvy m’a-t-il trouvée laide… Que voulez-vous que cela me fasse ?…

— Cela vous fait assurément beaucoup, car vous tenez à l’opinion de cet artiste.

— Vous êtes fou !… Je ne tiens pas plus à la sienne qu’à la vôtre… Tout m’est indifférent ! Vous le savez mieux que personne.

— Vous viendrez demain chez moi, n’est-ce pas, Camille ?

Elle eut une contraction des lèvres, blêmit encore.

— Je suis souffrante, vous voyez…

— J’ai à vous parler… Je désire vous voir…

On s’approchait d’eux, et elle promit, pour ne pas attirer l’attention, pour se délivrer des sollicitations de cet homme, qu’elle ne pouvait fuir.