Les Demi-Sexes/Deuxième partie/V

Paul Ollendorff, éditeur (p. 124-129).
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V

— Bah ! fit madame Saurel, lorsque Camille lui eut raconté, le lendemain matin, les événements de la soirée, te voilà bien tourmentée pour peu de chose… Tu ne pouvais acheter autrement le silence de ce Talberg.

— Là, chez moi, à côté de ma grand’mère malade !

— Elle n’en a rien su, elle n’en saura jamais rien.

— Certes.

— Alors, que crains-tu ?…

— Ma vie me fait horreur !

— Déjà ?…

— Je prévois une longue suite de mensonges, de trahisons, de lâchetés… Il me faudra marcher sur cette terrible route, sans retourner la tête, jusqu’au châtiment… Car, sans doute, il y aura un châtiment !

— Allons, ne fais pas de mélodrame, ma petite Camille… Le mal n’existe pas plus que le bien… Il n’y a que la nature, et nous ne sommes pas coupables de suivre les penchants qui sont en nous.

— Tu me fais peur, Nina !

— Aimons-nous, Camille ; il n’y a de bon que l’amour, vois-tu, et notre vie d’amour est si courte à nous autres femmes !… Profite de ta jeunesse, de ta beauté !…

Elle l’attira auprès d’elle sur la chaise longue et fit glisser son peignoir de soie blanche.

Mais, Camille doucement se dégagea.

— Non, laisse-moi… Je suis triste, aujourd’hui, affreusement triste !

— Tu t’ennuies… Si tu veux, nous sortirons ce soir… Je connais des endroits amusants que tu n’as pas encore vus.

— Non, pas ce soir.

— Demain, alors ?…

— Ni demain, ni après… Tes plaisirs ne me tentent plus !… Quelle femme es-tu donc pour te donner ainsi au premier venu ?… Comment peux-tu te jeter dans tous les bras qui se ferment sur toi ?… Même l’emportement de tes sens exceptionnels ou malades ne suffirait pas à expliquer une telle démence !… Pourtant, tu n’es pas au début de ton horrible vie d’erreur pour la faire avec une semblable furie !…

Nina haussa les épaules.

— Je ne sais pas ; je suis ainsi folle de mon corps à rendre la folie contagieuse. Et puis, vois-tu, il y a, dans ce qu’on appelle le plaisir, des abîmes tout aussi profonds que dans l’amour… Le vulgaire seul les craint ! Tu n’es pas la première que je forme à mon image… Beaucoup de femmes, de jeunes filles, même, ont suivi ton exemple… Mais, je t’ai aimée davantage, parce que tu étais plus difficile à conquérir.

— Pour moi, l’humiliation n’en est que plus grande !

— Fi !

— Pardonne-moi, Nina !… pardonne-moi !… Je n’ai pas ta sérénité, vois-tu, je suis faible… Va-t’en… laisse-moi.

— Tu verras donc aujourd’hui Julien et Philippe ?…

— Je ne veux voir ni l’un ni l’autre.

— Allons, tu t’y feras… N’oublie pas notre souper, tu sais ?… Notre souper des « demi-sexes ?… »

— Je n’oublierai pas… Est-ce que je ne viens pas exactement chaque mois, depuis… que je suis des vôtres ?…

Camille resta seule avec ses remords. « Non, je n’irai pas, se dit-elle, je n’irai plus… Est-ce que mon existence est donc perdue ?… Est-ce que je ne trouverai pas le remède à côté du mal ?… »

Elle se calfeutra contre les choses et les distractions du dehors, en tête-à-tête avec des impressions et des souvenirs désenchantés. Elle passa deux heures, accoudée aux bras de son fauteuil, à feuilleter rêveusement en elle les pages toujours ouvertes de ce poème d’une hideuse énergie. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par intuition, tout ce qu’elle aurait à souffrir par la suite si sa vie venait à être connue.

Et, pourtant, le monde tolère et pardonne mieux le vice que les douleurs ou les misères qu’il redoute à l’égal des contagions. Le vice est un luxe qui flatte l’amour-propre. Quelque majestueux que soit un malheur, il finit toujours par être ridiculisé. La société, semblable aux jeunes Romains du cirque, ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe !… Mais, Camille était trop jeune pour avoir perdu toute candeur. Elle s’imaginait de bonne foi que son crime serait sans pardon, parce qu’il était sans excuse.

Les réflexions affluaient à son esprit avec la promptitude des vagues sur la grève. Elle regardait autour d’elle et sentait ce froid sinistre que le mal distille et qui saisit l’âme encore plus vivement que la bise de décembre ne glace le corps. Elle se croisa les bras sur la poitrine, pencha la tête et tomba dans une mélancolie profonde. Elle songeait au peu de bonheur qu’on trouve ici-bas… Qu’est-ce donc ?… des amusements sans plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté ; enfin, un foyer sans flamme et sans étincelles. Elle n’avait pas une de ces consciences qui se dérobent à la souffrance par l’habitude et par cette sorte d’insouciance dans laquelle une femme végète, naïvement fautive… Chez elle, une sensitivité morbide, une disposition de cerveau à toujours s’agiter dans l’amertume, un sens moral qui s’était comme redressé après chacune de ses déchéances, tous les dons de délicatesse et d’élection s’unissaient pour la torturer et retourner plus cruellement dans son désespoir le tourment de ce qui était si peu pour Nina.

Camille cédait à l’entraînement du plaisir ; mais, aussitôt qu’elle y avait cédé, elle se prenait en mépris. Dans l’enivrement des sens, même, elle ne pouvait s’oublier entièrement et se perdre. À mesure qu’elle s’abandonnait et descendait de son orgueil, elle ne sentait pas l’impudeur lui venir. Les dégradations où elle s’abîmait ne la fortifiaient point contre le dégoût et l’horreur d’elle-même ; l’habitude ne lui apportait pas l’endurcissement. Sa conscience souillée rejetait ses souillures, se débattait dans ses hontes, et ne lui laissait pas même une seconde la pleine jouissance du vice, l’entier étourdissement de la chute.

Vers deux heures de l’après-midi, elle reçut une lettre qu’elle ouvrit en tremblant. Elle était de Philippe, et ne contenait que ces mots : « À cinq heures, chez moi. N’oubliez pas que vous m’appartenez comme je vous appartiens. »

Elle y alla avec colère et dégoût.