Les Demi-Sexes/Deuxième partie/IX

Paul Ollendorff, éditeur (p. 155-160).
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IX

— Ne vous dérangez pas, dit une voix grave, c’est moi.

— Comment, c’est vous !

— Nous avions défendu la porte !

— C’est une indignité !

— Vos soubrettes gisent sur le carreau… Comme il n’y avait pas moyen de faire autrement, j’ai employé la violence.

— Il fait jour, nous allons nous coucher.

Rose, d’un bond, s’était mise debout, et Claire Delys l’avait enveloppée dans son manteau de fourrures.

Philippe de Talberg les examinait d’un air ironique. Camille, malgré son sang-froid, n’avait pu s’empêcher de rougir de colère.

— Pourquoi êtes-vous venu ? demanda-t-elle. Je croyais que c’était une plaisanterie !… Votre place, mon cher, n’est pas ici.

— Ma place est partout où vous êtes.

— Allons donc ! Je suis libre ; je ne dois compte de mes actions à personne.

— Croyez-vous ?

— Je le crois tellement que je vous ordonne de vous retirer !

— Oh ! dit Nina, il ne nous gêne plus guère… Que verra-t-il de plus que ce qu’il a vu ?…

— C’est vrai, que pourrais-je voir de plus ?…

Et, calme toujours, Philippe se versa un verre d’eau-de-vie russe et se fit une tartine de caviar, en regardant le fil d’or de son couteau de dessert.

— Et puis, continua-t-il, je suis un ennemi à ménager, car je connais votre secret à toutes.

— Notre secret ? demandèrent-elles avec épouvante.

— Parbleu ! les visites au Dr Richard, la petite opération mystérieuse suivie d’une convalescence assez longue, les escapades, timides, d’abord, jusqu’à l’accoutumance, les rendez-vous dans le rez-de-chaussée de madame Saurel, le défilé habituel des… connaissances, enfin, la fête permanente, quoique voilée sous les dehors de la correction la plus parfaite.

Et, comme elles se regardaient avec consternation :

— Ne craignez rien, poursuivit-il, je suis trop gentilhomme pour vous trahir jamais ; cependant, je serais excusable, puisque nulle de vous ne m’a pris pour confident… Songez au succès qu’obtiendraient de semblables révélations ! Les journaux sont pleins de scandales qui ne valent pas celui-ci !… Oh ! ne protestez pas ! il y a, parmi vous, des jeunes filles et des mineures, ce qui est grave… Que font-elles ici, ces chères enfants ?… Elles devraient être dans leur dodo, bien bordées par les mains maternelles, avec un verre de fleur d’oranger sur leur table !… Vous allez, maintenant, rentrer chez vous, mes toutes belles, avec le prétexte d’un bal blanc !… Il y a là, dans l’antichambre, trois gouvernantes complices qui dorment sur des banquettes. Vraiment, leurs remords leur tiennent chaud !… Regardez-vous donc ! Vous êtes livides, méconnaissables !… Et quel retour lugubre !… La pluie tombe semée de neige ; une pluie glaciale comme votre cœur, une pluie de carême et d’enterrement !… Tous les jolis visages avaient encore pâli, les yeux s’embuaient d’une vague expression de détresse… Non, ce n’était pas un homme folâtre, ce convive de hasard !… Ses traits et son maintien ne manquaient certes pas de cette distinction convenue qui fait tolérer les gens, sa parole n’était pas fastidieuse ; mais aucune sympathie n’émanait de sa personne qui demeurait inquiétante, même dans le contentement.

Camille le haïssait de plus en plus, et, cependant, il pesait sur elle par une sorte de magnétisme occulte qu’elle ne pouvait éviter. Il captivait son attention par une bizarrerie spéciale. Sa causerie, sans être hors ligne par la valeur intrinsèque des idées, tenait en éveil par un sous-entendu très vague que ses préoccupations secrètes semblaient y glisser involontairement. Au fond, elle ne savait s’il lui souhaitait du bien ou du mal, tant son affection ressemblait, parfois, à l’inimitié. Sans doute, il la méprisait, et ce mépris, en même temps, devait être un stimulant pour son imagination blasée.

— Oui, reprit-il, après un moment de silence, je ne dirai rien… Vous n’avez rien à craindre de moi.

— Pour le moment ?… interrogea Camille avec anxiété.

— Il est certain que je vous aime trop pour me résoudre à vous perdre, et que si jamais vous tentiez de m’échapper…

Elle essaya de rire.

— Vous voulez m’effrayer, je suppose ?… Un galant homme ne trahit jamais une femme, surtout quand cette femme s’est confiée à lui… D’ailleurs, je n’aurai pas à vous quitter, mon ami ; vous vous lasserez de moi comme les hommes se lassent, après la possession… Je n’aurai qu’à laisser faire le temps…

— Vous êtes de celles dont on ne se lasse pas.

— Merci pour cette galanterie. Elle est un peu banale ; mais, quand on a passé la nuit à faire de l’esprit, il ne faut pas se montrer trop difficile quand le jour est venu.

— Est-ce que nous parlons ?…

— Oui.

— Vous me permettez de vous reconduire chez vous ?…

— Il le faut bien.

Nina lui mit sur les épaules son long manteau de velours gris doublé d’hermine, et, après l’avoir embrassée, lui glissa à l’oreille :

— Ton Philippe te jouera quelque mauvais tour… Méfiance !

La jeune fille haussa les épaules avec ennui.

— Bah !… Quand la vie ne sera plus possible, je trouverai bien le moyen d’en sortir… Rien ne vaut la peine d’un effort, même dans le plaisir.

Et, montrant ses compagnes dont les faces blêmes se contractaient de fatigue et d’énervement :

— Est-ce que, vraiment, tu trouves nos petites fêtes bien drôles ?…