Les Demi-Sexes/Deuxième partie/III

Paul Ollendorff, éditeur (p. 106-112).
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III

Un soir, Julien, assis auprès de sa lampe, lisait un livre qui ne l’intéressait guère, l’esprit tout occupé de mademoiselle de Luzac. Plus épris que jamais et profondément malheureux, il lui avait demandé de l’épouser ; mais elle lui avait mis sur les lèvres ses mains fluettes.

— On ne m’épouse pas, monsieur Rival, je ne veux pas me marier.

— Pourquoi ?…

— L’explication serait trop longue…

— Je vous en prie !…

— Perdez tout espoir.

Et, comme il demeurait atterré :

— Je vous permets quand même de m’aimer, avait-elle ajouté plus bas… Aimez-moi de tout votre cœur, de toutes vos forces.

Et, depuis, il était possédé comme les dévots doivent l’être du diable !

L’amour est toujours l’amour, mais il a, suivant les individus, ses étrangetés, ses particularités et ses folies diverses. Si, par de certains côtés, par la spontanéité, la vivacité et le coup de foudre, la passion de Julien était la passion de tout le monde, elle lui était propre par une nuance rare : il aimait peut-être plus encore par le cœur que par les sens. C’était moins la femme qui lui parlait dans Camille que le caractère incompréhensible.

Cependant, elle était la forme vivante et la vie charmante de sa chimère ; elle était son imagination personnifiée, la créature de son rêve, traduite et glorifiée en une chair exquise.

Nature délicate et distinguée, Julien possédait, à un degré aigu, le tact sensitif de l’impressionnabilité. Il y avait en lui une perception presque douloureuse des choses de la vie. Partout où il allait, il était affecté, comme par une atmosphère, des sentiments qu’il rencontrait ou qu’il dérangeait. Il sentait dans l’air les sympathies ou les hostilités, les bonnes ou les mauvaises nouvelles. Et toutes ces perceptions intérieures étaient si bien en lui un pressentiment, qu’elles devenaient presque toujours réalité. Un regard, un son de voix, un geste lui parlaient et lui révélaient ce qu’ils cachaient presque à tout le monde. Il enviait sincèrement ces bienheureux qui passent au travers des événements, sans rien voir de ce qu’on leur montre et qui restent jusqu’à la mort sans ôter le masque de leurs illusions. Un mobilier lui était ami ou ennemi ; une nuance, une forme, la couleur d’une étoffe lui plaisaient ou l’offusquaient ; une note fausse dans une conversation ou dans une mélodie suffisait à le guérir d’un caprice ou d’une admiration. Mais, par cela même qu’il était amoureux, tous les sens subtils de son être se trouvaient engourdis. Cette sensibilité nerveuse, cette secousse continue des impressions avaient brusquement cessé, car il ne vivait plus qu’en lui-même dans l’ivresse de son rêve.

Son petit appartement, au fond d’une cour, était silencieux comme un puits. Il n’entendait que l’égouttement de la pluie sur le pavé et le tic-tac régulier de sa pendule.

Tout à coup, sans aucun bruit de serrure qui l’eût averti, sa porte roula lentement sur ses gonds et demeura à moitié entre-bâillée. Il releva les yeux, quitta son livre, croyant à une visite d’ami ; puis, il porta la main à sa poitrine, tant l’émotion fut forte. Camille était sur le seuil, calme et résolue, malgré la pâleur qui couvrait son visage.

La vision la plus surnaturelle n’eût pas, à ce moment, donné à Julien le tressaillement nerveux, l’espèce de palpitation presque douloureuse qu’il ressentit quand il vit la jeune fille venir à lui.

Elle réprima, par un geste énergique, le cri de bonheur qui allait lui échapper, et elle écouta un moment, l’oreille contre la porte, si aucun pas ne l’avait suivie jusque-là. Alors, le regardant de ses impénétrables yeux bleus, elle le prit dans ses bras et chercha ses lèvres. Agrafé dans ce baiser de feu qui le pénétrait, grisé par l’haleine qu’il respirait éperdument, il la porta jusqu’à son lit, ne sachant plus ce qu’il faisait.

Au sein de ce bonheur qu’elle était venue chercher et offrir, elle demeurait silencieuse, et lui, maintenant, agenouillé devant elle, lui adressait tous ces « pourquoi » insatiables de l’amour. Mais, elle ne répondait pas ; sa bouche ardente demeurait muette de tout, excepté de baisers.

Il pensait qu’il arriverait un moment où elle lui livrerait son âme comme elle lui avait livré son corps, et il l’interrogeait encore avec douceur et obstination.

— Ne me demande rien, dit-elle enfin. Je suis venue… N’est-ce pas tout pour toi ?…

— Je t’aime, Camille, je t’adore !… Veux-tu dis, veux-tu, à présent, être ma femme ?…

— Pas plus aujourd’hui qu’hier… Je suis ta maîtresse… N’es-tu donc pas heureux ?…

— Oh ! si, bien heureux.

— Et tu souhaites que ce bonheur dure ?…

— Toute ma vie !

— Alors, obéis-moi sans m’interroger jamais.

Il lui dit lentement, avec des mots presque solennels, qu’il lui donnait son existence pour toujours, afin qu’elle en fît ce qu’il lui plairait.

Elle eut un mouvement d’épaules on lui répondant :

— Ne t’engage pas trop, mon petit Julien !

Il se tourna vers elle tout à fait, et, en la regardant au fond des yeux de ce regard pénétrant qui ressemble à un toucher, il répéta ce qu’il venait de lui dire, plus longuement, plus ardemment, mieux encore.

Tout ce qu’il avait pensé, en tant de songeries exaltées, il l’exprimait avec une telle ferveur qu’elle l’écoutait, comme dans un nuage de prière et d’encens. Elle se sentait caressée en toutes ses fibres de femme par cette bouche adoratrice, plus et mieux qu’elle ne l’avait encore été en ses coupables ivresses.

Et, pourtant, un sourire un peu ironique restait au coin de ses lèvres. Il y avait tant de naïveté dans cet amour, tant de candeur passionnée !… Elle comprenait la jouissance du mystère dans la complicité qui fait les amants et les conspirateurs.

Camille, chez elle et dans le monde, redevint impénétrable et Julien se berça orgueilleusement et presque sensuellement dans le plus profond de sa conscience de l’idée que toute cette magnifique indifférence cachait une infinité de tendresse qui n’était que pour lui et que rien, désormais, n’assombrirait sa joie. Nul qu’eux, sur la terre, ne connaissait leur démence… et c’était délicieux, cette pensée !

Depuis le jour où elle l’avait frôlé à table, jusqu’au moment où elle avait surgi comme une apparition dans le cadre de sa porte ouverte, Camille ne lui avait pas marchandé l’émotion. Ses étreintes avaient cette langueur et cette force qui étaient pour lui mieux qu’un langage, et il lui disait toutes ses démences et toutes ses ivresses. Il parlait sans fin, faisant les demandes et les réponses, ne cherchant plus à confesser le sphinx. L’amour lui avait pris le cœur comme un aigle prend une proie dans ses serres, et il ne luttait plus, trop heureux d’avoir été conquis. Il vivait dans du soleil, dans des idées d’or, l’âme réchauffée, l’esprit bercé et baigné de lumière dans une paix ardente.

Elle n’était pas satisfaite. Sa chute, déjà, lui faisait horreur. Ah ! cette agonie muette, intérieure, sans autres témoins que l’amour-propre qui saigne et défaille !… Cette agonie honteuse qu’elle n’avait pas prévue !… Est-ce qu’il lui faudrait la subir toujours ?… Est-ce que l’amour qu’elle versait si généreusement n’arriverait pas à la réchauffer aussi et à lui donner l’oubli ?…

Elle eut, un mois entier de découragement pendant lequel elle sentit, tout à la fois, une indifférence et un dégoût immense avec un maladif besoin d’action. Puis, elle se laissa aller à l’un de ces hébétements que donnent les ébranlements trop vifs de l’organisme et qui reposent sans guérir.