Les Demi-Sexes/Deuxième partie/I

Paul Ollendorff, éditeur (p. 89-96).
II.  ►

I

La baronne de Luzac continuait à végéter, résignée et placide, dans son grand fauteuil. À neuf heures, on la roulait dans sa chambre, et Camille, complètement remise, fraîche et jolie comme par le passé, accompagnait son amie Nina dans le monde ou au théâtre.

Ce soir-là, elles avaient une loge pour un ballet nouveau, et, sous le feu des lorgnettes admirativement dirigées vers elles, s’abandonnaient au plaisir de se sentir enviées et caressées par tant de regards connaisseurs. Dans ce cadre monumental de l’Opéra, dans cette moire de clarté blanche, leurs beautés si différentes brillaient d’un éclat exceptionnel. Derrière elles, Julien Rival et Michel Gréville se tenaient attentifs.

Toute sa vie Julien devait se rappeler l’heure où, dans l’enivrement de la musique voluptueuse et dans le prestige d’un admirable décor de féerie, il avait senti la petite main de la jeune fille chercher la sienne et la garder dans l’ombre de la loge.

Pendant l’entr’acte, ce fut une procession d’habits noirs : Maurice Chazel, Duclerc, le gros Perdonnet et Paul Tissier vinrent présenter leurs hommages à mademoiselle de Luzac qui avait pour tous un mot aimable et un joli sourire. Les amis de Nina étaient plus nombreux et plus empressés. Les jeunes, après quelques phrases banales, s’en allaient à regret, trop timides encore, n’osant insister ; les vieux prenaient place et débitaient des galanteries.

Ce soir-là, vraiment, Camille était charmante : de ses cheveux doux et fins à ses petits pieds cambrés, elle semblait faite pour respirer l’encens des adorations de tout un peuple d’amoureux. Elle portait une robe de satin ivoire voilée de vieilles dentelles que d’admirables opales taillées en amandes rattachaient de distance en distance. Sa taille mince se cambrait sur le velours du fauteuil, elle aspirait nonchalamment un gros bouquet d’œillets blancs que Julien lui avait offert. Il n’avait pas quitté sa place derrière elle et la regardait ardemment sans qu’elle parût y prendre garde. Il était encore sous le charme de l’incroyable sensation qu’il venait d’éprouver en sentant la main audacieuse de la jeune fille chercher la sienne. Cela avait été inouï autant qu’inattendu. Tout son sang allumé sous cette prise s’était précipité de son cœur comme soutiré par elle. Il était devenu d’une pâleur affreuse et avait pensé perdre connaissance. Maintenant, il n’osait parler, se demandant si un bonheur aussi invraisemblable pouvait être réel.

Dans la lumière factice des lampes électriques, le visage de mademoiselle de Luzac s’idéalisait de blancheur, le bleu léger de ses yeux avait des reflets d’aigues-marines. Il la contemplait torturé et ravi. Qu’avait-il donc fait pour être distingué par elle ?… Camille lui parlait, et il ne savait que répondre, dans le désir qui le prenait de lui crier sa joie et de se traîner à ses pieds dans la poussière. Elle le gardait à son côté parce qu’il était beau, naturellement élégant, et que beaucoup de ses amies l’avaient trouvé séduisant. À moitié caché derrière elle, il était encore le point de mire de vingt lorgnettes féminines. Nina souriait à quelques femmes qu’elle devait retrouver à la sortie : Rose Mignot, blanche et frêle avec un air de vierge indolente ; la comtesse Delys dont les cheveux courts et le monocle soulignaient un costume presque masculin ; Delphine de Belvau, toujours languissante, fatiguée par de stériles secousses, et qui, dans la pénombre d’une loge, cherchait dans sa poche la seringue Pravaz indispensable ; Marguerite d’Ambre, éclatante de jeunesse et de fraîcheur, une nouvelle recrue à peine divorcée.

Le dernier acte commençait, et la main de Camille, de nouveau, s’était abattue sur la main du jeune homme qu’elle serrait avec l’ascendant du plaisir qu’elle avait conscience de verser. En proie aux mille frissonnements que cette étreinte dardait à son corps tout entier, il craignait cependant de trahir ce qu’il éprouvait par le tremblement de sa voix et l’altération de son visage. Jamais il n’avait ressenti une émotion comparable.

La pièce était finie. Les spectateurs, à la hâte, se couvraient de leurs manteaux de fourrure, gagnaient la sortie. Julien descendit derrière Nina et Michel Gréville les marches du grand escalier, en serrant contre lui le bras nu de Camille posé sur son bras, et, dans un élan subit de son être, il lui murmura à l’oreille : « Je vous aime ! Je vous aime ! » Elle ne répondit pas, mais ses yeux tout à coup changèrent d’expression, s’emplirent de colère. Philippe était devant eux, sombre, tragique, la figure si contractée que Julien, malgré son inexpérience, se sentit au cœur une douleur aiguë.

La jeune fille s’était arrêtée :

— Vous voulez me parler, monsieur de Talberg ?…

— Oui, mais pas ici… demain soir, chez vous.

— Ah !

— Je ferai le whist de madame de Luzac.

Camille avait repris tout son calme.

— Vous nous avez bien manqué, dans ces derniers temps, cher monsieur… Pourquoi ne veniez-vous plus faire la partie habituelle ?…

— Je vous en dirai la raison… demain.

Il s’inclina très bas devant la jeune fille, et ne parut pas s’apercevoir de la présence de son compagnon.

Camille, nerveusement, entraînait Julien.

— Venez, Nina nous attend.

— Et, je vous reverrai ?…

— Bientôt.

— Oh ! oui, bientôt, supplia-t-il… Comment voulez-vous maintenant que je vive loin de vous ?…

— Chut ! on pourrait vous entendre.

Au pied des escaliers, sur la droite, les voitures arrivaient une à une. Camille, avec l’aide du valet de pied retrouva madame Saurel déjà pelotonnée sur les coussins du coupé.

Quand elles furent chaudement installées, l’une près de l’autre, les glaces relevées, les pieds sur la chaufferette :

— C’est fait ?… interrogea Nina en riant

— Quoi donc ?…

— N’avez-vous pas, Julien et toi, écrit le prologue de votre petit roman ?…

— Ah !… Tu as vu ?…

— Me prends-tu donc pour une sotte ?…

— Ai-je bien choisi, pour mes débuts ?…

— Il est gentil et il sera discret… Vois-tu, dans notre situation une seule chose est indispensable : la discrétion de l’amant. Cherche donc, parmi les hommes que tu rencontreras, les plus honorablement connus et les plus dignes… Quand nous voudrons nous amuser comme des gigolettes, nous en prendrons le costume et nous nous rendrons méconnaissables.

— C’est singulier, partout ta réputation est intacte ; on ne se doute de rien.

— Parce que j’ai su ne jamais m’afficher. Croirais-tu que, si j’en avais le désir, je pourrais me marier dans des conditions presque inespérées de fortune et de situation ?…

— Tu es assez belle…

— Oui, je suis belle ; mais j’ai ce qui prime la beauté, l’adresse.

Camille réfléchit un moment.

— Julien ne parlera pas ; il m’aime sincèrement.

— Méfie-toi aussi des grandes passions… elles sont bien encombrantes dans notre existence. Ne lui laisse pas le temps de s’attacher, à ce petit… Il est encore à l’âge des coups de tête.

— Je me montrerai sous les jours les plus défavorables.

— Et il t’aimera davantage… Que veux-tu, l’apprentissage est difficile à faire… Si tu n’as pas l’intuition de ces choses, tu commettras d’irréparables imprudences. Je suis parfois tentée de te dire : « Reprends le droit chemin, marie-toi… »

— Alors, franchement, ce n’était pas la peine…

— Bah !… qui le saura ?… Tu seras toujours délivrée d’un souci.

La voiture s’était arrêtée. Camille sauta à terre.

— Alors tu vas souper ?…

— Oui, avec Rose, Delphine, Marguerite et quelques autres très jolies femmes.

— C’est Richard qui préside ?…

— Nous lui devons trop de reconnaissance pour ne pas lui réserver cet honneur… J’espère bien que, la prochaine fois, tu seras des nôtres ?