Les Dames du palais/Texte entier

Calmann-Lévy éditeurs (p. --tdm).
LES DAMES DU PALAIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18
comment s’en vont les reines 
 1 vol.
princesses de science 
 1 vol.

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1909, by Revue de Paris.

189-11. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — P2-11
COLETTE YVER




LES
DAMES DU PALAIS


PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3




LES
DAMES DU PALAIS


PREMIÈRE PARTIE

I

Dans la foule qui remplissait la salle des Pas-Perdus, à deux heures, pendant la suspension d’audience, André Vélines, le jeune avocat d’avenir, ancien secrétaire de la Conférence, ancien secrétaire du bâtonnier, dit vivement à la vieille dame élégante dont il paraissait ici le guide :

— Tenez, grand’mère, la voici… C’est elle, mademoiselle Marcadieu, en robe, auprès de ce vieil avocat.

Madame Mansart tressaillit, leva son face-à-main ; sous le cristal, ses yeux noirs pétillèrent. Elle était petite, replète, portait, malgré ses soixante-neuf ans, un chapeau de jeune femme, et se teignait les cheveux pour paraître la mère de son petit-fils dont elle était démesurément orgueilleuse.

— Où çà ? où çà ?

André Vélines pencha vers elle sa haute taille :

— Au bas de l’escalier du tribunal civil, là-bas… Et c’est Fabrezan-Castagnac, le grand Fabrezan, le bâtonnier, mon ancien patron, qui gesticule auprès d’elle.

Ainsi dirigés, les regards de la vieille dame rencontrèrent parmi le flot des hommes noirs au rabat blanc le couple bizarre : le célèbre maître du barreau, à la forte tête classique encadrée de favoris blancs, et la blonde stagiaire, frêle, fine et rose, la toque en équilibre sur sa chevelure dorée, qui, d’un geste enfantin, faisait sauter entre ses doigts l’extrémité de son épitoge.

— Eh bien ! grand’mère ?…

Un peu laid, le visage osseux, ce grand garçon, rasé comme un Romain, respirait la santé, la puissance, la franchise. Pourtant, à ce moment-là, il semblait timide, anxieux, suspendu aux lèvres de l’impérieuse aïeule qui allait formuler sa critique sur la jeune fille lentement examinée.

Madame Mansart laissa tomber le face-à-main sans rien dire.

Alors lui se remit à contempler là-bas Henriette Marcadieu qu’il aimait. Il haletait de passion, de tendresse. Contre la serviette de maroquin cachée par sa large manche, son cœur eut de longs soubresauts. La chère petite stagiaire ! pouvait-on ne pas l’admirer ? Il se redressa, demanda hardiment :

— Comment la trouvez-vous, grand’mère ?

La vieille dame repartit, nerveuse :

— Jolie, certes ! Mais quelles singulières créatures que ces femmes-là !

Les quatre battants de la porte vitrée, s’ouvrant perpétuellement, laissaient entrer à chaque minute de nouveaux groupes d’avocats. Le tapage devenait assourdissant. Quand l’horloge marqua deux heures dix, à l’extrémité de la salle des Pas-Perdus, le tambour capitonné de cuir vert de la première chambre du tribunal, où se jugeait un grand divorce, dégorgea une troupe d’hommes mal vêtus et de femmes en toilette qui envahirent le hall : c’était une tardive suspension d’audience.

André Vélines et sa grand’mère, entraînés par l’ample mouvement général de va-et-vient, reprirent leur piétinement. Fabrezan et mademoiselle Marcadieu venaient en sens inverse : ils se croisèrent sous le monument de Malesherbes. Madame Mansart, qui se piquait d’instruction, en déchiffrait péniblement inscription latine, et, goûtant fort cette sobre glorification de l’avocat d’un roi, ne vit ni la petite stagiaire ni l’envolement majestueux qu’eut la manche du bâtonnier lorsqu’il les frôla au passage. Mais Henriette Marcadieu et André Vélines s’étaient souri.

— Grand-mère, fit le jeune homme, qui avait reconquis son air d’énergie tranquille, voulez-vous que je vous montre la galerie carrée ?

Avec cette terrible vivacité qui la rajeunissait de quinze ans, la vieille dame aux cheveux noirs gravissait le degré de pierre blanche que domine, au fond de la salle des Pas-Perdus, le balcon aux balustres de marbre. Elle s’y accouda près d’André. Tous deux, un instant, silencieux, contemplèrent l’immense nef bourdonnante.

Dans son architecture nue, vaguement dorique, elle s’allongeait royalement en deux voûtes que séparait une rangée de colonnes. Elle ressemblait, avec les rosaces qui l’éclairaient aux deux bouts. à une cathédrale neigeuse et grouillante où cheminaient des moines noirs au rabat blanc. L’étamine des robes allait, venait, les toques s’agitaient, et ces milliers de chuchotements composaient un unisson formidable qui montait en rumeur, en fracas. Là-haut, on aurait dit le bruit de la mer.

— Oui, reprit madame Mansart en cherchant des yeux parmi la foule bougeante les cheveux blonds de la petite stagiaire, de singulières femmes ! Je ne fus jamais une sotte, mon cher petit, non plus qu’une ignorante ; j’ai lu Virgile, en mon temps : les femmes intelligentes ne datent pas d’aujourd’hui, vois-tu !… Néanmoins, je n’aurais jamais eu l’idée d’acheter une étude d’avoué concurremment avec ton grand’père, ni de faire le même métier que lui… Cette jeune fille est fort distinguée. Son père, monsieur Marcadieu, est président de chambre à la cour. Comme famille, en effet, on ne peut rêver mieux.

André Vélines respira fortement. Il embrassait du regard la noble salle, d’un regard dominateur et avide, où il y avait de la convoitise et de l’ardeur. Ce n’était plus Henriette qu’il voyait, mais Fabrezan, le bâtonnier illustre, Ternisien, le triomphateur des assises, Blondel le subtil, que les belles dames du seizième arrondissement venaient entendre, ne plaidât-il que pour une mitoyenneté de mur, Lamblin, qui ne comptait pas dix ans de plus qu’André, et dont la logique indestructible était célèbre, et Lecellier, à la douce, suave et persuasive éloquence, et ce jeune stagiaire au teint mat, aux yeux de braise, Maurice Servais, que les anciens suivaient attentivement à la huitième correctionnelle, où il défendait les mineurs. Et, dans cette multitude mouvante, où chaque visage représentait pour lui un nom, rappelait en lui un sentiment puissant d’amitié, de dédain, d’envie ou de haine, lui à qui la gloire venait déjà, qui se savait dans les forts, entrevoyait la place promise. Il serait entre Ternisien, le sentimental brùlant, et le captieux Blondel, l’avocat littéraire, charmeur et dialecticien, celui que le tribunal écoute, enjôlé, vaincu d’avance, pris aux rets d’acier d’une argumentation coquette et virile.

— Elle a vingt-cinq ans, continua madame Mansart ; toi, trente-trois : les âges sont convenables. Mais qu’eussent dit tes pauvres parents, à te voir épouser une femme qui travaille ?

On apercevait là-bas la jolie Henriette Marcadieu riant avec son vieil ami. Elle était la grâce même. Cette toge légère lui seyait. La physionomie d’André s’adoucit soudain. Il aimait la jeune fille en cette robe qui la revêtait d’un uniforme semblable au sien. Il aimait cette grande salle des Pas-Perdus, si antique, si vénérable, où le vieux Parlement de Paris avait promené ses simarres historiques, où s’étaient déroulées les fêtes nuptiales des rois, où les clercs de la Basoche avaient tenu, sur un bloc de marbre, leur théâtre grotesque, où l’on avait traité des empereurs. Aujourd’hui elle synthétisait pour lui tout ce Palais qu’il rêvait de conquérir. Elle en était comme le cloître, et cette masse noire d’hommes en robes, pareils à des religieux, c’était sa confrérie ; une cohésion l’y attachait ; une solidarité mécanique, malgré les rivalités, les jalousies, le cimentait à ses confrères ; il partageait leurs intérêts, leurs vanités, leurs faiblesses, leurs gloires : c’était véritablement l’Ordre qui était là devant lui, et il s’y sentait lié par le plus fier des esprits de corps.

— Je n’ai rien à dire sur cette jeune fille, reprit l’orgueilleuse vieille dame ; ce mariage t’introduirait dans une famille de la haute magistrature, et mademoiselle Marcadieu ne répond guère à l’idée inquiétante que je m’étais faite d’une avocate. Quand j’ai quitté Rouen pour la connaître, je me la figurais excentrique et de mauvais ton. Aujourd’hui, elle me fait l’effet d’un charmant bibelot dans ce vieux Palais de Justice, un mignon personnage de fantaisie regarde comme elle y est disparate ! Cette clameur que nous entendons et qui devient si formidable, c’est pour moi, mon petit, comme la voix du Palais. Ces plaideurs, ces centaines d’avocats si agités, en paroles ils brassent des millions, déchirent des unions qui furent amoureuses, arrachent des petits enfants à leur père ou à leur mère, renversent des murs, détournent des héritages, déshonorent des familles, réhabilitent un homme, sauvent la tête d’un criminel, innocentent des fripons. Il me semble apercevoir les billets de banque, les contrats de mariage, les testaments, les baux, les verdicts, voler, cascader, s’escamoter dans leurs grandes manches de magiciens, et ce sont leurs. mots baroques, les de cujus, les biens paraphernaux, les propres parfaits, les préciputs conventionnels, les cheptels de fer, les purges légales, tout ce beau jargon dont l’étude autrefois me renvoyait les échos et que je pense reconnaître dans ce brouhaha de tempête. Comment me feras-tu croire, André, que cette jeune fille, une enfant, qui joue à la balle avec son épitoge, puisse se complaire en cette barbare ambiance, jongler avec ces termes, méditer ces arides problèmes, et posséder sous son front de jolie femme le droit romain. Justinien, les Pandectes et Napoléon !

La lèvre rasée d’André Vélines eut un sourire de vanité satisfaite :

— Elle le peut, grand mère ; et c’est justement de ne paraître pas le pouvoir qui fait son charme extrême.

Il eut un frémissement qui n’échappa nullement à la grand mère. Elle admirait trop ce robuste garçon, qu’elle avait suivi pas à pas depuis l’âge de cinq ans, pour ne pas s’enorgueillir de cette belle passion ardente et digne qu’elle voyait croître en lui. Ah ! ce n’était pas un amour vague, vulgaire ou frivole qui liait son grand avocat de petit-fils à la fille du président Marcadieu. André serait unique, singulier, et remarquable jusqu’en sa vie sentimentale. Cela ferait un mariage fameux dans la magistrature et dans le barreau. Malgré ses idées un peu bornées de vieille provinciale, il ne lui déplaisait pas non plus que la femme d’André fût une personne sortant du commun autant qu’Henriette Marcadieu, non pas seulement par sa naissance, mais par sa masculine profession.

André Vélines, d’un geste familier, remonta les manches de sa robe : sa manchette apparut, avec la perle du bouton. Il avait posé sa serviette sur le rebord de la balustrade en marbre lisse ; il s’y appuya des deux mains :

— Henriette Marcadieu est très forte ; elle me ravit parfois, à citer des textes, ou bien des arrêts de la cour de cassation ; mais elle n’est point la seule, grand’mère. Nous avons une dizaine de femmes inscrites ; et, parmi elles, la vieille Angély, la fondatrice de l’Euvre des Petits Déshérités, l’oracle des stagiaires, cette ancienne qui ne plaide pas, mais dont le jugement est si pénétrant, la science du droit, qu’elle enseigne dans les lycées de filles, si parfaite, et le conseil si sûr, que des avocats, clandestinement, vont la consulter dans son étroit appartement de la rue Chanoinesse. Il y a aussi trois petites stagiaires instruites et spirituelles, qui promettent ; il y a une certaine dame Clémentin dont je ne dirai pas grand chose, mais à qui les causes arrivent pourtant, la femme d’un confrère, d’ailleurs. Puis une admirable créature, la malheureuse Martinal, une jeune veuve chargée d’enfants qui trime à faire pitié ; puis la grande féministe madame Surgères ; puis l’avocate amateur madame Debreyne, et enfin la belle Isabelle Géronce, la merveille de l’Ordre, mariée à un chirurgien… Elle plaide, en ce moment, aux assises, grand’mère, dans une affaire d’infanticide voulez-vous que nous allions tout à l’heure jeter un coup d’œil sur la salle et sur cette magnifique personne qui subjugue, par son physique, les honnêtes bourgeois du jury ?

Mais madame Mansart, poursuivant sa pensée :

— Déjà, tant d’avocates !… Alors, mademoiselle Marcadieu n’est plus une exception ?… Il faut donc admettre ces étranges femmes : elles sont en pied ici, ce sont les Dames du Palais.

— Pourquoi pas ? réfléchit tout haut André Vélines. Les femmes sont souvent singulièrement douées de l’esprit des affaires. Elles font d’habiles et solides commerçantes. La clairvoyance, la précision, la subtilité, tout le talent de l’avocat est là les femmes possèdent parfois ces facultés aussi vives que nous.

Madame Mansart méditait gravement sur un état de choses si nouveau pour elle. Mademoiselle Angély l’occupait particulièrement. Cette vieille fille, de qui les hommes recherchaient l’avis, lui apparaissait comme un phénomène. Elle souhaitait la connaître, s’en faisait une idée imposante, et aussitôt, rien que d’imaginer une femme qui lui fût supérieure, elle eut une moue impertinente. En même temps, son petit-fils lui disait :

— Regardez, grand’mère, voilà mademoiselle Angély.

Une grosse dame poussait, en bas, un des battants de la porte vitrée. Malgré le mois de novembre assez froid, elle ne portait pas de manteau sur sa robe de drap violet qui serrait mal ses formes lourdes. Elle avait la démarche pesante, les joues pâles et molles, un chapeau démodé. Quand elle eut fait quelques pas, il y eut autour d’elle, dans la foule, un léger mouvement de déférence. On s’arrêtait, on se détournait, on saluait, on souriait ; c’étaient de très petits indices extérieurs d’une impression profonde.

La vieille avocate, de taille encore droite et haute, agitait la tête, rendait les sourires, épiait les visages amis Alors, comme si la robe violette eût été pour toute la salle comme un signe de ralliement, voici qu’Henriette Marcadieu, abandonnant le bâtonnier, vint courant presque et toute rose de plaisir. Les trois petites stagiaires inséparables, que personne n’avait encore aperçues et qui bavardaient sur une des longues stalles de bois encastrées dans la muraille, Louise Pernette, Jeanne de Louvrol et Marie Morvan se levèrent en hâte. Pareilles à trois gentilles muses noires et rieuses, la toque un peu branlante, elles fendirent les rangs des grands confrères pour venir entourer leur maîtresse. Une jeune femme aux traits fatigués, avec de beaux yeux bleus flétris et pensifs, approchait à son tour : c’était madame Martinal, qu’on aurait dit exténuée sous le poids de sa serviette bourrée de dossiers. Son mélancolique visage s’éclaira Mademoiselle Angély qui les appelait toutes ses chères filles, et qui semblait jouir de régner ainsi, mystérieusement, parmi ces jeunes femmes dont elle avait pétri l’intelligence, serra plus longuement la main de la veuve.

— Eh bien ma brave petite, pas trop fatiguée aujourd’hui ?

Elle s’était enthousiasmée pour l’énergie de cette délicate et si féminine Martinal. Aux cours de droit des lycées, dix ans auparavant, celle-ci avait été son élève, qu’elle avait distinguée, soignée, poussée jusqu’à la licence. Puis, la jeune fille, laissant l’école de droit, les leçons de code civil et Dalloz, avait connu l’amour, mordu à la vie et goûté cinq années de joie dans un poétique mariage avec le docteur Martinal, qui l’avait épousée pauvre, tendre et passionnée. Quand une diphtérie avait pris le jeune médecin, sa femme atteignait, entre cet homme follement aimé et trois beaux petits enfants, le summum du bonheur… Cinq jours plus tard, elle était veuve, sans ressources, et chargée d’élever seule ses trois fils qui, pareils à de petits oiseaux, exigeaient impérieusement, impitoyablement, la becquée.

Ces années de félicité avait été trop courtes pour lui laisser totalement oublier l’enseignement de ses livres de droit. Elle les rouvrit, passa le doctorat, prêta serment. L’Ordre fut accueillant pour cette courageuse créature qu’on devinait, sous son crêpe, encore toute palpitante de douleur. Inscrite à l’Assistance judiciaire, elle plaida d’office. L’audience terminée, on la voyait courir au vestiaire, ôter sa robe, revêtir sa livrée de veuve, retourner par le plus court à son quatrième du quai de la Mégisserie, où une tante âgée gardait ses trois petits garçons. Alors son cœur se détendait sa serviette jetée sur la table, où les paperasses s’étalaient, elle saisissait ses chéris, les mangeait de baisers, cherchait, d’un geste animal, à les étreindre tous à la fois, et, malgré la défense du médecin, qui la trouvait épuisée, entr’ouvrait son corsage où s’enfouissait la tête du plus petit, dont les treize mois voraces s’obstinaient à réclamer les dernières gouttes du lait maternel.

Maintenant on commençait à la remarquer ; elle était au tableau. Des femmes allaient la consulter. On lui avait confié quelques procès. Une dame riche, pour une affaire de couturière, lui avait princièrement versé la provision trop souvent négligée. Ses dettes s’amortissaient. Elle goûtait le contentement âpre et fort de reconstruire seule son nid détruit, de le faire prospérer, et de savoir que ses enfants ne tenaient que d’elle leur bien-être. La famille était réorganisée gràce à son rôle double de père et de mère. Elle travaillait fièrement, indépendante, son inlassable chagrin perpétuellement consolé.

Elle répondit à mademoiselle Angély.

Mais je me porte très bien ! Mes petits garçons ne sont pas difficiles. On dit qu’ils m’éreintent : quelle erreur ! Je leur ai donné leurs deux heures de leçons ce matin, maintenant ils font tranquillement leurs devoirs… Venez-vous m’entendre ? Je plaide à la sixième de la cour où je suis intimée. J’ai un peu le trac ! Tout mon effet est réservé pour la péroraison de ma réplique : or le président est dur ; vous le connaissez, mademoiselle, c’est Erambourg, le « coupe toujours » qui ne vous laisse jamais achever votre affaire… Oh ! c’est affreux, vous savez, d’avoir devant soi ce visage fripé, de fixer les yeux, en parlant, sur ces lèvres qui vont bouger, qui vont dire : « Avez-vous des conclusions à déposer ? Non ?… eh bien, vous pouvez vous asseoir… » alors que l’on commence à peine à développer son idée. Si vous étiez là, j’aurais moins peur.

Mademoiselle Angély parut désolée :

— Ma pauvre enfant ! j’ai promis à madame Géronce d’aller l’écouter aux assises, à la reprise d’audience…

Henriette Marcadieu, dont les yeux riaient de malice, l’interrompit :

— Oh ! madame Géronce, on ne va pas l’entendre, on va la voir.

Et, au souvenir de l’élégante avocate qui, selon l’expression du bâtonnier, « plaidait avec son physique », elle baissa la tête en coulant des regards significatifs aux trois stagiaires. Louise Pernette, une blonde à la grande bouche tendre, flexible comme un roseau et dont on sentait la taille onduler sous les plis amples de la robe, dit, à son tour, en étouffant son rire :

— Quand elle passe galerie Lamoignon, les avocats doivent s’écarter pour lui faire place, tant elle est juponnée et tant sa traîne est longue !

Jeanne de Louvrol rappela le maquillage de la dame, et Marie Morvan ses cols de guipure. Les cols de guipure d’Isabelle Géronce étaient, au Palais, légendaires, considérables et scandaleux. Alors qu’une mode, tacitement reconnue, avait fait adopter aux jeunes avocates le petit faux col glacé, si simple, si coquet, et en même temps si neutre, puisqu’il accompagne aussi bien le costume de l’avocat, la féministe féminisante qu’était madame Géronce avait voulu mettre de la féminité dans son rôle masculin en choisissant un col qui fut vraiment une parure. « Car, disait-elle quelquefois, l’audience est un salon… » Cette dérogation semblait quelque chose d’énorme, et toutes ces jeunes filles, qui transportaient si curieusement dans les vestibules de l’austère Palais un peu des papotages du lycée, oubliaient volontiers, pour cette bagatelle, leurs petits clients de la Roquette, ou les jeunes servantes infidèles que d’office on leur donnait à défendre. Maternellement la bonne et indulgente Angély les y ramena :

— Eh bien ! Louise Pernette, votre gamin est-il jugé ?

Louise Pernette fit une moue :

— À huitaine, mademoiselle !

Elle était si joyeuse qu’à prononcer la phrase sacramentelle sur le ton même du président, et en imitant son bâillement d’ennui, elle eut un accès de gaieté. Elle se cacha le visage sur l’épaule d’Henriette Marcadieu, son amie. Puis, triste subitement au souvenir de son petit voleur, elle abaissa les lèvres.

— Pauvre mioche ! Il était délicieux, vous savez ; pas méchant pour deux sous… Ce qu’il a pleuré quand je lui ai montré combien c’était vilain d’avoir dérobé ces boîtes de sardines à un brave épicier !… Enfin j’espère bien qu’il aura le sursis.

Autour de leur groupe, le grand va-et-vient continuait. C’était un remous perpétuel de toques, un papillotage de rabats légers. La chanson sourde des conversations couvrait le bruit de piétinement que faisaient sur le dallage les innombrables chaussures allant en cadence ; on voyait seulement leur mouvement régulier, avec celui des bas de pantalon issus de la robe très courte. Et, selon l’image de madare Mansart, des fortunes s’effondraient, des millions dansaient, des vies humaines se discutaient, ou bien des questions ridiculement petites que deux adversaires débattaient avec des emportements farouches et des jeux de physionomie passionnés un corset mal fait, une carte anonyme, une toiture défectueuse… Au passage, les plus affairés de ces messieurs regardaient les stagiaires, Henriette Marcadieu surtout et Louise Pernette, qui étaient charmantes. Le visage des anciens respirait la mansuétude, celui des célèbres, la bienveillance ; mais les jeunes, âpres guetteurs de causes, dans ce grand vivier qu’est le Palais, où les gros poissons mangent les petits, où le fretin voit avec terreur la soudaine poussée des réputations, exprimaient plus de défiance que de galanterie à l’endroit de ces jeunes femmes à qui toute une clientèle féminine pouvait venir. Soudain, Louise Pernette rougit jusqu’aux frisons de ses cheveux de soie : Maurice Servais, le timide et grand garçon aux airs d’adolescent mûri trop vite, celui que les confrères allaient entendre quand il défendait des mineurs à la huitième chambre, et dont l’Ordre entier suivait avec tant d’intérêt le talent naissant, s’était approché. Ils se serrèrent la main :

— Bonjour.

— Bonjour.

Et ce fut tout. Mais la grande bouche tendre de Louise avait frémi, et, sous les fronces de la toge, sa mince taille fléchissait un peu. Mademoiselle Angély, en vieille fille sentimentale, paraissait troublée et tirait sur ses grosses hanches les basques de son corsage violet. Elle n’ignorait pas la touchante idylle judiciaire : Louise et Maurice s’adoraient ; c’était un amour enfantin, gracieux et mélancolique. Tous les deux étaient pauvres, ne pouvaient songer encore à fonder un foyer, et c’était pitié de les voir s’exténuer à travailler, implorer le succès, se désirer en vain. Cependant ils avaient des joies naïves et immenses : le Palais, où ils s’étaient connus, était la maison commune où ils se retrouvaient chaque jour ; la galerie de Saint-Louis, vestibule mystérieux de la cour de cassation, leur ménageait des rendez-vous exquis ; le municipal de service à l’entrée, complice, détournait la tête ; ils allaient s’asseoir l’un près de l’autre sur une banquette, dans le cintre d’une ogive ; leur serviette ouverte sur leurs genoux, ils se communiquaient leurs dossiers, se lisaient des pièces, puis parfois, relevant la tête, se souriaient silencieusement. Elle comptait vingt ans ; lui, vingt-cinq. L’ingénuité de leur passion se mêlait étrangement à la gravité de leurs préoccupations professionnelles. Tous deux, avocats d’office, défendaient de jeunes criminels ; leurs cœurs, attendris par l’amour, s’attachaient à ces enfants coupables. Ils élaboraient ensemble, avec une illusion pareille, leurs généreux projets de régénération, de culture morale. Louise aimait jusqu’aux petits criminels de Maurice ; Maurice, jusqu’à ceux de Louise. Souvent, ils se cherchaient de chambre en chambre ; quand mademoiselle Pernette plaidait, Servais était près d’elle, au banc des avocats ; quand c’était au tour de Servais, Louise prenait place derrière lui, haletante.

Leur roman ne se cachait pas ! tout l’Ordre en savait la cristalline histoire. Fabrezan, le bâtonnier, trouvait délicieuse cette jeune fleur poussée dans son vieux Palais de Justice : il favorisait les amoureux. Maurice Servais, dans sa parole inexpérimentée et imparfaite, donnait des signes sûrs de maîtrise ; plus d’une fois Fabrezan lui avait fourni l’occasion de plaider au civil. Louise, à la barre, restait craintive, balbutiante, montrait plus de bonne volonté que de talent. Un jour, elle y avait pleuré. Elle apprenait par cœur des livres de procédure, de jurisprudence. Servais faisait un stage rétribué chez un avoué : ni l’un ni l’autre n’arrivaient à gagner l’argent d’une mise en ménage ; pourtant ils espéraient se marier dans deux ans.

Soudain Henriette Marcadieu, qui malgré son petit air sage et pensif, avait les yeux partout, dit à voix basse à ses amies :

— Voilà monsieur Alembert ; je suis sûre qu’il vient relancer Fabrezan pour son procès.

À la foule des avocats et des hommes de loi se joignaient en effet de nombreux plaideurs. Des femmes, d’abord, à l’esprit de chicane tenace et incorrigible, de ces joueuses judiciaires, semblables aux passionnées de la roulette ou des courses, que cette folie ruine et détraque et dont tout le Palais connaît la mise excentrique, la présence obsédante. Il y avait là, en particulier, madame Gévigne, qui narrait au premier venu l’extraordinaire imbroglio de sa créance. Puis madame Leroy-Mathalin, qui occupait actuellement les tribunaux avec trois affaires pendantes, et enfin, à la porte de la première, un homme encore très jeune, d’une remarquable distinction, qui fourrageait sa barbe longue en cherchant quelqu’un du regard.

Curieuse, Louise Pernette se tourna vers mademoiselle Marcadieu :

— Quel procès ?

Car ce mot de « procès », magique à l’oreille des jeunes avocats, provoque des convoitises, ouvre des horizons, excite les ambitions et l’envie, et il n’est pas un stagiaire qui l’entende froidement.

Alors Henriette Marcadieu expliqua :

— C’est un ingénieur, le mari divorcé d’une amie de maman, Suzanne Marty. Le divorce a été prononcé à la première chambre, en juin dernier, au profit de la femme. Le pauvre Alembert avait été un peu léger. Son péché n’était pas bien gros, je crois, mais Suzanne n’a rien pardonné. Le malheur, c’est qu’ils ont un enfant de onze ans, qui a été confié à la mère. Monsieur Alembert raffolait de son fils il ne peut se soumettre à la décision du tribunal et il entame un nouveau procès pour réclamer son petit. C’est une situation affreuse, n’est-ce pas ? cet homme et cette femme qui n’ont plus au monde d’autre affection que ce gosse et qui vont se le disputer, se l’arracher indéfiniment… Fabrezan plaide pour Alembert.

— Qui est l’avocat de la femme ? demanda madame Martinal tout à coup intéressée à ce drame de maternité.

Henriette Marcadieu fit un geste évasif : elle l’ignorait, personne ne le savait encore. Madame Marty n’avait pas eu de chance : Bertigny, qui lui avait obtenu son divorce en juin, était mort pendant les vacances. Elle n’avait pas encore choisi d’autre défenseur, pour une bonne raison, c’est que l’assignation ne l’avait pas encore touchée… Henriette n’était au courant que par les bavardages de Fabrezan, qui lui contait la chose tout à l’heure, quand l’arrivée de mademoiselle Angély les avait séparés.

— Eh ! je savais bien, acheva-t-elle, que monsieur Alembert était en quête du bâtonnier : tenez, il l’a découvert ; il le rejoint ; ils causent.

Et toutes suivaient des yeux l’ingénieur et l’avocat qui, à pas lents, prenaient la file dans la procession générale. Mais aucune ne considérait Alembert avec la pitié, la tristesse, la sympathie qu’exprima subitement le visage fatigué de madame Martinal. Le pauvre homme, dépourvu de tout sang-froid, devait épancher avec des mots de désespoir sa peine paternelle, s’emporter, car le vieil avocat, par instants, lui touchait l’épaule avec ce geste qui veut consoler, apaiser. Et, à d’autres moments, la haute taille du jeune père s’inclinait, sa main se mouvait doucement, comme s’il imaginait près de lui une tête enfantine.

Madame Martinal, elle, songeait à ses trois chéris : l’aîné avait neuf ans maintenant ; il était ardent, imaginatif et câlin : si quelqu’un le lui enlevait !… À cette pensée, son cœur cessait de battre. Mais une image plus brillante la rasséréna. Une cliente était venue, la veille, lui verser quelques honoraires ; elle avait donné, cette semaine, plusieurs consultations lucratives ; et elle se souvenait de trois costumes aperçus, le matin même, aux vitrines de la Belle Jardinière, trois costumes de garçons, aux trois tailles de ses trois petits. Elle sourit, à se figurer les minces cous nus sortant du grand col marin, et les trois beaux petits corps sous le drap bleu collant. Mais elle n’en avait que plus de compassion pour le malheureux père qui savait son fils vivant et cependant l’avait perdu…

Absorbée dans des idées qui touchaient à ses préoccupations les plus habituelles, elle n’avait pas observé le manège de madame Leroy-Mathalin, la plaideuse aux trois procès pendants. Celle-ci, s’approchant savamment, avait peu à peu, à force de circonvolutions habiles, joint mademoiselle Angély dont elle ambitionnait le secours. C’était une femme de quarante-cinq ans, d’un embonpoint notable, la lèvre ombrée, le chapeau défraîchi sur une tignasse noire, dépeignée. Mais les petites stagiaires moqueuses n’eurent pas envie de rire quand la ridicule personne, avec une attitude suppliante d’importune, aborda leur maîtresse. Le plaideur s’impose toujours à l’avocat ; il commande son respect ; il disparaît pour lui sous l’apparence de la seule affaire ; ses cocasseries morales sont acceptées gravement par le défenseur ; il lui est sacré, qu’il soit sensé ou fou.

Alors commencèrent les lamentations de la dame : au cours de réparations locatives dans son appartement du boulevard Saint-Germain, par le fait d’un courant d’air, elle avait attrapé un mal d’yeux qu’elle dit grave. Et, de son gros doigt ganté, elle abaissait sa paupière, montrait une sclérotique congestionnée. Le traitement ne donnait aucun résultat toute lecture lui devenait impossible. Par auto-suggestion, les larmes lui jaillirent. Elle s’était munie de plusieurs certificats médicaux et se proposait d’intenter une action judiciaire pour obtenir des dommages et intérêts. Elle n’estimait pas au-dessous de cinq mille francs le préjudice causé, et, terminant à la façon d’une plaidoirie, elle ajoutait par habitude :

— Le tribunal appréciera…

Mademoiselle Angély, plus professeur de droit qu’avocate, ne possédait pas autant que la plus neuve stagiaire l’esprit du barreau elle essaya de la dissuader de tout litige ; madame Leroy-Mathalin ne l’écouta pas. Elle était fort malheureuse : toutes ces affaires la tuaient. Et, ne se connaissant plus, dans son emportement, elle alla jusqu’à traiter le président Marcadieu de « vieux singe » >. Son procès des lettres anonymes traînait en longueur. Maître Thaddée-Mira, qui la défendait devant la huitième du tribunal, rencontrait des difficultés près de l’expert en écritures. De plus, il ne pouvait pas se charger de sa demande d’indemnité, de sorte qu’elle avait pensé à mademoiselle Angély, dont le talent lui inspirait tant de confiance, sans compter qu’entre femmes on s’entend toujours mieux…

Un peu plus loin madame Gévigne, autre plaideuse, avait happé le ménage Clémentin, dont le mari avait pris en main son affaire de créance. Monsieur et madame Clémentin, tous deux avocats, étaient chétifs, aigres et âpres. Peu chanceux, ils vivaient d’expédients. À la salle des Pas-Perdus, les dames Gévigne étaient leur proie. Les stratagèmes de Clémentin, pour se faire attribuer des causes, étaient fameux au Palais. À Ménilmontant, il avait, disait-on, un cabinet clandestin où il donnait ses consultations à la population la moins intéressante de la capitale, chez laquelle on lui prêtait des accointances. La plaideuse, dont le procès n’aboutissait pas, le gourmandait ferme, à ce moment.

Une voix près d’Henriette murmura :

— Mademoiselle Marcadieu…

L’avocate se retourna : André Vélines et la vieille dame étaient devant elle. La jeune fille devint sérieuse ; d’instinct, sa main lissa l’épitoge, puis rassura sa toque sur le chignon trop lourd. Dans une attitude pareille à celle d’André, elle soutenait sous le bras gauche la serviette professionnelle : lui, avait plaidé à la cour, dès midi ; elle, devait se rendre à quatre heures au petit parquet, pour une instruction. Madame Mansart, de son œil perçant, observait cette similitude étrange.

— Mademoiselle Marcadieu, dit Vélines, voulez-vous me permettre de vous présenter à ma grand’mère, venue pour visiter le Palais…

La fine Henriette ne s’y trompa guère : c’était elle qu’on venait voir et non le Palais de Justice. Elle se savait aimée d’André ; elle savait que ce fier prétendant très épris, agirait néanmoins dans l’occurrence avec une correction bourgeoise, que les parents interviendraient, que son roman de femme nouvelle emprunterait un peu de solennité traditionnelle. Elle eût préféré plus de fantaisie, quelque chose comme la liberté très pure dans laquelle Maurice Servais et Louise Pernette s’aimaient, en même temps avec mystère et avec ostentation. Mais André lui plaisait. Elle serait orgueilleuse d’un tel mari, si passionné dans sa retenue, si estimé de ses confrères, si prisé du public pour son beau talent de parole. Et, par coquetterie envers la vieille dame qu’elle voulait conquérir, elle se fit gracieuse et réservée, réclamant par mille gentillesses le pardon de cette rigide provinciale pour la robe si inquiétante qu’elle portait. Séduite, madame Mansart la scrutait avidement ; puis, définitivement gagnée :

— Mademoiselle, je vais vous l’avouer avec ma brutale franchise, je me méfiais beaucoup jusqu’ici des doctoresses et des avocates, ces femmes qui me semblaient vouloir singer l’homme ; mais aujourd’hui, vous me réconciliez du moins avec les dernières.

— Oh ! notre métier n’empêche pas d’être femme, dit Henriette.

Et madame Mansart, exprimant tout haut la subite volte-face que faisaient ses idées à l’aspect de cette jolie fille si sympathique :

— C’est vrai : vous n’êtes pas des femmes de science, dont les études brutales et absorbantes peuvent dessécher un peu l’âme. Vous avez chez vous votre cabinet où vous travaillez, selon le cas, près de votre mère ou près de votre mari. À peine passez-vous quotidiennement deux ou trois heures au Palais… Puis, il y a dans la profession du barreau comme une manière d’enseignement à l’égard du client ; et j’applaudis des deux mains à l’éducation par la femme. Oui, je vous rattacherais plutôt, pour ce qui est de vos fonctions, à la femme professeur, pour ce qui est de votre esprit à la femme de lettres, qu’à la savante si redoutée… Et combien de loisirs vous laissent vos travaux, que vous pouvez employer à des divertissements tout féminins !

— C’est vrai, dit Henriette, à son tour fièrement, je sais coudre.

Ce mot ravit madame Mansart :

— Ah ! que c’est charmant, cette simplicité, chez une personne de votre sorte, mademoiselle !… car je n’ignore pas la rare instruction que vous possédez, ni votre talent. Mon petit-fils m’en a parlé.

Emportée par l’enthousiasme, elle ajouta aussitôt :

— Certes, mademoiselle, vos parents sont bien heureux, et j’aimerais à féliciter madame votre mère, si je savais son jour et qu’elle voulut bien me recevoir.

Henriette avait compris elle pâlit et baissa la tête. André Vélines demeurait silencieux ; cependant jamais il n’avait analysé son amour comme alors. Ce n’était plus le goût passager, sensuel ou imaginatif, d’un camarade d’études qui s’éprend d’une « confrère » entre deux plaidoiries, se plaît à égayer d’une légère intrigue la tristesse morne des affaires, quitte à oublier demain le visage favori dont il guettait toujours le profil sur la sombre muraille des salles d’audience. C’était ce don de soi que fait l’homme dans le mariage, le grand abandon de sa liberté, de son cœur, de sa vie, qui rend si précieux à une femme aimée l’acte de la demande. Henriette Marcadieu fut très émue soudain ; elle releva la tête, ses yeux étaient humides, elle dit d’une voix qui s’altérait :

— Je crois que ma mère serait charmée de vous recevoir un jeudi, madame.

Elle savait que les autres démarches seraient de vaines formalités officielles, mais que ces paroles un peu vagues constituaient, en cette minute, les véritables engagements entre elle et Vélines. Ils se regardèrent en souriant encore, mais cette fois Henriette sentit la douceur délicieuse d’une révélation.

— Plaidez-vous ? interrogea André.

— Non. Je vais à quatre heures au petit parquet pour l’instruction de mon affaire un vol dans les grands magasins. Mais, en attendant, je voudrais faire un tour à la première chambre pour entendre Blondel dans ce divorce éminemment parisien.

Insensiblement la salle des Pas-Perdus se dépeuplait. Au contraire, un mouvement de manches flottantes de robes allègres emplissait l’escalier blanc qui montait directement à la galerie carrée où se trouvaient, avec le greffe, la troisième et la quatrième du tribunal. Les deux portes capitonnées de la première chambre battaient sans cesse, et un flot de curieux s’y engouffraient pour aller assister aux débats de ce divorce, écho d’un scandale récent. Les avocats se quittaient, les groupes se désagrégeaient, les audiences reprenaient, à la cour, dans les chambres plus lointaines du tribunal correctionnel. Le Palais, avec ses activités multiples et intenses, aspirait ses cohortes : c’était le jeu régulier d’une puissante et formidable machine.

Henriette Marcadieu prit congé de la vieille dame ; elle remarqua la chaleur de l’étreinte quand sa main nue fut serrée dans les deux mains gantées. Elle se dit : « J’aimerai bien cette bonne grand mère… » Puis, se tournant vers André, elle hésita, un instant. Tous deux éprouvaient un trouble et ils étaient timides l’un devant l’autre. André dit, à la fin, en désignant la première chambre :

— Je vous retrouverai peut-être là, tout à l’heure… Je voudrais y être pour le prononcé du jugement je parierais qu’il sera rendu sur le siège.

Et il la vit traverser le dallage maintenant désert. Les plis d’étamine noire de la toge cachaient la gracilité de son corps André Vélines la trouvait délicate, écrasée comme une frêle vestale sous l’ampleur du Temple Il se souvint de l’avoir entendue plaider avec de jolis mots tendres auxquels souriait le président. Et, pensant que cette pure jeune fille défendrait bientôt, devant la Justice, quelque femme rouée, vicieuse et comme supérieure dans le mal, il fut touché soudain de sa faiblesse. Comme il la protégerait ! comme il la guiderait ! Toute la force qu’il se sentait, force d’éloquence, force virile, force du succès, serait consacrée à cette petite épouse ; il la revêtirait de sa propre célébrité ; et il imagina des triomphes d’audience dont l’orgueil rejaillirait sur elle. La débilité d’Henriette la lui rendait plus chère. Elle croîtrait dans son ombre. Le commun amour de leur profession serait un lien de plus entre leurs intelligences si aptes à se comprendre.

— Ah ! chère grand’mère, murmura-t-il en serrant contre lui le bras de la vieille dame, merci !

Madame Mansart, qui dissimulait toujours ses émotions, répondit un peu sèchement :

— Ne me remercie pas. Elle m’a plu. C’est la femme qu’il te faut. Elle est capable d’apprécier ta valeur mieux qu’une petite pécore vaine et ignorante. Elle sera véritablement pour toi l’amie, l’associée, dans toute l’acception du terme, et elle t’adorera. Tu pourras lui confier mille petites besognes dont un homme arrivé aime à se décharger.

— Oui, reprit Vélines pensivement, elle m’aidera.

Ses yeux rêvaient. Que son grand appartement de la place Dauphine se métamorphoserait quand cette compagne studieuse et spirituelle, y serait venue Que de collaborations agréables, que de délassements élevés, que de causeries ! Elles rouleraient sur ces points de droit subtils qui les passionnaient, sur des arrêts, des jugements sujets à discussion. Car ce jeune homme sain et ardent passait sereinement dans la vie sans y voir autre chose que l’universel fonctionnement de la Justice et du Droit. Alors qu’une femme du monde se serait refusée avec terreur à ces conversations inintelligibles et comme barbares pour elle, Henriette s’y délecterait, encore plus captivée qu’un homme par son métier. Elle lui suggérerait parfois certaines finesses, elle servirait à sa gloire. Et il descendait, sans mot dire, le perron de la salle, et menait sa grand’mère, par la galerie Marchande, à la cour d’assises.

Les trois petites stagiaires s’y acheminaient. aussi en bavardant. Madame Martinal avait posé sur un des bancs de la muraille sa serviette volumineuse, et elle fouillait un dossier, craignant qu’une pièce ne lui manquât à l’audience, tout à l’heure. Ses beaux yeux gris, qui avaient tant pleuré, devenaient fixes, anxieux, inexpressifs. Toute sa plaidoirie, préparée la nuit dernière, lui repassait en la mémoire. Oh ! ce procès, une indemnité réclamée par une ouvrière à un grand couturier, une fois gagné déjà et qu’elle risquait de perdre maintenant !… Souverainement impressionnable, elle avait des battements de cœur qu’elle essayait de comprimer, et elle songeait à Erambourg, le président redoutable…

— Non, madame, je ne plaiderai pas, je ne plaide jamais, répétait à madame Leroy-Mathalin mademoiselle Angély, doucement obstinée.

Depuis un moment, la plaideuse s’acharnait après elle avec son importunité de gros insecte ; mademoiselle Angély ne s’en pouvait débarrasser. Puis un doute lui venait. Une affaire Leroy-Mathalin s’annonçait toujours lucrative : la dame était généreuse et reconnaissait sans compter les services de l’avocat. Qui fallait-il lui recommander ? Madame Martinal, si intéressante et si digne avec ses trois petits garçons, seule à rapporter au nid la pâture ; ou la gentille Louise Pernette, si tendre, si amoureuse, si désireuse d’acheter par son travail et son succès le droit au bonheur ?… Et mademoiselle Angély connut là, toute une minute, un cas de conscience difficile. Le poétique amour de Louise, l’amour maternel de madame Martinal la touchaient également. Indiquer madame Martinal à la plaideuse, c’était pécher contre la délicieuse idylle de l’autre. Et pourtant, c’était le droit à la vie qu’achetait, par son épuisant labeur, la vaillante veuve.

Mademoiselle Angély toussa plusieurs fois, et, en fin de compte, le romanesque entraînant son cœur de vieille fille :

— Croyez-moi, madame, confiez votre affaire à l’une de nos jeunes stagiaires, mademoiselle Pernette j’ai la plus grande estime pour son jugement et sa science précoce du droit ; puis elle a l’esprit original, capable d’emporter à lui seul la victoire dans un cas difficile. Tenez, suivez-moi aux assises, je vais vous la présenter.

À la première chambre, les plaidoiries s’achevaient dans un profond silence. Cette grise après-midi de novembre ne donnait, par les hautes baies, qu’une lumière insuffisante, et le tribunal avait dû allumer les lampes électriques. Au fond de l’énorme salle mystérieuse, elles simulaient, sous l’abat-jour de porcelaine, cinq chapeaux verts, lumineux et légers, au mince support de cuivre. Par derrière, les trois bustes noirs des juges au visage blanc se dressaient immobiles. À la barre, entre le prétoire illuminé et la partie des bancs où le jour blême régnait encore, se découpait, en ombre chinoise, la silhouette de maître Blondel, l’ancien bâtonnier, dont les manches faisaient un battement d’ailes.

C’était un discret petit homme, de qui le museau pointu et pâle, aux deux houpettes de favoris blancs, se tournant parfois vers l’adversaire, apparaissait de profil. Avec son étonnante logique, exempte d’effets oratoires, il se résumait presque à voix basse. Avocat de la demanderesse, il refaisait l’histoire de son mariage avec le vicomte, peintre amateur, et redisait en abrégé les déboires de cette union.

Toute une brochette de jeunes avocats se penchaient à leur banc pour saisir les jeux de sa physionomie. On voyait, sur les chapeaux des auditrices, de longues plumes onduleuses frémir ; des hommes mal vêtus, parmi la bande d’oisifs qui se traîne d’audience en audience, s’étaient endormis et ronflaient doucement ; d’autres n’écoutaient plus, frustrés de l’étalage des trivialités conjugales dont, à chaque divorce, ils espèrent le ragoût. Au bas de la salle, une masse de personnes debout se pressaient près de la porte. Au milieu d’elles se tenait Henriette Marcadieu, inquiète et inattentive. Elle n’avait pas voulu prendre place près de ses confrères. Elle demeurait ici dans une expectative troublante où elle se complaisait. Et, chaque fois que s’ouvrait la porte, brusquement, anxieusement, elle se retournait, un peu pâle.

Les objets familiers perdaient, à ses yeux, leur aspect ordinaire. Une illusion revêtait tout. La poésie universelle était entrée en elle. On l’aimait. Vélines l’aimait. Un bourdonnement plus joyeux que celui d’un essaim d’abeilles en été emplissait son oreille. Et voici que dans son cœur naissaient des choses nouvelles et suaves. C’est qu’en effet un grand mystère s’accomplit lorsque la jeune fille se dégage de cet égoïsme puéril, orgueilleux et vainqueur, de cet égoïsme nécessaire qui a développé sa personnalité, pour concevoir l’attrait du dévouement absolu, subtile origine de l’amour féminin. La sereine petite « intellectuelle », à l’esprit positif, connut l’infini du rêve. Au souvenir d’André, elle tremblait. Elle murmura :

Faire son bonheur…

À la barre, maître Blondel, de son organe assourdi mais distinct, prononçait :

Messieurs, ma cliente apportait dans le mariage toutes les espérances et toutes les générosités. Vous venez d’entendre, avec la lecture sèche des témoignages, l’exposé des misères qui furent sa récompense. Mon adversaire, arguant de l’insuffisance des torts reprochés au mari, vous les a montrés ténus, tout psychologiques et comme imaginaires. Mais, messieurs…

Parfois les yeux d’Henriette s’attachaient avec impatience au petit monument doré de l’horloge. Les aiguilles, qu’on discernait à peine dans l’ombre, marquaient trois heures moins cinq… S’il n’allait pas venir avant qu’elle ait à se rendre au petit parquet !… Et s’analysant, elle se disait : « Comme j’ai la fièvre !… »

Cette jeune fille, docteur en droit, n’était pas de ces douces vierges aveugles, pour qui la vie n’est qu’une belle légende. Elle en savait les laideurs. Mais elle les avait entrevues au travers du Code. Issue de saine bourgeoisie française, elle avait conservé la fraîcheur des autres filles de sa classe. La minute vint où, escomptant les joies attendues des fiançailles amoureuses, elle pensa au premier baiser. Ce serait dans le grand salon sombre de ses parents ; avec une solennité désuète et charmante, un cérémonial très conforme à la tradition, il se promettaient l’un à l’autre. Vélines se pencherait, la baiserait au front. Et, dès cette pensée, Vélines fut autre pour elle. Elle l’envisagea moins froidement, avec un sentiment de tendresse plus violente, auquel son jeune sang vigoureux n’était pas étranger.

Maître Blondel poursuivait tout bas, en remontant ses manches flottantes :

Ce n’est pas ici, messieurs, un drame grossier de l’adultère, mais une amère comédie où les âmes seules souffrirent, où une femme de la plus délicate essence connut le martyre le plus cruel qu’elle put subir. Dans ce ménage mondain, qui se doublait d’un ménage d’artistes, un élément sournois de désaccord s’était glissé. Personne ne l’a jusqu’ici nommé ; mais, sous les témoignages, vous l’avez deviné, rampant, insidieux, venimeux comme un…

Henriette Marcadieu entendait distraitement le récit de cette ruine conjugale, avec la sereine et triomphale indifférence d’une fiancée dont le bonheur est sûr. À ce moment, la porte s’ouvrit. Très pâle, la tête droite, André Vélines fouillait des yeux la salle noire. Ils se virent. Alors leur beau sourire amoureux, devançant tout propos, fut comme un prélude d’union confiante, paisible, étroite. Le jeune homme était le plus troublé ; il murmura par contenance, en désignant Blondel :

— Est-ce bien ?

— Oh ! il est très fort, comme toujours, dit vivement Henriette, faisant crédit au vieux maître qu’elle avait si peu et si mal écouté.

— Blondel, prononça le jeune homme en affectant du calme, il m’étonne toujours.

Tous deux, un instant, pour se donner le change, firent semblant de prêter l’oreille à la péroraison. Mais le sentiment équivoque qu’éprouvait d’ordinaire l’ambitieux Vélines, à voir un auditoire entier vibrer sous le charme d’un grand talent, s’abolissait en lui totalement, cette fois-ci. Henriette était trop proche. Des choses trop significatives avaient été dites tout à l’heure, salle des Pas-Perdus, qui équivalaient à un engagement. Était-il donc vrai qu’elle serait sa femme bientôt ? Et, à l’entendre respirer si près de lui, un besoin fou d’une certitude lui venait, le besoin d’acquérir un droit définitif sur cette jeune fille que depuis deux ans il se gardait en pensée, la surveillant sans cesse, surveillant ses regards, ses allures, tremblant qu’elle n’allât à quelque autre. Aujourd’hui, à la veille de leur réalisation possible, ses espérances devenaient fébriles. Sa longue patience était à bout, s’exaspérait. Il ne se contentait plus d’un heureux augure : ce qu’il lui fallait, c’était la franche entente avec Henriette ; il voulait, non plus espérer, mais savoir.

Et soudain, comme il constatait que des gens du peuple coudoyaient l’avocate, la dévisageaient avec cette curiosité qu’excite encore dans le public le vieil accoutrement judiciaire porté par une femme, il la poussa légèrement vers la première fenêtre. Comme tout le monde cherchait la vue du tribunal et se groupait au centre, les côtés se trouvaient dégagés. Henriette et Vélines furent là très à l’écart. Ils s’appuyèrent aux vitres.

— Cela ne vous gêne pas d’être seule ici, en proie à l’attention de la foule… à l’attention des confrères… sans autre soutien que vous-même ? demanda Vélines.

Elle répondit :

— Cela me gênait au commencement. Mais je suis une vieille stagiaire ; je m’y suis accoutumée. J’ai pris beaucoup d’aplomb.

Sa grâce un peu inquiète de vraie jeune fille démentait ce mot. Mais Henriette, malgré sa juvénilité, respirait la possession de soi, le développement moral d’une femme faite. Et André eut peur tout à coup, une peur inconsciente de cette volonté qu’il pressentait impérieuse, supérieure, capable de lui résister, de lui dérober le bonheur convoité. Alors son besoin de certitude devint angoissant. Il eut une voix étrange pour murmurer :

— Ne seriez-vous pas plus heureuse si, au lieu de rester dans cet isolement, avec cette singularité que vous crée au Palais le rôle si neuf encore d’avocate, vous sentiez auprès de vous l’appui d’un… d’une amitié toujours présente, la vigilance d’un… compagnon ?

Henriette découvrait avec ravissement, chez ce garçon flegmatique et réservé, cette région d’âme sentimentale, si imprévue, si jalousement cachée qui ne se dévoilait que pour elle.

— Je me suffisais à moi-même, reprit-elle, oppressée d’une émotion inconnue. J’ai toujours trouvé en moi des ressources pour faire face à toutes les difficultés de mon état.

— Alors, reprit André, vous n’apprécieriez pas la douceur de vous les laisser aplanir par un autre, de vous confier toute à celui-là ?

— Je ne sais pas… je n’ai jamais beaucoup pensé à ces choses.

Elle était très agitée, sans qu’il y parut, et ignorait à peu près quels mots disaient ses lèvres. Elle entendit qu’André ajoutait très bas :

— Si celui-là vous aimait ?…

Un silence se fit au prétoire. Maître Blondel s’était couvert et s’asseyait en rangeant son dossier. Les trois juges se rapprochèrent ; l’enquêteur, à gauche du président, s’animait. On voyait leur trois toques sous la même lampe. Il y eut des chuchotements, quelque chose de tragique. Le fil qui après tant d’orages, liait encore impitoyablement les deux époux hostiles, la parole d’un homme allait le couper, ou le resserrer définitivement. Et les deux êtres élégants, raffinés, intellectuels, dont s’accomplissait le destin en cette unique minute, restaient absents. Ils ne sauraient que plus tard s’ils s’appartenaient encore…

André Vélines fermait les yeux ; sa main glissa sur son front. Henriette ne put que deviner les mots quand il balbutia :

— Vous savez tout maintenant ; vous avez compris… mes rêves.

Le public qui les entourait, le coup tendu vers le tribunal dans l’attente du jugement, ne les gênait plus guère. Ils s’étaient tournés vers la fenêtre. Soudain Vélines tressaillit ; sous l’étamine de sa large manche noire, une petite main s’était insinuée qui serrait la sienne. Henriette avait une larme au bord des cils.

— Pas ici Vélines plus tard vous me direz cela ; je vous promets de méditer sur vos paroles. Apprenez seulement que j’ai confiance, que j’ai toute confiance en vous.

Et, avec ce mélange d’ingénuité, de naturel et de raison qui était tout son tempérament, elle continua, très touchée d’ailleurs par le désarroi où elle voyait le jeune homme :

— Pendant que vous m’observiez, je vous étudiais aussi… depuis deux ans je vous étudie, et il faut bien le dire, Vélines, je n’ai jamais découvert en vous quelque chose de vilain, ni dans vos actes, ni dans vos paroles. C’est rare, cela, vous savez. Alors, je vous estime beaucoup.

— Et vous, Henriette, vous êtes pour moi une jeune fille sacrée ! je ne puis dire quelle vénération se mêle à ma tendresse… Ah ! nous serions heureux !

Au fond du prétoire, la voix du président s’éleva monotone, indistincte, enfilant les attendus :

Attendu que la dame d’Estangelles introduisait le 17 janvier contre son mari une instance en divorce ; que celui-ci a, de son côté, formé reconventionnellement une demande en divorce ;

Attendu que, la vie commune étant devenu intolérable, les époux d’Estangelles donnaient à leurs enfants le spectacle le plus démoralisateur

— Oui, nous serions heureux, reprenait le jeune homme dans l’émerveillement de ce jardin nouveau de l’amour où il pénétrait si vite, parce que vous êtes bonne, parce que je vous serais absolument dévoué, parce que nos goûts seraient pareils et que même en dehors de la vie affective, mille sujets d’entente nous seraient donnés.

La salle s’assombrissait de plus en plus ; ses murailles tendues de vert foncé, ses boiseries, le plafond de chêne, aux étoiles d’or semant chaque caisson, faisaient la nuit prématurément sur l’audience. Les cinq lampes vertes du tribunal, montés sur leurs minces tiges de cuivre, jetaient un éclat plus vif. Le président, incliné sur ses papiers, lisait toujours :

Attendu que la discorde naquit dans le ménage le jour où la dame d’Estangelles, se révélant artiste, exposa au Salon des Femmes Peintres des toiles fort remarquées ;

Qu’il résulte de l’enquête que son mari, peintre amateur sans succès, en conçut un vif dépit, — 1er, 7e, 8e et 10e témoins ;

Attendu que, cette rivalité s’aggravant, l’aigreur du mari ne connut plus de bornes…

— Quand vous viendrez ici, disait André Vélines en se penchant vers sa fiancée avec cette douceur passionnée des hommes robustes pour l’amante qu’ils aiment faible et désarmée, vous ne seriez plus seule. Vous auriez un compagnon si fidèle, si épris, que tous verraient en vous, non plus la jeune femme un peu dépaysée dans ce monde masculin, mais celle à qui un homme s’est donné corps et âme Je vous protégerais, Henriette ; vous vous déchargeriez sur moi du poids trop lourd de vos travaux. Je veux que cette belle et rude existence de labeur, que vous avez choisie, ne vous soit que plaisir, grâce à moi ; je serais votre conseiller, votre ami, votre guide. Vous vous appuierez sur mon bras…

Au tribunal, le débit nasillard et précipité du jugement se poursuivait :

Attendu que la dame d’Estangelles, sommée par son mari de renoncer à la peinture, y persista opiniâtrement et continua d’exposer chaque année au Salon des Femmes Peintres ;

Que le mari, exaspéré et par cette résistance et par l’accueil que le public réservait aux toiles de sa femme, eut le tort grave, en l’absence de celle-ci, de détériorer plusieurs de ses œuvres sous prétexte de retouches, — 3e témoin ;

Attendu que, cette jalousie du sieur d’Estangelles ayant détruit tout autre sentiment, sa femme…

— Que tout ce que vous me dites est neuf pour moi ! reprenait la jolie Henriette, extasiée.

— Quand vous plaiderez quelqu’un serait derrière vous, Henriette, un admirateur passionné que ravirait votre vue, le son de votre voix, et qui, d’aventure, à foree d’amour, vous suggérerait sa propre pensée si la vôtre venait à défaillir. Et tous mes petits succès vous seraient dédiés. Je puis vous le jurer, je n’ai pas un désir de gloire qui ne s’identifie avec le désir de vous satisfaire, de vous conquérir, d’être aimé de vous. Déjà, en plaidant, je souhaitais que vous fussiez là, au banc des stagiaires à m’entendre Que sera-ce quand nos deux vies n’en feront qu’une, et que mon nom sera le vôtre !

Henriette réfléchit tout haut.

— C’est vrai… on perd son nom…

Le président articulait plus nettement :

En ce qui concerne la demande reconventionnelle du mari :

Attendu qu’il résulte de la déposition de plusieurs témoins que la dame d’Estangelles affectait devant celui-ci de rappeler les louanges à elle décernées par la presse ; que, loin de pallier, comme une bonne épouse eût dû le faire, l’inégalité de leurs succès, elle allait jusqu’à lui reprocher devant témoins ses échecs…

Henriette continua :

— Savez-vous que c’est une grande preuve d’amour de la part d’une femme, quand elle a fait son nom, qu’il existe, qu’il représente la somme de sa valeur, et qu’elle s’en dépouille pour disparaître, en quelque sorte, dans la personnalité de son mari ?

André Vélines sourit ; il la regardait complaisamment. Il trouvait amusante, en cette petite fille. raisonnable, cette vanité féminine. Il y voyait une trace laissée par les idées nouvelles dans ce jeune esprit si pondéré. Il l’aimait ainsi, avec son intelligence délicate, sa science réelle, sa supériorité, sa simplicité, et les multiples mouvements de son âme vibrante.

— À dire vrai, prononçait avec lenteur Henriette, je n’ai encore pour vous qu’une sympathie très vive… Oh ! très vive, par exemple !… Ce qui m’engage à croire que je vous aimerai un jour Vélines, c’est la facilité avec laquelle j’entrevois, dès à présent, la perte de mon nom… Oui, je crois que j’éprouverai à cela une joie… Je ne serai plus mademoiselle Marcadieu, la jeune mademoiselle Marcadieu qui commençait à devenir quelqu’un parmi les stagiaires ; mon pauvre brin de célébrité sera fauché. Eh bien, tant mieux ! Ce sacrifice sera ma petite part dans l’apport commun.

Elle riait. Il y avait en elle la liberté de langage, la crânerie des lycéennes ; il y avait surtout la religion du renoncement, la bonté, la tendresse ; et enfin le tact et l’onction aristocratique dont la naissance et l’éducation l’avaient dotée. Tous ces éléments divers avaient fait d’Henriette le jeune être complexe et charmant que le grand garçon rasé comme un Romain contemplait silencieusement, les yeux humides.

— Comme vous serez aimée ! fit-il sourdement.

— Chut ! répliqua-t-elle avec malice ; voici le jugement. N’oubliez pas que nous sommes ici pour l’entendre !

Alors, au milieu de ce grave apparat de la Justice, à la minute même où, comblés d’espérance, les deux jeunes gens se vouaient l’un à l’autre, si certains d’eux-mêmes, si braves devant l’inconnu du mariage, si intrépides néophytes de l’amour, un vieil homme au fond du prétoire, laissait tomber la formule d’une rupture dramatique. Dans la langue surannée du Palais, d’un air las et détaché, il articulait, si bas qu’Henriette et André durent se rapprocher pour l’entendre :

Par ces motifs, le tribunal,

Oui les avocats en leurs plaidoiries, monsieur le procureur de la République en ses conclusions,

Prononce le divorce aux torts réciproques des époux d’Estangelles, avec toutes suites et effets de droit…

Henriette pensa que, dans cette minute, deux êtres lointains qui s’étaient aimés, unis, étreints. caressés, deux êtres qui avaient comme mêlé leurs cœurs, devenaient étrangers l’un à l’autre. Un lien se brisait. Il y eut presque un froid dans la salle.

Le président n’en finissait plus :

Et, statuant sur la garde des enfants issus du mariage

Et c’était la dispersion des trois petites filles et du petit garçon, distribués de droite et de gauche, « au mieux de leurs intérêts », avec la rigueur attentive d’un magistrat anonyme qui les nommait : « la mineure une telle », « le mineur un tel », réglait les entrevues du père et celles de la mère, ressuscitant ainsi le pâle fantôme de la famille défunte.

Henriette écoutait sans trouble. Elle en avait trop entendu, la petite juriste, de ces sentences tragiques, ici, où se célébraient les désunions mondaines, là-haut, à la quatrième chambre où l’on divorçait les gens de peu. Trop de douleurs conjugales, trop de trahisons, de haines, de ruines s’étaient agitées sous ses yeux, au cours des procès : elle était blasée, ne s’émouvait plus. Mais, ce soir, par réaction contre la mélancolie que laissait dans l’atmosphère le triste exposé de cette affaire d’Estangelles, elle envisagea la beauté de la vie, la douceur de se donner à un homme loyal et sûr, le délice d’être aimée. Elle prononça, fervente, en levant vers André ses jolis yeux rieurs :

— À demain, mon bon camarade !

Et, d’un geste affairé, assujettissant sa toque :

— Maintenant, je cours chez le juge d’instruction.

II

Henriette Marcadieu avait été une délicieuse petite fille joueuse, vive, câline. À treize ans, tous les enthousiasmes l’avaient enflammée. Elle souffrait alors de n’être qu’une femme, se déguisait en garçon, composait des articles politiques, se cachait au salon pour entendre son père parler de sociologie, et les opinions les plus extrêmes ne satisfaisaient qu’à demi le radicalisme puéril de ce petit cerveau embrasé. À quatorze ans, l’amour des arts l’avaient mordue. Elle quittait, à cette époque, la province où M. Marcadieu président de tribunal, avait longtemps séjourné, et arrivait à Paris. Le Louvre l’affola. La beauté eut sur elle l’action d’une liqueur capiteuse. Ne sachant pas dessiner, elle créait en rêve, la nuit, de vaporeuses figures que la Grèce inspirait. Avec le grain d’extravagance si fréquent aux adolescents, elle souhaitait des tuniques, des cothurnes, un péplum.

D’autre part, la musique la captivait ; puis ce fut la poésie. Ignorante de l’harmonie, elle improvisait au piano des mélodies qu’elle pleurait d’être impuissante à transcrire. Des soirées entières, elle s’exaltait à lire des vers et, le matin, au lit, à peine éveillée, elle en faisait de naïfs dont certains étaient beaux. À seize ans, toutes les œuvres de l’esprit la sollicitaient également. La moindre impulsion l’aurait pu faire, avec autant de chances, poétesse, musicienne, peintre ou femme de lettres. L’impulsion ne lui fut pas donnée.

Cependant cette fièvre spirituelle qui la minait nuisait à la tranquillité mentale où s’opèrent les bonnes études : elle travaillait mal, trop éprise de fantaisie pour se plier à la règle monotone des classes, quand mademoiselle Angély survint dans sa vie. Dès lors tout changea.

Celle qu’on appelait « la mère des avocates » était un de ces génies cachés dont la puissance reste ignorée. Gênée par son embonpoint, sans cesse souffrante, le foie malade, d’une conversation terne, d’une apparence bonasse, elle était une des femmes de Paris qui remuent le plus d’âmes. En même temps qu’elle dirigeait l’œuvre des Petits Déshérités, pour la protection de l’enfance coupable, elle enseignait le droit dans les lycées de filles parisiens. À cette double besogne, qu’il s’agit de meubler l’esprit des petites lycéennes ou de régénérer les jeunes consciences déchues, elle apportait une pareille maîtrise, laissant à tous les êtres qui passaient par ses mains l’empreinte de son génie. Malgré tous les déboires que lui occasionnaient ses vicieux pupilles, elle s’acharnait, avec son entêtement magnifique, à labourer ce terrain du mal, et son fâcheux état de santé ne l’empêchait pas de suivre les débats de la huitième chambre, au tribunal, le jour qu’on y juge les mineurs, de se transporter, deux ou trois fois la semaine, à sa colonie d’Ablon, — la « clinique », comme elle disait, où l’on « soignait » ses petits criminels, et de consacrer ses matinées à l’enseignement. Sa générosité ne se décourageait jamais. Aucune récidive ne la rebutait. À son œuvre, elle intéressait les magistrats, affiliait les juges d’instruction, vouait ses élèves, car elle avait fait le rêve de consacrer à la défense des enfants criminels toute cette pépinière d’avocates qu’elle formait au lycée, suivait en leurs études à l’École de Droit, parachevait par des leçons particulières dans son étroit appartement de la rue Chanoinesse. À son sens, la femme manquait à la barre, près de l’enfant. Elle aurait voulu, non point huit ou dix jeunes filles stagiaires, mais cinquante, mais cent, prêtes à plaider d’office pour ses chers déshérités, et son cœur fécond enfantait véritablement des avocates maternelles, capables d’être aussi bien que légistes, les tutrices morales de leurs jeunes clients.

Quand mademoiselle Angély rencontra au lycée Henriette Marcadieu, elle eut vite fait de la marquer du doigt avec cette autorité muette des prophètes qui choisissent un disciple. Elle canalisa les forces éparses de l’adolescente, lui montra ce but du barreau que son vieil esprit enthousiaste enveloppait d’une splendeur, et l’aiguilla, disciplinée, vers l’Ordre.

C’était alors qu’on avait connu la puissance de travail que recélait Henriette et comment une jeune intelligence idéaliste, encore stimulée par le désir d’arriver, peut s’assimiler les connaissances les plus arides. Elle avait dix-huit ans : elle buvait le code civil ; elle soupirait après l’École de Droit.

— Pourquoi tant travailler ? lui demanda sa mère, le jour où elle prétendit prendre sa première inscription. Te voilà aujourd’hui munie de ton baccalauréat ; ce fut pour toi un caprice d’enfant riche et gâtée ; tu ne vas pas maintenant compromettre ta santé par des études inutiles et épuisantes, comme ces pauvres filles forcées de gagner leur vie !

Henriette, l’air inspiré, les yeux ardents, riposta :

— Je suis forcée de gagner ma vie comme les autres ; je n’ai pas droit à la vie si je ne me mêle pas à l’activité du monde ; je dois servir au bien commun, m’y employer…

Le colloque avait lieu dans le grand salon des Marcadieu : on aurait dit l’une de ces scènes d’autrefois, où des filles en proie au mal dévorateur de la vocation revendiquaient près des parents récalcitrants le droit d’entrer en religion. Trois hautes fenêtres drapées de damas rouge donnaient sur la rue de Grenelle. La tapisserie des fauteuils Louis XIII s’harmonisait avec les tentures espagnoles des murailles, où l’on voyait de pâles visages de princesses brodés en laine décolorées. Et, plus blanche que les demoiselles des tapisseries, blême de passion contenue, la petite bachelière, dressée sur son siège héraldique d’abbesse, avouait ses rêves de femme nouvelle. Elle n’entendait pas être une oisive. une de ces filles insignifiantes qui pullulaient dans leur caste. Elle serait étudiante, puis avocate. D’abord, le droit lui plaisait parce qu’elle y trouvait l’exercice du sens le plus élevé de l’homme : le discernement, cette clairvoyance qui démêle le juste dans toutes les questions. Puis elle était attirée par la superbe indépendance de l’avocat, qui ne relève que de lui-même, tient tête aux tribunaux, et, selon une plume célèbre, ne « connaît ni maître ni esclave ».

Et il fallait entendre Henriette chanter sa profession de foi avec son exaltation que surexcitait dorénavant l’attrait d’un but. Madame Marcadieu, déroutée dans toutes ses opinions de mondaine, essaya d’abord de sourire. Il y avait un tel contraste entre le fragile et charmant physique d’Henriette, et la vigueur de sa détermination enflammée ! Puis la mère s’alarma vite en comprenant les violences cachées de cette douce fillette ; elle laissa échapper ce cri :

— Que dira-t-on, dans notre monde, quand on saura que la fille du président Marcadieu court l’École de Droit dans la compagnie des étudiants ?

Madame Marcadieu était une blonde encore belle, d’une telle correction, que ses gestes faisaient loi dans ce qu’elle appelait, avec un sens de domination secrète, « notre monde ». Son salon était intéressant. Elle-même paraissait instruite, lisait beaucoup, jugeait tout. Elle avait été la compagne irréprochable du magistrat au profit duquel elle jouait un rôle représentatif, soit dans ses réceptions, soit dans celles des autres. Mais, entre le président, homme tranquille, pensif et froid, et cette sculpturale épouse qui recevait si brillamment, il n’y avait jamais eu d’autre intimité que celle née de la discussion des intérêts communs. L’intimité intellectuelle avec le mari opère souvent des transformations profondes chez la femme, là même où la vie de salon ne réclame que des qualités superficielles. M. Marcadieu ne s’était point avisé de faire fonction d’éducateur dans sa vie conjugale, et la mère d’Henriette, intelligente et bonne, mais absorbée par ses devoirs d’ostentation, n’avait jamais eu d’autre souci que de demeurer fidèle à son beau titre de « présidente ». L’idée qu’Henriette passât son baccalauréat l’avait séduite. On avait, à l’époque, beaucoup parlé de cet examen dans la magistrature, et avec une discrète et admirative approbation pour cette mère si distinguée, si éclairée, qui dotait sa fille de tous les avantages que la société moderne accorde aux femmes. Mais quand elle vit cette jeune émancipée s’évader de tous les usages dont elle-même s’était faite la prisonnière, il lui sembla qu’un grand déshonneur allait fondre sur sa maison.

— Exercer une profession, disait-elle atterrée, travailler !… pourquoi ne pas te faire aussi bien institutrice et donner des leçons ?

Henriette répondit, pensant tout haut :

— Comme c’est étrange ! le désœuvrement est encore, de nos jours, une noblesse, et l’aristocratie de ceux qui produisent n’a pas encore établi sa supériorité sur celle des inutiles !

— Pour ce qui est de l’homme, si, répondit madame Marcadieu, mais la femme !…

Henriette, indignée, s’écria :

— Mais, maman, le travail honore la femme autant que l’homme !

Madame Marcadieu soupçonnait bien qu’il existait d’autres arguments capables d’émouvoir Henriette plus que le qu’en-dira-t-on, mais elle ne se sentait pas de taille à les trouver ; elle dit :

— Appelons ton père !

Le président travaillait dans la pièce voisine : il vint, demanda ce qu’il y avait. On le lui expliqua. Il adorait Henriette. C’était un grand homme sec, aux cheveux gris, à la bouche triste, à la belle main expressive. Comme le présumait sa femme, qui reconnaissait volontiers l’autorité de sa valeur, il mit la question sur son vrai terrain.

— Chère petite, dit-il, en serrant sa fille dans ses bras, ce mot d’avocate nous effraye un peu. Tu avais si bien, jusqu’ici, personnifié ce joli nom d’Henriette qui, depuis Molière, est dans nos classiques traditions françaises, significatif de charme sain, de féminité gracieuse, simple, dépourvue de pédantisme… Il est assez naturel que nous redoutions pour toi un état si nouveau, si exceptionnel encore chez les femmes : celles qui le choisissent doivent être singulièrement fortes pour résister à la griserie, à la vanité déformantes. Et quel malheur, Henriette, si tu cessais d’être la petite femme accomplie, joyeuse et tendre que nous aimons en toi !… Je connais le sérieux de ton esprit : ce n’est pas légèrement que tu t’engagerais dans cette carrière jusqu’ici réservée aux hommes. Tu veux t’y donner toute, et c’est bien là ce qui m’épouvante. Tu vas à l’encontre de nos mœurs essentielles. Nous y avions obéi en t’élevant, comme on élève toutes les petites Françaises, pour le mariage ; mais voici que tu déplaces l’axe de ta vie, et le transportes hors de la maison. Alors, que devient notre idée héréditaire : la perpétuation de la famille ?

Elle redressait la tête, et fièrement, avec le bel aveuglement de ses dix-neuf ans :

— La perpétuation de la famille ne me regarde pas ; je suis libre de ne pas me marier, si cela me chante. Je servirai l’humanité à ma manière, en me vouant à ses membres infirmes !

La musique ne l’intéressait plus, elle ne lisait plus les poètes, et ne sculptait plus en rêve des images de beauté, mais les harmonies de son âme délicieuse vibraient toujours, et, dans son cœur, une mélodie unique, remplaçant les airs fous d’autrefois.

Ses parents se concertèrent ; mais, comme ils n’avaient point coutume d’échanger leurs idées, ils ne s’entendirent point. Madame Marcadieu ne s’inquiétait que de l’opinion de leurs amis, son mari songeait à l’avenir de la personnalité morale d’Henriette. Le président s’attrista. Il respectait la volonté d’une telle jeune fille, ne se jugeait pas des droits suffisants pour l’écraser. Cependant, mille choses l’affligeaient : la liberté forcée que ces études allaient comporter, la vie à l’École de Droit, au Palais, les propos lâchés, les fréquentations garçonnières, le contraste de ces milieux avec l’éducation familiale. Et c’étaient aussi de plus lointaines, de plus alarmantes considérations : l’altération que peut subir le caractère d’une jeune fille quand celle-ci acquiert le sentiment de sa supériorité ; la perte de sa simplicité, de ses vertus féminines… Et le problème se dressait insoluble devant le père : la femme peut-elle, sans préjudice pour sa vraie nature, faire le métier d’un homme ? Et, songeant à l’éventualité du mariage pour cette jeune savante, il tremblait.

D’abord, trouverait-elle un mari ? puis, l’ayant trouvé, saurait-elle le rendre heureux ? Alors, il pensait à son ménage, qui s’était tenu également éloigné des pénibles orages et des félicités romanesques. Il aimait fortement, après vingt ans de vie commune, la froide épouse à laquelle il ne pouvait reconnaître un défaut. Ces vingt années représentaient un long voyage fait à deux ; et, quand il regardait en arrière, il ne voyait pas une étape où sa compagne lui eût failli. Toujours elle avait été là, consacrant de sa présence les moindres actions de son mari, cérémonieuse et fidèle dans les plus petites choses, correcte en sa conscience autant qu’en ses toilettes. Cependant il vieillissait mélancolique, comme si quelque faim secrète fût demeurée en lui-même inassouvie. D’ailleurs, il ne se sentait point sans reproche. Jeune, des inquiétudes sentimentales l’avaient tourmenté. Par deux fois, souvenir importun aujourd’hui, il avait aimé hors du foyer. En eût-il été de même si madame Marcadieu lui avait assuré, avec la scrupuleuse observance du devoir, la fraternité d’une intelligence égale à la sienne, la communion absolue des esprits ?… Et il imaginait l’adorable femme que saurait être Henriette pour l’homme qui s’éprendrait de son cerveau comme de son corps charmant…

Le premier, il avait cédé : Henriette se mit à sortir seule et fit son droit. La bonne Angély continuait à travailler cette tendre nature, à y verser la griserie humanitaire. Mais alors la régularité du labeur aussi bien qu’un sens pratique précocement développé chez la jeune fille, modéra peu à peu les exagérations d’autrefois. Elle se mûrit. Elle en vint à moins souhaiter de ressembler à un homme. Elle se prit à choisir, comme délassement, des travaux d’aiguille. Elle trouvait à se parer un plaisir extrême, et, d’un bout de soie et de dentelle, se confectionnait elle-même des blouses légères, commodes et coquettes qui, à l’École de Droit, faisaient dire d’elle aux garçons : « Quel amour de petite femme ! »

Quatre ou cinq fois la semaine, elle gravissait la rue Soufflot, alerte, pensive, la serviette sous le bras. La colonnade du Panthéon pressait de sa ronde aérienne les bases de la grande coupole blanche : Henriette y trouvait des réminiscences de ses amours pour la Grèce ; le dôme se découpant sur le bleu du ciel reposait ses yeux las de lire. Des camarades la saluaient sur le trottoir ; quelques-uns s’attardaient à feuilleter de vieux ouvrages aux tranches déchiquetées, sur l’étal des bouquinistes. Le long de la chaussée rebondie. et spacieuse, des automobiles roulaient, des bicyclettes, des camions chargés de fer. Et la petite robe grise d’Henriette au corsage étroit, aux manches gracieuses, disparaissait sous le porche de la Faculté.

On la retrouvait dans des corridors nus, dans les escaliers sombres de l’École, qui résonnaient du bruit de sa bottine. À l’amphithéâtre, elle était de ces élèves infatigablement assidus à qui le professeur en toge ou en veston s’adresse quand il fait un cours plus délicat. Sérieuse, appliquée, elle crayonnait avidement la leçon, pendant qu’à son esprit s’évoquaient toutes les hypothèses de la chicane, de la mauvaise foi humaine, où elle devait apprendre à se reconnaître. Les camarades la lorgnaient, plus occupés d’elle que des trois ou des quatre étrangères joufflues, au chapeau plat, aux larges mains rouges, faisant le gros dos sur leur cahier sale. La nuit venait ; les lampes s’allumaient sous les solives du plafond. Dans un bruit de classe qui se vide, Henriette ramassait vivement les papiers épars, sortait avec les autres. Le vent piquait ; le travail avait irrité le bel appétit de ses vingt ans ; quelquefois, par une fantaisie de fille élevée en plein luxe, elle entrait chez le boulanger du coin, et, pour attendre le fin dîner du soir, croquait un croissant d’un sou, tout chaud, qui sentait le four et la vraie vie d’étudiante.

Après le repas, à la lampe, elle cousait dans le grand salon aux tentures espagnoles, où résidaient ses parents. Elle disait que c’était là son heure de rêve, et que toute son imagination était au bout de son fil. À la vérité, la jurisprudence et la procédure ne lui laissaient guère de loisir tout le jour. Ce fut au cours de ces soirées silencieuses qu’elle en vint à envisager véritablement son avenir. Plusieurs de ses amies s’étaient mariées : souvent la peur de vivre sans être jamais aimée la hantait. Son père et sa mère lisaient chacun le livre de son goût. Tout se taisait dans la pièce. Henriette souhaitait un mari qui la comprit et dont elle serait le meilleur ami. Il lui semblait qu’elle le rendrait très heureux, plus heureux que ne l’était son père. Pourquoi donc avait-elle repoussé l’idée du mariage ? Une fois avocate, passerait-elle plus de temps au Palais que sa mère à ses visites ? À penser que des petits enfants pourraient naître d’elle, elle tressaillait d’une joie mystérieuse.

Cependant chacun de ses événements marquait un succès : elle obtint la licence. Au Palais, où mademoiselle Angély la conduisait parfois, elle connut madame Martinal, qui faisait alors son stage. La jeune veuve nourrissait le dernier de ses enfants, tout en plaidant deux ou trois fois la semaine au criminel. Henriette n’emportait des audiences aucune image plus vive que celle de cette vaillante jeune femme qui devait, pour parler en public, vaincre le supplice de sa timidité, surmonter les lassitudes de son état de nourrice, et dont la hâte à quitter le Palais disait assez les préoccupations maternelles. Elle fixa dans l’esprit d’Henriette cette opinion définitive que la femme doit, pour sa dignité, posséder un métier, le moyen de se suffire, de ne tenir, le cas échéant, sa subsistance que d’elle-même.

Le moment vint pour Henriette d’entrer enfin dans l’Ordre. Les parents éprouvèrent alors des appréhensions d’autant plus vives que l’heure décisive était plus imminente. Ils tentèrent un dernier effort pour détourner leur fille de sa vocation.

— Ma pauvre enfant, disait M. Marcadieu, tu sais combien les jeunes hommes ont la défiance des femmes « cérébrales ». C’est presque une renonciation solennelle au mariage qui accompagnera ta prestation de serment.

— Qu’importe ! ripostait la jeune fille ; je ne regretterai pas le mari qui aura négligé dans sa compagne le meilleur d’elle-même, son intelligence. Au contraire, celui-là seul qui m’aimera avocate m’aimera vraiment, et à celui-là seul une femme comme moi pourra donner le bonheur.

— Chère petite ! tu tombes bien dans l’erreur que vous professez toutes ! Une femme peut être intellectuelle sans être avocate, et apporter à son mari toutes les joies de l’esprit sans pratiquer un métier absorbant. Nous t’avons douée de l’instruction d’un homme je ne suis donc pas suspect de bouder la science des femmes. Non, non ! soyez toutes instruites, sachez penser ; mais vous avez de quoi, en votre rôle spécial, occuper suffisamment votre temps.

Alors Henriette citait l’exemple de madame Martinal. Que fût-il advenu de cette jeune veuve, si elle n’avait point possédé ce gagne-pain qu’était son titre d’avocate ? Même une fille riche peut-elle répondre de sa fortune ? Ce mari qu’on lui prône tant sans le connaître, ne dilapidera-t-il pas sa dot ? Puis il y a des revers imprévus, qui ne sont point chose si rare ; et n’est-ce pas pitié de voir en pareil cas une femme impuissante, sans moyens, pauvre être dépourvu, privé d’indépendance, de vie personnelle, tomber au rôle de dame de compagnie ou de parente pauvre, quand elle ne devient pas la proie de l’homme ?… Sans aller chercher si loin, la femme court toujours le risque d’un mariage malheureux : si l’inconduite. de celui qu’elle épouse doit la contraindre à la séparation, avec charge d’enfants, quelle honte pour elle de devoir mendier à cet homme indigne la pension alimentaire que la loi lui alloue ! Et ne se grandirait-elle pas aux yeux de tous, la femme fière qui, dans son infortune conjugale, pourrait dédaigner l’argent de celui qui l’abandonne, quitte à peiner seule dans une carrière masculine ?

Et le président Marcadieu ne savait qu’objecter.

Henriette prêta serment à la première de la Cour, un beau midi de novembre où le soleil envahissait à flots la salle aux lambris clairs. Les dorures du plafond étincelaient Une foule emplissait les bancs. Tout l’Ordre était là lorsque entra la blonde professe. Elle ne prenait point l’habit sans émotion Dès le matin, un coiffeur était venu rue de Grenelle lui arranger les cheveux, et le chignon, sous sa toque, était celui d’une petite Thémis romaine, pudique et grave. Les plis de la longue robe ralentissaient son pas. Elle se confondait dans la masse d’une dizaine d’autres stagiaires. Le premier président, petit vieillard sec au visage de cire flétrie, prononça derrière le tribunal les paroles d’usage. Mademoiselle Angély, la belle Isabelle Géronce, madame Clémentin et la timide Martinal, toutes en robe de ville, se dissimulaient dans l’assistance ; la cérémonie se déroulait devant le prétoire ; on entendit un bourdonnement confus, qui était le serment des stagiaires. Soudain une frêle voix retentit, une main se leva, blanche et potelée… Henriette était avocate.

On lui aménagea une chambre en cabinet de travail, dans l’appartement de la rue de Grenelle. Et son existence nouvelle commença. Elle se levait assez tôt, étudiait, chaque matin, deux heures, cette jurisprudence dont elle voulait faire l’arme principale de ses plaidoiries. À onze heures et demie, après un déjeuner rapide, on la voyait prendre à pied, avec son père, le chemin du Palais M. Marcadieu, maigre et alerte, arpentait hâtivement les vieux quais de la rive gauche ; Henriette cheminait à ses côtés, pressant le pas. Par delà les peupliers des deux rives, la Sainte-Chapelle, de son aiguille dorée, orientait leur marche. Ils gravissaient le vaste perron blanc. de la place Dauphine que dominent les deux lions de pierre grise. Dans l’escalier qui mène à la cour, ils se séparaient. Le président continuait jusqu’à son cabinet, Henriette allait s’habiller au vestiaire.

Elle suivait les plaidoiries des anciens, écoutait Fabrezan-Castagnac au tribunal civil, Ternisien aux assises, Blondel dans ses affaires de divorce. Lamblin en correctionnelle. À quatre heures, elle rentrait chez elle, seule. Une actrice émérite lui donnait des leçons de diction. Elle apprit à lancer avec sonorité les voyelles sourdes, à élever la voix, à calculer son geste. Elle apprit encore, dans la lecture des « Causes célèbres », l’astuce de certaines manœuvres, la défiance à l’égard du client, la défiance à l’égard du juge, la défiance à l’égard de soi-même.

Le soir, elle accompagnait sa mère dans le monde. Elle y était un objet de curiosité. Elle dut cacher le jour de sa première plaidoirie : plus de cinquante dames se fussent rendues à l’audience. Elle n’y brilla point. Mademoiselle Angély, qui l’avait fait inscrire à l’Assistance judiciaire, lui avait obtenu, par la faveur d’un juge d’instruction intéressé à l’œuvre des Déshérités, la défense d’une petite bonne. L’enfant, placée chez une fruitière, avait cousu dans l’ourlet de sa robe un billet de cinquante francs dérobé à la caisse. Henriette apporta à la préparation de sa plaidoirie toute la passion humanitaire insufflée par la généreuse Angély. Mais, quand elle fut à la barre. en dépit de l’actrice émérite, elle oublia la sonorité des voyelles sourdes, la voix haute et le geste précis, elle oublia même une partie de sa préparation et balbutia. Le président de la huitième chambre la mortifia en lui retirant la parole avant la fin de sa défense. Cependant madame Marcadieu, assise au banc des témoins, entre un agent de police et une femme en cheveux qui froissaient sa jupe, lui trouva une « éloquence persuasive ». Le mot en demeura et fut répété longtemps dans le salon du président…

Henriette excitait l’intérêt des hommes, même leur sympathie ; mais personne ne lui faisait la cour. Une dame qui voulut la marier à un jeune médecin en vogue échoua près de ce dernier. Henriette atteignit vingt-deux, vingt-trois ans. Elle commençait à sentir un peu cruellement l’effet de cette inquiétude qu’inspire aux jeunes gens la femme trop instruite. Parfois son cœur se serrait. Qu’elle aurait aimé à être aimée ! Et tous ses besoins de tendresse se satisfaisaient près de ses petits clients : les enfants de la Roquette, les jeunes filles de Saint-Lazare. Sur les bancs du petit parquet, dans l’instant qui précédait l’instruction, elle évangélisait véritablement, obtenait des aveux trempés de larmes. Et les municipaux au visage honnête, la jugulaire sous le menton, étaient seuls amoureux de « madame l’avocate ».

Sa ferveur jointe à l’habitude de plaider, lui valut de l’assurance. Son zèle, l’accent de ses plaidoieries la plaçait bien au-dessus de la banalité des jeunes stagiaires. Un jour, elle eut un succès. Un petit garçon qu’elle défendait fut acquitté. Quelqu’un l’attendait à la sortie de l’audience et lui serra la main en la félicitant. C’était André Vélines. Le regard froid du jeune homme exprimait une fierté indicible. Henriette fut très émue.

Et, depuis, elle avait souvent remarqué à ses côtés la présence peut-être fortuite du jeune homme. C’était une assiduité parfaitement discrète. Parfois, quand elle allait écouter Fabrezan, plaidant quelque subtile affaire de succession irrégulière, et qu’elle s’asseyait au banc des avocats, un de ses confrères venait la rejoindre à pas de loup, et, sans l’avoir vu, elle devinait Vélines. Grand admirateur du vieux maître, il s’ingéniait à mettre en valeur aux yeux de la stagiaire la puissance de cette argumentation, signalait d’un sourire les finesses de l’orateur, traitait Henriette un peu en écolière qu’on initie à une science. Et elle ne se fâchait pas, ne trouvait pas cela pédant, se demandait seulement quelquefois s’il n’avait pas un sentiment pour elle. Mais elle n’y pouvait croire, ayant peu à peu désespéré de rencontrer jamais son roman.

Une intimité, pleine encore de réserve, s’établissait entre eux. Il ne parlait jamais d’elle, ne semblait pas la voir, restait de marbre ; elle s’attachait inconsciemment à lui et, sans se l’avouer, désirait son amour. Tous les samedis matins, elle se rendait à la conférence. Elle s’y inscrivit quatre fois pour prendre part aux débats ; les quatre fois, comme par hasard, André Vélines était là, dans la salle de la bibliothèque. Il l’intimidait. Elle craignait qu’il ne la jugeât dédaigneusement, la dernière fois surtout, où il s’agissait d’une question difficile : « Le droit de réclamer d’avance des honoraires appartient-il au médecin ? »

Mais Vélines lui dit, à l’issue de la conférence :

— Vous m’avez étonné. Vous n’êtes plus la gosse qui escamote sa plaidoirie en implorant pour son client l’indulgence du tribunal. Vous savez développer une pensée personnelle avec beaucoup d’habileté. C’était très bien.

Dès lors, par l’effet d’une vanité bien naturelle, Henriette s’exagéra le cas qu’il pouvait faire de son talent. Une après-midi, galerie Duc, dans l’embrasure d’une fenêtre, pendant une suspension d’audience, il lui raconta sa vie.

Ses parents étaient morts quand il était encore tout petit garçon. Sa grand’mère, qui habitait Rouen, l’avait élevé. Il devait une grande reconnaissance à cette vieille femme pour la virile manière dont elle avait poussé son instruction. Il avait appris d’elle de bonne heure que, dans ses classes, comme dans la vie, l’homme qui ne veut pas tomber au dernier rang doit aspirer au premier. L’admirable grand’mère n’avait existé que pour l’avenir de son petit-fils. Elle faisait de grands rêves, le dirigeait vers la politique, et s’était montrée déçue en constatant qu’il serait seulement un petit avocat.

— Mais, vous n’êtes pas un petit avocat ! se récria Henriette.

Il sourit. Il parut content de cette répartie. En effet, il réussissait. Il travaillait dix heures par jour ses plaidoiries, interrogeait fréquemment ses clients, les sondait, les pressait, les retournait, les forçait, pour obtenir d’eux tous les éléments de clarté qu’ils étaient capables de lui fournir, au sujet de leur affaire ; et ceux-ci, en même temps lassés et flattés par tant d’insistance, concevaient pour lui une estime qui se propageait. On le disait éminemment consciencieux. Il avait d’ailleurs l’élocution belle, bien qu’on sentit, dans ses discours, l’effort laborieux, et il ne disait rien qui ne fût substantiel. Et pourtant, lorsque en arrivant au Palais il croisait dans la galerie de Harlay une assistance mondaine descendue toute vibrante encore de la salle des assises, après une plaidoirie de Ternisien, lorsqu’il entendait le nom de Ternisien voler de bouche en bouche, et qu’il voyait l’agitation des jolies Parisiennes transportées, une contraction arrêtait le sang de ses artères. Ternisien avait, il est vrai, cinquante ans ; mais c’était en pleine jeunesse que Vélines aurait voulu goûter de tels succès ! Et il s’acharnait davantage sur ses dossiers, persuadé que, parmi toutes les routes qui mènent à la gloire, le travail n’est pas seulement la plus noble, mais la plus sûre.

Quand, le jour du divorce Estangelles, à la première chambre du tribunal, André Vélines avait avoué son amour à Henriette, celle-ci était mûre pour toutes les tendresses. Sans le savoir, ou plutôt se défendant pareille faiblesse, elle s’était attachée à ce jeune homme énigmatique, si discrètement occupé d’elle ; elle comptait sur lui, vaguement, sans même se demander pour quelle circonstance, à quelle occasion.

L’accord des familles devait être aussi aisé que celui des jeunes gens. La nouvelle courut bientôt le Palais que mademoiselle Marcadieu épousait André Vélines.

Ce fut un beau prélude à l’union que les fiançailles de ces deux êtres dignes l’un de l’autre, de qui l’on pouvait dire que leurs cerveaux étaient devenus amoureux avant leurs cœurs. Cet austère garçon au front obstiné dans son désir d’arriver, aimait pour la première fois. Deux ans auparavant, quand il avait remarqué au Palais cette jolie fille, si séduisante, l’idée de s’allier à la haute magistrature n’avait pas été pour rien dans sa résolution d’épouser mademoiselle Marcadieu. Mais aujourd’hui la passion souveraine était survenue qui l’eût fait se marier d’enthousiasme, Henriette eût-elle été pauvre, sans famille, dénuée de tout. Et il y avait tous les soirs, dans le grand salon aux tentures espagnoles, des colloques mystérieux, des échanges de promesses ardentes, l’attente fiévreuse des félicités de l’avenir.


Une semaine avant son mariage, Henriette, qui n’avait pas voulu, même dans cette période si agitée de sa vie privée, renoncer aux travaux de sa vie publique, corrigeait le plan d’une plaidoirie qu’elle devait prononcer le lendemain. Son cabinet de consultation était étroit, bien ordonné, sans luxe, meublé de cartonniers commodes, où elle classait méthodiquement ses dossiers, en petite personne tranquille qui ne perd point la tête parmi l’imbroglio de tant d’affaires. Elle était une avocate assez occupée L’œuvre des Déshérités lui fournissait plus de clients qu’elle n’en pouvait défendre. Un vieil ami de son père, par bienveillance pour sa fraîche jeunesse, lui avait confié au civil un de ses procès de propriétaire. Souvent des filles-mères venaient la consulter dans l’espoir de faire reconnaitre leur enfant. Sa gentillesse plaisait à tout le monde. Elle si juvénile, si pure, recevait des confessions troubles de femmes ayant vécu dans le vice. Ou bien elle pâlissait des semaines entières sur l’étude d’une affaire de chapeau, de manteau, de corset…

Mais ce soir-là, un soir glacial de la fin de janvier, sa femme de chambre venait d’allumer la lampe, quand elles entendirent parlementer assez longuement dans le vestibule. Henriette crut reconnaître une voix amie ; cependant, tout le monde savait qu’à ses heures de consultation elle était absente pour les plus intimes. Était-ce donc quelque indiscrète ?…

Et, comme elle prêtait l’oreille, la porte s’ouvrit brusquement ; une grande jeune femme en noir entra, s’avança, vint l’embrasser et prit, sans rien dire, le fauteuil voisin du bureau.

Interdite, Henriette demeurée debout, s’inquiéta :

— Qu’avez-vous, ma pauvre Suzanne !

Mais Suzanne Marty, l’épouse divorcée de l’ingénieur Alembert, ne répondait pas, et ce qu’elle avait, Henriette, depuis longtemps avertie du procès dont la malheureuse jeune femme était menacée, ne le devinait que trop. Elle répétait pourtant :

— Qu’est-il arrivé ?… qu’avez-vous appris ?…

Et la dame en noir, la voilette baissée, ne proférait pas une syllabe. La lampe ne l’éclairait qu’à demi. Une longue jaquette de fourrure enveloppait sa taille, ses hanches élégantes ; ses mains gantées se nouaient sur ses genoux, et ses yeux très grands, très beaux, avaient une expression si désolée que nulle parole n’eut mieux traduit leur tristesse.

Henriette s’apitoya. Elle lui saisit les mains :

— Chère amie, vous avez eu quelque mauvaise nouvelle… Vous êtes venue me trouver… Je puis vous être utile ?

Madame Marty fit oui de la tête.

— Monsieur Alembert vous a écrit ?

La jeune femme prononça enfin :

— Non, pas lui, son avoué…

Et, au bout d’un instant, elle ajouta, d’une voix sans timbre :

— Il veut reprendre son fils.

— Ah ! dit Henriette qui revint s’asseoir à sa table de travail, en esquissant de la main un geste de découragement ; cela devait être un jour ou l’autre, ma pauvre amie !

Madame Marty, reprit la gorge serrée.

— Vous serez bientôt mariée, Henriette ; vous aurez des enfants ; vous comprendrez alors… Mon chéri, si sage, si raisonnable pour ses onze ans ! Je n’avais plus que lui, c’était mon petit ami, mon compagnon, ma joie unique. Ses câlineries me consolaient de tout… Henriette, je vous le jure, ce n’est pas un enfant ordinaire. Son cœur a vingt ans : il ne sait rien, il devine tout… Et on va me le prendre ! Je ne l’aurai plus, je serai toute seule…

Elle ne pleurait pas ; mais sur ses genoux, ses doigts crispés se tordaient. Henriette frémissait de pitié, à la voir tant souffrir.

— Attendez, Suzanne !… Vous l’aurez encore, si le tribunal confirme le premier jugement et vous l’attribue.

— Mais s’il l’attribue à M. Alembert, on me l’arrachera, et je n’aurai pas le droit de résister, pas celui de le retenir une seule journée. On comptera les baisers que je pourrai lui donner chaque quinzaine, il deviendra un petit parent lointain qu’on vous montre de temps à autre.

Elle se tut, s’enferma encore, de longues minutes, en son mutisme tragique. Il y avait de l’orgueil dans sa douleur. Une légende de dignité ombrageuse, d’inflexibilité féminine, entourait l’histoire de son divorce. Alembert l’avait si peu offensée ! disait-on. Mais elle avait été intransigeante, réclamant de son mari la même fidélité de corps et d’âme qu’elle lui gardait elle-même. Son bonheur, fondé sur cette théorie altière qui place l’époux et l’épouse dans une égalité absolue au regard de la loi morale, n’avait pu subsister après l’égarement de l’ingénieur. La féministe mondaine et dilettante qu’était Suzanne Marty était allée jusqu’au bout de son principe. Le péché masculin, dont tant de femmes tolérantes, maternelles, supportent héroïquement la peine, l’avait, à son sens, déshonorée, avait de lui-même rompu le mariage.

Elle se redressa tout à coup, pensant tout haut :

— Concevez-vous que ce soit possible, Henriette ?… avoir fait un enfant de votre propre substance, l’avoir mis au monde dans la souffrance, l’avoir allaité, bercé, tenu entre vos bras comme s’il n’avait point cessé encore de faire un seul être avec vous ; avoir enfanté son esprit, sa petite âme, au point de retrouver vos mots dans sa bouche, vos sentiments dans les siens, vos gestes inconsciemment répétés par cette continuation de vous-même qui est lui, votre fils, et le voir pris par l’homme qui a empoisonné votre vie !… Il disparaît, il n’est plus à vous, il est à l’autre.

— Pauvre amie ! répétait Henriette, pauvre amie !

— Et n’est-il pas naturel que je haïsse cet homme, dites, comprenez-vous enfin que je le haïsse ?

— Haïr ne sert à rien, reprenait la douce Henriette, mais vous êtes tellement irréprochable que je vois tous les droits pour vous. Vous garderez votre petit pour peu que vous soyez défendue par quelqu’un d’intelligent qui fasse vraiment la lumière sur le procès. Avez-vous choisi votre avocat ?

— Oui, dit Suzanne fermement

— Et c’est ?

— C’est vous.

Henriette se sentit rougir d’émotion, de joie secrète. Elle répéta, comme incrédule :

— C’est moi ?

Puis, se ressaisissant :

— Vous me confieriez une cause si grave, une cause où il y va de votre bonheur, Suzanne ?… Mais est-ce que j’ai le talent qu’il faut, ai-je l’âge, l’autorité ?… Est-ce que je compte assez aux yeux des juges ?…

Madame Marty s’expliqua lentement :

— Il faut que cette cause soit plaidée par une femme. J’ai été trop opprimée par l’homme : un homme m’a trahie, abreuvée de chagrin ; il voulait, après, me dominer encore ; je me suis évadée, et voici qu’il revient pour m’arracher mon enfant, et c’est à un autre homme que je remettrais le soin de ma défense ? Non, non : ils s’entendent tous ; ils ont entre eux une solidarité occulte pour nous asservir… Tandis que vous, ma petite Henriette, vous serez une autre moi-même, c’est ma propre voix que vous ferez entendre à la barre, parce que vous, femme, mère, à la veille d’être séparée de votre petit, vous sauriez trouver les mots qui crieraient non pas votre douleur, mais votre droit.

Elle tremblait en parlant. Sa voix s’étranglait. Elle reprit :

— Je sais ce que je fais. J’ai lu en vous, ma petite amie, mieux que vous n’y avez lu vous-même. Vous avez plaidé hier à la huitième chambre j’y étais, mêlée au public, et vous ne m’avez pas aperçue. Vous n’avez pas innocenté le gamin coupable, dont vous analysiez si tendrement la conscience, mais j’ai vu le sourire du président qui vous écoutait, charmé. Vous êtes encore une petite fille qui s’ignore, et cela n’empêche que vous avez un grand talent, Henriette, un talent surprenant, qui ne ressemble à celui d’aucun autre ; vous avez des idées profondes, mûres, viriles, et vous les dites avec votre grâce simple. Quand vous plaiderez pour qu’on me laisse mon petit chéri, vous ne ferez pas de littérature comme ces avocats fameux qui simulent l’émotion à la façon d’un acteur jouant son rôle, mais toute votre âme vibrera, et tous vos instincts de femme serviront ma requête.

Henriette ne se laissait pas griser à cette révélation de son pouvoir inconnu. Elle riposta :

— Vous savez qui défend votre mari, Suzanne ?

— Je pense que c’est Fabrezan, comme au procès de divorce.

— Eh bien ?…

— Eh bien ?…

— Moi, petite stagiaire obscure, je serais l’adversaire du bâtonnier.

— Vous aurez sur le bâtonnier Fabrezan la supériorité de votre féminité ; sur les roueries du bonhomme, celle de votre naturel et de votre sincérité ; sur son expérience, celle de votre cœur… Oui, Henriette, il était temps que la femme fût au barreau pour y aider les femmes…

— Mais, chère amie, dit encore Henriette, hésitante, vous savez aussi que je me marie dans huit jours ?

— Ma chère, reprit l’amère Suzanne, j’espère bien que le mariage ne portera pas atteinte à votre intégrité intellectuelle, et que mariée, Henriette Marcadieu demeurera Henriette Marcadieu, avec tout ce que ce nom signifie pour moi de personnalité vigoureuse…

Henriette, en pleine ferveur de tendresse, pensait à André Vélines ; elle prononça comme une profession de foi amoureuse :

— Je veux être, avant tout, la femme de mon mari.

— Il faut être, avant tout, vous-même. Certes, une femme comme vous a droit à l’amour. Pourquoi l’intellectuelle se priverait-elle du bonheur de l’épouse, des joies de la famille ? Oui, vous avez raison de vous marier, mais à la condition que le mariage ne vous diminue en rien. Je n’ai pas ici de préoccupation égoïste : s’il s’agissait du procès d’un autre, je vous parlerais de même, car c’est au lendemain même de votre mariage qu’il importe d’imposer à votre mari les obligations de votre métier, de le forcer à les reconnaître. Si vous tardez, croyez-moi, ma petite, la tyrannie masculine apparaîtra, vous perdrez toute indépendance, vous n’aurez plus la liberté de vous donner, à votre gré, aux travaux qui vous sollicitent.

Henriette était fort troublée par ces paroles : toute sa tendresse de fiancée se révoltait, en même temps que son orgueil approuvait secrètement la leçon de cette fière divorcée.

— Mais, dit-elle enfin, monsieur Vélines est un galant homme dont je n’ai pas à craindre la tyrannie. Je ne puis le considérer d’avance comme un ennemi dont on se garde. Je l’aime, Suzanne.

— Ah ! reprit la triste jeune femme rêveusement, nous aimons toutes, nous aimons trop ; c’est ce qui nous perd…

— Je ne peux lui refuser ce voyage en Écosse qui doit nous prendre plusieurs semaines…

Madame Marty se tut, un instant ; puis, debout :

— Chère amie, je n’ai plus rien à dire ; ici la question devient trop délicate, et j’y suis trop intéressée pour vous donner un conseil précis. Je vous confie ma cause, qui est, comme vous l’avez dit très bien, celle de mon bonheur même. Voyez si vous pouvez la défendre et répondez-moi au plus vite. Jugez-en, non pas au point de vue de votre amitié pour moi, mais à celui de votre dignité propre, de votre personnalité contre laquelle se livre le premier assaut…

— Suzanne, écoutez-moi… commençait Henriette.

Mais la jeune femme, hâtivement, lui mit un baiser sur la joue et partit sans ajouter un mot.

III

Très claire avec son plafond blanc, ses boiseries jaunes, ses murs bleus, presque déserte les jours où l’on n’y juge pas au criminel, la sixième chambre de la cour résonnait de la belle voix mâle d’André Vélines. Soudain, quelques paroles gutturales du vieux président firent le silence :

— À huitaine pour les conclusions.

On vit les larges manches noires d’André se lever, puis s’abattre sur la barre :

— Mais, monsieur le président, je ne serai pas à Paris.

— Alors le dernier jeudi de février.

— Mais, monsieur le président, je n’y serai pas davantage.

Le vieillard maugréait. Vélines s’expliqua d’un mot qui fit se tourner vers lui tous les visages :

— Je me marie lundi, monsieur le président : je réclame l’indulgence de la cour.

On rit. L’affaire, une dissolution de société, fut remise en mars Déjà le public ne regardait plus que ce grand avocat au masque énergique, bien connu des habitués du Palais, et dont un coin de vie intime venait d’apparaître. Ah ! il se mariait lundi ! Parmi les rares femmes présentes, une initiée put dire qu’il épousait une avocate. La curiosité redoubla. Quand il quitta l’audience, le bras noué à celui de Maurice Servais, on le dévora des yeux : on cherchait à pénétrer sa pensée illisible. Quoi ! cet homme grave aimait ! Quelle sorte d’amoureux faisait-il ? Et l’on imaginait son roman. On chuchota ; ces murmures le flattèrent.

— Ah ! vous avez de la chance, vous ! soupira Servais, quand ils furent dans la galerie neuve de la cour d’appel.

— Vous n’avez rien à m’envier : mademoiselle Pernette est délicieuse.

— Oui, mais je ne l’épouse pas encore !

— Quoi ! mon pauvre Servais, toujours des obstacles ? murmura discrètement Vélines.

À la vérité, ces obstacles n’étaient un mystère pour personne. Ce stagiaire de génie, ce grand enfant prodigue ne gagnait pas cent francs par mois. Mais la constance laborieuse de Louise, qui s’exténuait sur le code civil pour acquérir à son tour du talent, ne se décourageait pas. Ils fondaient, l’un sur l’autre, un espoir magnifique.

— Nous nous marierons dans deux ans, déclara-t-il fièrement.

André Vélines qui, avec sa bonté froide, s’intéressait passionnément à l’idylle de ces jeunes gens, reflet de la sienne, avait choisi Servais pour lui confier différents procès qui devaient venir au rôle durant le voyage de noces : autant de moyens de le faire connaître. Et il le retint une dernière fois, à la balustrade de l’escalier d’honneur, pour lui présenter certaines pièces des dossiers. Comme il le devinait impatient :

— Vous êtes pressé, Servais ?

— Oui, oui, balbutia le jeune homme, j’ai rendez-vous avec un confrère, à trois heures, dans la galerie Saint-Louis.

Vélines s’égaya : ce confrère-là, il n’était pas besoin de le nommer…

— Moi aussi, je suis pressé, expliqua-t-il, ma fiancée et sa mère m’attendent chez moi, à trois heures, également, pour vérifier une dernière fois l’effet des meubles dans l’appartement.

Ils se séparèrent. Servais fila comme un détenu qu’un libère, Vélines lui lança :

— Écrivez-moi Hôtel de France, à Édimbourg.

Et, plus tranquille que l’autre, assuré, lui, de son bonheur, il entra se dévêtir au vestiaire. En déposant la toque au fond du carton marqué de son nom, il se dit qu’elle y dormirait de longues semaines désormais, et, quand la préposée vint recevoir sa robe, l’aider à enfiler son veston, son pardessus, il eut, dans sa joie intérieure, comme un regret léger. C’était vraiment sous ce costume qu’il avait le sentiment de posséder le Palais. Et voici qu’en descendant le degré du vestiaire il se rappela sa prestation de serment, sa première robe, sa réception dans l’Ordre. C’était dix ans plus tôt ; il avait alors ambitionné la conquête du Temple. Où en était-il aujourd’hui sur le chemin de la gloire ? Il se faisait certes de jolis revenus. C’était tout. Ce quelque chose qui rayonnait de la massive noblesse d’un Fabrezan, de la délicatesse ivoirine d’un Blondel, de la distinction poétique d’un Ternisien, ce quelque chose d’indéfini que l’on sentait dans les couloirs ou dans la salle des Pas-Perdus quand apparaissait l’un des maîtres, Il ne le possédait pas. Il ne s’imposait pas encore aux juges, il ne dominait pas les tribunaux, il ne connaissait pas cette royauté singulière, privilège de quelques-uns. Et tout à coup, pendant que son pas résonnait sur les dalles désertes de la galerie Lamoignon, il éprouva, plus violent que jamais, cet appétit d’autorité qui lui donnait parfois le désir fou d’emplir de son nom ces vastes murs.

Trois heures allaient sonner. C’était, par tout le Palais, la fièvre des fins d’audience. À la correctionnelle, dans l’aile gauche, les prévenus défilaient devant les prétoires et l’on expédiait les jugements ; à droite, au tribunal civil, les séparations, les divorces, les attributions d’enfants se bâclaient ; puis, c’étaient les procès en indemnités, les procès d’héritages, de contrats commerciaux. À la cour, là-haut, où l’on jugeait en second ressort, les débats languissaient, se prolongeaient dans le mâchonnement des conseillers ennuyés et las. Mais aux assises, parmi la pompe judiciaire, on revivait d’anciens drames, savamment, minutieusement reconstitués devant une foule frémissante. Et partout, dans chacune des chambres, c’était le même ronronnement banal de l’avocat, son inutile effort devant des magistrats méfiants qui, dans leur commune poursuite de l’équité relative, se gardent de lui, cherchant en eux-mêmes la vérité et la justice.

« Ah ! se disait Vélines, frémissant, être la grande voix qu’on écoute, être la vérité flamboyante, être une lumière ! »

Soudain, à droite, ses larges grilles ouvertes, avec son air de chapelle aux fresques légères, aux enfoncements mystérieux, ce fut la galerie Saint-Louis, profonde, gracieuse, comme un coin de fraîcheur naïve dans le morne et sombre monument. Machinalement, Vélines y jeta les yeux et il sourit. Le municipal de planton tournait le dos gentiment, et, sur l’une des banquettes, la grande Louise Pernette en robe, les lèvres décloses, écoutait Maurice Servais qui lui parlait très bas. Et tous deux avaient leurs serviettes, bourrées de dossiers, béantes sur leurs genoux, et tous deux étaient mélancoliques, d’une mélancolie poétique et douce d’amoureux très jeunes.

Alors Vélines oublia son avidité de gloire, la vie judiciaire, le Palais entier. Il touchait à cette période presque religieuse qui précède de quelques jours le mariage, période de recueillement instinctif préparant l’union. Tout s’évanouissait devant l’idée de recevoir bientôt dans sa maison sa chère Henriette. Et il ne trouvait rien d’assez beau pour orner, en l’honneur de sa fiancée, le logis où depuis si longtemps il travaillait seul. Comme il franchissait une des petites portes de la galerie de Harlay, sa maison lui apparut, un peu de biais, en perspective, au fond de la place Dauphine, dans ce quartier très silencieux qu’il avait choisi pour y vivre. À penser que dans quelques jours il s’unirait là à Henriette, il eut un sursaut de bonheur qui lui sembla valoir toutes les apothéoses. Puis, presque au même instant, la voiture des dames Marcadieu débouchait là-bas du Pont-Neuf : il hâta le pas pour aller les recevoir…

Madame Marcadieu, sous son flegme, cachait une vive contrariété : elle se souvenait maintenant de n’avoir pas réclamé, chez l’orfèvre, en examinant l’argenterie, contre une erreur de détail commise dans le dessin des flambeaux que l’on avait copiés sur un modèle ancien. Elle venait voir si l’erreur était réparable. Elle craignait aussi qu’on n’eût garni d’une passementerie trop haute la tenture en perse du petit salon. André, murmura tout bas Henriette, un peu nerveuse, je voudrais vous parler longuement. Nous laisserons maman s’occuper des tapissiers…

André Vélines habitait là le premier étage d’un très bel hôtel Louis XIII. Jamais il n’y avait introduit sa fiancée sans émotion ; mais, aujourd’hui, l’heure était plus solennelle il voyait dans cette visite d’Henriette une répétition, un essai de l’entrée définitive, et il ne put s’empêcher de lui dire, comme ils gravissaient l’escalier :

— Encore six jours, et nous viendrons ici tout seuls !

— J’adore ce coin de Paris, reprit-elle ; mars connaissez-vous la légende qui l’illustre ? Là où s’élève cette maison demeurait jadis un boulanger ; le boulanger fabriquait des pâtés délicieux et tout Paris voulait en manger. Or dans ses pâtés il mettait la chair des petits enfants : on le sut ; on le brûla, et sa maison fut rasée…

— Dans cent ans, murmura Vélines amoureusement, je veux qu’on dise : « En cette maison vécut la plus heureuse des femmes, la plus aimée, la plus fidèlement servie, parce qu’elle était la plus douce, la plus jolie, la meilleure et… »

Il n’acheva pas on était arrivé à la porte de l’antichambre. À l’intérieur, retentissaient encore les coups de marteau des ouvriers ; des papiers d’emballage traînaient à terre, et l’on s’embarrassait les pieds dans des cordes et des échelles. Mais ce désordre ne gâtait pas le charme de ces pièces aux boiseries blanches, aux trumeaux ornés de glaces un peu ternies, où le goût sévère d’André n’avait pas laissé pénétrer un bibelot qui mit une note discordante dans l’harmonie des choses.

C’était d’abord, donnant sur la place Dauphine, une enfilade de quatre salons, dont deux avaient été convertis en cabinets de travail pour les deux avocats époux ; et le dernier, minuscule, aux panneaux à médaillons, au plafond peint, d’où fleurissait un lustre de cristal à pendeloques taillées et sonnantes, était si clair, avec son immense fenêtre, qu’Henriette se l’était réservé pour recevoir ses amis, disant qu’elle fréquenterait peu de monde et qu’elle abandonnerait le grand aux clients comme salon d’attente. L’appartement faisait le tour d’une cour humide où poussaient un peu d’herbe et un unique platane, jardin discret, étouffé, poétique. Et l’on se rendait aux pièces de derrière par un long vestibule qui tenait tout le côté ouest de la maison. L’été, il recevait du platane atrophié une lueur verte. André Vélines y avait accroché aux murs sa collection de vieilles estampes. Au fond, trois chambres ouvraient sur la cour. Celle du jeune ménage, au milieu, possédait une fenêtre à encorbellement ; une balustrade de fer forgé, que ievêtait une rouille légère, entourait l’étroit balcon, où un fauteuil aurait tenu à peine. La salle à manger, l’office et la cuisine se succédaient sur le quatrième côté du quadrilatère.

Dès son arrivée, madame Marcadieu se rendit droit aux flambeaux. Le petit salon était achevé, la passementerie de la tenture avait juste la hauteur convenable. Henriette et André, insoucieux de toutes ces bagatelles, dévorés maintenant par le feu de leur vie intérieure, se réfugièrent là, d’instinct. Aussitôt le jeune homme, venant à sa fiancée, l’enlaça ; et il balbutiait, tremblant de passion, des mots sans suite :

— Chère petite Henriette !… mon Henriette… Henriette chérie…

Mais elle, doucement, se dégagea :

— Mon ami le temps presse. Vous savez si je vous aime, et si j’aime les tendresses que vous me dites, mais en ce moment il faut réagir et parler sérieusement. J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Mon amie madame Marty, la femme divorcée de l’ingénieur Alembert, est venue me voir. Son mari entame une seconde action judiciaire pour obtenir la garde de l’enfant. Elle a reçu la citation, et elle m’a priée de la défendre…

De toute une minute, André ne répondit pas. Il regardait Henriette, ses yeux s’ouvraient, puis, subitement, il eut un rire muet. À la fin, il murmura :

— Le morceau est gros…

— Oui, c’est gros, répéta Henriette, trop gros pour moi, et même j’en suis un peu épouvantée, je ne vous le cache pas. J’avais hâte de vous l’apprendre, André je savais bien que vous seriez content, vous qui m’aimez tant, de savoir cette aubaine qui va vraiment inaugurer ma carrière.

— Vous avez accepté ? demanda-t-il vivement. Et comme Henriette disait oui, il sourit encore, affectueusement, paternellement, et il chuchotait en lui caressant la main :

— Chère petite, je le crois bien, que je suis heureux !…

— Savez-vous, mon ami ? reprenait Henriette avec ce demi abandon de la vierge à la veille des noces, c’est pour vous surtout que je suis fière ! Et elle s’attarda, un moment, à lui baiser les cheveux, le front. À cet instant, il semblait à André que les caprices d’Henriette étaient sacrés, même cette folle entreprise de plaider dans une telle affaire.

— Seulement, ajouta la jeune fille, hésitante, je ne vous ai pas tout expliqué, André. Ce procès va me prendre beaucoup de temps, et peut venir au tribunal dans quelques semaines : alors… notre voyage en Écosse…

Il ne répondit pas. Ses yeux errèrent sur les sujets couleur indigo des perses à fond crème. Cette excursion en Écosse était la seule partie de plaisir que se fut jamais accordée sa jeunesse grave, et ce plaisir, il allait le prendre en pleine ivresse nuptiale, joignant à la nouveauté, à la fraicheur de ce beau voyage, la nouveauté, la fraîcheur d’aimer pour la première fois. Mais il était entièrement dévoué à Henriette, dévoué comme peu d’hommes savent l’être. Il éprouvait, à lui voir entre les mains cette cause trop lourde, la joie d’une mère qui laisse à son enfant gâté un objet de luxe, rare et précieux, dont il a eu envie, quitte à en faire le sacrifice.

— Nous passerons huit jours seulement en Écosse, déclara-t-il, sans pouvoir absolument cacher son regret. Je n’existe que pour vous, Henriette, et je n’ignore pas l’intérêt que vous prenez à votre métier… Et puis, il faut avouer qu’une affaire de ce calibre-là ne se rencontre pas tous les jours dans la manche d’un stagiaire Qui aurez-vous pour adversaire, chérie ?

Elle dit en rougissant :

— Fabrezan.

Cette fois, André eut un haut-le-corps :

— Le bâtonnier !

Et il contemplait de nouveau Henriette, sa mignonne beauté de blonde, son air ingénu, s’obstinant à ne voir en elle qu’une petite fille spirituelle et avisée. Lutter contre Fabrezan, lorsqu’on n’était qu’Henriette, cela lui paraissait quelque chose de risible, d’impossible. Puis, à la fin, il eut un geste de complaisance, de consentement :

— Après tout !… dit-il.

Cela signifiait que, pour contenter Henriette, on pouvait bien donner au monde le spectacle le plus extraordinaire. Qu’elle jouât avec son joujou et qu’elle le brisât même, le joujou fût-il le plus poignant des procès !… D’ailleurs Vélines connaissait trop, pour les avoir plaidées, ces affaires d’attributions d’enfants. Quel rôle y tient l’avocat ? Il élabore, après l’avoué de sa partie, un dossier qu’il étale devant les juges. Le tribunal n’a jamais de longs embarras, l’intérêt de l’enfant, seule considération à retenir, frappe vite l’esprit des magistrats, si experts en la matière. Donc, au point de vue de la plus rigoureuse conscience, la cliente d’Henriette ne risquait que peu.

— Et puis je vous aiderai, ajouta-t-il tout haut ; vous me montrerez vos pièces, quand vous les aurez reçues.

Mais elle se mit à rire, à son tour, et si gaiement, si doucement, qu’on ne pouvait sentir tout ce qu’il y avait, sous ce rire, de volonté tenace, d’opiniâtreté, de décision.

— Ah ! non, non, André : je veux travailler toute seule ; il ne faudra pas m’aider… Je ne prononcerai pas vos plaidoiries !

Les conseils de Suzanne Marty lui revenaient en mémoire : « C’est au lendemain même de votre mariage qu’il importe d’imposer à votre mari les obligations de votre métier, de le forcer à les reconnaître. Si vous tardez, croyez-moi, la tyrannie masculine apparaîtra, vous perdrez toute indépendance, vous n’aurez plus la liberté de vous donner, à votre gré, aux travaux qui vous sollicitent… »

Elle venait d’entrevoir l’immixtion possible d’André dans sa profession, sa personnalité noyée dans celle de l’homme, tout son moi absorbé par la vitalité plus forte du mari… Et lui, sans se douter de cette résistance mystérieuse, baisait toujours les mains d’Henriette, en amant heureux qui possédera demain la plus chère fiancée. Elle reprit :

— Jamais vous ne m’aiderez, André, jamais.

Et il souriait qu’elle jouât donc avec son joujou, la chère petite fille, le joujou fût-il l’honneur de l’Ordre même, qu’elle y jouât pendant toute sa vie !…

À ce moment, madame Marcadieu ouvrait la porte du petit salon. Elle était consternée, toute pâle sous ses beaux bandeaux blonds de Cérès majestueuse :

— Ah ! mes enfants, que je suis désolée ! en copiant le dessin des flambeaux, ils ont oublié de placer le feston sous les perles !…

DEUXIÈME PARTIE

I

Fabrezan-Castagnac, bâtonnier de l’Ordre, cette année-là, possédait place Malesherbes un petit hôtel où il logeait avec ses gendres et ses filles, s’étant réservé le premier étage et le rez-de-chaussée. Au demeurant, sa maison véritable était le Palais, où se passait sa vie, où il déployait l’incroyable énergie de ses soixante ans dévorés d’activité, où il s’épanouissait plus à l’aise dans sa robe judiciaire qu’en déshabillé au coin de son feu.

Quand, à onze heures trois quarts, son automobile s’arrêtait sur le boulevard devant les hautes ferronneries dorées de la cour de Mai, on en voyait sortir ce grand vieillard à la démarche pesante, qui gravissait le degré géant de l’allure lourde, tranquille et heureuse d’un bœuf majestueux s’en allant au labour. À l’audience, dans la salle des Pas-Perdus, on l’aurait reconnu de loin entre cent à la carrure de ses épaules énormes, grossies des fronces de la robe, au pompon de sa toque garni d’épingles, que, par un geste instinctif, en feuilletant les pièces d’un dossier, il piquait là sans interrompre une plaidoirie ou la discussion d’une affaire. Une autre de ses manies était le grignotement perpétuel de friandises qu’il cachait dans une poche intérieure, de petits gâteaux secs, des fruits, même des dragées qu’il croquait en pleine audience, pendant que son fin visage de vieux portrait, aux yeux matois, aux beaux favoris blancs, se levait moqueusement vers l’adversaire.

Il aimait le Palais, qui l’abritait depuis quarante ans ; il aimait le droit, la procédure, les débats, jusqu’à se passionner pour une affaire de corsage, jusqu’à rire aux éclats d’une dispute à la barre entre deux adversaires. Il aimait surtout l’Ordre, ses jeunes stagiaires, prenant au sérieux son rôle de bâtonnier, les éduquant, les moralisant à la mode des grands anciens comme Paillet, comme Chaix d’Est-Ange, et ses discours d’ouverture de la Conférence était des morceaux que l’on gardait pieusement à la bibliothèque.

Dès huit heures du matin, il recevait dans son cabinet du rez-de-chaussée, place Malesherbes. C’était une vaste pièce meublée surtout de livres et de tapis : une bibliothèque la garnissait sur trois faces ; de merveilleux tapis égayaient l’atmosphère de leurs claires et vives couleurs persanes. Au centre, le bureau monumental régnait, envahi par un désordre où c’était miracle que le vieux maître put retrouver ses dossiers. Et quand il était assis là, découpant sur une tenture verte et blanche sa belle tête à la Largillière, discret comme un ecclésiastique, malin comme un robin de race, expert comme le pontife de la chicane parisienne, il semblait véritablement à ses clients un dieu, donneur d’oracles.

Ce matin-là, un matin joyeux du commencement de mars, où la place apparaissait tout ensoleillée derrière le tulle des rideaux, Fabrezan décachetait son courrier, quand il aperçut sur sa table entre plusieurs autres la carte de madame Gévigne, la plaideuse presque aussi célèbre au Palais que le bâtonnier lui-même. Depuis huit heures, la pauvre femme attendait, venue du fond de Vaugirard en omnibus, levée avant le jour, ravagée par cette passion de la chicane qui l’attachait à la robe des avocats comme les dévotes détraquées à celle des prêtres. Fabrezan haussa les épaules d’abord, et continua de lire ses lettres ; mais peu après une curiosité le harcela : cette carte sollicitait son attention. Il se plaisait trop lui-même à ce jeu des points de droit compliqués où s’affolait l’esprit de cette femme. Il sonna, et, s’assurant qu’elle était bien la première arrivée, donna l’ordre d’introduire la visiteuse.

Elle était mal vêtue, pâle, la mine souffrante, avec cet air halluciné des joueuses. À l’aspect du grand homme, elle fut prise d’un accès de dévotion, joignit les mains :

— Oh ! maître, que vous êtes bon de m’avoir reçue !

Très froid, Fabrezan la fit asseoir :

— Madame que désirez-vous ?

Alors, sans aucun de ces longs préambules fréquents aux femmes, l’esprit merveilleusement assoupli à ces discours, habituée aux hommes d’affaires pressés et impatients, elle commença l’histoire de sa créance :

— Maître, il y a quinze ans, un homme prêtait dix mille francs à l’un de ses amis. Plusieurs années se passèrent sans qu’il fut remboursé. Sept ans plus tard, la femme du prêteur demanda la séparation de biens, qui lui fut accordée. Cependant le mari, dont les affaires périclitaient, se vit dans l’impossibilité de restituer à sa femme ses apports et eut recours à la créance de dix mille francs pour parfaire cette restitution de la dot. Cette femme était une tante à moi, maître. Elle mourut l’année dernière. J’en héritai. Lorsque j’eus en main la créance, j’en réclamai le paiement, mais le débiteur, directeur d’une société en commandite, produisit une lettre prouvant que la dite société était débitrice pour quatre mille soixante-quinze francs sur la somme. Or cette société est en faillite…

Fabrezan, qui avait écouté impassible, promenant ses longs doigts noueux dans ses favoris, prodigieusement intéressé au fond par l’imbroglio de cette affaire, l’arrêta :

— Mais madame, vous avez plaidé ! L’affaire est venue, si je ne me trompe, la semaine dernière, devant la troisième du tribunal ; vous étiez défendue par maître Clémentin et il fut sursis à huitaine pour entendre la partie adverse. Elle le regardait, haletante ; sa main gantée de fil, dont les ongles apparaissaient nus sous les trous, se haussa dans un mouvement de surprise. Ce qu’elle ignorait, c’était le dilettantisme infatigable du bonhomme, son amour des petits procès civils, souvent plus piquants que les grands, et ses flâneries dans les audiences ou il n’avait que faire, mais qu’il fréquentait tout de même, se régalant à l’exposé des causes burlesques, surveillant les jeunes, jurant tout bas aux sottises des vieux incapables, leur soufflant parfois tout haut l’argument qui leur échappait. C’était ainsi que peu de jours auparavant, l’affaire Gévigne l’avait retenu.

— Et, poursuivait-il sévèrement, puisque vous avez un défenseur, madame, je ne vois pas très bien ce qui vous amène chez moi.

— Ah ! maître ! dit la pâle femme aux yeux fous qui rassembla sur ses genoux les plis de sa robe noire élimée, monsieur Clémentin est jeune : je crains qu’il n’ait pas discuté très habilement la lettre, qu’il n’ait pas saisi toutes les ressources qu’elle offrait. J’aurais voulu votre avis sur cette lettre, maître, je l’ai copiée : la voici… Et, faisant un pas elle déposa une enveloppe sur le bureau.

— Madame, dit Fabrezan en se dressant à son tour, cette lettre ne m’intéresse à aucun titre : elle appartient à un dossier d’un de mes honorables confrères, elle n’en doit pas sortir.

Il était debout devant elle, solennel, imposant, la redingote flottante sur son grand corps épais. Tout l’orgueil de l’Ordre avait passé dans sa bouche quand, parlant de Clémentin, cet avocat équivoque aux louches trafics, solliciteur de causes d’apaches, il l’avait en quelque sorte couvert d’un manteau en l’appelant son « honorable confrère ». Et elle, qui se savait laide, chétive, sans charmes, incapable de troubler un homme, tremblait en suppliant celui-ci.

— Maître, un mot seulement !… Vous trouveriez dans cette lettre le terme, la phrase qui peut servir à en démontrer l’inanité, à prouver que la société en faillite ne doit pas être reconnue débitrice.

Fabrezan se contentait de sourire négativement en secouant la tête, et il repoussait l’enveloppe. À la fin n’y tenant plus, madame Gévigne la reprit, l’ouvrit et, avec un frémissement léger, étala, sur le buvard du maître, la lettre ou s’épinglait un billet de cent francs. C’était un essai de corruption, l’effort démesuré de sa pauvreté, un atout dernier hasardé par cette malheureuse que la chicane ruinait, car elle perdait procès sur procès dans sa volonté entêtée de s’enrichir à la loterie formidable de la justice.

— Madame, reprit Fabrezan qui plia la lettre et la lui rendit, je vous répète qu’il n’est rien là-dedans qui puisse m’intéresser.

Et, un peu apitoyé cependant, car son cœur de sentimental s’émouvait à toutes les peines de femmes, il la reconduisit courtoisement, lui tendit la main, et ajouta dans un élan :

— Je vous promets néanmoins de voir maître Clémentin à propos de votre affaire…

Du salon d’attente arrivait un murmure de voix parfois étouffées, parfois s’échauffant jusqu’à l’éclat Entre plaideurs on se connaît souvent, et il est un éternel sujet de conversation : la critique des avocats. Tous les membres du barreau étaient là sur la sellette, défilaient l’un après l’autre, les dames se montrant les plus ardentes, quand Fabrezan fit appeler le client dont c’était le tour.

Une femme se présenta, encore jeune et timide, d’une grande distinction dans sa simple robe de drap noir, avec de longs yeux bleus caressants sous ses bandeaux de brune. L’usage des affaires et l’habitude des gens de loi manquaient totalement à celle-ci, car elle s’expliqua difficilement, et les sourcils blancs de Fabrezan se fronçaient en l’écoutant.

Elle se nommait madame Faustin. Fille d’un officier sans fortune, mais élevée d’une façon fort mondaine, elle avait épousé six ans auparavant un chef de contentieux attaché à une petite banque de la rue du Quatre-Septembre, auquel, et cela lui semblait pénible à conter, elle n’apportait que la dérisoire dot de dix-sept mille francs. Elle avait été très malheureuse, répétait-elle, sans oser préciser davantage ni donner aucun détail, oh ! oui, très malheureuse. Elle avait bien souffert.

— Votre mari vous trompait ? interrompit brutalement Fabrezan ; il avait une maîtresse ?

— Oh ! fit-elle avec amertume, il en avait quatre, cinq, dix peut-être. Et il ne respectait même pas la maison…

Elle rougissait, ne voulait pas s’expliquer davantage, Fabrezan dut lui arracher l’aveu qu’en rentrant, le dimanche soir, de Saint-Mandé, où elle allait voir son père, elle trouvait des femmes chez elle. Mais là n’était pas la question. Madame Faustin passait rapidement sur ces tristesses qu’elle avait honte de dire à un homme inconnu, elle en venait à la conclusion : la fuite du mari, qui l’avait abandonnée, lui laissant une petite fille de cinq ans.

— Il faut demander le divorce ! s’écria Fabrezan.

— Oh ! non, non, monsieur, je ne veux pas divorcer.

Elle avait levé sur lui, avec un air soudain de fermeté, ses beaux yeux de brune.

— Pourquoi ?… Vous aimez encore votre mari ?

— Oh ! l’aimer… c’est-à-dire qu’il est toujours mon mari… Je suis très religieuse, monsieur. l’Église catholique n’admet pas le divorce. Cependant enhardie, elle s’informa de l’appui qu’elle pouvait attendre de la loi. N’y avait-il pas moyen d’obliger le père à subvenir au moins aux besoins de la petite ? Et elle raconta comment sa pauvre dot avait été mangée, à l’exception de huit obligations de cinq cents francs chacune, qu’elle avait négociées, depuis le départ de monsieur Faustin, à perte, pour vivre.

— Il y a un an de cela, finit-elle tout bas, très humblement, et, malgré toute mon économie, j’en arrive aux derniers billets de cent francs… Mais, madame, s’écria le vieil avocat, votre mari vous doit une pension alimentaire ! La loi peut le contraindre à vous la payer. C’était immédiatement qu’il fallait engager une action judiciaire : pourquoi vous y prendre si tard quand vos ressources sont épuisées ?

Elle était devenue très rouge. Son extrême distinction de jeune femme du monde contrastait avec cette confession de misère. Elle dit.

— Oh ! monsieur, il me répugnait tant de lui réclamer de l’argent, de vivre à ses crochets… ! J’ai tout tenté avant de recourir à lui. Je comptais follement pouvoir me tirer d’affaire seule. J’ai pris un minuscule appartement où je fais moi-même le ménage. J’ai voulu donner des leçons ; mais je suis peu instruite et n’ai même pas mon brevet simple. J’ai essayé d’entrer dans l’administration des Postes, mais j’avais dépassé la limite d’âge. La dactylographie me plairait ; mais je ne sais comment l’apprendre, ni surtout comment l’utiliser quand je la connaîtrai. Mon père est mort, je n’ai plus de famille. Le moment approche où je ne pourrai plus même payer mon terme. Alors je suis bien forcée d’en arriver à ce que, dans ma fierté, dans ma révolte des premiers jours, j’avais dédaigné.

— Mais, madame, il est de toute équité que votre mari se charge de votre entretien, de celui de son enfant !

Elle frissonna :

— Oh ! que j’aurais voulu échapper à cette nécessité !… Je vous assure, monsieur, que si je n’avais pas ma fille…

Ses yeux de patricienne, qui exprimaient tant de noblesse, se levèrent sur l’avocat avec une désolation indicible, et, jolie, bien faite, saine, vigoureuse, elle demeurait pourtant un pauvre être pitoyable, naufragé dans la vie, sans une force, sans une arme, dépendant toujours de l’homme indigne qui l’avait martyrisée.

Et Fabrezan l’encourageait en vain : elle restait anéantie, ayant presque espéré, en venant ici, que le grand homme lui donnerait quelque miraculeux conseil, le moyen d’éviter le déshonneur d’être secourue par Faustin. Maintenant il fallait que le vieux maître, par compassion, se fit impérieux, lui indiquât les démarches nécessaires, les lui présentât comme un devoir : la lettre au mari, puis, en cas de refus, la visite à l’avoué, le choix d’un avocat… Et, tout en la reconduisant, il parlait d’autorité, comme à un enfant faible et incapable qu’il faut mener.

— Pauvre petite ! murmura-t-il quand elle fut partie, et dire qu’il y en a tant, logées à la même enseigne !

Ces infortunes le navraient toujours : il fit le geste de secouer des idées trop tristes. Mais voici qu’on introduisait la petite madame Vélines, la serviette sous le bras, en courses professionnelles.

— Bonjour, monsieur le bâtonnier.

— Bonjour, cher confrère.

Il l’appelait toujours ainsi, un peu ironiquement, ne prenant pas au sérieux cette intrusion des femmes au barreau, leur faisant bonne mine par galanterie de vieil homme aimable, boudant au fond cette transformation inopinée des mœurs judiciaires. Mais, cette fois, Henriette entrait d’un petit air si crâne, si délibéré, très respectueuse envers le grand ancien, et cependant si énergique, qu’il fut frappé de la voir soudain s’asseoir là, à la place même de l’autre.

— Monsieur le bâtonnier, je viens pour l’affaire Marty…

Il s’agissait d’une pièce qu’elle présumait être dans le dossier Alembert et dont elle demandait la communication. En mouvements brefs, sûre d’elle-même, avec cette aisance que procure aux femmes la conscience de tenir un rôle social, elle fouillait les papiers que lui avait transmis, quelques jours auparavant, l’avoué de sa cliente. Enfin elle trouva ce qu’elle cherchait un certificat médical constatant que le jeune Alembert, d’une santé délicate, requérait les soins assidus de sa mère. Henriette comptait tirer grand effet de cette pièce ; mais elle avait appris par madame Marty que, de son côté, le père avait consulté pour l’enfant, lors d’une visite de quinzaine. Ce devait être en vue d’obtenir un certificat contraire : maître Fabrezan ne possédait-il pas ce document.

Et maître Fabrezan, un coude sur son bureau, la main dans ses favoris, écoutait avec une complaisance souriante cette petite femme active, prévoyante, sachant si profondément déjà son métier. Et il fut bientôt captivé, ne considéra plus en elle que l’avocat, son adversaire.

— Eh ! oui, chère madame ; vous avez deviné ; j’ai ce certificat et je vais vous en laisser prendre copie, à condition toutefois que vous veuillez bien me donner connaissance du vôtre.

Il feuilleta quelques documents dans une chemise, en retira un papier timbré, et tous deux, gravement, échangèrent les pièces par-dessus le bureau. Ils s’absorbèrent chacun dans sa lecture, il y eut un silence. À la fin, Fabrezan haussa dédaigneusement les épaules, maugréa :

— Cet enfant est absolument bien portant… Mon client est dans son droit ; si j’avais été le père, moi, il y a longtemps que le petit gaillard eût été fourré au lycée.

— À moins, monsieur le bâtonnier, que madame Fabrezan, plus clairvoyante dans son amour maternel, n’eût cru devoir le dorloter encore une année ou deux !

Et, les lèvres serrées, légèrement nerveuse, elle crayonna sur son carnet les quelques lignes médicales qui affirmaient la bonne constitution du petit garçon, sa parfaite aptitude à commencer ses études dans un établissement scolaire. Elle écrivait vite, en travailleuse intellectuelle, et Fabrezan la considérait toujours, si délibérée, si prompte à se débrouiller, offrant l’idée d’une force, en dépit de sa grâce fragile. Et il la comparait à l’autre femme, à cette pauvre abandonnée, impuissante à se tirer d’affaire, livrée à tous les hasards, subissant tous les revers en mineure incapable, au lieu de commander au sort. Alors la petite madame Vélines, instruite virilement, armée comme un homme contre toutes les infortunes, lui fut soudain une révélation. Après tout, pourquoi ne les élèverait-on pas, elles aussi, en prévision de la lutte, même les plus riches ? La dot d’une main, un métier de l’autre, elles entreraient fièrement dans la vie, prêtes à toutes les éventualités. Que de détresses cela éviterait ! que d’humiliations, de bassesses parfois, même de souillures ! Par exemple, elles devraient toutes demeurer simples, bonnes, gentilles, comme cette petite Vélines dont le mari devait être un heureux mortel ! Et, toutes ces pensées ayant fleuri dans son cerveau ardent d’homme du Midi, le temps qu’Henriette achevait sa copie, quand elle releva la tête, le bâtonnier, oubliant leur procès commun, lui lança :

— Et Vélines, comment va-t-il, chère madame ?… J’espère que vous lui filez des jours de soie ?

— Bien entendu ! répondit-elle ; je l’ai épousé pour lui donner du bonheur, monsieur le bâtonnier. Il me le rend bien. Nous nous aimons.

— Ce doit être joli, je me figure, votre petit ménage d’avocats amour et procédure, rêve et code civil ! On travaille à la même table, on s’interrompt pour un baiser, on commence d’écrire des conclusions, et l’on conclut par des propos avec lesquels notre vieux jargon suranné n’a rien de commun.

Mais Henriette se récria :

— Non, non, monsieur le bâtonnier, détrompez-vous : nous sommes plus sérieux que cela. D’abord chacun de nous conserve son cabinet, et les affaires de l’un ne regardent pas l’autre… Oh ! je sais, vous auriez bien aimé, en plaidant contre moi, à sentir maître Vélines de l’autre côté de la barre, à rencontrer un homme derrière moi, et, sous ma rhétorique, l’intelligence judiciaire si sûre, si nette de mon mari ; il est certain que ç’aurait été, pour l’avocat célèbre que vous êtes, moins désobligeant que de batailler contre la petite stagiaire de rien du tout que je suis. Et je vous avoue que je me trouve parfois d’une hardiesse démesurée ; mais vous me pardonnerez en raison de ma foi. Je suis le petit David, monsieur le bâtonnier, et vous le géant Goliath ; mais je défends une belle cause et j’ai la vérité dans ma fronde. Je me suis donnée à mon métier tout entière, voyez c’est le plus grand de tous, le plus généreux, le plus indépendant, et je suis assez fière d’être avocate pour que l’enthousiasme me grandisse un peu… Avocate ! mais vous ne pouvez imaginer à quel point je le suis, ni quelles émotions je ressens devant l’iniquité à combattre, ni mon désir de triompher. J’en ai la fièvre parfois, des pieds à la tête, j’en tremble, et alors vous comprenez que, lorsque je travaille, plus rien n’existe, le monde disparaît, mon cher André lui-même ne pourrait me distraire. J’ai fait deux parts de moi-même : l’une appartient à mon mari, mais l’autre, je me la réserve ; c’est mon domaine secret Le mariage ne m’a pas amoindrie. Ma liberté, la personnalité que je possédais jeune fille, je l’ai gardée intacte Mon mari n’a pas de droits là-dessus Il le sait, et me laisse élaborer seule mes plaidoiries.

Voilà ! s’écria Fabrezan en riant ; vous êtes les modernes amazones, les amazones cérébrales libérées et intrépides.

— On est ce que l’on veut être, riposta la jeune femme orgueilleusement.

Mais Fabrezan, sous son sourire, demeurait troublé, inquiet même. Il connaissait depuis dix ans cette charmante Henriette, il avait pour elle une affection courtoise de vieil homme affiné, et, malgré les études, les titres de sa jeune amie, avait continué à n’admirer en elle que sa grâce. Tout à l’heure la masculine énergie qui lui était apparue dans cette délicate créature l’avait séduit, et des horizons nouveaux s’étaient découverts à ses yeux. Mais soudain il se demandait, en la voyant si volontaire : « Quelle épouse fera-t-elle ? Vélines sera-t-il heureux toujours ? Si la femme, dont le lot est déjà pas mal avantagé, conquiert aussi la force, la face du monde ne va-t-elle pas changer ? »

Cependant Henriette, que pressait toujours la besogne, boutonnait sa jaquette et ses gants, reprenait sa serviette chargée, disant qu’elle devait se hâter, car elle avait à passer ce matin même à Saint-Lazare pour voir une cliente recommandée par mademoiselle Angély.

— Au revoir, monsieur le bâtonnier !

— Au revoir, cher confrère ! répondit Fabrezan en lui serrant la main.

Et, s’attendrissant un peu :

— Amitiés à Vélines. Continuez à être bien unis tous deux… Et puis tenez, ma petite madame, croyez-en votre vieux bâtonnier, ne faites donc pas deux parts de vous-même… soyez tout entière à votre mari !

— Oui, oui, repartit Henriette gaiement ; on connaît ça. Madame Marty a raison : les hommes s’entendent tous contre nous !…

Et il s’attarda à la voir disparaître dans le vestibule où son rire léger continua de retentir, un moment.

Lorsqu’il revint dans son cabinet, il regarda sa montre, elle marquait neuf heures et demie, et il en conclut qu’il allait lui falloir maintenant expédier ses visites s’il voulait être au Palais à midi.

Une fois de plus, la porte du salon d’attente s’ouvrit. Un homme entra, jeune encore, si grand que sa taille fatiguée se courbait un peu. Le bâtonnier eut peine à dérober un geste de lassitude :

— Ah ! bonjour, mon pauvre ami.

C’était l’ingénieur Alembert. Et cet homme riche, spirituel, très désiré partout, devait se rendre compte de son importunité, car il entrait presque timidement, avec une hésitation de toute sa personne, demeurait debout…

— Vous savez que je n’ai rien de nouveau, lui dit Fabrezan.

Alembert eut un petit rire nerveux :

— Oh ! je vous embête, je m’en doute. Voilà la quatrième fois que je viens vous voir cette semaine… Mais, aujourd’hui, je vous certifie que ma visite est motivée.

— Mon bon ami, répliqua Fabrezan qui l’observait tristement une main sur son épaule, ce n’est pas votre avocat que vous devriez consulter, mais votre médecin. Vous n’avez pas quarante ans, et vous vieillissez très vite. Les procès de l’estomac et du foie, moi, ça ne me concerne pas.

Lui se redressait, répondait, en s’efforçant à la gaieté :

— Mais je vais bien, je vais très bien, je vous assure !

À la vérité, son teint se plombait, ses cheveux, rejetés en touffe sur la tempe droite, grisonnaient, et ses yeux, longuement fendus sous d’épais sourcils noirs, ses yeux qui, dix ans plus tôt, le faisaient un peu trop joli, s’enfiévraient sous le bistre des paupières fripées.

— Mon cher, dit Fabrezan, vous n’êtes pas assez brave contre le sort. Que diable ! tous les hommes ont leur chagrin. Vous avez le vôtre, c’est vrai, mais il en est de pires.

— Oh ! certainement : aussi je me résigne ; je prends mon mal en patience.

— Il n’y paraît guère, mon pauvre ami… Que seriez-vous devenu si votre fils était mort ?

— Si mon fils était mort, mon cher maître, j’aurais eu d’abord la grande crise douloureuse, puis, peu à peu, l’éternelle absence aurait usé ma douleur. Mais mon fils est vivant, et je lui suis devenu étranger. Il m’aime, et on lui défend ma présence. Il se développe, s’épanouit loin de moi. Il m’est refusé, et, pour aviver encore le sens de sa perte, on me le montre de temps en temps, de peur que je n’oublie, qu’à la longue je ne me console… Hier c’était jeudi : je l’ai vu…

Il s’arrêta. Ses yeux errèrent vers la place où, au travers des rideaux, les automobiles et les fiacres s’entrecroisant apparaissaient comme dans un songe. Un tramway pesant et noir, dont on entendit résonner la corne, arriva, glissa, et les vitres tremblèrent dans les châssis des fenêtres.

Alembert reprit :

— Je lui ai demandé s’il voudrait rester avec moi : il m’a répondu oui.

— Vous lui avez posé dix fois la question ; sa réponse fut toujours la même. Au point de vue du procès, ça n’a pas la moindre valeur. Cet enfant dit oui : parbleu ! vous ne voudriez pas qu’il vous dit non ! Il a douze ans votre fils, ce n’est plus un bébé.

— Oui, répondit Alembert rêveusement, c’est. un petit homme déjà.

Et il était très loin d’ici, les yeux mornes, accablé. Sans doute, dans ses souvenirs, repassait toute la visite de la veille : l’arrivée un peu embarrassée du petit garçon gêné, pas « chez lui », qui s’asseyait sagement sur un tabouret et causait comme une grande personne ; puis l’élan passionné de sa paternité qui, tout d’un coup, l’avait jeté à genoux, lui, Alembert, les bras noués au cou de son fils, pleurant, sanglotant, à demi fou, demandant : « Veux-tu rester avec moi, veux-tu rester ? » et le pauvre enfant éperdu, apitoyé, répondait oui… Mais Fabrezan disait vrai… sensible et précoce comme l’était Marcel pouvait-il répondre non ?

— Allons, allons, fit le vieil homme avec énergie, secouons cela… Quoi de nouveau ?

— Une lettre. Une lettre dont nous allons pouvoir faire état, j’espère. Un ami, dont le fils est camarade de Marcel, me l’a remise hier soir. Les deux enfants s’écrivent. Cette lettre est de Marcel. Lisez-la, cher maître.

Très myope, Fabrezan approcha de son visage le papier rose où s’arrondissait l’écriture appuyée et régulière du petit Alembert, et, tout en lisant, il articulait à voix basse :

Mon cher Jean,

Je suis allé hier au Luxembourg avec maman ; on croyait te voir, mais on ne t’a pas rencontré Le jour de la mi-carême, j’irai sur le balcon de grand’mère voir la cavalcade ; je demanderai à grand’mère de t’inviter aussi C’est chez papa qu’on aurait été le mieux Je m’ennuie beaucoup de lui, ce pauvre papa, et je voudrais bien y aller plus souvent. Tu as bien de la chance qu’il aille quelquefois dîner chez vous. Quand tu le verras, dis-lui que je l’embrasse bien et que…

Ici une épaisse rature masquait la phrase : Fabrezan éleva la lettre du côté de la fenêtre et tâcha de lire par transparence, mais Alembert, qui dès avant lui avait tenté l’expérience sourit :

— Oh ! je reconnais bien là le trait d’encre de la mère… La phrase, je l’ai déchiffrée « et que je voudrais bien être auprès de lui… » Ma femme ne pouvait laisser passer des termes aussi compromettants. Aussi s’est-elle efforcée de les rendre invisibles, mais j’ai tout déjoué.

— Effectivement, reprit Fabrezan, la phrase se devine les lettres hautes dépassant le trait concordent avec les mots que vous dites… Eh bien ! mon cher, je garde cette épître ; elle sera une des principales pièces de mon dossier.

— N’est-ce pas ? s’écria le pauvre homme dont les traits s’illuminèrent. La volonté formelle de l’enfant marque là : « Dis à mon père que je voudrais bien être auprès de lui… » Il m semble que là devant le tribunal n’aura qu’à s’incliner. Hélas ! ne vous y fiez pas. Nous ferons notre possible, mais songez à l’atout qu’à votre femme dans son jeu… sans compter sa grande intelligence qui la rend apte à conduire les études d’un enfant de douze ans !… Songez à sa dignité, à son impeccabilité…

— Ah ! oui, fit avec une sourde impatience le divorcé, la dignité, l’impeccabilité de ma femme, en regard de ma faute, à moi !… Ma faute !… Eh ! je sais bien que je suis coupable j’étais pleinement heureux, je possédais l’une des belles femmes de Paris, elle était bonne, souriante, spirituelle et je l’aimais, je n’ai jamais cessé de l’aimer. Maintenant encore, si elle le voulait…

Il eut un bref tressaillement, puis le geste désolé d’un homme hors la vie qui entrevoit le foyer d’où il a été rejeté. Et le vieux Fabrezan, qui observait jusqu’aux moindres fibres de son visage, comprit combien le souvenir de cette belle épouse le troublait encore.

Alembert continua :

— Ce fut une surprise du sort. Oh ! vous savez l’histoire comme moi : cette curiosité bête que j’eus pour une femme de café-concert… Ce qu’elle a été pour moi, vous le devinez : rien, rien, moins qu’un bibelot, moins qu’un jeune animal gracieux dont on s’amuse quelques semaines… Est-ce que tout mon cœur, tout mon esprit, toute mon admiration n’allaient pas encore à Suzanne, le temps où je connus cette petite maîtresse éphémère ? est-ce que Suzanne ne me possédait pas, est-ce qu’elle n’était pas la sœur de mon âme, l’amante, l’unique ?… Ne croyez pas que je veuille m’innocenter : j’ai mal agi, j’ai trahi ma femme pour un plaisir, et, quand une amie de sa mère me dénonça, elle en eut le plus atroce chagrin. Les regrets que j’eus alors me révélèrent véritablement ma culpabilité. Mais en conscience, mon cher vieil ami, vous qui m’avez si fortement défendu lors du procès de divorce, ne pensez-vous pas encore aujourd’hui que là, ma pauvre femme cessa d’être irréprochable, lorsqu’elle assimila cette futile inconstance à l’adultère même de l’époux ?… Oh ! ce n’est pas à Suzanne que j’en veux : je suis de sang-froid maintenant, et mets les choses au point ; j’en veux à ces évangélistes nouvelles de la bonre parole féminine, dont elle admirait tant les fières doctrines J’y ai donné moi-même, dans ces théories superbes ; oui, oui, j’y étais pris. Que voulez-vous ! quand Suzanne revenait le soir toute vibrante d’une conférence de votre confrère madame Surgères, par exemple, et qu’elle me redisait ces généreux propos touchant la libération de la femme, la régénération de la femme la justice pour la femme, je me laissais convaincre, je m’emballais aussi… La femme émancipée, la femme dignifiée, notre égale, en ces tièdes soirées de chez nous, sous notre lampe, pour moi, c’était Suzanne, Suzanne lucide et tendre, Suzanne savante et amoureuse, Suzanne si intelligente et si belle, mon camarade, mon associé, l’autre moi-même !… Et je les voyais toutes ainsi à travers elle… Pourquoi faut-il que malgré leur supériorité elles aillent toujours à l’exagération ? À force de se répéter : « Nous valons autant que l’homme », elles en arrivent à ajouter : « Nous sommes pareilles à lui. » Une morale se crée, on en vient à la confusion des tempéraments : les unes permettent à la femme les vices de l’homme, les autres exigent de lui leurs propres vertus… Je n’avais jamais trompé Suzanne, elle était orgueilleuse de ma fidélité, elle la réclamait rigoureuse comme la sienne puisque nos droits étaient semblables, nos devoirs ne devaient-ils pas l’être ?

— À juger comme la loi, elle avait raison, interrompit Fabrezan, puisque l’adultère de l’un des deux conjoints entraîne indifféremment le divorce Mais si l’on s’en tient à l’ordre naturel, c’est autre chose : car l’adultère de la femme peut introduire dans la famille des rejetons étrangers. L’argument n’est pas neuf, mais il est juste… — Et comptez-vous pour rien, protesta l’ingénieur, la signification du don de la femme, qui engage sa pudeur, son honneur, sa réputation, qui sous-entend l’entier abandon d’elle-même, alors que l’homme…

Et, secouant la tête, il fit claquer ses doigts en l’air, d’un geste qui disait quelle bagatelle, quelle vaine aventure sans importance avait été le caprice qui lui avait coûté son bonheur.

Évidemment, déclara le vieil avocat, qui avait vu tant de choses, vous avez été moins coupable que la femme qui flirte, vous avez moins péché contre la religion de l’union absolue que l’épouse qui accorde un peu de son cœur à quelque chevalier servant. Les femmes peuvent nous trahir en pensée plus gravement que nous ne les offensons par l’inconstance physique de notre nature ; mais s’il est un cas où la faute du mari devient impardonnable, c’est le vôtre, mon pauvre ami : car vous aviez une compagne souverainement loyale, qui ne se serait jamais laissée aller à la moindre compromission sentimentale.

Alembert, toute son âme tournée vers le passé, murmura :

— Oui, Suzanne avait le droit d’être sévère : j’ai lu dans la beauté de sa conscience transparente. Toute jeune encore, nous n’étions pas mariés depuis trois ans, elle a été aimée, courtisée, tentée même. Avec une franchise virile elle m’a tout confié alors. Oh ! non, celle-là, une pensée, un mouvement de son cœur, elle ne me les aurait pas dérobés. Elle était la perfection.

Puis, avec un soupir navrant d’homme brisé, il se redressa en soupirant :

— Mais il me faut mon fils !

Fabrezan l’avait laissé, comme tant de fois déjà, se confesser longuement, intimement. C’était grâce à ce procédé qu’il semblait porter à la barre l’âme même de ses clients dont il aimait à pénétrer la plus secrète histoire.

— Oui, répondit-il, je plaiderai ceci madame Marty ayant voulu le divorce que le mari ne désirait pas, qu’elle en subisse la douloureuse conséquence, la perte de son enfant !

En lui disant adieu, Alembert lui serrait les mains désespérément, comme à un être très puissant et très bon qui aurait détenu sa destinée. Fabrezan essaya de lui communiquer de l’énergie :

— Allons, cher ami, courage ! Vous verrez que tout ira bien.

L’heure était avancée ; sept ou huit personnes l’attendaient encore : il dut congédier tout le monde et ne retint qu’une vieille amie à lui dont il défendait actuellement les intérêts dans une affaire d’immeuble. Elle s’écria en entrant :

— Qu’avez-vous, Fabrezan ? Je vous trouve une figure toute bouleversée…

— Ma chère, répondit le bâtonnier, dans notre métier on est témoin de choses lamentables, mais j’ai rarement été plus secoué qu’aujourd’hui.

La vieille dame interrogea :

— Une femme ?…

— Non, un homme, et l’un des plus brillants de la société parisienne. Ma belle amie, je viens de le sentir si je ne gagne pas son procès, c’est un garçon fini.

II

Henriette Vélines menait bravement sa double existence d’avocate mariée, et, dans l’appartement de la place Dauphine, les loisirs étaient brefs.

Levée à sept heures, avec une ponctualité de religieuse, elle inaugurait sa matinée par l’inspection de sa maison, qu’avec une coquetterie d’intellectuelle bien équilibrée elle surveillait dans les moindres détails. Son mari, qui s’éprenait chaque jour davantage de cette merveilleuse nature de femme, admirait en elle l’harmonie de ses facultés diverses, cette aisance avec laquelle, tranquillement, elle passait du cabinet de travail à l’office, de ses dossiers à son livre de comptes. Il souriait à la voir alerte, en peignoir, ouvrir les buffets, vérifier les provisions, distribuer à la cuisinière le beurre, le sucre les condiments. Bien que les jeunes gens, tous deux enfants uniques, eussent de jolis revenus, Henriette, en petite personne sensée, instruite d’ailleurs des entraînements coûteux de la vie parisienne, tenait à se faire justifier toute dépense, ne laissait rien au hasard, espérait avoir beaucoup de bébés, et, en prévision de cette nombreuse famille à élever, proscrivait sévèrement dès maintenant toute négligence, tout coulage.

Elle avait même, dès les premières semaines de leur mariage, très doucement, très tendrement, résisté à son mari qui, de goûts plus fastueux, rêvait d’abord d’une automobile, puis d’une femme de chambre pour Henriette, puis de réceptions où il eût égalé ses grands confrères du barreau. Mais il semblait que, chez la jeune femme, l’étude du droit, le sérieux des affaires, et aussi, peut-être, le triste spectacle des ruines étalées en tant de procès, eussent développé l’esprit d’ordre et d’économie. Elle ne voulait pas être amenée au désastre secret qui, à l’insu du monde, ravage à Paris tant de ménages dorés : par suite d’un mauvais départ, le train de maison, lancé à une allure qu’on ne peut soutenir longtemps, subsiste d’expédients, d’emprunts, jusqu’au déraillement final. Henriette discuta, chiffres en main. Avec les fermes qu’André avait en Normandie, avec ses rentes, il pouvait toucher par an de cinq à six mille francs. Sa dot, à elle, représentait davantage, mais le tout n’allait pas à quinze mille. Elle ne comptait pas ses honoraires, qui ne lui payaient même pas ses toilettes. Restaient les huit ou dix mille francs que le jeune avocat commençait à se faire annuellement. Certes, c’était l’aisance ; mais Henriette entendait établir dès maintenant un budget où, les dépenses demeurant en deçà des recettes, la naissance d’un enfant pût être attendue sans provoquer cette inquiétude si douloureuse à une jeune mère. Donc, on n’aurait pas d’automobile. Pour le service, le ménage qu’on avait, le mari valet de chambre un peu lourdaud, mais la femme remarquable cuisinière, suffisait aux besoins présents. Quant aux dîners, Henriette serait bien contente de recevoir, aussi souvent que son cher André le désirerait, ces messieurs de l’Ordre, mais elle aimerait que ces petites réunions eussent toujours un caractère d’intimité. Elle ne se connaissait pas deux liards de vanité : à quoi bon s’efforcer de créer autour de soi une légende d’opulence ? Avaient-ils quelque chose à envier, elle et lui, n’étaient-ils pas heureux ?

Vélines, un peu surpris tout d’abord de trouver ces propos de sagesse sur les lèvres enfantines de sa chérie, lui céda, par simple tendresse. Le programme de vie luxueuse dont il rêvait se réaliserait bien un jour. Avant dix ans, ses honoraires auraient doublé, quadruplé ; sa réputation, qui avait toujours été croissant, ne pouvait manquer de s’étendre encore. Pourquoi n’atteindrait-il pas à la célébrité ? Alors on le couvrirait d’or, on n’oserait venir solliciter son talent que le portefeuille plein. À ce moment, il pourrait sourire des conseils et de la prudence d’Henriette. En attendant, il finit par trouver commode et bon de s’en remettre, pour toute l’organisation pratique de l’existence, à cette raisonnable petite épouse, qui se révélait si fortement femme d’intérieur. Il disait :

— Leur supériorité sera toujours là. Une heure était prise, chaque matin, par ces soins ménagers. Une autre heure plus brève était consacrée à la toilette de la jeune femme, cette toilette qu’elle faisait elle-même, sans le secours d’aucune servante. Elle se sentait de la race des travailleuses, la sœur de la vaillante Martinal ou de Louise Pernette : elle tenait à cette simplicité active qui se passe volontiers de subalternes. Seuls, ses beaux cheveux l’occupaient un peu plus longtemps qu’elle n’eût voulu ; mais avant dix heures, fraîche, coiffée, parée, elle traversait le cabinet de son mari pour se rendre au sien. André, depuis le petit matin, était plongé dans ses dossiers. Il semblait que le mariage lui eût donné une vogue nouvelle. Les causes affluaient. Dès son retour d’Écosse, en février, on lui avait confié un retentissant procès contre la ville de Paris : des propriétaires, lésés par la réfection d’un monument public, demandaient des dommagesintérêts. Sur cette action judiciaire s’en étaient greffées pour lui d’autres moins considérables. et, même un des propriétaires coalisés l’avait chargé de son divorce. Enfin en mars lui était venue la plus fameuse affaire qu’il eût jamais eue en main, et que lui avait valu, sans intrigue d’aucune sorte, sa seule réputation naissante. Il s’agissait du fondé de pouvoirs de la Banque Continentale, accusé d’une colossale escroquerie. C’était un de ces procès qui situent à jamais leur avocat dans l’opinion publique. La préparation. du dossier, où il était merveilleusement aidé par l’intelligence du financier douteux, le ravissait. Parfois il tentait d’y intéresser Henriette et la retenait au passage :

— Vois donc cette lettre que je flairais et que j’ai réussi à me faire communiquer, ma chérie ! C’est une trouvaille, tu sais : on l’aurait fabriquée, tant elle nous sert ; dès à présent, c’est l’acquittement certain.

Mais elle faisait dévier l’entretien Elle flattait doucement André, fière de lui, l’encourageant comme une jeune mère un grand fils :

— Tu auras là une plaidoirie superbe ; les débats seront longs, et c’est dans une affaire de cette ampleur que tu vas pouvoir donner enfin ta mesure. Je t’assure, André, que dans tout le barreau je ne connais personne capable autant que toi d’enlever brillamment cet acquittement, tu entends, personne !

— Oh ! s’écrait-il, riant d’aise, et Blondel ?

— Non, non ! toi, mon chéri, toi seul !

Et elle enlaçait les fortes épaules du jeune homme, posait ses lèvres sur ce cher front dont elle louait si habilement l’intelligence, caressait de sa joue les cheveux drus et ras, mais ne lisait toujours pas la lettre.

Son sûr instinct lui conseillait de ne jamais partager les travaux de Vélines, de ne s’y pas occuper plus que ne l’eût fait une épouse ignorante du droit, soucieuse seulement de voir son mari satisfait. C’était un manège inconscient qui mettait ses propres travaux à l’abri des curiosités d’André Jamais elle ne lui avait communiqué les pièces de ses dossiers. À peine lui apprenait-elle de quelles causes nouvelles on la chargeait. Il avait souvent essayé de lui imposer ses avis, mais systématiquement elle s’était refusée à les suivre : elle se sentait un esprit trop différent du sien ; toute collaboration entre eux était impossible, elle y aurait perdu son individualité. André ne comprenait guère son mode de travail en quelque sorte impressionniste, qui la faisait s’exalter, s’hypnotiser sur une affaire, surexciter son cerveau tranquille, le griser, le chauffer, au point qu’elle élaborait sa défense dans un état tout particulier de transe, de frémissement cérébral, d’emportement nerveux. Mais elle était trop avisée pour ne pas sentir la faiblesse d’un tel procédé aussi se hâtait-elle d’étayer cette fantaisiste improvisation de raisonnements, d’articles du code, de citations empruntées à la jurisprudence. Néanmoins cette partie du travail ne venait jamais qu’après coup. Auparavant, son siège était fait.

Ces habitudes n’étaient pas pour plaire au froid et méthodique Vélines. Il aurait voulu faire adopter à sa femme la manière classique. Lui s’y reprenait à dix fois pour constituer un dossier. Il noircissait des rames de papier blanc à confectionner, avec des puérilités de vieux bureaucrate, des sortes d’ « états » où chaque point de l’affaire était mis en regard de la formule juridique dont il relevait. Il commençait seulement à penser à l’audience, quand la cause s’étalait ainsi, nette et claire, devant ses yeux. On aurait dit qu’il avait hérité du grand’père Mansart, l’avoué de Rouen, cet art de bâtir un procès, d’en ériger l’architecture, de l’établir magistralement par une simple juxtaposition de documents secs, sans une phrase, sans un mot de liaison, comme on fait dans les études. Mais il y avait entre Henriette et André cette incompatibilité mentale qui existera toujours entre l’homme et la femme, entre celui qui surtout pense et celle qui surtout sent. Et, tout en le chérissant, elle avait peur de sa force, elle lui dissimulait le plus précieux d’elle-même. Il avait fini par se résigner à la voir s’enfermer seule dans son cabinet, chaque matin, jusqu’au déjeuner.

De bonne heure ils partaient ensemble pour le Palais, la grouillante cathédrale dont le voisinage travaillait sans cesse leur imagination de juristes. Quelques pas pour traverser la place Dauphine, et ils étaient rendus au vaste escalier neuf dont la blancheur se détache crûment sur la grise façade. On connaissait bien maintenant ce beau couple si uni, si amoureux que l’un n’apparaissait jamais sans l’autre ; et comme c’était pour les deux jeunes gens un moment de détente après la matinée laborieuse, ils se sentaient gais, légers, rieurs, s’amusaient des plaideuses assises le long des banquettes dans les couloirs sonores, se levant pour courir après les avocats ; puis on plaisantait sur les confrères affairés qui s’entrecroisaient, se hâtaient vers l’audience. Quelquefois, Louise Pernette passait en robe, pressée, anxieuse, cherchant quelqu’un ; et, la minute suivante, c’était Maurice Servais qui sortait mélancolique de la galerie Saint-Louis où il n’avait pas retrouvé sa gentille amie.

Au vestiaire, Henriette voyait les stagiaires Jeanne de Louvrol et Marie Morvan, si timides qu’elles ne pouvaient se décider à plaider, malgré les objurgations de mademoiselle Angély, qui aurait voulu le Palais plein d’avocates. Soudain, un bruissement de jupe, des frou-frous de soie faisaient se détourner les avocats en bras de chemise, qui enfilaient leur toge, alignés contre les armoires, et Isabelle Géronce, majestueuse et sculpturale, s’avançait, laissant derrière elle un parfum de poudre de riz. Dans les salles d’audience, on découvrait à foison les visages amis ; les larges manches s’agitaient en d’interminables. poignées de main. C’était Fabrezan flânant au banc des jeunes ; c’était Blondel dont l’affaire devait venir au rôle ce jour-là, c’était Ternisien qui arrivait essoufflé, un doigt d’hermine à l’épitoge, — l’insigne des avocats d’assises, — pour demander au tribunal de ne l’entendre qu’à huitaine.

Et tout ce monde, à deux heures, se retrouvait dans le grouillement de la salle des Pas-Perdus. Là, c’étaient les arrivistes séchant de dépit lorsque apparaissait Vélines, dont la prompte réussite les alarmait, et dont ils dénigraient le talent à voix basse. C’était la poussée curieuse et envieuse se faisant autour du confrère qui a « décroché » le procès convoité : les questions indiscrètes, les « blagues » habiles pour lui faire ouvrir sa serviette, montrer le dossier, déflorer sa défense ; et c’était, malgré toutes les rivalités, la grande solidarité, le groupement colossal de tout l’Ordre, avec son esprit de corps si fier, si puissant.

Puis, la suspension finie, quand la salle bourdonnante se vidait, et que les avocats dispersés rentraient aux chambres comme les abeilles à leurs alvéoles, Vélines et Henriette se séparaient aussi, plaidant souvent aux deux ailes opposées du Palais, lui au civil, elle au criminel. Ou bien les instructions absorbaient la jeune femme et elle quittait ensuite le Palais seule, sautait dans un fiacre pour se faire conduire à la Petite Roquette ou à la prison de Saint-Lazare, avec la ferveur humanitaire de mademoiselle Angély dont l’enseignement l’exaltait toujours.

De cinq à sept, monsieur et madame Vélines tenaient leur consultation. Le grand salon d’attente était quelquefois très peuplé, mais la plupart des clients allaient à André. Henriette voyait souvent madame Marty, toujours fiévreuse à mesure qu’approchait l’heure du procès. L’élégante divorcée voisinait, d’aventure, sur les sièges Louis XIII du salon de la place Dauphine, avec les parents troublés, lamentables et déguenillés de quelque petit gredin qu’Henriette prétendait innocenter le lundi suivant, à la huitième correctionnelle.

Les jeunes époux se retrouvaient enfin et se délassaient au dîner qu’on faisait long, discret, d’une intimité délicieuse. Alors on oubliait un peu qu’on était avocats, et l’on parlait… d’autre chose. Là, Henriette dépouillée de sa défiance se livrait tout entière, abandonnait à son mari son charmant esprit, sans réticence, sans arrière-pensée. Elle était fine et spirituelle à l’excès. Elle amusait Vélines comme un petit oiseau exquis au chant duquel il eut pris plaisir. La soirée, ils la passaient chez des amis… Et c’était une vie bourgeoise si calme, si égale, si douce, qu’ils semblaient véritablement avoir inauguré sur terre l’hymen nouveau, beau comme un rêve.

Au commencement de mai, Vélines se disait souffrant. Mais il avait tant de courage qu’il ne quittait ni les audiences ni son cabinet. L’heureuse Henriette, avec cette confiance insouciante qui fait toujours crédit au destin, ne se tourmentait pas, travaillait, prononçait distraitement : « Repose-toi donc, chéri… » Puis, un soir, à l’heure de la consultation, comme elle venait de reconduire une cliente, la porte de son cabinet s’ouvrit ; André pâle, défait, tout frissonnant, entra en murmurant :

— Je me sens très mal.

Ce fut pour elle l’écroulement subit de cette félicité paisible dont elle jouissait depuis qu’elle était au monde. Les yeux dilatés, elle contemplait Vélines grelottant de fièvre. Pour la première fois, elle comprenait que le malheur pouvait aussi fondre sur elle, comme sur tant d’autres, lui prendre son mari. Et, toute froide, elle vint à lui sans rien dire, l’enveloppa d’une caresse, l’entraîna dans leur chambre, le mit au lit avec une sorte de solennité, quelque chose de sacré dans sa tendresse, comme si elle avait atteint au terme de leur béatitude amoureuse. Et pendant que le valet de chambre courait chez le médecin, elle demeurait debout près du lit, les mains jointes, haletante d’une passion désespérée à la pensée qu’il allait peut-être mourir là.

Ses inquiétudes n’étaient pas sans raison et le docteur qui arriva bientôt les partagea. C’était de la gorge que le jeune homme souffrait abominablement. Quand, après l’examen, Henriette vit introduire entre les lèvres de son malade une lame qui gratta doucement les amygdales, elle sut quel était le mal qu’on craignait. Elle envisagea tout, l’analyse des membranes, le bacille, la diphtérie, et le sinistre de ces images la gagna : elle pénétrait dans la nuit tragique de l’horreur. Le médecin parti, le lugubre tête-à-tête recommença. Les jours étaient longs déjà : par la fenêtre ouverte, on apercevait le fer forgé du balcon en forme de corbeille, et le platane de la cour intérieure d’où venait le pépiement assourdissant des moineaux cherchant un gîte. Henriette retenait ses larmes. André, que la moindre parole déchirait, restait silencieux. Au bout d’un long moment, Henriette revint au chevet. Sans se parler, tous deux se regardèrent, et l’effroi de la séparation passa si clairement dans leurs yeux. qu’ils devinèrent leur muette et commune angoisse. André fit un effort pour sourire, et il articula tout bas :

— Ma pauvre chérie !…

Henriette, à bout de résistance, s’abattit sur le lit ; elle étreignit André en chuchotant :

— Je ne suis pas inquiète, tu sais : ce ne sera rien.

Mais lui sentait le mensonge de cette phrase. rien qu’à l’enlacement, au frémissement de sa femme. Il se jugea perdu. Alors un immense regret monta du fond de leurs âmes. Se quitter après quatre mois de cette union si douce, quand ce n’eût pas été trop d’une longue vie pour se goûter vraiment, se savourer l’un l’autre !… Et leurs efforts furent vains : ils pleurèrent. Ils se considéraient avidement, comme à la veille du grand départ…

Tard dans la soirée, on vit revenir le médecin, qui fit une piqûre de sérum. Il s’adressa ensuite à Henriette, et lui proposa de lui envoyer une garde de l’Hôtel-Dieu pour la veillée. Mais elle pâlit, ses traits s’altérèrent, ses yeux s’arrêtèrent avec une expression passionnée sur le visage de son mari, et, ferme, décidée, elle répondit :

— Non, non ; je veux rester seule.

Le médecin essaya d’insister. Elle se contenta de répondre non. Sa voix tremblait. Il comprit qu’elle ne quitterait pas ce lit une seule minute. En sortant, il l’entraîna vers l’antichambre, où se consumait une petite lampe, tandis que les vitres des vieux pastels miroitaient aux murailles. Il se pencha vers elle :

— J’ajoute, madame, que vous devez, en conscience, prendre toutes les précautions d’antisepsie, d’élémentaire prudence contre la contagion. Votre mari évitera, je l’espère, la maladie que nous redoutons ; il n’en faut pas moins agir comme s’il en était atteint. Si vous ne voulez abandonner à personne le soin de le garder, vous pouvez cependant vous défendre les séjours prolongés près de son chevet, surtout les contacts.

Elle répondit :

— Oui, docteur.

Puis elle revint à André, lui noua ses bras au cou, et, toute palpitante d’une exaltation qui lui faisait jouer follement sa vie, elle respirait longuement son souffle en lui souriant. La nuit fut pénible. Des lavages de la gorge apaisèrent le malade : il connut le sommeil affreux de la fièvre. Anxieusement, Henriette, assise contre le lit, le regardait dormir. Comme elle l’aimait ! Comment pourrait-elle continuer à vivre, s’il mourait ? Jamais elle n’aurait cru que son cœur pût vibrer à ce point. Et elle se remémorait les menues scènes de leur amour, qui avait été jusqu’ici une sorte de délicieuse amitié romanesque dont elle ignorait la force. Elle pensait maintenant :

« S’il meurt, je m’allongerai près de lui dans ce lit pour mourir à mon tour. »

En d’autres instants, elle se reprochait de lui avoir mal exprimé cette ferveur amoureuse dont elle-même n’était pas consciente. Ne lui avait-elle pas ménagé les caresses, les étreintes, les abandons ? Oh ! s’il guérissait !… Et les larmes mouillaient les dentelles de l’oreiller où posait la tête agitée du jeune homme.

Ensuite elle tomba au pied du lit à genoux et pria. Elle appelait Dieu ; elle priait avec une. ardeur de petite fille, s’adressait à la Vierge, aux saints. Et, par un effort surhumain, elle se retrouvait sereine, dans une quiétude souriante, chaque fois qu’André soulevait les paupières…

Le lendemain, la matinée fut bonne. L’après-midi, le thermomètre monta. Madame Mansart, prévenue par dépêche, arriva de Rouen vers quatre heures. Henriette se blottit dans ses bras en sanglotant.

— Oh ! ma fille ! est-il donc perdu ? répétait la grand-mère.

Elles étaient encore enlacées quand le médecin survint. Il avait reçu du laboratoire le résultat de l’analyse. Il fallait se rendre à l’évidence on était en présence d’un cas de diphtérie grave. Les deux femmes se turent, les sanglots arrêtés dans la gorge. Pendant une minute, ce fut entre elles une communion absolue dans la douleur ; elles s’aimèrent en cette angoisse, plus forte que toutes les rivalités naturelles, et, à pas lents, suivant le médecin, elles se rendirent près du malade.

Ses regards vagues d’homme qui souffre erraient par la chambre Bientôt il reconnut le chapeau rond, les bandeaux teints, le visage citron aux yeux de jais. Mais tous les sentiments s’abolissaient en lui : la main d’Henriette retenant la sienne, sur le drap, lui était une gêne ; ses baisers, une fatigue. La présence de sa grand-mère ne fut guère pour lui qu’une menace de mort, et son indifférence était telle qu’il souhaita d’en finir au plus vite et le balbutia d’une voix sourde, sans pitié pour les deux pauvres cœurs qu’il broyait…

Et ce furent encore trois jours pareils, atroces, sans espoir. Henriette était méconnaissable. Ses cheveux, rattachés sans ordre, déparaient son joli visage tout pâli par l’insomnie. Ses yeux brûlés s’agrandissaient, exprimaient tant de peine qu’on avait déjà devant elle ce respect imprécis, fait de compassion, de tristesse, qu’inspirent les veuves. Madame Marcadieu avait pu venir proposer ses soins elle avait repoussé son ministère comme celui de madame Mansart. Et elle était toujours debout au chevet de son mari, énergique, vigilante, procédant seule aux lavages, aux gargarismes, aux examens de la gorge. La fragilité de son corps résistait à tout, miraculeusement. Elle soignait André avec un zèle morne, presque farouche, avec la conviction de ne le point guérir, avec l’affreux chagrin de voir ce mari s’éteindre insensible, oublieux de leur amour. Madame Mansart et madame Marcadieu, attendries, se cachaient pour pleurer, ne répétaient que cette phrase :

— Ah ! les pauvres enfants ! les pauvres enfants !

Ce soir-là, au crépuscule, de larges épaules carrées glissèrent dans l’entrebaillement de la porte c’était Fabrezan qui arrivait en vieil ami, conduit là, tout droit, par le valet de chambre. Il s’arrêta une seconde ; il vit le grand lit où, sur l’oreiller chiffonné, s’agitait la forte tête rasée de Vélines, au masque pincé, terreux, presque mortuaire ; il vit debout, dans sa robe de chambre fripée, la main à sa hanche lasse, Henriette dont les yeux suivaient tous les mouvements de son mari, Henriette ardente, frémissante, Henriette amante. Les lambris étaient hauts, blancs, perlés dans les rainures. Des idylles aux couleurs enfumées étaient peintes au-dessus des portes. Un tapis de nuance tourterelle ouatait les pas. Sur un bonheur du jour aux galeries de cuivre, un amour doré supportait la sphère d’une pendulette, où de grosses aiguilles ouvragées tournaient lentement. Et, par toute la pièce, on n’entendait que le bruissement du balancier en forme de lyre.

Fabrezan-Castagnac demeurait au seuil de la pièce, consterné Quoi donc ! ces deux beaux enfants, image de l’absolu bonheur, allaient-ils être frappés si tôt ?

— Oh ! monsieur le bâtonnier ! dit Henriette qui venait de l’apercevoir.

Et, lamentable, défaite, portant déjà en elle tout le ravage de la séparation dernière, elle vint à lui et, tendant sa main brûlante, elle murmura, assez bas pour qu’André ne pût entendre :

— Vous m’aviez dit l’autre jour : « Ne faites pas deux parts de vous-même… soyez toute à votre mari… » Je vous jure qu’il m’avait tout entière… Oh ! s’il s’en allait… que resterait-il de moi ?…

— Que me chantez-vous ! il va guérir…

Le valet de chambre revint portant une carte : madame Marty était là ; « elle voulait absolument voir madame pour une affaire urgente ».

— Je ne connais plus qu’une affaire urgente, dit la jeune femme entre ses dents.

À ce moment, dans le fond de la chambre, contre la colonnette de la cheminée, Fabrezan distingua madame Mansart, en très petite vieille, affaissée dans une bergère, les mains croisées. Elle ne disait rien. Elle avait les yeux sur Vélines, se cachant presque, tout orgueil abdiqué, ne demandant qu’à être tolérée là, pour voir son petit-fils jusqu’au bout. Et, l’oreille tendue, elle guettait le souffle du malade, attendant avec épouvante la respiration rauque…

— Madame recevra-t-elle cette dame ? insista le valet de chambre.

— Dites que je ne reçois personne, que je ne sors pas d’ici.

— Cette dame n’aurait dit qu’un mot à madame, recommençait le pauvre homme, à qui la leçon venait d’être faite.

— Personne, réitéra nerveusement Henriette, je ne recevrai personne.

Puis se tournant vers Fabrezan :

— Tout le reste s’est évanoui pour moi ; mon métier n’existe plus ! Le Palais ? je consentirais bien à ne plus le revoir de ma vie, si à ce prix je gardais André…

Puis elle quitta brusquement le bâtonnier : c’était l’heure d’un badigeonnage des amygdales Elle retourna près du lit, prépara les pinceaux d’ouate, le jus de citron, et, toute seule, enlaçant le corps d’André, elle le souleva. Alors elle se fit tendre, maternelle, oubliant qu’on l’écoutait, l’appelant avec des noms suaves, baisant ses lèvres contaminées, s’offrant au mal.

— Je reviendrai demain, prononça Fabrezan.

Et il disparut, craignant de ne pouvoir conserver son sang-froid davantage. Ce qu’il avait vu l’avait bouleversé.

« Oh ! la force des femmes ! se disait-il, tout à son admiration pour Henriette. Qu’on les laisse donc envahir nos fonctions, qu’elles plaident, qu’elles enseignent, qu’elles écrivent, qu’elles philosophent : rien ne changera leur merveilleux tempérament. Le don de soi leur est trop naturel : plus elles seront grandies, plus le don sera grand. »

Et il se reprocha d’avoir douté d’Henriette, du bonheur d’André. Ah ! le pauvre Vélines s’il avait la chance de vivre, quelle épouse il aurait là !…

Cependant l’annonce de cette maladie se répandait au Palais, avec ce nom tragique de diphtérie qui émeut plus particulièrement qu’un autre ; et, après la fin des audiences, de quatre à cinq heures, c’était un défilé ininterrompu de confrères traversant en hâte la place Dauphine pour prendre des nouvelles. Louise Pernette arriva la première, atteinte dans sa sensibilité de fiancée, plaignant son amie, les yeux humides de larmes. Maurice Servais venait deux fois par jour, véritablement anxieux, avec cette sincérité dans l’amitié qu’on possède à vingt ans. Le secrétaire de Ternisien passait aussi quotidiennement ; madame Martinal vint à son tour, mais le seul mot de diphtérie la faisait frémir à cause de ses trois petits chéris, et elle s’arrêtait à la loge du concierge, avec la peur, eût-on dit, de frôler les murailles, frissonnante dans cette maison où elle croyait revivre sa propre douleur. Puis, c’étaient encore monsieur et madame Clémentin, toujours obséquieux, Blondel ou son secrétaire ; puis, Lecellier, qui, briguant le bâtonnat, montrait de la sympathie à tout le monde ; mademoiselle Angély, qui, au retour de sa colonie pénitentiaire d’Ablon, accourait place Dauphine ; madame Surgères, l’avocate féministe, qui se présentait en évangéliste pour soutenir sa sœur malheureuse, lui prêcher la force d’âme et la nécessité de vivre malgré tout, pour la cause. Isabelle Géronce écrivit un billet parfumé, et tous les stagiaires, un à un, sonnèrent à la porte, demandant comment allait maître Vélines.

Le soir du huitième jour, il y eut une amélioration dans l’état du malade. Le lendemain, la nouvelle en était confirmée. Alors, dan monde du Palais, à la légèreté parisienne, que l’idée de la mort très voisine avait superficiellement apitoyé, ce fut un soulagement. Par réaction, le samedi suivant, à la Conférence, on « blagua » Vélines, sa gravité, ses plaidoiries ternes, sa femme, et jusqu’à son beau-père, le président Marcadieu, qui, en sa qualité de magistrat, fut étrillé plus ferme qu’un autre…

La convalescence fut lente : on cessa de s’occuper des Vélines Le Palais et ses mille rouages continuaient à fonctionner. De la cour de Mai à la place Dauphine, de la correctionnelle au tribunal civil, par toutes les chambres, on plaidait. Deux avocats manquaient : on n’y prenait point garde.

Fabrezan, toujours surmené, allait de temps à autre serrer la main d’André pendant la suspension d’audience de deux heures. Il jouissait de la béatitude d’Henriette, de l’épanouissement de Vélines. Tous les clients avaient été congédiés, les petits procès confiés à Maurice Servais, les grosses affaires remises. Madame Marty espérait qu’on gagnerait ainsi l’été, la période des vacations, et que son enfant lui serait laissé jusqu’à l’automne. La grand’mère s’en était retournée à Rouen, enchantée de sa belle-fille : toutes deux prétendaient se chérir tendrement. Henriette était redevenue une petite femme très simple, exempte de soucis professionnels, toute au bonheur de conserver ce cher mari qu’elle avait pensé perdre. Le bâtonnier n’avait pas de termes assez vifs pour la louer : elle était admirable d’abnégation, toujours aux côtés de Vélines, le cajolant, le réconfortant. Le jeune homme parfois s’attristait. Cette terrible maladie avait atteint profondément les cordes vocales. Retrouverait-il son organe ? Henriette, inquiète au fond, passait son temps à le rassurer, faisait toutes sortes de projets : on le mènerait aux eaux, à Uriage, il se reposerait ; elle le soignerait si bien !… Et, devant Fabrezan, elle lui faisait hausser le ton pour que le vieux maître jugeât du progrès de sa voix.

« Voilà bien les femmes ! se disait Fabrezan. Celle-là qui me chantait, il n’y a pas deux mois, son enthousiasme juvénile, sa passion de plaider : « Avocate ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je le suis… Ma personnalité de jeune fille, je l’ai conservée intacte. Le mariage ne m’a pas amoindrie… » Allez-vous-en-voir ! Pour une crise d’inquiétude où son amour d’épouse a reçu le vrai coup de la peur, je la retrouve éperdument raccrochée à ce mari dont son orgueil s’était méfié. Littéralement, elle l’a repris à la mort, elle a fait le miracle. De plaidoiries, il n’est plus question ; de personnalité, non plus : le mari l’a mangée. Et le plus étrange est que la petite exulte. Elle a sauvé son homme le Palais peut crouler à côté d’elle… Non, non la face du monde n’a pas changé ; elles sont toujours, avant tout, des amoureuses. »

Peu à peu l’été s’avançait. Les forces de Vélines ne revenaient pas vite ; mais il se sentait hien dans la tiédeur de sa maison, où la présence de sa chère Henriette mettait un charme continu. Il voulait qu’elle ne le quittât point d’une minute, comme si une angoisse puérile lui fût demeurée depuis les instants où il avait cru la quitter pour toujours. Ils lurent ensemble des romans. Ils lisaient, des après-midi entières, de chaudes après-midi de juin, de juillet, où le ciel parisien se plombe, où le sourd fracas de la ville ressemble à un roulement orageux. Le petit salon blanc était silencieux, discret comme une chapelle ; les pendeloques de cristal du lustre vénitien se miraient immobiles dans l’eau ternie des glaces ; les perses des tentures fleuraient encore la cotonnade neuve. La voix d’Henriette lisant haut, berçait le jeune homme. Ce fut une période exquise.

Parfois, le soir venu, Henriette se penchait à la fenêtre. À ses pieds, s’allongeait le triangle de la place Dauphine. Elle pensait qu’en ce bout de l’île, au temps de saint Louis, fleurissaient les jardins royaux ornés d’oiselleries, les verts bosquets qu’un petit ruisseau coupait en deux, et elle imaginait la jolie reine Marguerite, en hennin. s’y promenant de cet air mélancolique et sage qui sied à l’épouse d’un saint roi. Puis ses regards, tournant à droite, cherchaient le vieux palais où s’accomplit leur mariage. La jolie reine avait là ses appartements secrets aux noms si poétiques : la chambre aux eaux de rose, la chambre de parade, la chambre des bains, la chambre blanche… Qu’était-elle, cette chambre blanche ? Et Henriette se la figurait lambrissée de marbre, tendue d’un damas couleur de neige, avec des lis peints au plafond, et des jonchées de roses crème à terre. Et la jolie reine s’y tenait réveillée, attendait le plaisir du saint qui la venait voir à l’aube avec grande révérence…

Henriette restait là longtemps, très rêveuse. Comme il était vénérable, ce Palais ! que de beaux souvenirs dormaient en lui ! Et elle en avait une fierté profonde, comme d’une noblesse familiale dont elle participait.

— Que fais-tu là, chérie ? lui demandait André.

— Rien du tout, répondait-elle.

En allongeant un peu le cou, elle voyait là-bas l’escalier aux rampes blanches et son esprit ailé en gravissait les marches. De sa fenêtre on n’apercevait qu’un seul des deux lions de pierre grise, successeurs du lion doré qui, dans la grande salle du Parlement, « la tête baissée, la queue entre les jambes, était là pour faire entendre que les plus grands doivent s’humilier en entrant ». Et elle se rappelait même cette phrase solennelle du vieux chroniqueur : « Les lions du trône de Salomon figuraient la même chose »

Souvent le matin, avant d’aller à table, elle s’attardait à cette fenêtre. Le soleil de midi noyait le degré ; les membres du lion se modelaient puissamment, et toute une procession d’hommes graves, magistrats, avocats, avoués, greffiers, plaideurs, la serviette sous le bras, montaient le vaste perron, se hâtant vers les audiences commençantes Le valet de chambre cherchait madame pour annoncer le déjeuner. Vélines s’approchait, embrassait sa femme joyeusement ; et il ne s’avisait pas qu’une mélancolie passait sur le visage un peu pâle d’Henriette.

Ils ne devaient partir pour les eaux qu’à la fin d’août. Jusque-là Vélines avait ordre de se promener peu, de se suralimenter, de se reposer beaucoup. Sans cesse il s’alarmait de l’état de sa voix, questionnait Henriette, consultait de nouveaux spécialistes. Il lui était défendu de travailler, de recevoir le moindre client ; toutefois il comptait bien reprendre à la rentrée cette grosse affaire d’escroquerie où était impliqué le fondé de pouvoir de la Banque Continentale. Et il entendait recouvrer pour cette époque tous ses moyens, surtout sa voix dont il était orgueilleux. cette voix mâle qui, au début d’une plaidoirie, décelait sa sûreté, sa maîtrise, sa force. En attendant, son cabinet restait fermé, tant il redoutait la tentation de retourner à ses dossiers. Henriette n’avait pas le loisir d’entrer dans le sien. Pourtant toutes les pièces du procès Marty étaient là, avec le plan de sa défense ; souvent elle ouvrait la porte du sanctuaire, un soupir léger sur les lèvres…

Des nuits entières, elle rêvait de la huitième chambre, du petit parquet, de la cour, où elle se voyait plaidant péniblement des causes compliquées. Elle s’ennuyait de ses confrères, de l’animation des Pas Perdus, de ses clients de la Petite Roquette, même de sa robe qu’elle n’avait pas enfilée depuis si longtemps…

Un jour. Vélines s’étant assoupi après le déjeuner, elle n’y tint plus, posa rapidement son chapeau, mit ses gants et partit à la dérobée, disant aux domestiques qu’elle sortait pour un quart d’heure. Si proche d’elle, avec ses frémissements intenses de temple où vit tout un peuple sacerdotal, le Palais l’hypnotisait, la magnétisait : elle y revenait d’instinct, machinalement docile à la domination de cette grande chose impérieuse qu’elle servait. Et, filant le long des maisons de la place, elle gagna la rue de Harlay.

Mais d’abord elle se retint d’entrer, C’était encore un plaisir trop vif, une volupté non permise, et elle obliqua vers le quai de l’Horloge. Elle se donna le prétexte d’aller revoir cette porte de la Conciergerie dont elle adorait le caractère gothique si intact, si pur ! Elle cheminait lentement au bord de l’eau, en touriste, regardant loin dans le passé le vieux Palais originel. Il avait été d’abord le lieu des galas royaux, l’hôtellerie des empereurs, fier de sa façade magnifique aux cinquante-trois fenêtres en ogives, de sa grande salle, la plus riche du monde, rehaussée d’or et d’azur, et dont chaque pilier supportait la statue d’un roi. Toute l’histoire de la France tenait dans ce monument. Et des réminiscences de choses lues autrefois revenaient en foule à l’imagination d’Henriette. C’était le maître d’hôtel d’Hugues Capet devenant fou furieux pour avoir touché de son bâton les reliques de saint Magloire exposées dans la grande salle. C’était le roi Robert y guérissant un aveugle, le jour de Pâques, rien qu’à l’asperger de l’eau de son bassinet après s’être lavé les mains. C’était Jean sans Terre y logeant. L’admirable conducteur de peuple qu’était saint Louis y avait laissé de mystiques et impérissables souvenirs. Marguerite de France y était morte de la peste. Dans cette merveilleuse grande salle, qui semblait demeurer vraiment, de siècle en siècle, le théâtre intime de la politique européenne, François Ier recevait le défi de Charles-Quint. Puis la vie multiple du menu peuple affluait au Palais : le commerce parisien venait y abriter ses échoppes. Et c’étaient des étalages de dentelles, de galons, de broderies, une bimbeloterie au milieu de laquelle les belles dames de la Fronde promenaient leurs doigts frémissants d’acheteuses, tandis qu’à l’intérieur se développait la force de ce corps formidable : le parlement de Paris.

Henriette s’exaltait dans la rêverie. La longue façade aux rangées de fenêtres régulières avait ici un renflement, et la tour de César, ronde, « moyen-âgeuse », avec les créneaux, la poivrière et l’épi, rompait la monotonie des bâtiments où siège la cour de cassation. Enfin le portique ogival de la Conciergerie apparaissait, très noir, enfoncé entre les énormes tours gothiques qui le flanquaient à droite et à gauche, massives comme un ouvrage de fortification, avec leur rondeur archaïque, leurs croisées étroites percées en meurtrières, leur aspect de geôle, — la sinistre tour de Bon-Bec, où l’on infligeait la torture, et la tour d’Argent

Alors Henriette revoyait toute l’histoire de cette vieille puissance judiciaire, cette magistrature antique, ces ancêtres de nos juges modernes, avec leurs abominations, leur turbulence politique, leur grandeur, la rivalité qui les faisait éternels adversaires du pouvoir royal, leur dignité majestueuse, sous le mortier de président ou l’hermine de chancelier Puis, c’était, à côté, la vigoureuse poussée de la confrérie de saint Nicolas, l’ordre des avocats et des procureurs, l’Ordre tout court, vénérable, orgueilleux, généreux, se grisant de son propre honneur, gratifié de préséances, de privilèges, d’immunités, se créant à soi-même sa noblesse. L’un fait remonter sa profession « jusqu’au Verbe divin, plaidant devant Dieu pour défendre la postérité d’Adam ». Un autre prétend qu’elle est le plus bref chemin pour aller au ciel. D’Aguesseau chante son indépendance, écrit sur elle un dithyrambe, Merlin s’écrie pompeusement « L’avocat a le globe pour territoire ». Et le rôle des avocats est en effet sublime à ces époques de justice ténébreuse, omnipotente et étroite. Henriette sentait peser sur elle la gloire de cette ascendance ; elle en était l’héritière.

Elle voyait se découper maintenant, à l’angle du monument, ce donjon gracieux coiffé de travers par son campanile grêle, qui est la tour de l’Horloge Le trottoir désert tournait : elle se trouva mêlée à la foule qui descendait à cette heure le boulevard du Palais, dans un fracas de tramways, de fiacres, d’automobiles. Elle atteignit la grille de la cour de Mai, dont les fers de lance et les écussons dorés luisaient au soleil.

Alors le temple s’éploya devant elle dans toute sa splendeur, très grave, très sévère, très grand. L’aile droite, occupée par le tribunal civil, se baignait avec ses hautes fenêtres, son architecture théâtrale, dans une lumière crue de midi, tandis que les bâtiments de gauche, se noyaient d’ombre, comme formés de pierres noires. Mais au fond, allégé par l’élévation de son escalier monumental, avec son portique aux quatre colonnes froides et nues, son frontispice grec, ses statues mythologiques et son dôme lourd, le corps principal du Palais s’ouvrait par trois portes géantes. Dominant le tout, aérienne, envolée vers l’azur, la Sainte Chapelle apparaissait comme une cathédrale de rêve. Des pinacles, posés sur des contreforts, hérissaient son pourtour. Des gargouilles, tendant leur col hardi de chimères, s’étageaient du haut en bas de ces contreforts. Le toit montait en pente audacieuse, jusqu’au faîte garni d’orfèvrerie ; la flèche s’élançait d’un jet, fuselant encore les formes gracieuses du monument. Et la chapelle s’élevait ainsi, étroite, mystérieuse, sans un arc-boutant, sur des assises invisibles, comme soutenue par sa propre légèreté.

Henriette avait le cœur battant. Elle hésita, une seconde. Puis l’attrait fut trop vif : elle traversa la cour, gravit l’escalier, pénétra dans la galerie marchande.

Il y avait encore foule dans la salle des Pas-Perdus. Elle poussa l’un des vantaux, ne voulant parler à personne, décidée à ne pas s’attarder, à respirer seulement une bouffée de cet air spécial du Palais qui manquait à sa vie. Après sa longue réclusion, ses trois mois de solitude, le grouillement de tout ce monde lui causa un vertige : elle ne vit que le papillotage des rabats légers parmi les robes noires, et le grand mouvement de va-et-vient, cadencé, régulier, qui avait l’ampleur même de la salle.

— Ah ! chère amie, vous voilà enfin ! dit une voix très douce auprès d’elle ; comment va votre mari ?

Et elle reconnut madame Martinal qui s’avançait, en robe, pour lui souhaiter la bienvenue. Henriette fît ce mensonge véniel :

— Oh ! j’entre en passant, pour serrer la main aux amis. Quoi de nouveau dans le Palais ?

— Toujours des potins… Mais, venez vous asseoir-là ! dit la veuve, en l’entraînant vers l’un des rangs de stalles qui garnissent les murs.

L’intérêt d’Henriette s’allumait. Elle ne résista pas. Madame Martinal commença :

— Il y a d’abord l’histoire des Clémentin. Les pauvres gens ont bien des ennuis. Dans une descente de justice à Ménilmontant, on a découvert le cabinet… Vous savez, ce cabinet légendaire où Clémentin aurait reçu des apaches, et dont on causait sans trop y croire ? Eh bien ! il existait, et l’on a déniché là quelque chose de bien curieux. Imaginez que Clémentin avait fondé une association, une sorte d’assurance : on lui payait un petit abonnement, moyennant quoi, s’il vous arrivait malheur, certaine nuit, au sujet d’un passant attardé, il vous défendait gratis et de la belle manière. Vous voyez cela, n’est-ce pas ? une garantie contre les conséquences du « surinage », l’avocat à forfait pour toutes les circonstances. Il paraît qu’il avait beaucoup de clients. Aussi sa spécialité, c’était d’obtenir des non-lieu ; on comprend maintenant pourquoi il harcelait les substituts, les juges d’instruction : qu’il plaidât ou non, c’était toujours le même prix !

La gentille femme racontait le scandale tranquillement, sans s’émouvoir : Mais Henriette, indignée, avait pâli.

— Et Fabrezan a appris cela ?…

— Mais oui, et il a estimé que ce n’était pas joli. Le conseil de l’Ordre s’est rassemblé avant-hier : personne n’a pu savoir ce qu’on y a dit ; on pense que Clémentin sera rayé.

— Je l’espère bien ! se récria Henriette.

Mais la jeune veuve, lissant les plis de sa toge :

— Ah ! que voulez-vous, on a du mal à vivre. Il faut parfois être audacieux pour arriver, si l’on n’est pas transcendant. Je vous accorde que le système de ce malheureux Clémentin avait quelque chose de louche ; mais, entre nous, ma chère, quand on est avocat, y a-t-il lieu de tant faire le dégoûté ? et pour ne pas prendre toujours ce caractère de compagnonnage avec le rebut de la société, notre métier est-il si scrupuleux ?… Oh ! je connais les nobles discours du bâtonnier, à la Conférence, sur l’honneur de notre profession, la générosité de son essence, notre passion de la justice… Tout cela est bel et bon, ma chère, mais dans la profession il y a, comme on dit, à boire et à manger. À nous examiner de près, notre souci est-il de faire triompher la justice, ou bien notre client ? Éclairons-nous Le tribunal, où cherchons-nous à l’aveugler ?… Tenez, ce même Clémentin à qui chacun jette la pierre parce qu’on l’a découvert embourbé dans un vilain monde, — en faveur duquel il ne plaidait d’ailleurs pas en d’autres termes que vous ou moi., — je l’ai vu parfaitement honorable, la semaine dernière, se présenter devant la cour, où il était appelant, pour une vieille affaire de créance au nom de cette dame Gévigne que nous connaissons tous ici. Ma chère, la question était si claire qu’un de mes enfants l’aurait facilement résolue. La dame réclamait six mille francs à un particulier ; mais, la presque totalité de la créance ayant été cédée à une société de voitures en faillite, dirigée par l’individu, la plaideuse venait en même ligne que les créanciers pour réclamer sa part au marc le franc. Eh bien, j’ai vu Clémentin ergoter pendant une heure devant le président Erambourg, sur une lettre dont il est arrivé à dénaturer complètement le sens. Tout le monde disait qu’il était très fort. Nul n’a songé à s’offusquer. On ajoute même que Fabrezan lui a soufflé ses meilleurs arguments. D’ailleurs, il a gagné son procès.

Henriette restait songeuse. Elle n’avait pas le scepticisme résigné de son amie.

— Moi, disait-elle enfin, je crois toujours aux causes que je défends.

— Vous vous suggestionnez, parce que vous avez une belle petite âme enthousiaste, chère amie. Je n’en puis, hélas ! dire autant. Je fais mon métier comme je peux, comme tout le monde, en mettant quelquefois une cloison étanche entre ma conscience et mon cerveau. Tenez, on parle beaucoup, en ce moment, de cette jeune femme que vous voyez là-bas monter l’escalier de la galerie carrée, en compagnie d’un monsieur. C’est madame Mauvert, la femme d’un honnête négociant du Marais qu’elle a lâché avec quatre petits enfants pour suivre Sylvère, Georges Sylvère, le jeune portraitiste à la mode, Sylvère a beaucoup d’amis au Palais, et, comme la dame est à la veille d’intenter reconventionnellement une action en divorce, il faut voir tous mes confrères tourner autour d’eux, comme des bêtes de proie qui flairent la décomposition. C’est à qui leur fera des coquetteries. J’en connais, de nouveaux mariés, qui envoient leurs jeunes femmes de vingt ans en visite chez le faux ménage. Que pensez-vous, chère amie, de cette épouse peu recommandable, laissant à l’abandon ses quatre petites filles, un mari parfaitement honnête ? Mais, surtout, que pensez-vous des avocats qui font des bassesses pour obtenir de défendre devant le tribunal, au profit de la vilaine dame et au préjudice de l’honnête marchand, les droits souverains de la passion ? Au fond, je trouve que madame Mauvert mériterait d’être fouettée ; cependant, je sais bien que, si elle me confiait son procès, je présenterais à la barre son apologie.

Elle riait d’un rire un peu triste, subissant avec sa douceur coutumière, sans essayer de se donner le change, la laideur du monde. Mais la rêveuse Henriette demeurait troublée ; elle restait sans répondre, suivant des yeux la très élégante silhouette de femme qui disparaissait là-haut, à l’entrée de la galerie carrée. À la fin, elle dit seulement :

— Mon mari m’a souvent parlé de Sylvère comme d’un bon camarade ; même, il projette toujours de lui commander mon portrait…

Subitement, elle tressaillit. Elle venait d’apercevoir Fabrezan en compagnie d’Alembert. Mais à peine reconnaissait-elle le brillant ingénieur dans cet homme las, aux cheveux grisonnants, que le chagrin ravageait. Le bâtonnier lui avait pris le bras, paternellement : Alembert, semblait dans une heure de découragement absolu. Henriette le savait : ils parlaient de l’enfant. Sans qu’elle eût entendu un seul mot du père, elle devinait son éternelle lamentation, et, dans sa sensibilité de femme, elle eut une pitié profonde pour ce garçon sympathique et léger, déjà si terriblement puni, et qu’elle comptait bien charger encore en plaidant. Un premier doute frôla son âme d’avocate. Cette petite Martinal vous déprimait en vous désabusant

Mais déjà la veuve s’occupait d’autre chose. Elle disait :

— Ah ! pauvre Louise Pernette !…

— Pourquoi « pauvre Louise » ? interrogea Henriette.

— Ma chère, regardez un peu Isabelle Géronce contre la porte des référés.

Il y avait, à cette heure, une telle affluencedans la salle des Pas-Perdus, la procession des robes judiciaires était si animée, si compacte, qu’Henriette eut peine à découvrir l’avocate, d’autant que ses yeux s’égarèrent, un moment, à suivre la mimique d’un dialogue engagé entre deux célèbres procéduriers, Blondel et Lamblin, adversaires dans une affaire civile, et dont la voix dominait par instants la grande rumeur de marée. Quand son regard eut enfin rencontré la professionnelle beauté de l’Ordre, elle vit en même temps Maurice Servais qui l’écoutait de son air timide et inspiré de grand enfant génial. Alors madame Martinal lui raconta le caprice que l’ami de Louise avait inspiré à la superbe femme. Celle-ci ne s’en cachait point, montrait ouvertement son goût pour lui, allait l’entendre quand il plaidait, le complimentait avec ostentation, le happait dans les couloirs pour un bout de causerie, plaisantait, de-ci, de-là, son sort d’éternel fiancé réduit aux rendez-vous de la galerie Saint-Louis, sous la surveillance d’un municipal.

Henriette l’observait maintenant. Sa toge noire la drapait comme le lin aux mille plis des statues fameuses. La toque surmontait les torsades savantes de sa chevelure noire. Elle avait un profil admirable, la joue finement poudrée. — et, séduisante, magnifique, consciente de sa beauté faite pour charmer des masses, elle ensorcelait perfidement le candide prétendant de la petite stagiaire

— Oh ! cette Géronce ! fit l’indulgente Henriette, qui se bornait à soulever les épaules. Mais où est Louise ?

— Louise, elle, se tue à travailler. Elle ne quitte plus les audiences que pour s’enfermer avec le Dalloz dans sa petite chambre de la rue du Cloître Notre-Dame : elle voudrait tant devenir riche pour acheter son bonheur ! Je crois qu’elle défend une dame Leroy-Mathalin la semaine prochaine. C’est sa première affaire sérieuse. Elle s’éreinte… Avec cela, les coquetteries d’Isabelle Géronce ne lui échappent point ; elle ferme les yeux ; elle est très digne dans son chagrin, la pauvre petite, mais je vous assure quelle fait peine à voir.

Cette histoire attristait Henriette : elle se retourna pour retrouver là-bas l’autre douleur, celle que le divorcé contait à Fabrezan, mais Alembert était parti et le bâtonnier causait maintenant avec une dame qu’Henriette ne connaissait pas.

C’était madame Faustin, cette jeune femme abandonnée par son mari dont le bâtonnier avait reçu la visite au mois de mars. Malgré les conseils qu’il lui avait donnés, la malheureuse n’avait pas immédiatement recouru aux moyens judiciaires pour obtenir une pension du père de son enfant. S’accordant toujours de nouveaux délais, elle avait lentement épuisé les quelques billets de cent francs qui lui restaient encore, tout en se perdant les yeux à faire au crochet des parures pour la lingerie, qu’elle vendait trente sous à une dentellière de la rue Saint-Honoré. Puis le moment était venu où, malgré sa parcimonie, elle arrivait aux dettes : alors elle s’était décidée et sa demande était depuis quelques jours entre les mains d’un avoué. Mais Fabrezan la gourmandait un peu rudement d’avoir attendu l’été, la veille des vacances, pour intenter le procès, ce qui la condamnait à de longues semaines de misère, jusqu’au jugement.

Comme elle se justifiait de son mieux, alléguant l’espoir qu’elle avait eu de gagner quelque argent, tout à coup Fabrezan eut un geste de satisfaction : il avait aperçu madame Martinal, à côté d’Henriette, sur le banc. C’avait été pour lui un trait de lumière. Et, entraînant son interlocutrice, il venait maintenant aux deux amies, ses grandes manches envolées, ses larges souliers glissant sur les dalles. La jeune femme le suivait en l’écoutant. Elle était délicate et simple, avec de longs yeux bleus caressants sous ses bandeaux de brune.

D’abord il s’informa de Vélines, des petits Martinal, en bon père de famille qui voudrait voir toute sa maisonnée heureuse. Puis, s’adressant à la veuve, il lui présenta madame Faustin, dont il dit la situation.

Son esprit ingénieux s’était complu à cette opposition des deux femmes si pareilles, et cependant si différentes, toutes deux livrées à elles-mêmes, isolées dans la bataille de la vie, également dépourvues du soutien de l’homme, ayant les mêmes responsabilités maternelles, et dont l’une triomphait pourtant, victorieuse du sort, ayant reconstruit son foyer par ses propres moyens, tandis que l’autre, incapable d’exister seule, naufragée, dépendait du secours de tous, tendait la main, appelait à l’aide.

— Vous vous entendrez merveilleusement toutes deux, leur disait Fabrezan, tandis que par discrétion Henriette s’était écartée. Votre destin fut à peu près le même… Madame Martinal sera enchantée de vous consacrer tout son dévouement, toute sa bonté. Elle vous comprendra mieux qu’un homme ne l’eût fait Vous trouverez en elle plus qu’un conseiller : une amie.

Les deux jeunes femmes se considérèrent, un moment. Leurs yeux qui avaient tant pleuré se pénétrèrent, et il sembla qu’en une seconde tout leur passé se réveillait. Elles ne dirent rien, tout d’abord, et, d’instinct, leurs mains s’étreignirent. Madame Martinal, à la fin, murmura :

— Racontez-moi tout…

Fabrezan les regardait, souriait. Il trouvait le contraste joli, ravi d’avoir provoqué cette rencontre, et il les laissa causer à l’aise, prit une dragée dans sa bonbonnière, gagna la porte, un peu ému. Mais là, il rejoignit Henriette et l’interpella :

— Ma petite madame, savez-vous à quoi je pense ? Je pense qu’au barreau, dans certains cas, quand il s’agira, par exemple, de réconforter de pauvres jeunes femmes, vos sœurs, vous nous rendrez toujours des points.

— Je ne vous le fais pas dire, monsieur le bâtonnier ! s’écria Henriette, glorieuse.

Lui s’en allait à son cabinet du secrétariat de l’Ordre ; elle se pressait de rentrer, songeant à son mari. Galerie Duc, ils se séparèrent.

Mais voilà que, dans le grand couloir pareil à un cloître de couvent, s’avançait une jeune avocate à la démarche légère et dansante, si fine sous l’ampleur de l’accoutrement judiciaire qu’elle venait sans bruit sur les dalles. C’était Louise Pernette, plus élancée que jamais, le rire éteint, amaigrie, les lèvres d’un rose pâle d’anémique.

Elles ne s’étaient pas vues depuis longtemps : elles s’attardèrent ensemble.

— C’est vrai, disait Louise, j’ai été un peu souffrante : la chaleur se supporte mal, l’été, à Paris ; puis je travaille beaucoup. C’est dur de vivre… J’ai une grosse affaire, la semaine prochaine, et ma cliente m’assomme.

— Pauvre petite amie ! je vous souhaite du courage.

— Oh ! du courage, j’en avais pour quatre autrefois, mais je crois bien que ma provision s’épuise.

Elle souriait encore, mais si tristement que le cœur d’Henriette se serra, tandis que l’image d’Isabelle Géronce, ensorcelant Maurice Servais, là-bas, à la porte des référés, lui revenait en mémoire. Et l’aventure était bien simple de Maurice si jeune, Maurice un peu égaré dans l’interminable labyrinthe des fiançailles à travers lequel le conduisait son amie, sans que le mariage apparût jamais à l’horizon, Maurice rencontrant la grande séduction, Maurice tenté et n’ayant pour se défendre que le souvenir des tendres sourires dont le favorisait Louise. Et. dans la crainte que sa jeune confrère ne s’en alla tout droit à la salle des Pas-Perdus et ne fût témoin du colloque qui l’aurait déchirée, Henriette la retint quelques minutes encore.

André, un peu inquiet de cette sortie imprévue, guettait Henriette à la fenêtre du petit salon blanc. Elle arriva toute vibrante, une flamme aux joues, reconquise par le Palais, incapable de cacher sa fièvre. Elle enveloppait son mari de caresses, lui demandait pardon de sa fugue, entremêlait ses excuses du récit des potins entendus.

Vélines la considérait avec une mélancolie soudaine. Puis, quand le bavardage fit trêve :

— Ma pauvre petite, c’est moi qui fus coupable. Elle s’étonnait, l’interrogeait de ses yeux gais,

grands ouverts. Il reprit :

— Oui, oui, j’ai mal agi envers toi : je t’ai gardée ici, je t’ai occupée quatre longs mois de ma personne, accaparée, emprisonnée Je ne suis qu’un égoïste. C’était si bon de t’avoir sans cesse à moi, de laisser bercer ma faiblesse par tes chères mains, de t’avoir toute ! Et j’ai oublié tes goûts personnels, ton amour de la profession, ton plaisir. Le Palais t’a manqué. Tu as souffert, et tu ne le disais pas ! Il fallait te plaindre, Henriette : je serais demeuré tout seul, tu te serais remise aux affaires : moi je n’y ai pas pensé.

— Mais non ! s’écria-t-elle en se jetant à son cou ; pouvais-je souffrir près de toi ? pouvais-je m’ennuyer ? Les semaines de ta convalescence ont été au contraire exquises, mon ami chéri. Est-ce que je ne t’aime pas ?

Il la prit aux épaules, la tint devant lui longtemps, la dominant de sa haute taille, la regardait avec une expression d’amour infini. Il eut un léger soupir, qu’elle ne remarqua pas, et dit :

— Ma chère petite fille, tu retourneras au Palais, demain, tous les jours.

III

L’affaire Alembert contre Marty vint devant la première chambre du tribunal, le lundi vingt-sept octobre.

Tout le Palais attendait l’audience avec une impatiente curiosité. Le procès, petit en lui-même, tirait de l’importance du rang de ses parties, appartenant à la haute bourgeoisie parisienne. Il empruntait surtout son intérêt au contraste que feraient les deux avocats, ce vieux maître et cette jeune femme. Dès midi les bancs furent pleins de dames élégantes. C’étaient ou des amies de madame Marty, ou des personnalités du parti féministe pour qui ce procès était une grande bataille d’idées, et qui triomphaient d’avance à voir, dans de telles circonstances, une femme à la barre.

Le temps fut clair d’abord. Un soleil d’automne illuminait la salle sombre qui ressemblait à un salon, avec son plafond lointain, ses boiseries sévères, la tapisserie verte des murailles, et quelques toilettes tapageuses dans l’auditoire. C’était cette grand’chambre du parlement où les rois de France avaient tenu leurs lits de justice : la chambre des plaidoiries, si étincelante des ors de son plafond — culs-de-lampe ciselés, pendentifs semblables à des blocs d’orfèvrerie — qu’on l’avait surnommée la Chambre dorée. Elle rappelait la légende du jeune Louis XIV y entrant tout botté pour la chasse, la cravache à la main, et à la bouche, sa cinglante harangue aux conseillers lais et clercs d’alors. Et c’est dans le coin de gauche, où s’ouvre aujourd’hui la salle du conseil, que les vieilles estampes montrent Louis XV trônant en grande pompe, des dames à ses pieds, pareilles à autant de Pompadours.

Maintenant l’hémicycle du tribunal mange plus qu’à demi la première chambre. Les murs sont dégarnis des tableaux d’autrefois. Des filets d’or au plafond dessinent dans les caissons de larges étoiles. Les trois fenêtres dominent la cour de la Conciergerie, et l’on respire toujours dans cette enceinte une atmosphère de grandeur historique.

Au début de l’audience, on plaida une affaire ennuyeuse : un particulier contre la Compagnie du gaz. Soudain, il y eut une grande émotion : le bruit courait qu’Alembert était là. On vit des chapeaux décrire une volte-face vers la porte et les chuchotements s’élevèrent si haut que le président, un homme jeune, à la barbiche blonde, dut commander le silence. Mais les indiscrets furent déçus. Plusieurs journalistes se tenaient debout, au bas de la salle, et c’était l’un d’eux, mince, à la chevelure opulente, qu’une ressemblance vague avait fait prendre pour l’ingénieur. D’ailleurs, des gens arrivaient sans cesse. Il y eut bientôt une foule compacte piétinant dans la partie réservée au public. On se glissait le long des couloirs latéraux, on s’évertuait à s’approcher du prétoire, de la barre surtout

À midi et demi, un vieil avocat, chargé de sa serviette, entra et bouscula un peu les gens pour se frayer un passage. Il était grand, d’une puissante stature, avec de larges favoris blancs autour de son fin visage. C’était Fabrezan : les dames se le nommèrent ; il y eut un frémissement. Il alla s’asseoir lourdement derrière l’orateur qui parlait à cette minute. Tous les yeux s’attachèrent à lui. On vit ensuite arriver une avocate en qui les profanes crurent reconnaître madame Vélines. Mais on se trompait : celle-là ne plaidait jamais ; on ne la voyait au Palais qu’aux jours de galas judiciaires C’était madame Debreynes, une femme du monde chez qui c’avait été un caprice, un genre, que de faire son droit et de prêter serment, pour le plaisir de porter la robe en public, d’avoir son portrait dans les journaux, d’appeler Ternisien « mon cher confrère ». Elle en était encore à jouir du petit mouvement de curiosité qui se manifestait dans un auditoire quand elle le traversait avec sa grâce parisienne, nu-tête, la toque à la main, gentiment poseuse, toujours à l’affût, de quelque photographe posté dans la salle.

Mais de nouveau la porte se rouvrit, et il y eut un petit murmure d’admiration. Maurice Servais précédait dans la foule Isabelle Géronce, et cette belle femme, vêtue de lustrine noire, qui s’avançait tranquillement, regardant de droite et de gauche, saluant de la main une amie, souriant à une autre, faisait figure si singulière dans la chambre austère où l’on cherchait la Justice, qu’il y eut un étonnement.

Puis d’autres avocates survinrent : mademoiselle Angély, en violet, suivie de Jeanne de Louvrol et de Marie Morvan ; elles s’assirent au banc des stagiaires, madame Clémentin arriva, de plus en plus assidue au Palais depuis que son mari, rayé de l’Ordre, avait pris un cabinet d’affaires. Et ce fut ensuite madame Martinal, haletante d’avoir couru. De chaque enté de la barre, le banc était occupé : il fallut que plusieurs jeunes avocats se levassent pour céder leur place à ces dames. Derrière le greffier, les chaises des sténographes étaient prises. À la barre, l’avocat de la Compagnie du gaz s’éternisait. Le petit monument gothique de l’horloge marqua une heure. Le battant du tambour fut poussé, là-bas, un groupe d’avocats entra sans qu’on y fit attention. Vélines était parmi eux, et près de lui, petite, très frêle, très pale. Henriette traversa la salle.

D’un coup d œil. Vélines vit l’affluence, la salle bondée, les bancs pleins de bruyantes mondaines, toutes les avocates présentes, et il eut la sensation d’une représentation théâtrale où sa femme allait s’offrir en spectacle. Un trouble le saisit. Il se défiait d’Henriette, de ce menu talent féminin, gracieux, qui par souplesse savait éviter la discussion du fond. Tant qu’elle n’avait défendu que les mineurs, à la correctionnelle, ses petites plaidoiries lui avaient semblé gentilles, faites pour égayer la monotonie des audiences, parfaitement inutiles d’ailleurs devant un tribunal qui instruit lui-même la cause dans son colloque avec le prévenu. Mais plaider ici, devant un tel public, pour une affaire si délicate et contre le bâtonnier !

Alors il eut un remords : celui de ne s’être pas montré plus autoritaire, de n’avoir pas exigé de la jeune femme qu’elle lui expliquât son plan de discours, qu’elle l’élaborât même sous sa dictée. Car, dans son respect infini de la personnalité d’Henriette, il lui avait concédé le droit, qu’elle exigeait, de travailler seule. Quel mari eût-il paru aux yeux de cette épouse d’exception, si subtile, si raffinée, en se faisant brutalement son maître jusque dans leur vie intellectuelle ? Il y avait là sous le front obstiné de cette tendre compagne, un domaine indépendant qui lui était fermé, et. l’aimant avec tant de passion, il en avait parfois un peu de chagrin, car lui se dévoilait à elle, sans une arrière-pensée. À présent n’allait-elle pas être punie de ses réserves ? Et il était obsédé par la crainte qu’elle ne demeurât court à la barre. Cependant, depuis leur retour d’Uriage, en septembre, elle avait bûché comme un homme, passant ses soirées à récrire sans cesse, une fois de plus, sa plaidoirie, — toujours secrètement, d’ailleurs, avec la terreur que son mari ne s’immisçât dans son travail. — Ah ! si seulement lui, Vélines, avait eu la liberté de la diriger, de lui montrer le nœud du procès !… Et il voyait la magnifique défense à présenter dans une affaire aussi brillante.

— Aujourd’hui nous restons debout, dit Servais, en montrant la brochette d’avocates alignée au banc des stagiaires.

— Oui, répondit Vélines, s’efforçant de plaisanter, place aux femmes !

Ils étaient là massés derrière la stalle du substitut, une dizaine de confrères représentant le jeune barreau. André considérait sa femme qui vérifiait l’ordonnance des pièces de son dossier. Elle était si défaite, si tremblante, qu’il en eut pitié. Il se souvenait comment, avant de quitter la maison, elle s’était jetée dans ses bras en avouant qu’elle avait peur. Elle était si fatiguée ! D’ailleurs, il la trouvait mal portante depuis plusieurs semaines, et il ne pouvait lui faire admettre qu’elle était malade C’était l’estomac un peu détraqué, du simple surmenage, disait-elle.

Mademoiselle Angély, se retournant, murmura :

— Tiens, Louise Pernette n’est pas là !

Elle seule manquait parmi toutes les femme de l’Ordre. Maurice Servais rougit. Le beau profil d’Isabelle Géronce, malignement, se tourna vers lui. On disait leur liaison consommée, et qu’on avait aperçu Maurice entrant chez Isabelle, un soir, en l’absence du docteur Géronce. — Mais, à ce moment, l’avocat défendeur s’étant assis, la voix du président s’éleva. Le maussade lever de rideau n’eut pas de conclusion, le jugement était renvoyé à huitaine, et l’huissier appela :

— Affaire Alembert-Marty, attribution d’enfant.

Un murmure de satisfaction courut dans l’auditoire. Deux ou trois avocats sortirent. Henriette tressaillit, étala sa serviette ouverte devant elle. Le président prononça :

— Maître Fabrezan-Castagnac, vous avez la parole.

Aussitôt le bâtonnier fut debout. Appuyé contre la muraille opposée, Vélines voyait sa tête puissante, son encolure énorme se découper sur le jour blanc de la dernière fenêtre. Il se fît un grand silence. La voix grave du vieux maître résonna, vibrante, très retenue ; pourtant le dernier auditeur accoté là-bas, contre le tambour, percevait les moindres syllabes. L’affaire lut exposée en quelques phrases. Un premier jugement de cette chambre, après le prononcé du divorce, ayant attribué à la mère le mineur issu du mariage, le père réclamait aujourd’hui la direction de cet enfant, parvenu à l’âge des études.

Quand Fabrezan plaidait, on sentait le tribunal tout au plaisir de l’entendre, lui, tout au plaisir de son art. Sa massiveté corporelle s’allégeait. Il souriait en parlant. Sa phrase était inégale et souple, courte ou longue à sa fantaisie. Son coup de hardiesse fut de débuter par l’éloge de madame Marty. On l’aurait pris pour l’avocat de la défenderesse. Il la dépeignit magnifiquement, « portant avec noblesse son divorce comme un veuvage digne, austère, monacal… » Puis il vanta son amour maternel, qui épuisait maintenant à lui seul les suprêmes tendresses de ce cœur de femme ; et alors il risqua cette précaution oratoire que, de l’autre côté de la barre, tout à l’heure, on exploiterait ce sentiment passionné de la mère, on dénoncerait l’inhumanité d’un jugement qui retirerait à cette isolée, éprouvée déjà si cruellement, son dernier bonheur.

— Mais, dites-moi, messieurs, ajouta-t-il aussitôt, si cet isolement, madame Marty ne l’a pas délibérément choisi, impérieusement voulu, en réclamant la rupture d’un lien que son mari, au contraire, la suppliait de renouer.

Dès lors, il eut la partie belle. Tout ce début avait été dit doucement, comme sans nulle recherche. Au fond, il connaissait la gamme de tous les effets, et il en jouait avec son habileté de prince de la parole. Maintenant, il quittait la barre, s’avançait sur le tapis bleu du tribunal, à l’aise jusque dans le prétoire même. Sûr de son droit, il avait en lui quelque chose de victorieux qui semble miner d’avance tous les arguments de l’adversaire. « Eh ! non, l’on ne pouvait s’apitoyer sur le sort de la divorcée qui avait elle-même requis le divorce. Et pourquoi l’avait-elle requis ?. » Alors le récit du premier procès lui revenait aux lèvres. Insidieusement, il faisait ressortir l’intraitable sévérité de l’épouse. Et il s’approchait des juges avec cette mimique amusante qui constituait une de ses ressources, pendant que d’une voix assourdie on l’entendait dire, confidentiellement :

— Elle fut orgueilleuse, messieurs, elle fut dure…

Puis la faute du père fut rappelée, atténuée, diminuée, si puérile qu’elle n’apparaissait plus qu’un enfantillage d’homme charmant et léger. Et toute la salle était sans un souffle. Le srénie du vieil homme éclatait dans cette cause sentimentale, plus encore qu’en un procès d’affaires. Lorsque André Vélines jetait les yeux sur le public, il voyait cette masse profonde de visages ton lus, multipliés jusqu’à la porte, jusqu’au groupe de jeunes gens juchés sur le poêle, au fond : tous montraient cette transfiguration qui marque un intérêt brûlant tous avaient le petit frémissement de l’enthousiasme. Fabrezan était un grand artiste. Lui seul existait dans l’audience. Sa personnalité l’emplissait toute. Et Henriette Vélines, assise à son banc de défense, était écrasée, anéantie. Son mari la regarda, et un violent regret le poignit : n’aurait-il pas dû être là, lui, au lieu d’elle, prêt à répondre à l’homme célèbre ?… Et des réfutations lui montaient aux lèvres, abondamment.

Désormais le bâtonnier était tout à son client : il le dépeignit sous les traits d’un savant pensif, à l’esprit réfléchi, au jugement droit, aux décisions sûres. Une défaillance d’un moment ne prouverait jamais contre l’élévation d’un tel caractère. Et les grandes manches de Fabrezan se soulevaient quand il s’écriait :

— Cet homme a expié sa faute en perdant la compagne qu’il aimait. Le tribunal voudra-t-il l’accabler en lui retirant jusqu’à sa paternité ?

Puis il en arrivait au vif du procès :

— Parlons de l’enfant, messieurs, de l’enfant qui doit vous intéresser uniquement, puisque vous ne devez avoir en vue que son seul bien. Il ne s’agit pas de punir terriblement un malheureux père pour une faute anodine. Sommes-nous ici en correctionnelle ? Parlons de l’enfant.

Et il le dit d’une sensibilité féminine, petit homme en formation, malléable encore, attendant l’empreinte virile qui lui manquait. Et le vieux maître, dont l’éloquence devenait intime, touchante, se retournait, faisait un pas vers le public ; sa manche eut une envolée superbe :

— J’en appelle à tous les pères ici présents ! L’heure ne vient-elle pas où l’homme, à son tour, doit au fils dont il est responsable cette nourriture spirituelle, forte, productrice d’énergie, que la mère ne saurait lui donner ?

Et il cita ce fait que, dans une famille, quand le père meurt laissant des fils, le monde profère ce cruel axiome : « Mieux eût valu que ce fût la mère ! »

Quelques chapeaux féministes s’agitaient bien un peu, mais tout l’auditoire sentait que Fabrezan-Castagnac prononçait là un des plus beaux discours de sa vie judiciaire. Sa voix noble de vieillard emplissait l’enceinte, quand il définissait cette paternité parfaite qui crée une seconde fois l’enfant, à l’heure où l’homme le fait vraiment le fils de son esprit. Il y eut une sensation générale de contrariété lorsque le président, brusquement, fit taire l’avocat :

— Maître Fabrezan, vous en avez pour longtemps encore ?

— Vingt minutes environ, monsieur le président.

— Alors, l’audience est suspendue.

Le tribunal sortit. Et ce fut un tumulte : les émotions réprimées jusque-là éclatèrent dans le public pendant que la chambre se vidait. Fabrezan avait coiffé sa toque garnie d’épingles et se bourrait les joues de croquignoles. On vit Henriette Vélines se lever, s’approcher du bâtonnier. Ils échangèrent quelques mots. Elle était blême, éteinte, essoufflée. Lui souriait en s’épongeant le front. En même temps, la figure chafouine de maître Blondel, au nez pointu entre deux houppettes de favoris blancs, s’approcha. Ce furent des salamalecs entre les vieux hommes. Puis avocats et avocates, traversant la salle, gagnèrent celle des Pas-Perdus, se mêlèrent à la cohue. On parlait bas dans chaque groupe. Évidemment, Henriette était l’objet des conversations. On la jugeait en posture désespérée après cette flambée d’éloquence que Fabrezan avait eue là.

— Pauvre petite Vélines ! disait madame Martinal, c’est fou d’avoir accepté une cause pareille !

— Peuh ! si elle voulait gagner, déclarait Isabelle Géronce, ça serait facile : le bonhomme Castagnac est creux comme une courge.

Et l’on ajoutait :

— Où est-elle la petite Vélines ?

Tous les visages affichaient des condoléances. Agacée, Henriette venait de quitter les Pas-Perdus en compagnie de son mari. Ensemble ils allèrent au bureau télégraphique. Il était encombré de robes judiciaires. Elle dut attendre longtemps la communication pour donner, par téléphone, un encouragement à madame Marty. André, debout à côté d’elle, ne lui parlait pas. Appuyé à la fenêtre qui domine la cour de Mai, il tapotait un air aux vitres. Elle avait envie de pleurer ; lui, de l’emporter loin d’ici.

Enfin, dans la cabine téléphonique, un drelin strident retentit. Vélines, au dehors, distinguait la voix assourdie de sa femme et ses phrases coupées :

— C’est vous, Suzanne ?… Ayez confiance en moi : je vous promets tout mon effort… Oui, l’adversaire a presque fini. Avant une demi-heure, ce sera mon tour… Je vous certifie que tout va bien, quoique l’adversaire ait eu beaucoup de talent. Mais moi, en ce moment, c’est vous-même. Oui, oui, et plus que je ne puis vous l’expliquer ici… Plus tard, vous saurez…

À trois heures, l’audience reprit. Ce fut un engouffrement bruyant dans la première chambre. À la porte, deux municipaux exigeaient des cartes. Le temps s’était couvert : les cinq lampes, pareilles à cinq chapeaux lumineux posés sur de minces tiges de cuivre, s’allumèrent au fond du prétoire. La salle s’était métamorphosée en un sanctuaire tiède, recueilli, où l’on venait s’enfermer avec bien-être en cette fin d’après-midi d’automne. Et l’attente d’une émotion nouvelle ajoutait un surcroît à l’aise générale.

Quand tout fut en place. Fabrezan reprit sa plaidoirie au point où il l’avait laissée. Il ouvrit son dossier et obtint le triomphe classique en lisant ses pièces. On entendit le certificat du médecin attestant la bonne santé du jeune Alembert, et la lettre de l’enfant, où celui-ci avouait à un ami : « Je voudrais bien être auprès de papa ! » Et l’avocat dévoila la malice de la mère couvrant cette ligne d’un gros trait d’encre. Plusieurs dames se mouchèrent en sourdine. Henriette, tournée de profil, regardait son vieux maître, et ses traits décelaient une nervosité très vive. Enfin, ce fut la péroraison, dite selon la mode nouvelle qui veut la voix d’autant plus mourante, plus prête à défaillir, que l’effet atteint à plus de puissance.

Et Fabrezan se tut. On n’entendit, dans le silence, que le feuillètement des pièces remises au dossier. Aux derniers bancs, des femmes se levèrent pour apercevoir l’avocate. Leurs chapeaux gênant le public, un murmure éclata : on leur cria de s’asseoir. Et le chignon blond d’Henriette apparut avec ses épaules frêles drapées de noir.

Les dernières ondes de la grande voix célèbre vibraient encore sur l’auditoire, quand la parole fraîche, légèrement haletante, de la délicate jeune femme surprit le public. Elle s’exprimait lentement, cherchant un peu ses mots. L’ampleur de la salle noyant son organe, un nombre restreint de personnes entendirent son début. Il fut ingénieux. Elle y disait qu’au jeu des courses modernes, pour mettre des chevaux de valeurs différentes en état de courir ensemble, il était d’usage de les « handicaper » : on rapprochait du but, les plus faibles, les moins alertes. Aujourd’hui que deux causes étaient aux prises devant le tribunal et que sa cliente avait le terrible désavantage de n’être défendue que par une humble stagiaire, au nom de la Justice, leur commune maîtresse, elle suppliait les juges d’égaliser les chances en laissant un peu en arrière la superbe plaidoirie qu’ils venaient d’entendre… Et cette façon de rendre acceptable l’acte audacieux de parler après le bâtonnier dut paraître charmante, car un frémissement approbatif, presque imperceptible, courut autour d’elle, dépita ceux qui n’avaient pas saisi l’habile préambule. On se bouscula dans le fond de la salle. Un journaliste, le crayon à la main, fît quelque bruit pour s’approcher du banc de la défense. Deux photographes, à droite, élevèrent leur appareil et prirent un instantané de l’avocate. Le premier l’attrapa penchée sur la barre, dans une jolie attitude voulue de modestie ; le second, la prit dressée, son petit doigt en l’air, et découpée de profil sur un fond de confrères groupés contre le mur de gauche.

— Très bien, très bien ! déclara, dans ce même groupe, une voix près de Vélines.

C’était Blondel, l’ennemi des femmes au barreau. Vélines pensait que c’était en effet très bien. D’ailleurs, les idées les plus diverses se heurtaient en lui à mesure que sa femme parlait et l’étonnait davantage.

Elle prononçait maintenant un réquisitoire contre Alembert. Elle avait préparé déjà sa défense dans ce sens-là. Mais, véritable avocate-née, à entendre tout à l’heure dans la bouche de l’adversaire l’apologie du mari coupable, elle avait senti une verve nouvelle jaillir de sa féminité révoltée, et c’était presque d’inspiration qu’elle parlait à cette minute. Les phrases partaient toutes seules. Ce n’était plus le beau français de Fabrezan, qui n’observait jamais plus sa forme qu’à l’instant où il semblait s’exalter le plus et perdre tout sang-froid. La petite Vélines laissait « causer » son émotion ;

« Ah ! l’on voulait innocenter ce mari. Ah ! l’on permettait toutes les infidélités de l’homme, sous prétexte qu’elles n’étaient pas sérieuses !… Mais alors, que deviendrait le cœur des femmes, des nobles femmes pareilles à sa cliente, vouées tout entières à la religion du mariage, à sa pureté, à son intégrité ? Non, non, le tribunal n’aurait pas de blâmable indulgence. Il se souviendrait de son premier jugement. Avant d’attribuer, pour la seconde fois, la garde de l’enfant à l’un des deux époux divorcés, il se demanderait, dans l’intérêt du jeune garçon, lequel serait le plus apte à conduire cette âme nouvelle, du père faible, léger, incapable de garder son serment, soumis au pouvoir de la première courtisane qui passe, ou de la mère impeccable qui, dans les sables mouvants du monde parisien, apparaissait comme une statue de dignité, la mère forte, d’une inflexibilité morale antique, ayant de ses propres mains brisé une chaîne aussi chère, pour n’avoir pu la porter plus longtemps avec honneur !… »

La salle s’obscurcissait. Les quatre coins du plafond s’illuminèrent, et l’on vit ressortir de chaque sombre caisson le dessin d’or des grandes étoiles. Tout le détail du public se discerna comme en plein jour. Beaucoup de personnes étaient entrées encore. Il y avait près de la porte une cohue, au milieu de laquelle brillait le shako à chaînette de cuivre d’un garde municipal. Çà et là, au hasard, dans tout ce monde noir, la tache blanche des rabats indiquait des avocats. Et la frêle jeune femme dressée à la barre tenait toute cette foule immobile, anxieuse.

— Quoi, messieurs, disait-elle, alors qu’entre ces époux désunis un désaccord nouveau s’élève au sujet de l’éducation du fils, vous dénieriez à cette mère admirable le droit de l’emporter ? Pour engager cette procédure, monsieur Alembert s’est fondé sur ce prétexte que la mère négligeait les études de l’enfant. Il n’en est rien, messieurs ; et si ma cliente retarde encore d’une année ou deux le régime de l’externat, je puis prouver, par les cahiers du jeune Alembert, que l’instruction de celui-ci n’en souffre nullement. Au surplus, il y va de la santé de l’enfant. L’externat même expose l’élève de faible complexion à toutes les intempéries, à la contagion de toutes les maladies du jeune âge. Or je vous lirai tout à l’heure le certificat médical, résultant d’un examen rationnel de l’enfant, signé du médecin de la famille ; retenez bien ce point, messieurs, signé du médecin de la famille, et non d’un médecin de hasard… Aussitôt Fabrezan se levait, couvrant de sa basse puissante la voix d’Henriette :

— Pardon, monsieur le président. Je voudrais que vous fissiez remarquer à ma jeune adversaire que la parole d’un médecin de hasard a cent fois plus de poids en l’occurrence, et que mon certificat médical annule parfaitement le sien.

Et l’altercation continua quelques minutes. L’ancien et la débutante se chicanèrent sur cette pointe d’aiguille : la valeur respective de ces deux certificats contraires. Et ils formaient un tableau unique, lui, maître de l’Ordre, majestueux, hautain, sentant le vieux parlement du xviie siècle, elle, gracieuse, se cheveux blonds un peu fous, une flamme aux joues, disputant pied à pied, incarnation de la femme moderne. Le président dut intervenir :

— Maître Fabrezan, laissez parler madame, je vous prie.

Et « madame parla » de nouveau Elle dit les belles qualités de Suzanne Marty, son instruction qui la faisait, pour le moment présent, et quelle que fut l’excellence des professeurs choisis par elle, le meilleur maître de son fils, auquel chacune de ses heures était vouée. Puis, soudain, elle s’arrêta. Depuis quarante minutes elle était debout, parfois exténuée jusqu’à s’appuyer de ses deux mains nerveuses à la planchette de la barre, ce qui avait été son seul geste. Elle demanda un répit, et le président proposa une suspension d’audience ; elle ne voulut point l’accepter. Il offrit de remettre l’affaire à huitaine, mais elle se récria :

— Non, non, monsieur le président, à huitaine je ne pourrais plus.

Ce ne fut qu’une pause de quelques minutes. Elle se redressa d’un effort, reprit la parole, disant qu’elle abrégeait. Et sa plaidoirie dura cependant plus d’une demi-heure encore. Elle argumentait serré A la fantaisie parfois exaltée et bien féminine de sa première partie, succédait une méthode scientifique, et elle déballa un stock d’arrêts de la cour, de jugements du tribunal sur le droit de puissance paternelle en des procès d’attribution d’enfants, et elle ne fit pas grâce d’un attendu. Ce fut souverainement ennuyeux et toutefois étrange. Cette femme si juvénile et si docte, étalant toute cette jurisprudence avec son air de petite fille, passionnait les juges. Fabrezan riait sous cape. Le groupe des avocats, très intéressé, murmura :

— Elle est épatante !

André Vélines éprouvait un malaise. Sans qu’il démêlât au juste pourquoi, il ne lui était pas agréable que sa femme tint en haleine deux cents personnes, aux yeux rivés sur elle des heures durant. Puis il lui en voulait de lui avoir dérobé jusque-là son talent, pour le lui révéler aujourd’hui en même temps qu’à cette foule étrangère. Il la jugeait en faute. Ses confrères venaient lui dire à l’oreille.

— Mon cher, elle est renversante, votre femme !

Il souriait de l’air entendu d’un homme qui a surveillé de près la besogne :

— Oh ! voilà des mois, aussi, qu’elle potasse cette affaire !

S’il n’était pour rien dans ce succès, il lui déplaisait qu’on le sût.

Henriette terminait par un résumé qui fut concis, net jusqu’à la sécheresse, mais qui plut aux juges et que les professionnels apprécièrent. Le silence se fît. La nuit était venue. L’avocate s’assit, défaite, anéantie. La bonne mademoiselle Angély, hors d’elle-même, s’avança, lui broya les mains :

— Quel triomphe ! quel triomphe !

Elle n’en pouvait dire davantage. Vélines, à son tour, se glissa jusque Henriette :

— Mais tu es malade ! Tu es allée au delà de tes forces !… Tu as eu un grand succès, tu sais… Seulement, ce n’est pas un métier de femme…

Elle ne paraissait pas entendre ; elle ne voyait que le tribunal, les trois juges penchés sous la même lampe, celle du président, et chuchotant sans fin. Elle balbutiait, hallucinée :

— Si Suzanne ne garde pas son fils, c’est une honte.

Des murmures s’élevaient dans l’auditoire. L’attente du jugement angoissait tout le monde. Chacun souhaitait que la petite avocate gagnât le procès. Une voix partit, on ne sait d’où, qui porta dans le silence :

— Ça serait une gifle pour le vieux !

La discussion des trois magistrats s’éternisait. Le bâtonnier, cueillant des épingles dans sa toque, attachait des pièces ensemble. Enfin il franchit d’un pas l’intervalle qui le séparait d’Henriette :

— Sacrebleu ! ma petite madame, je ne voudrais pas tous les jours des adversaires de votre trempe.

Elle le considéra ; son visage s’illumina. Cette phrase du vieux maître fut pour elle la première révélation de son succès.

— Vrai ? vrai ?… Je croyais que j’avais été piteuse !

— Nous autres, décréta Fabrezan redevenu grave, nous donnons notre talent, quand nous en avons un peu ; mais les femmes, en plaidant, se donnent elles-mêmes. Leur passion fait leur force.

La salle, surexcitée, retombait à un mutisme fiévreux Bien des cœurs battaient. Les fenêtres découpaient de grands rectangles noirs dans la nuit. Le greffier, d’un côté du tribunal, le procureur de la République, de l’autre, avaient cessé d’écrire, captivés eux-mêmes, anxieux.

Dix minutes encore s’écoulèrent. Henriette soupira longuement, étirant ses bras lassés. Il était exactement cinq heures un quart lorsque la voix du président s’éleva :

Ouï les parties en leurs plaidoiries, etc.

Les attendus furent brefs. La faute du père était rappelée, ainsi que les garanties que donnait l’instruction de la mère pour la direction, au moins provisoire, des études de l’enfant. Toutes les inclusions, une à une, annonçaient le jugement :

Le tribunal, confirmant sa première décision, attribue à madame Marty, épouse divorcée du sieur Alembert, la garde du mineur issu de leur mariage.

Et, lentement, les trois juges se levèrent, disparurent sans bruit dans la nuit. Un long : « Ah ! ah ! » sourd, étouffé, monta de l’auditoire. C’était le soupir d’un contentement général ; deux cents personnes satisfaites après une attente exaspérée, acclamant d’une façon discrète la petite reine de l’audience, l’avocate mystérieuse. Et quand, coiffant sa toque, elle voulut quitter le prétoire, traverser la salle, il y eut un tumulte extraordinaire, une bousculade on voulait la voir de tout près, si rose, si jolie, si tranquille dans son triomphe ! Elle ne pouvait avancer que pas à pas ; Fabrezan dut la précéder pour lui faire la voie libre. Elle arrivait à la porte, quand madame Marcadieu, qui s’était dissimulée dans l’auditoire se précipita pour l’embrasser. Puis, ce fut son père qui vint la féliciter, beaucoup plus ému qu’il ne le laissait paraître ; puis toutes ces dames du barreau.

L’ovation continuait autour d’Henriette : il lui fallut vingt-cinq minutes pour gagner le vestiaire et se dévêtir.

Quand elle se retrouva au bras de son mari, sur la place Dauphine devenue toute noire, elle s’appuya sur lui, très fort :

— Oh ! chéri ! que je suis fatiguée !

— C’est absurde de t’être mise dans un état pareil. Voilà trois jours que tu ne manges plus… et avant une telle séance !… Vas-tu enfin voir un médecin ?

Elle secoua la tête, et, riant glorieusement :

— Un médecin serait inutile, je connais mon mal ; cher André, il est aujourd’hui sans remède, mais dans huit mois d’ici je serai guérie

Il eut un brusque sursaut de joie :

— Henriette ! Henriette !… tu es enceinte !… Comment ! cela non plus, tu ne me l’avais pas dit !

Et elle s’expliqua :

« Oh ! elle était bien heureuse d’avoir un bébé ; mais, avant tout, il fallait terminer cette affaire Marty. S’il l’avait vue souffrante, il l’aurait empêchée d’aller à l’audience aujourd’hui. Et, de fait, c’avait été un tour de force… »

Aussitôt il eut vers elle un élan d’indicible tendresse, sans arrière-pensée désormais, et là, dans la nuit, il l’enlaça, en murmurant avec l’ingénuité brutale de l’homme :

— Alors, tu ne plaideras plus !

TROISIÈME PARTIE

I

Chaque hiver, au jour anniversaire de sa prestation de serment, mademoiselle Angély réunissait toutes les femmes du barreau dans son petit appartement de la rue Chanoinesse. Comme elle n’avait pas de salon, elle les recevait dans son cabinet de travail, c’était une pièce exiguë, communiquant avec la salle à manger plus spacieuse par une porte à quatre vantaux, qu’on enlevait ce jour-là. Entre quatre et six heures, ces dames buvaient du thé des Indes, cadeau d’une vieille amie anglaise à la maîtresse de maison, accompagné de rôties qu’apportait, sur des assiettes à filets d’or, la petite bonne de quinze ans, jeune reprise de justice, toujours choisie par mademoiselle Angély dans sa colonie d’Ablon.

La petite bonne changeait souvent de visage. Cinq ou six de ces pauvrettes se succédaient, chaque année, chez l’avocate. L’une, un beau soir, s’éclipsait, entraînée par la nostalgie de la rue. L’autre se donnait de telles indigestions de sucre et de confiture en l’absence de sa maîtresse qu’on devait la renvoyer à la colonie. Une troisième mettait la main sur la bourse : plusieurs centaines de francs disparaissaient ainsi, tous les ans, de la maison au budget déjà si mince. Mais, avec son sublime entêtement d’apôtre, mademoiselle Angély retournait sans découragement à ce qu’elle appelait sa clinique, pour y choisir une nouvelle petite servante. Sa croyance en la régénération de ces enfants vicieuses ne bronchait pas. Les pires désillusions laissaient sa foi intacte.

Elle habitait l’une de ces maisons vétustés et noires, dont la façade légèrement cintrée participe à la courbe de la rue archaïque. Une porte monumentale restait ouverte, toute la journée, pour un commerce de menuiserie établi dans la cour. À chaque étage, cinq immenses fenêtres du xviiie siècle s’alignaient avec leurs persiennes tombantes. Par les deux bouts, la rue tournait. De-ci, de-là, une échoppe à petits carreaux s’allumait dans le crépuscule hâtif de novembre. Le long des murs, un chat fuyait sur la pointe des pattes, craignant la boue du pavé. D’un atelier venait le ronflement d’un tour. À gauche, les maisons se creusaient, à droite elles se renflaient, avec des balcons rouilles proéminents. C’était le vieux Paris, mourant de nos jours dans la Cité, après en avoir fait son berceau. Et des commis aux fenêtres des rez-de-chaussée, s’étonnaient de voir passer, ce soir, tant de belles dames.

À quatre heures un quart, Louise Pernette et Henriette Vélines manquaient seules à la réunion des avocates. Dans le cabinet de travail au mobilier d’acajou datant de la Restauration, trois simples lampes à pétrole éclairaient crûment, sous leurs abat-jour en papier, les sombres toilettes de ville des visiteuses. Mademoiselle Angély, dont les cinquante ans s’alourdissaient, gardait auprès de la cheminée son fauteuil à chimères. Accoudée à l’autre angle, la jupe de drap collée aux hanches, le chapeau hardi, le geste tranchant, madame Surgères, la vaillante féministe dissertait d’un ton de conférencier. Madame Martinal, à qui la maîtresse de maison vouait une particulière tendresse, demeurait debout près de celle-ci. Sous un feutre d’homme, ses cheveux bruns débordaient. Un peu subjuguées par l’éloquence batailleuse de leur aînée, les deux timides stagiaires, Jeanne de Louvrol et Marie Morvan, assises côte à côte, face au feu, l’admiraient en silence ; elles conservaient, après dix-huit mois de stage et de Palais, leur air gamin de pensionnaires, tandis que, toute droite devant le guéridon du thé, la belle Géronce, taillée en statue, avec ses sourcils peints et sa joue finement poudrée, tenait tête à la féministe, l’appelait « ma petite Surgères » et ne se gênait pas pour lui décocher la riposte. Dans ce milieu actif du barreau, madame Debreynes, l’avocate amateur, était dépaysée. Sans rien dire, elle écoutait causer, clignant ses jolis yeux de myope. Elle avait choisi une chaise à l’écart, et madame Clémentin, maigre et bilieuse plus que jamais, avec sa jaquette étroite qui semblait serrer un corps d’enfant, l’avait rejointe, affectant, parmi ces dames, plus d’assurance qu’elle n’en pouvait avoir depuis que son mari avait été rayé de l’Ordre.

Le récent succès d’Henriette Vélines occupait alors tout le monde du Palais. Les hommes eux-mêmes admettaient ce jeune talent féminin, — les hommes qui, depuis l’intrusion des femmes au barreau, polis, courtois ou galants, ne les avaient jamais prises au sérieux. — Toutes les avocates éprouvaient de cette admiration un singulier malaise ; mais Isabelle Géronce, accoutumée à régner par sa beauté, même à la barre, avait ressenti plus qu’une autre la morsure de la jalousie. Aussi, madame Surgères l’agaçait-elle sourdement, à ne voir, en pure idéologiste, qu’un triomphe du parti dans la victoire d’Henriette. La féministe affirmait, en effet, que cette petite Vélines avait, ce jour-là, servi la cause mieux que n’importe qui.

— Mais, ma chère, répondait madame Géronce, en passionnée que la fidélité à ses idées n’embarrassait guère, le succès de la petite Vélines ? il se retourne contre le féminisme, tout simplement. Savez-vous ce qu’il prouve ? Il prouve que lorsqu’une de nous parle un peu proprement, le monde judiciaire reste bouche bée. Cet étonnement n’est pas à l’honneur du sexe, avouez-le !… André Vélines est bien supérieur à sa femme. Je l’ai admiré plus d’une fois, et je vous garantis que, plaidant pour madame Marty, il n’aurait peut-être pas tenu la barre aussi longtemps que notre jeune amie, mais, avec moins de délayage, il aurait servi des arguments plus substantiels. Cependant personne n’en aurait témoigné de surprise ; personne n’aurait songé à s’en émerveiller… Tout cela pour en venir à ceci : Vélines est un garçon très fort, on estime la chose toute naturelle, sa femme a prononcé une plaidoirie assez présentable, mais fignolée pendant six mois et plus riche de forme que de fond cela devient du délire. Un homme aurait parlé comme elle, nul n’y aurait pris garde.

Alors toutes se récrièrent et protestèrent à la fois. Madame Surgères, reprochan’ce « lâchage » à son amie si féministe naguère, proclamait que le talent d’Henriette égalait pour le moins celui de Vélines. Mademoiselle Angély, au contraire, trouvait à chacun des deux époux des dons différents, restituait la force au mari, mais accordait à leur jeune confrère une délicatesse pénétrante, qualité bien féminine, à son sens. Madame Debreyne, en femme du monde, que la réussite d’une avocate ne pouvait toucher, louait Henriette sans réserve. Riant jaune, madame Clémentin, avec le tic de reboutonner sa jaquette, déclarait cette discussion fort amusante. Les petites stagiaires murmuraient :

— Merci ! plaider pour être jugée comme çà la première fois qu’on s’en tire à peu près…

Madame Martinal ne desserrait pas les lèvres. Elle écoutait, pesait les raisons de chacune, et, souverainement loyale avec elle-même, tâchait d’analyser les sentiments multiples que la dispute lui inspirait. Puis, à mi-voix, pour que mademoiselle Angély seule entendît son aveu :

— Eh bien ! Géronce a sans doute raison : ce ne sera peut-être jamais qu’un beau talent de femme ; n’empêche qu’Henriette l’emporte sur nous toutes. Je l’ai bien senti, allez, rien qu’à l’humeur qui me venait en l’écoutant Elle nous dépasse : si ennuyeuse que soit la constatation il faut la faire, et c’est vrai que j’ai envié sa verve, son invention, son assurance… Je l’ai enviée, et, si c’est vilain, c’est bien naturel. Henriette est riche, et, dans notre rivalité, c’est mon gagne-pain qui est l’enjeu. Je suis honteuse de ne pas m’être réjouie davantage de son succès. Elle est charmante, pourtant, et je l’aime bien.

— Taisez-vous donc, ma petite Martinal, souffiait mademoiselle Angély : vous, jalouse ? Les autres, oui : mais vous, jamais !

Cependant, comme toutes ces dames, hypnotisées par l’affaire Alembert-Marty qui leur avait fait une profonde impression, y revenaient sans cesse, on en arriva bientôt à l’essentiel dp cette affaire, à l’attribution de l’enfant. Madame Martinal alors, se mêlant à la conversation générale, rapporta ce qu’un secrétaire de Fabrezan lui avait appris de l’ingénieur. La perte de son procès l’avait accablé. On disait que, prévoyant une issue tout autre, il avait déjà meublé, dans son appartement de garçon, boulevard de la Madeleine, une chambre pour son fils, et qu’à chaque visite réglementaire il conduisait le petit dans cette pièce et l’y installait, jouant la comédie de l’avoir là, à lui définitivement, jusqu’au coup de sonnette de six heures qui donnait le signal de la séparation. — Et madame Martinal trouvait tous ces détails navrants. À son avis, la mère était vraiment par trop impitoyable.

— Voudriez-vous, s’écria madame Surgères que la mère, par bonté dame, se privât de son fils au profit de ce mari indigne ?

La jeune veuve s’expliqua :

« Non !… Il fallait remonter en arrière, jusqu’au divorce stupide qui avait brisé cet heureux ménage, sans raison sérieuse. »

— Sans raison sérieuse ! reprenait la féministe. Comptez-vous pour rien l’adultère du mari ? Il me semble que c’est là une raison suffisante. Trop longtemps les femmes ont supporté en silence l’offense de l’infidélité masculine, et, pour une fois qu’une d’entre elles enfin se révolte et impose à la faute de l’homme le même châtiment que l’homme avait inventé contre le péché féminin, faut-il qu’on jette la pierre à cette courageuse, à cette vaillante qui met en même ligne l’infidélité des deux conjoints, et pratique la répudiation du mari ?

On se tut. Mademoiselle Angély, se penchant sur le bras de son fauteuil, empoigna les pincettes et tisonna. Cette question de l’unité de morale pour les deux sexes touchait toutes ces intellectuelles férues de droit, de philosophie, de raisonnement. Une vieille indulgence était incrustée dans les mœurs bourgeoises pour la polygamie clandestine de l’homme. Chacune ici subissait cette influence atavique : les plus hardies s’insurgeaient contre elle ; les autres ne savaient au nom de quoi s’y soustraire, alors que le christianisme, source de notre loi morale, édicté les mêmes obligations de constance au mari qu’à l’épouse.

— Moi, déclara Jeanne de Louvrol, qui fit rire tout le monde, je trouve qu’un homme peut faire ça et rester un brave homme, tandis qu’une femme… eh bien, elle baisse dans mon estime !

Elle rougit, en petite fille décidée qui ne se résout pas encore à donner toute sa mesure, et qui n’ose guère faire montre de ce que promet son jeune esprit. Mais Isabelle Géronce, dont la coquetterie et les histoires sentimentales étaient bien connues, sans qu’elle s’en doutât, répliqua d’un air digne :

— Surgères, cette fois, a raison. Puisque l’homme prononce les mêmes serments que la femme, pourquoi n’y serait-il pas assujetti comme elle ? On dit que l’adultère de la femme a des conséquences désastreuses pour le foyer, puisqu’il peut y introduire un rejeton étranger. Mais, à priori, le père qui se crée hors du foyer des obligations paternelles, ou qui compromet simplement le bien-être de sa famille légitime et l’avenir de ses enfants pour satisfaire un caprice, faut-il l’innocenter ?

— Parbleu ! s’écria madame Clémentin, dont le vulgaire esprit avait été frappé de cet argument pécuniaire.

Mademoiselle Angély posa doucement les pincettes près des chenets, et, de son beau contralto un peu éteint, articula :

— Quand on cherche une règle de vie pour les femmes, il n’y a pas tant à s’inquiéter de leurs droits qu’à déterminer leurs devoirs ; les féministes devraient bien y songer, ma bonne madame Surgères. À quoi vous sert d’énumérer aux épouses les égards qui leur sont dus ? À quoi bon leur démontrer quelle grave injure elles reçoivent du fait de l’infidélité maritale ? Vous savez bien que les hommes tromperont toujours les femmes plus qu’ils ne seront trompés par elles, car ils sont les plus sensuels. Alors, ne vaudrait-il pas mieux considérer la vie conjugale au point de vue de l’enfant, qui est l’être le plus intéressant de la trinité familiale ? Je ne connais les malheureux époux dont il s’agit que par les plaidoiries de l’autre jour, mais j’imagine le sort du petit garçon que s’arrachent cet homme et cette femme. À l’âge où l’affectivité s’éveille au contact des tendresses paternelles et maternelles, il a vu ses parents subir le pire orage sentimental. Ces gens, en brisant leur chaîne, ont aussi brisé l’âme de leur fils. Qui saura jamais si ses secrètes préférences étaient d’accord avec la décision des tribunaux qui l’ont confié à sa mère ? Et si ce pauvre enfant regrettait, par hasard, la présence de son père, concevez-vous quel serait, dans un cœur d’une délicatesse précoce, le chagrin muet qu’un instinct l’obligerait à ne jamais avouer ? À d’autres de délibérer sur les droits de la mère offensée ; moi, j’estime que son devoir était de pardonner pour sauvegarder, avant son prétendu honneur, l’atmosphère de tranquillité spirituelle où doit croître un enfant. À mon sens, la véritable dignité pour une femme, c’est avant tout de s’oublier pour l’être qu’elle a appelé à la vie.

On avait écouté en silence la vieille fille qui, à force de charité, d’abnégation et d’idéal, s’était créée, elle aussi, en se dévouant à tous les enfants déshérités, une maternité magnifique, maternité qui la faisait respecter comme si des milliers de mères vivaient en elle. Mais elle n’avait pas achevé, tirant encore sur ses hanches les basques de son éternelle robe violette, que madame Surgères, emportée par la combativité de son tempérament, partait en guerre contre les idées rétrogrades qui ont fait jusqu’ici, sous la férule du devoir, l’asservissement des épouses Elle dit la créature diminuée qu’était devenue la femme, sous prétexte de mariage et de procréation. Et, pour affermir sa thèse, elle cita la déclaration d’une féministe militante :

« Non, la femme ne se doit ni à son mari, ni à ses enfants, parce que chacun de nous ne se doit qu’à lui-même. L’individu est fin en soi et ne peut être considéré comme le moyen d’un autre individu. Dans une société comme je la comprends, l’amour et la maternité seront un épisode dans la vie des femmes, ils ne seront, plus son histoire… »

Alors la tranquille Martinal, qui n’aimait point à discuter, mais conservait pourtant son franc parler, partit d’un bel éclat de rire Puis aussitôt :

— Pardon, chère madame Surgères, mais vous savez, je ne puis pas être féministe et vos orgueilleux aphorismes me semblent si drôles quand je pense à mes trois petits chéris, ma joie, ma vie, toute mon histoire !… Vous appelez cela un épisode, vous autres ?… Mais, tout de même, selon vous, qui sera responsable de ces petits êtres impuissants et débiles, sinon celle qui les a mis au monde sans qu’ils l’aient voulu ?

Elles allaient s’échauffer, lorsqu’on entra dans la salle à manger. Deux nouvelles venues la traversèrent, qui allaient faire diversion. C’étaient Louise Pernette et Henriette Vélines. Un murmure flatteur accueillit cette dernière, la jeune célébrité du jour.

Elle arrivait toute moite de l’humidité du soir, des gouttes d’eau à sa voilette, ses beaux cheveux blonds luisant comme de la soie sous son grand chapeau noir. Elle était jolie et rieuse ; elle émettait depuis son succès un rayonnement de gloire, et l’on éprouvait devant elle le mystérieux attrait du talent. Toutes l’entourèrent. Seule mademoiselle Angély s’occupa de Louise Pernette, qu’elle savait triste. Elle la prit à part, lui dit quelques mots : un secret était entre elles. Isabelle Géronce fut superbe d’aplomb devant la petite stagiaire. On la vit quitter madame Vélines au plein d’une causerie très animée, et, dans sa toilette somptueuse, toute bruissante des menus affiquets d’or et de pierreries que veut la mode, venir à la simple Louise vêtue de lainage bleu. Elle lui serra la main, lui tapota familièrement l’épaule, disant :

— Eh bien ! plaidons-nous bientôt ?… Voilà longtemps qu’on n’a pas entendu cette jeune fille-là !

Louise s’efforça de faire bonne mine, mais elle était très pâle en répondant :

— Le dommage n’est pas grand, madame.

À ce moment, des « ah ! » de surprise, des exclamations d’enthousiasme, partirent du groupe qui fêtait Henriette. Dans sa fierté de jeune femme, elle venait de livrer la nouvelle imprévue, de parler du bébé qu’elle espérait. Et à l’explosion de joie, d’étonnement, de congratulations qui suivit, on aurait cru à un prodige. À la vérité, l’événement n’était point dépourvu de signification dans ce milieu de femmes « cérébrales ». L’une d’elles allait joindre au triomphe de sa profession masculine l’orgueil héréditaire de la maternité. Le sort comblait cette charmante Henriette en ajoutant pour elle à tous les apanages nouveaux récemment conquis par son sexe, l’éternel honneur de la femme : l’enfantement. C’était comme la justification de leur audace intellectuelle, à toutes. Déjà les grâces maternelles embellissaient Henriette. Sa gaieté avait un arrière-fonds de songerie ; toujours le souvenir de l’être éclos en elle lui revenait. Sa santé s’était altérée, et, sereinement, elle se voyait s’affaiblir avec cette générosité sans mesure de la mère qui se sent donner la vie.

La petite servante, une grosse enfant blonde de seize ans, apporta le thé sur un plateau japonais. Louise Pernette la reconnut pour l’avoir défendue, six mois auparavant, à la huitième chambre, où elle passait en jugement pour vagabondage. Le tribunal l’avait acquittée comme ayant agi sans discernement et l’avait confiée jusqu’à sa majorité à la colonie d’Ablon, d’où mademoiselle Angély venait de la retirer depuis huit jours, séduite par son regard loyal et ses bonnes notes… Ces dames durent subir la présentation de la petite prostituée. On devinait de quelle affection inspirée mademoiselle Angély chérissait cette naufragée sauvée de la boue parisienne.

— Vois-tu, Palmyre, disait-elle avec cette autorité qui s’alliait étrangement chez elle à toutes les faiblesses de la bonté, vois-tu, Palmyre, ces dames sont des avocates qui s’occupent de pauvres petites filles comme toi. Elles sont bien contentes, aujourd’hui, de te voir sage. Allons, remercie encore mademoiselle Pernette, qui a été si bonne pour toi !

Palmyre, intimidée, fit la sotte. Au banc des prévenus, elle avait naguère vertement répondu au président qui l’interrogeait ; même elle avait eu, quand les gardes l’emmenaient, l’invective classique à l’adresse du tribunal. Mais, dans ce salon, devant ces femmes du monde, embarrassée de ses mains qu’elle venait de libérer du plateau japonais, elle se cacha le nez dans sa manche, fondit en pleurs, puis se sauva vers la cuisine.

— Ah ! murmura mademoiselle Angély en regardant fixement Louise Pernette, la moisson est mûre : nous avons besoin d’ouvriers.

Louise baissa la tête, les yeux brillants de larmes. La présence de madame Géronce, dont elle n’ignorait pas l’empire sur son fiancé, mettait la jeune fille au supplice. Il y avait sous son attitude fière le plus affreux découragement. Elle faisait avec son amie Vélines, heureuse, aimée, fêtée, un contraste navrant. C’était la fille d’un officier sans fortune, en garnison dans l’Est. Quatre ans plus tôt, elle était venue bravement, toute seule, faire son droit à Paris. Elle aussi avait connu tous les rêves, ceux de l’amour et ceux de la gloire. Mais aujourd’hui son ami la trahissait. Sa timidité d’enfant à la fois volontaire et craintive la desservait dans son métier. Elle était d’une belle intelligence, posée, raisonneuse et droite. Peu de stagiaires possédaient comme elle leur code, et elle comptait, pour l’esprit, parmi l’élite de sa colonne. Néanmoins elle ne réussissait pas, et l’échec du procès Leroy-Mathalin, qu’elle venait de perdre à la cour, lui avait enlevé ses dernières énergies. Mademoiselle Angély, sa confidente, qui connaissait sa lassitude et ses velléités d’abandonner la carrière, la travaillait depuis quelques jours. Elle reprit, avec son extraordinaire ascendant :

— Des adolescents se noient dans le vice, les mains ne se tendent pas vers eux « Les petits enfants ont demandé du pain, et il n’y eut personne pour le leur rompre », dit l’Écriture.

Elle parlait très bas, mystérieusement, pour Louise seule. Mais, voyant que leur grande confrère disait quelque chose, toutes Jes autres se turent pour l’entendre. Elle avait le visage couperose des blondes qui furent trop fraîches, trop délicates. Ses cheveux, sans couleur maintenant, se partageaient sur sa tête en deux bandeaux ondulés, à la mode d’il y a trente ans. Et dans ce visage de vieille femme deux yeux clairs, d’une expression singulièrement douce, mettaient une impérissable beauté. Elle se leva, et dit alors tout simplement :

— Buvons le thé chaud, mes enfants.

Et elle les servit dans les tasses que ces dames se distribuaient. Toutes étaient debout, leur soucoupe à la main, entourant le guéridon ; mademoiselle Angély s’évertuait à étendre le beurre sur les rôties. Henriette attendrie, l’observait, si franche, si empressée dans sa réception affectueuse, mettant une intention de bonté dans le geste le plus banal. Cependant mademoiselle Angély, préparant toujours de nouvelles tartines, poursuivait son idée :

— Oui, mesdames ; il en est une parmi vous que je ne nommerai pas, et qui me cause bien de la peine : elle n’aime plus notre profession et voudrait la quitter.

Toutes s’avisèrent qu’il s’agissait d’une des petites stagiaires ; et l’on regarda Marie Morvan, à propos de qui des bruits de retraite avaient déjà couru. Elle avait de belles dents gourmandes sous lesquelles craquait le pain croustillant, et un air de parfait détachement qui suffit à confirmer la supposition. Mademoiselle Angély continua :

— N’est-ce pas un péché qu’une jeune femme investie de la plus noble fonction qui soit, le droit de défense, la dédaigne et s’y dérobe ? Il y a par le monde des milliers de femmes intelligentes et oisives que tue le désœuvrement, le sens de leur inutilité, et qui pourraient envier cette pauvre robe d’étamine noire, grâce à laquelle vous faites tant de bien. Car faire le bien, il n’y a que cela de bon, n’est-ce pas ? Si vous vous êtes livrées toutes à de très dures études, si vous avez conquis tant de parchemins, si vous avez revendiqué le privilège de remplir la plus haute mission sociale aussi bien que les hommes, ce n’était assurément pas pour leur faire la nique, une fois installées dans les prétoires, au même banc qu’eux. Égaler les hommes, faire assaut avec eux de cérébralité, de force, de puissance, comme c’est puéril ! comme c’est sot ! Nous ne les surpasserons jamais : nous sommes des créatures très différentes ; des auxiliaires inventées, en somme, pour être, avant tout, les protectrices de l’enfant, de ce petit être que l’homme procrée et dont, après, il se désintéresse un peu… Ce qui est vrai dans la famille l’est dans la société… Aucune femme ne peut être indifférente à l’enfance, chacune doit se sentir la tutrice du premier enfant venu. Qu’est-ce donc si cet enfant subit la pire misère, celle du vice ! Vous autres, vous avez tant de moyens d’exercer votre emprise sur ces petits malheureux : les séjours aux prisons, les entretiens au parquet, l’intimité que crée l’instruction entre le jeune coupable et l’avocat. Vous le possédez peu à peu. Le jour de son procès, devant le tribunal qui l’atterre, vous représentez pour lui une force presque divine, et je ne sais rien de plus poignant que l’appel muet lancé par les yeux angoissés du petit prévenu à celui qui va le défendre. On me dira que ces messieurs sont bien dévoués ; c’est vrai : beaucoup sont admirables parmi nos stagiaires. Mais ils n’ont pas le sens maternel, ils n’ont pas le pouvoir secret, ils n’ont pas le mystère… S’ils défendent une belle fille inculpée de vagabondage, le public pense mille choses vilaines, et nous n’ignorons pas comment à Saint-Lazare les détenues se montent la tête à propos des plus jolis garçons du barreau… Seulement, voilà, les femmes nous manquent. Chaque lundi, des vingtaines d’enfants défilent à la huitième chambre. Combien y a-t-il de femmes pour s’occuper d’eux ? Certains n’ont pas même de défenseur. Les bras manquent à la moisson !… Et encore il en est parmi vous qui désertent…

Madame Martinal, qui ne plaidait guère d’office, crut sentir un reproche et se défendit :

— Chère mademoiselle Angély, vous êtes une apôtre et vous nous voudriez toutes taillées à la mesure de votre idéal. Il faut bien le confesser, quand je suis entrée dans l’Ordre, je n’ai pas regardé si loin, je n’ai pas cherché un beau rôle » je ne me suis guère soucié d’enfants à régénérer. Des enfants, j’en connaissais trois : les mien !… Ils étaient sans ressources, sans soutien, et moi, je n’étais qu’une pauvre petite femme bien malheureuse cherchant à gagner sa vie. Pour nourrir mes petits, j’aurais vendu des pommes. Je savais un peu de droit : j’ai essayé de vendre le peu de droit que je savais, voilà tout. Mes chéris grandissent ; maintenant j’arrive à les faire vivre modestement ; je ne suis pas héroïque, c’est vrai, mon œuvre est minime ; j’élève humblement mes trois petits hommes ; mais, pour mes faibles épaules, je trouve déjà que c’est assez.

Alors madame Surgères protesta : « Non, non, ce n’était pas assez !… » Et, sa soucoupe d’une main, l’index de l’autre passé dans l’anse de sa tasse, elle donna tort à madame Martinal comme à mademoiselle Angély : « Il ne suffisait pas de s’en tenir aux siens, comme de jolis oiseaux sans pensée qui, dans toute une forêt, n’ont de regard que pour l’arbre où se suspend leur nid… » Et elle parla de solidarité, d’émancipation féminine, de lutte contre le joug masculin. « Eh ! oui, certainement, si. naguère, elle avait fait campagne pour l’admission des femmes au barreau, c’était une campagne dirigée contre l’homme, entreprise dans un esprit militant, pour faire admettre l’égalité des sexes, pour établir une justice en faveur des femmes, mais surtout pour leur fournir des armes contre leur antique tyran.

— Si je suis avocate, moi, dit Henriette Vélines dès qu’elle put placer un mot après la mercuriale féministe, je le dois à de multiples causes déterminantes, et j’emprunte un peu à chacune de vos trois théories. Celle de madame Surgères d’abord m’avait séduite par son orgueil, et il ne m’a point déplu, à dix-huit ans, en choisissant un métier d’homme, d’attester la supériorité de mon jeune cerveau ; plus tard, l’idéal de mademoiselle Angély m’a prise, à son tour, et j’ai rêvé de me dépenser pour l’enfance coupable Puis, peu à peu l’exercice du métier a fait de moi une vraie professionnelle, et il m’est très agréable, à présent, de recevoir ce par quoi le client veut bien m’exprimer sa reconnaissance.

Elle était si tranquille, si pondérée, en exprimant là un sentiment vrai et général, que sa confession ne frappa personne Isabelle Géronce l’interrompit en déclarant que l’avocate ne devait être avocate que pour défendre la femme contre l’homme.

— Ah ! s’écria en riant madame Martinal, quand un homme m’apporte une cause avantageuse, je trouverais bien fou de ne pas l’accepter. Je ne vous suis pas dans votre guerre, chères amies.

Puis se ravisant :

— Mais il faut cependant qu’il y ait des guerrières comme vous pour creuser la trouée aux autres. Vous êtes promptes à l’exagération généreuse, et parfois vos théories extrêmes me mettent en gaîté. Vous ne reculez pas, vous autres féministes, devant l’absolu, et chez vous on ignore la modération des idées. Mais grâce à cette disposition, vous agissez. Vos principes s’établissent ; et les femmes simples et pratiques comme moi, qui ne demandent que leur place au soleil, la trouvent un beau jour faite par vous, conquise par vous, les audacieuses, les exaltées.

Et elle mit tout le monde d’accord par son calme bon sens, sa douceur vaillante envers la vie, envers les personnes. Dans la cheminée, mademoiselle Angély avait jeté elle-même de nouvelles bûches. Les trois lampes, à la longue, répandaient une tiédeur dans la pièce, où flottait encore l’arôme exotique du thé indien. Et c’était un tableau vraiment neuf que cette réunion de femmes, à l’esprit dégagé de toute frivolité, qui étudiaient consciencieusement les plus modernes des problèmes sociaux, avec autant de simplicité que leurs mères en eussent mis à raconter leurs toilettes.

Il y avait néanmoins, derrière le guéridon, la gentille madame Debreynes, très curieuse des potins du Palais, où elle n’allait presque jamais, qui se régalait aux histoires des deux petites stagiaires. Celles-là ne traînaient point, chaque jour, de midi à quatre heures d’une audience à une autre, sans saisir, avec leur subtilité de Parisiennes railleuses, les moindres ridicules du monde judiciaire, et, ravies d’en savoir plus long que leur aînée, elles chargeaient ferme contre la magistrature. Comme elles l’expliquaient à leur confrère, il existait trois catégories de juges : ceux du passé, ceux du présent, ceux de l’avenir. Monsieur le président Erambourg, qu’elles qualifiaient de féroce, représentait l’ancien régime. Par lui, à la cour, les peines prononcées en première instance étaient infailliblement doublées.

— Oui, s’écriait avec une flamme dans les yeux Jeanne de Louvrol, qui avait à tout le moins de l’avocate cette aveugle et large indulgence pour tous les coupables, le vrai criminel c’est ce vilain bonhomme à visage de cire, confortablement assis dans son fauteuil, qui, ne voulant entendre ni plaidoirie ni débats, se contente d’appliquer méthodiquement son principe : surenchérir après le tribunal, saler, saler, saler !…

Et Marie Morvan raconta comment, la semaine passée, Maurice Servais, qui défendait en appel, devant Erambourg, un pauvre garçon condamné à quatre mois en première instance, avait vu l’emprisonnement porté à huit mois selon la coutume ; vainement il avait déployé un véritable talent pour démontrer qu’une détention de trois mois seulement, après cette faute unique, eût laissé le coupable profiter d’une situation offerte, dans ce délai, à l’étranger, où il se fût réhabilité.

Au nom de Maurice. Louise Pernette, qui se contentait jusqu’alors d’écouter en cachant de son mieux sa mélancolie, se rapprocha. Toutes trois s’accordèrent alors pour louer certains procureurs de la République qui bouleversaient tout le vieil appareil de la Justice en se faisant les meilleurs collaborateurs de la défense. Un vent de mansuétude et d’humanitarisme soufflant à ce moment-là dans les hautes sphères politiques, on devinait, dans leurs réquisitoires au rebours, comme l’influence d’un mot d’ordre, une intention de sérénité philosophique et presque un empiétement sur le rôle de l’avocat. C’était bien là, selon les trois jeunes filles, l’idéal judiciaire de l’avenir : le règne de la Bonté le crime doucement admonesté plutôt que puni… Et, comme leurs propos s’échauffaient, les six autres dames, attirées par le sujet même de la conversation, rejoignirent, une à une, curieusement, le petit groupe qui pérorait derrière la table à thé. Madame Surgères, ayant entendu les derniers mots, s’écria :

— Tiens ! nous ne sommes plus des barbares. La persistance du droit de châtier est un déshonneur pour notre société. Ah ! je rêve d’un Palais de Justice nouveau, où les juges seraient des pontifes pitoyables se penchant vers les criminels avec la douceur que donne la vertu.

— Des criminels ?… Y a-t-il des criminels ? se demanda tout haut Henriette Vélines, qui donnait, elle aussi, dans les idées modernes, séduite par toutes les tendresses humaines. Pour moi, je pense qu’il y a seulement des malades. On ne châtie pas les malades : on les soigne. Un juge devrait être un médecin.

Mais mademoiselle Angély, avec la clairvoyance de sa sérénité rectifia l’idée :

— Non. Non ! dès lors qu’on admettait les lois et leur nécessité, il fallait des juges qui fussent des juges ! L’avocat ? oui, celui-ci possédait un autre rôle : à lui de distinguer dans le coupable la maladie morale du vice proprement dit ; à lui de prodiguer les soins d’une hygiène spirituelle…

Et tranquillement, avec sa mystérieuse autorité de vieille femme supérieure, elle affirmait l’utilité du châtiment. Elle alla, non sans quelque lyrisme, jusqu’à rappeler la statue géante qui en est l’allégorie et se dresse, terrible, sur la façade du Palais dominant la place Dauphine. Puis, revenant aux juges, entre le sévère Erambourg et deux ou trois jeunes présidents de chambre plus désinvoltes ou ambitieux que charitables, elle cita M. Marcadieu, le père d’Henriette. Dans ce grand Palais où s’essayaient tant d’efforts différents vers l’équité absolue, celui-Là semblait connaître la juste mesure. Il jugeait sans parti pris, avec un admirable souci de la vérité, avec une dignité si sobre, si discrète, que jamais un journaliste n’avait parlé de lui. Mais le barreau la connaissait si bien, cette attitude parfaite du magistrat, que toutes les avocates présentes, même la fielleuse madame Clémentin, ne purent retenir ce cri laudatif, courant de bouche en bouche :

— Ah ! le président Marcadieu !… si l’on avait toujours affaire à lui !…

Henriette en fut émue aux larmes. Elle souriait, toute épanouie de bonheur. Mais des juges on passait maintenant aux avocats. Les candidatures au bâtonnat commençaient à mettre quelque trouble au sein de l’Ordre. L’ambitieux Lecellier, qui se préparait depuis si longtemps au suprême honneur, paraissait avoir désormais toutes les chances d’être nommé, aux prochaines élections ; et Marie Morvan répétait le mot qui avait fait fortune, le samedi précédent, à la conférence : allusion aux festins fameux où l’illustre candidat cuisinait ses intrigues : « La gastrite de Lecellier sera pour l’année prochaine. »

La petite madame Debreynes ouvrait tout grands ses yeux fins et clignotants :

— Je ne comprends, pas oh ! mais pas du tout !…

Il fallut qu’on lui expliquât le propos. Lecellier, qui n’était pas riche, disait-on, se ruinait à recevoir pour gagner des suffrages. Il était clair qu’une fois bâtonnier il clorait la série de ses grands dîners. La chose s’était déjà vue en pareil cas, et le nouvel élu avait alors prétexté les crises d’une maladie d’estomac. Toujours bien portant et gai, Lecellier, sûr maintenant de la victoire, avait, semblait-il, prévu l’occurrence délicate ; on l’avait entendu plus d’un fois se plaindre de crampes douloureuses à l’épigastre.

Mises en goût de malignité, toutes ces dames apportèrent leur anecdote touchant les grands confrères. Louise Pernette secoua sa tristesse pour rappeler que Blondel, son « président de colonne », du temps qu’il briguait le bâtonnat, amassait autour de lui le plus grand nombre de secrétaires possible, chaque secrétaire représentant une voix. Madame Martinal affirma que Ternisien, colosse de cinquante ans, bien conservé, aux cheveux rouges et au teint frais, commençait déjà de prendre des allures paternes et d’appeler les stagiaires : « mon cher enfant », de peur qu’on ne lui fit attendre trop longtemps le bâtonnat. Jeanne de Louvrol croyait même s’être aperçue qu’il se servait d’eau oxygénée pour décolorer sa chevelure Madame Clémentin, hostile à Fabrezan, à qui son mari devait sa radiation de l’Ordre, osa insinuer que le bâtonnier avait usé, pour se faire élire, de procédés douteux. Elle nomma de jeunes confrères auxquels il aurait mis le marché à la main, achetant leur voix avec des promesses de causes… Mais l’histoire fut jugée de mauvais goût. Un silence l’accueillit, et il y eut un froid dans le cabinet de mademoiselle Angély, qui dit seulement :

— Vous m’étonnez, madame Clémentin.

Ce fut assez. Le ragot était jugé. Personne n’y avait cru. Tout le monde adorait Fabrezan ; et quand, juste à ce moment, Henriette Vélines prit congé, en se disant un peu fatiguée, on s’imagina que, grande admiratrice du bâtonnier, son vieil ami, elle partait en manière de protestation

Dès qu’elle eut disparu, on reparla de Vélines Isabelle Géronce déclara qu’il était déjà décoratif comme un bâtonnier.

— Bâtonnier il sera ! prédit mademoiselle Angély ; il a ce qu’il faut pour cela : la distinction et l’autorité.

— Et le talent, ajouta madame Martinal.

— Oh ! ça, c’est un agent superflu ! dit méchamment madame Clémentin.

Toutes riaient, mais pas une ne doutait que Vélines ne fût un jour le chef de l’Ordre. À trente-quatre ans, il avait déjà brûlé les étapes comme les avocats prédestinés. On l’enviait un peu ; cependant ces dames lui reconnaissaient presque du génie depuis que sa femme avait tant de succès.

Les deux féministes sortirent ensemble. Madame Clémentin se retira ensuite. Puis ce furent les deux petites stagiaires ; enfin madame Debreynes. Il ne resta plus, dans la pièce attiédie par ce long séjour de dix personnes vives et animées, que la maîtresse de maison entre Louise Pernette et madame Martinal.

Alors elles se sentirent en intimité. La jeune veuve parla de ses enfants. L’aîné, qui allait depuis la rentrée à Charlemagne, avait été premier en histoire et géographie. Elle était bien heureuse ; néanmoins elle restait inquiète pour son hiver. Elle n’avait pas grand’chose à faire depuis quelque temps : or elle ne possédait pas seulement trois mille francs d’avance. Si, par hasard, la chance allait tourner, que deviendrait-on dans le pauvre petit appartement du quai de la Mégisserie ?… Et mademoiselle Angély s’essuya furtivement les yeux quand madame Martinal avoua que son grand Pierre, qui atteignait dix ans, s’inquiétait de ses soucis domestiques, demandant chaque soir, quand il revenait du lycée : « As-tu un procès nouveau, maman ?… » Hélas ! voilà bien des jours qu’il fallait dire non. Parfois elle l’entendait pleurer dans son lit, assez avancé déjà pour comprendre les difficultés de leur existence précaire, trop petit pour y penser sans effroi.

— Allez voir le bâtonnier, conseilla mademoiselle Angély.

— Ah bien, oui ! Fabrezan !… pour qu’il me fournisse encore des clientes du genre de madame Faustin, dont je plaide le procès en séparation, de vendredi en huit, à la quatrième chambre… Oh ! un amour de femme, assurément, mais dans une dèche noire, cent fois plus pauvre que moi » puisqu’elle n’a pas de métier pour élever sa fille, et de qui je n’oserais seulement pas accepter dix francs !…

— Justement ! retournez à Fabrezan : il vous doit une cause de millionnaire, à présent !

Madame Martinal sourit et s’en alla, gaîment toujours. Rien n’entamait son courage. Elle avait connu de pires moments. Elle forcerait bien la chance, cette fois encore.

Louise Pernette était demeurée en tête-à-tête avec mademoiselle Angély. Celle-ci, debout devant elle, la contemplait tristement,

— Eh bien. Louise ?

— Mademoiselle ?

— J’ai là une liste de quarante-sept mineurs que m’a communiquée le petit parquet. Vingt-trois n’ont pas encore de défenseurs ; quatre passeront lundi : refuserez-vous de les défendre ?

Louise, les yeux à terre, secouait la tête obstinément :

— C’est fini, répétait-elle, je ne peux plus Je veux m’en aller, quitter Paris…

— Voyons, Louise, encore un effort !… Vous donnerez là comme la substance même de votre âme, sans joie, sans plaisir, pour sauver quatre pauvres êtres. Ce sera beau.

— Je ne peux plus, répétait Louise, je ne peux plus retourner au Palais.

Mademoiselle Angély demanda doucement :

— À cause de ?…

— Oui, dit Louise, qui se cacha la figure dans son mouchoir et fondit en larmes.

Elles n’échangèrent plus que peu de mots, ce soir-là. Cependant la stagiaire ne partit pas sans avoir accepté les quatre défenses pour le lundi suivant. Le zèle fervent de mademoiselle Angély finissait toujours par dominer toutes les volontés. D’ailleurs la vieille avocate avait son plan : la souffrance de ce jeune cœur amoureux l’avait trop émue ; elle jura de rendre Maurice à Louise.

II

À la fin de décembre, madame Mansart vint de Rouen passer chez ses enfants les fêtes de Noël et du nouvel an. Elle arriva un matin, pour le déjeuner : Henriette l’alla prendre à la gare Saint-Lazare. Dans le fiacre, elles n’en finissaient point de s’embrasser, de se mignoter. La grand’mère ne se tenait pas de joie à la pensée du bébé qu’on attendait. Elle examinait la mine de la jeune femme, lui recommandait de ne se point fatiguer. À la maison, elle pleura en serrant André dans ses bras.

Avant déjeuner, tous trois entrèrent dans le vestibule garni d’anciennes estampes. D’étroites tables de laque étaient couvertes de journaux illustrés. C’étaient ceux qui avaient publié le portrait d’Henriette lors de l’affaire Marty : elle prit plaisir à les montrer à la grand’mère. On l’y voyait en avocate, tantôt à la première du tribunal, un doigt en l’air, à la barre, ou bien penchée sur son dossier, tantôt de face, avec la toque, dans la pose où elle s’était fait photographier lots de sa prestation de serment Madame Mansart, aux yeux presbytes, éloignait la page pour mieux voir. Elle ne disait rien. André enlaçait tendrement Henriette, en expliquant :

— Peut-être n’avez-vous pas imaginé, grand’mère, tout le succès de cette petite femme-là. Savez-vous qu’à Paris on ne parle que d’elle ? Sa plaidoirie a eu un véritable retentissement.

Madame Mansart dressait son face-à-main, lorgnant les portraits :

— Oui, tu me l’as écrit, fit-elle simplement. Puis, quand elle eut replié les journaux :

— Je pense que, dans son état, elle a cessé de plaider ?

— Ah ! oui, par exemple ! s’écria la jeune femme ; la santé de mon bébé avant tout !… Même, dans l’affaire Marty, André me remplacera en appel.

On passait dans la salle à manger, quand madame Mansart, s’adressant à son petit-fils, lui demanda :

— Et toi, où en es-tu ?

— J’ai plusieurs choses en train, répondit le jeune homme.

La salle à manger occupait, dans le quadrilatère dessiné par l’appartement, le côté opposé à la galerie des estampes. Elle était lambrissée en blanc, et tendue, de la cimaise à la corniche, d’une toile claire à larges fleurs. Il avait un peu neigé le matin : dans la cour, le platane se découpait en fines ramures blanches ; quand les moineaux venaient s’y poser, une poudre s’envolait coquettement sous leurs pattes. Le soleil entra par les fenêtres sans rideaux : des vases d’étain et de cuivre rouge s’illuminèrent sur un meuble anglais. André murmura :

— N’est-ce pas qu’on est bien chez nous, grand’mère ?

Il riait de contentement, de bonheur serein : sa lèvre rasée laissait voir de belles dents. Fier de sa santé robuste, il se remémorait maintenant, en regardant les deux femmes, l’époque de sa maladie, leur tendresse, les soins d’Henriette. Elle et lui se contemplaient sans cesse avec des ententes amoureuses intraduisibles. Ce petit ménage baignait dans la béatitude Madame Mansart reprit :

— Et cet escroc que tu devais défendre ?… le fondé de pouvoirs de la grande banque, tu sais… qu’est-il devenu ?

Vélines la rassura : cette affaire allait venir à la onzième chambre dès le commencement de février. Oh ! ce serait un procès considérable. Des membres de la presse financière étaient compromis. Quant à l’inculpé lui-même, c’était un personnage si intéressant ! Un maître en procédure, capable de rouler tous les avoués, tous les avocats et tous les juges du Palais.

— À ce point ajoutait le jeune homme que, si par miracle il était acquitté après son colossal brigandage, il mériterait d’être nommé professeur à l’École de droit…

— Et vous savez, continua Henriette, André plaide l’innocence la plus complète, la bonne foi absolue.

Madame Mansart décréta :

— Vous avez des relations dans la presse : André m’a cité plusieurs noms d’amis journalistes. Vous devriez, ma fille, les inviter à dîner avant ces débats où votre mari va certainement se faire remarquer.

— Ma foi, grand-mère, dit Henriette gaiement, nous ne soignons pas tant que cela notre publicité. André a bien assez de talent pour se passer de réclame.

Mais André regardait la vieille dame avec émotion. Comme elle l’aimait ! comme elle restait fière de lui !… Et il lui dit :

— Vous voulez donc absolument me voir célèbre.

— Mais tu l’es déjà ! répliqua vivement Henriette.

Et tous deux se souriaient en s’admirant.

Le déjeuner fini, Vélines dut filer au Palais, où il était convoqué par le juge d’instruction : Abel Lacroix, le fondé de pouvoirs de la Banque Continentale, extrait de la Santé le matin, devait subir ce jour-là un interrogatoire. Il restait à élucider la question d’un faux qui, s’il lui eut été définitivement imputé, l’envoyait droit aux assises.

Ces deux dames décidèrent de sortir pour la layette. La grand’mère apportait de Rouen de vieilles dentelles ; Henriette, ravie, prétendait en tirer un merveilleux parti. On se dirigea vers le boulevard de Sébastopol. Dans le fiacre, la jeune femme ouvrit encore le carton des valenciennes : elle ne se lassait pas de les enrouler autour de son doigt.

— Que ce sera joli ! que ce sera joli !

Le bébé ne devait naître que vers mai ou juin : c’était un peu tôt s’occuper du trousseau, maison pouvait toujours commander les choses fines, longues à exécuter, tout au moins examiner les modèles, choisir.

— Et puis j’ai si peu de temps ! expliquait-elle à madame Mansart.

— Chère petite, disait la grand’-mère, attendrie, comme j’aime à vous trouver si simple, si femme toujours, vous plaisant à tout ce qui enchante les autres jeunes mères !

Dans le grand magasin de blanc, toutes deux s’assirent devant un déballage nuageux de mousseline, de nansouk, de batiste, de linon. Les doigts légers des vendeuses serraient de petites coulisses, dénouaient les faveurs des cartons ; leurs mains s’habillaient de chemises minuscules. On dressait des robes de baptême interminables, et des culottes pareilles à des mouchoirs de poche. Puis ce fut le déroulement des broderies, les guirlandes de plumetis, la scie ondoyante des festons, toute une floraison neigeuse dessinée à l’aiguille le long des bandes souples. L’aïeule au teint de citron, aux cheveux d’un noir d’encre, allait toujours au plus beau, au plus luxueux, mettant son orgueil héréditaire jusque dans les langes du dernier-né de sa race, pendant qu’Henriette, rêveuse, — si jeune et si fraîche que les demoiselles de magasin hésitaient à la croire la maman du bébé, — devant toutes ces vagues formes de petit enfant imaginait mieux le sien, telle qu’elle l’aurait un jour, vivant et palpitant dans ses bras.

Mais soudain, précipitamment, elle regarda sa montre, et, se levant, elle s’écria :

— Vite, vite ! il faut que je rentre, grand’mère !…

Madame Mansart s’étonnait.

— Et ma consultation ! reprit l’avocate ; je vais trouver mon salon plein, si je rentre en retard.

— Baste ! votre mari vous chipera quelques clients, ma fille.

La jeune femme ne l’entendait pas ainsi : il fallut remonter en voiture. « Non ! non ! c’était elle qu’on voulait. Oh ! certainement, André la valait dix fois pour le sens des affaires et la sûreté des conseils. Mais quoi ! depuis ce fameux procès de madame Marty soit curiosité, soit snobisme, les femmes du monde s’étaient engouées d’elle et réclamaient son avis dans mille circonstances. Veuves, divorcées, vieilles célibataires, toutes celles à qui la direction du mari faisait défaut, ne se décidaient pas à contracter un bail, à vendre un immeuble, à transiger avec un fournisseur trop exigeant, sans s’adresser d’abord à l’avocate en vogue… Et des femmes mariées, et de celles qui ne l’étaient pas, surtout, que de confidences elle recevait !… Que de romans d’adultère se déroulaient sous ses yeux ! que de trahisons, d’abandons, de fautes secrètes !… »

Ah ! si la grand’mère soupçonnait les histoires qui se racontaient tous les jours, de quatre à six, dans le grand cabinet de la place Dauphine, que dirait-elle, grand Dieu !

— Il est certain, ma bonne Henriette, repartit madame Mansart un peu assombrie, — que c’est une bizarre atmosphère pour une toute jeune femme.

— Bah ! grand’mère, à vingt ans déjà j’en entendais de toutes sortes, et je ne suis pas encore pervertie. Tout dépend de l’oreille avec laquelle on écoute, croyez-le !… Puis j’ai la chance, par-ci, par-là, d’accomplir une bonne action. Telle que vous me voyez, j’ai préservé du vitriol plus d’un visage d’amant lâcheur ; j’ai calmé l’exaltation de mainte jouvencelle séduite, et j’ai sauvé du divorce bien des petits ménages où l’on ne demandait qu’à s’embrasser après un malentendu… Grand’mère, grand’mère, ne médisez point des avocates ! Si vous saviez l’action que peut avoir, dans certains cas passionnels et poignants, une simple petite femme comme moi, grâce à la toque !

On était arrivé : le fiacre s’arrêta. Madame Mansart restait silencieuse. Toutes deux descendirent. Le triangle de la place Dauphine s’élargissait sous un crépuscule brumeux de décembre, jusqu’à la façade monumentale du Palais qui en forme la base, avec son grand escalier blanc, sa rangée de statues géantes, ses trois portes grecques au linteau plus étroit que le seuil, ses entablements rigides et les ferronneries du faîte à jour sur le ciel incolore. Les vieilles maisons fuyaient à gauche en ligne oblique. À droite, les arbres en quinconces, maigrelets et dépouillés par l’hiver, mettaient à la tombée de la nuit, comme un fantôme de petit bois désert en plein Paris. La maison des Vélines se dressait, imposante. Les fenêtres du salon d’attente apparaissaient illuminées. Dès l’entrée des deux femmes, le valet de chambre dit :

— Il y a déjà cinq dames qui ont demandé madame ; elles attendent.

— C’est bien, c’est bien… Je prend le temps d’ôter mon chapeau…

Madame Mansart l’observait, si naturelle en sa jeunesse rieuse. Depuis le matin, cette petite épouse de son André grandissait, grandissait doucement à ses yeux, acquérait une importance évidente, devenait un personnage que n’écrasait nullement la proximité de l’immense Palais de Justice où elle commençait à régner. Henriette n’en tirait aucune vanité, disant les choses comme elles étaient, quand il le fallait, ne les disant certes pas toutes. Mais bientôt, de sa chambre, la vieille dame entendit résonner, en coups répétés, le timbre de la porte. Vélines recevait dans son cabinet, Henriette dans le sien. Troublée, madame Mansart s’en fut, sous prétexte d’un conseil de ménage, à la cuisine, où la cuisinière aidait son mari au nettoyage de l’argenterie. S’adressant à l’homme, elle dit habilement :

— J’espère que monsieur en reçoit du monde, hein, Narcisse ?

— Pour sûr, madame !… mais madame Vélines, c’est encore pire !… Elle en renvoie, des fois !… C’est censément rien que des personnes bien. Et quand je leur dis, rapport à l’état de madame, que madame a trop de monde, et qu’elle les prie de voir monsieur en son lieu et place, va te promener, ça ne prend pas !… « Non, qu’elles me répondent, nous venons pour parler à madame Vélines, pas à un autre avocat !… » Et elles préfèrent sans aller. C’est comme qui dirait une mode.

La grand’mère darda un moment ses yeux de braise sur le lourdaud et dévoué garçon :

— Voyez comme ces personnes sont ignorantes, mon pauvre Narcisse ! Évidemment, madame Vélines est très savante ; mais vous devez bien comprendre que son mari, qui connaît le latin et le grec, qui a fait quinze ans d’études et des voyages partout, qui a plaidé devant les tribunaux des procès retentissants, en sait encore beaucoup plus qu’elle.

— Pour sûr, répéta le valet convaincu ; mais ces personnes sont ainsi : c’est madame qu’il leur faut…

Au dîner, avec sa candeur coutumière. Henriette récapitula le nombre des clientes qu’elles avaient reçues. Et elle ajoutait d’un air malicieux :

— Ah ! si je pouvais répéter ce que l’une d’elle m’a conté !…

Madame Mansart jugea ce rôle de confidente, de conseillère, en désaccord avec le caractère enjoué de la jeune femme. Au contraire, orgueilleusement, elle observait son petit-fils. Bâti comme un chevalier d’autrefois, le front grave, l’œil rêveur, il semblait marqué pour ces joutes de la pensée, de l’adresse judiciaire, où il passerait maître au Palais. Et elle songeait :

« Ces Parisiennes sont des sottes. Comment peuvent-elles préférer les avis de cette petite fille à ceux d’un homme comme André, qui porte en lui le signe de toutes les forces ! Ces femmes n’ont point de bon sens, pour s’abaisser par genre aux leçons d’une gamine sans expérience, quand ce beau gars, qui respire l’autorité, les attend derrière l’autre porte… »

Le lendemain matin, comme Henriette demeurait au lit, la grand’mère reçut André seul dans sa chambre, et, dissimulant sous un petit rire nerveux son amertume :

— Narcisse m’a rapporté que toutes les clientes allaient à ta femme. On ne veut consulter qu’elle et, quand il leur propose d’entrer dans ton cabinet, ces dames aiment mieux se retirer.

— Oh ! dit Vélines gaîment, c’est peut-être arrivé deux ou trois fois…

Madame Mansart reprit :

— Je ne m’expliquerais pas qu’Henriette eût déjà, pour un malheureux procès d’attribution d’enfant, plus de réputation que toi !

— Il s’agit de s’entendre, grand’mère : le cas d’Henriette est nouveau ; par cela même, il intéresse, il passionne On en cause dans les salons. Les féministes s’en mêlent, et c’est la gloire. On veut pouvoir dire : « Je sors de chez madame Vélines, mon avocat… » Et l’on vient la consulter pour des vétilles. Dans cent ans, lorsque les femmes, au barreau, seront aussi nombreuses que les hommes, un tel caprice n’existera plus.

— Alors, pour les questions de droit vraiment profondes, dans les circonstances graves, c’est encore à toi que l’on s’adresse ?

Le jeune homme eut un beau rire sonore :

— Naturellement ! lui dit-il.

Cependant, le soir de ce jour-là, madame Mansart survint dans le petit salon au moment où les deux jeunes gens s’amusaient à compter approximativement sur leurs doigts les visites reçues par chacun d’eux le long du mois. Dans cet étrange concours, la femme l’emportait sur son mari.

— Ah ! vois-tu, vois-tu ? s’écriait-elle, triomphante.

— Et s’adressant à l’aïeule :

— Vous savez, grand’mère, de nous deux, si cela continue, c’est bientôt moi qui aurai la plus grosse clientèle !…

Et, serrant André dans ses bras, elle le baisait à pleine bouche.

Un éclair de sévérité brilla dans les yeux de la vieille dame. Elle regarda son petit-fils :

— Si les choses prennent cette tournure, je t’engage à commander une machine à coudre et à confectionner toi-même le trousseau de votre enfant, pendant qu’Henriette ira plaider !

André rit encore de tout son cœur.

Durant les premiers jours de janvier, Vélines travailla ferme. L’affaire Abel Lacroix lui donnait de la tablature Si rompu qu’il fût au métier, le fondé de pouvoirs de la Banque Continentale lui en remontrait encore. Ce prestidigitateur vous prenait un point de droit entre le pouce et l’index, le retournait, le contournait, le détournait, faisait dire à un texte le contraire de sa signification, et Vélines, après sa visite quotidienne à la prison de la Santé ou au Dépôt, — l’inculpé allait de l’une à l’autre, — envisageait régulièrement son procès sous un angle nouveau.

Madame Mansart passait des journées entières en courses. Elle nommait, le soir, les personnes qu’elle avait vues ; elle ne les nommait pas toutes, cependant. Son mari, l’avoué de Rouen, avait à Paris, autrefois, des relations nombreuses : elle les renouait. Henriette ne lui proposait plus de l’accompagner, ayant cru, la première fois, se sentir importune. Elle ne se froissait pas, nature charmante et rieuse, aveugle à toute malice. D’ailleurs elle adorait cette vieille femme pour son tempérament, ses vivacités excessives, le bel orgueil qui en faisait un type si rare, surtout pour l’amour fou que cette créature d’exception vouait à leur cher André Le despotisme de madame Mansart eût rendu la vie commune impossible ; mais Henriette trouvait délicieuses ces vacances passées ensemble. À la veillée, elle se faisait conter les histoires de l’enfance d’André qui la ravissaient de plaisir.

Dès le 8 janvier, tout à coup, plusieurs journaux s’occupèrent de la Banque Continentale, et donnèrent le portrait d’Abel Lacroix, grand gaillard décharné aux cheveux noirs cirés, l’air digne et portant beau. Henriette, ce jour-là trouva son mari plongé dans la lecture des grands quotidiens. On racontait l’escroquerie en ses lignes principales, on y parlait un peu de l’avocat, qui recevait en même temps un léger coup d’encensoir : il y était appelé : « le plus jeune maître du barreau parisien ». Vélines dit, affectant l’indifférence.

— Tiens ! qui donc a pu communiquer tous ces détails ?

Au fond, il jouissait suprêmement de cette mise en vedette. Ce mot : « le plus jeune maître » caressait secrètement son orgueil. Il en eut un afflux de sang aux tempes. Ce fut une délectation violente de vanité.

— Tu ne vois donc pas ? répondit Henriette, qui avait parcouru des yeux tout l’article. C’est grand’mère qui aura intrigué !…

La vieille dame, interrogée, dédaigna de se défendre : elle avoua carrément ses démarches. Et il fallait la voir, petite, redressée, la poitrine en avant, combative, défiant le monde, qu’elle prétendait mettre aux pieds de Vélines. Certes oui, elle avait fait cela. S’y prenait-on autrement lorsqu’on désirait parvenir, ou faire parvenir quelqu’un ? À quoi servirait le génie d’André, si Paris devait l’ignorer. Non, non, il fallait qu’on s’écrasât à la porte de l’audience, le jour où il ferait acquitter ce coquin.

Attisée par l’orgueilleuse aïeule une flambée de sa foncière ambition brilla dans les yeux du jeune homme. Il posa la main sur l’énorme dossier de la Banque Continentale, qui couvrait sa table de travail.

— Oh ! dit-il seulement, je suis sûr de moi, et je ne serais pas fâché qu’il y eut une belle salle.

Maintenant que la chose était faite, et sans qu’il y fut pour rien, il était content de cette publicité. Henriette, sans aimer beaucoup le procédé, ne boudait pas non plus à ces louanges publiques décernées à son mari. En somme, tous se trouvaient satisfaits, et, dans un accès de bonne humeur, Vélines pria sa grand’mère de venir l’écouter, le lendemain, à la cour, où il plaidait une petite affaire dépourvue d’intérêt.

Au fond, les soins de madame Mansart pour sa célébrité lui donnaient à penser qu’on le crovait en panne dans la carrière. Dieu merci, ce n’était pas vrai. La veille, à la salle des Pas-Perdus, M. le bâtonnier Blondel l’avait pris familièrement par le bras en l’appelant son cher ami. Les stagiaires, eux, commençaient à l’aborder révérencieusement. Le bruit s’était répandu qu’il se portait à la députation, et il en résultait un certain respect pour sa personne, en raison des liens mystérieux et classiques qui rattachent l’un à l’autre le Palais de Justice et le Palais-Bourbon. L’affaire Abel Lacroix l’avait définitivement côté parmi ses confrères ; mille symptômes l’en avertissaient : il ne lui déplaisait pas de les faire ressortir devant sa grand’mère…

Le lendemain, à l’heure dite, tous deux sortirent, laissant à la maison la jeune femme, qui répugnait à retourner au Palais, où l’assaillaient les questions importunes depuis qu’elle ne plaidait plus.

Place Dauphine, à l’instant où ils touchaient à l’escalier du perron monumental, une belle personne voilée les dépassa, le chapeau extravagant, le corps sculptural sous une redingote de velours trop voyante. Une odeur de poudre de riz se répandit. Vélines, d’un geste empressé, se découvrit en souriant. La vieille dame, offusquée, s’arrêta net, au moment de poser le pied sur la première marche, et, toisant André, elle dit, de son parler vif.

— Quoi ! en ma compagnie, tu salues cette cocotte ?

Le jeune homme s’égaya, et, tranquillement :

— Vous vous trompez, grand’mère : cette charmante femme est ma confrère, celle-là même dont vous admirâtes, un jour, la prestance aux assises, Isabelle Géronce.

— Ah ! fit madame Mansart, et toutes les avocates s’habillent-elles aujourd’hui avec ce goût ?

— Mais, grand’mère, expliqua André, les avocates s’habillent comme il leur plaît. Il ne faudrait pas croire qu’il existe un type : l’avocate. Il existe des avocates, tout simplement, avec autant de types que de personnalités. Ma chère petite Henriette, vous en fournit, selon moi, le plus joli modèle ; mais nous possédons, à côté de celle que voici, ressemblant à ce que vous dites, les femmes les plus respectables, les jeunes filles les plus pures : témoin Louise Pemette, la rivale de madame Géronce.

Et, à voix basse, car, à cette heure où s’ouvrent les audiences, l’escalier s’emplissait d’un flot de gens de loi, il narra le triste roman de Louise, l’amour ingénu de la petite stagiaire et du débutant de génie, Maurice Servais, les rendez-vous dans la galerie Saint-Louis, l’impossibilité du mariage en cette période pénible de lutte que tous connaissent après l’entrée au barreau, et la grâce de cette idylle à laquelle souriait complaisamment toute cette vieille maison sévère. Puis il dit comment la superbe Géronce s’était prise d’une fantaisie pour ce glorieux enfant sur qui planait déjà la renommée future. Oh ! ce n’était pas difficile à elle de supplanter Louise : elle avait tout ; Louise n’offrait qu’une tendresse subtile, nuageuse, avec la promesse imprécise de très lointaines étreintes… Tandis que la belle Géronce !…

— Alors, interrompit la grand’mère indignée, elle l’a empaumé tout de bon ?… Il a eu le cœur d’abandonner, pour cette place sans défense, la conquête de sa tour d’ivoire ?… Oh ! le vilain garçon !… Et que devient la pauvre petite ?

— Longtemps elle a fermé les yeux, croyant toujours au leurre des fiançailles, puisque Servais ne la détrompait pas. Puis, quand la liaison des deux autres est devenue trop évidente, discrètement, sans une scène, sans même une lettre, disent certains, avec beaucoup de grandeur dans sa peine et son silence, elle s’est retirée… On raconte qu’elle va quitter Paris…

Une robe violette glissait près d’eux, s’arrêta. C’était mademoiselle Angély qui s’écria en pleine galerie Duc :

— Ah ! bonjour, mon cher Vélines ; comment va notre petite Henriette ?

Il fallut présenter l’une à l’autre les deux femmes. La vieille avocate, lorsqu’on lui eut nommé la grand’mère, ne tarissait plus sur le compte d’Henriette. Cette affaire Marty, quel triomphe ! quelle révélation pour tout le monde judiciaire ! Ces messieurs eux-mêmes en venaient à s’incliner devant le talent merveilleux de cette petite Vélines… Et mademoiselle Angély ajouta ;

— Ah ! madame, vous devez être fière de votre belle-fille !

Elle finit par se dire à la recherche du bâtonnier Fabrezan, qu’il lui fallait voir d’urgence. Quand elle eut tourné les talons, madame Mansart demanda seulement :

— C’est à celle-là que les hommes vont demander des leçons de droit ?

Ils entraient au vestiaire, où il y avait presse. Le long des armoires en pitchpin, tout un mouvement de bras de chemise se dessinait. Les plus jeunes stagiaires et les « bâtonnables », les modernes au visage rasé et les anciens à favoris, les nullités et les grands noms, tous apparaissaient dans l’intimité de l’homme qui s’habille. Et l’on voyait des bouts de bretelles, les secrets du faux col, le grain du linge. Ternisien, de sa voix théâtrale, demandait de la pierre ponce.

Vélines, qui enfilait sa robe, dut serrer la main à plusieurs amis : ils saluèrent la vieille dame. Tous s’informèrent d’Henriette et se crurent obligés à une allusion aux succès de la jeune femme. Il y avait comme un mot d’ordre qu’ils répétaient à tour de rôle :

— Madame Vélines plaide-t-elle bientôt ?

C’était à la sixième cour que venait le procès d’André. Au début de l’affaire, il y eut un rapide colloque avec le président Erambourg, dont la longue figure de cire prenait en cet après-midi de janvier, des aspects cadavériques. Impassible en son fauteuil, le vieillard demanda de son organe sépulcral :

— Ah ! maître, c’est vous qui présentez la défense ?

— Oui, monsieur le président.

— Je m’attendais à entendre madame Vélines… Le dossier du moins, me le faisait croire

— Monsieur le président, madame Vélines qui plaida en première instance, se trouve fatiguée : je la remplace.

— C’est bon, maître, conclut le vieil Erambourg, avec un affreux sourire à ses assesseurs, les quatre conseillers de droite et de gauche. La cour la regretterait, si un autre que vous l’eût remplacée.

Dans l’auditoire, une petite toux sèche éclata. André, tout en parlant, reconnut une impatience de sa grand’mère…

À l’issue de l’affaire où il était intimé, et où il n’obtint d’ailleurs pas gain de cause, madame Mansart lui dit de son air cassant :

— Mes compliments, mon cher ; le Palais n’est rempli que du nom de ta femme !

— Et bien ! riposta Vélines, jouant l’indifférence, cela prouve que nous y sommes galants.

Mais il était contrarié comme un homme qui voit échouer un plan longuement préparé. Il éprouva un inconscient Besoin de diminuer Henriette :

— Henriette a un tel charme, grand’mère, quelle a rencontré dans le monde judiciaire une de ces extraordinaires sympathies comme seules les femmes savent en inspirer. Vous n’imaginez pas combien elle y est aimée… Puis on sait aussi que ses petits succès me sont plus chers que les miens.

— Toi, mon fils, répliquait la vieille dame, tu arrives au maximum du talent. Tu as été très beau, tout à l’heure, très beau !

Il s’épanouit. Tous deux arrivaient à la salle des Pas-Perdus, dont le grand bruit de marée les frappa aux oreilles quand ils entrèrent. C’était toujours cette même procession de l’Ordre, que madame Mansart avait contemplée quatorze mois auparavant. C’était le piétinement sur le blanc dallage, où des arabesques noires semblent inscrire comme le plan mystérieux d’une architecture inconnue. C’était le papillotage des rabats légers, la houle des toques sous la double voûte aux dessins grecs. Vélines s’écria, dans un éclat de son orgueil contenu :

— Ah ! percer au milieu de cette foule ! dresser la tête au-dessus de ce niveau de médiocrités !

Et il pensait à l’affaire Lacroix qui, pendant une série d’audiences fort animées, le mettrait en évidence à propos d’une des plus curieuses escroqueries de l’époque…

— Madame Mansart, je vous présente mes hommages.

Ils se retournèrent, à cette appellation de Fabrezan-Castagnac qui, lors du mariage, s’était pris d’amitié pour la « dame de Rouen ». si originale et si franche !… Ce fut entre les deux vieux, aussi pétulants l’un que l’autre, des fusées spirituelles de galanterie et d’amabilité.

— Seulement, madame, finit par ajouter le bâtonnier en faisant de grands gestes, vous venez trop tard : c’était il y a deux mois que vous auriez du être ici, quand votre petite-fille s’est couverte de gloire, juste avant de s’enfermer dans ce long silence, prélude de sa maternité… Ah ! sacré Vélines ! devez-vous être fier de cette petite femme !… En vérité, madame, et toute flatterie à part, cette enfant là est quelqu’un, et je me suis relevé presque étourdi des coups qu’elle m’a portés.

— Oh ! monsieur le bâtonnier, vous exagérez, fît la grand’mère.

Vélines riait sans mot dire. À la fin, il s’enquit près de Fabrezan si mademoiselle Angély l’avait pu joindre tout à l’heure, ce dont elle semblait si désireuse. Et, aussitôt le bâtonnier, se rappelant qu’elle l’attendait à son cabinet, se frappa le front :

— Ah ! Dieu ! Dieu ! je l’avais oubliée !

Et il s’en fut, de sa démarche lourde et majestueuse d’homme à qui trente ans de succès ont fait une royauté spirituelle…

Durant quelque minutes, Vélines et sa grand’mère ne se parlèrent pas, pris l’un devant l’autre d’une gêne qu’ils ne voulaient pas confesser. Ils se laissèrent emporter dans la régularité du piétinement général. André dit finalement :

— Je voudrais voir Blondel, l’ancien bâtonnier : il plaide pour la partie civile dans mon procès de la semaine prochaine ; j’ai besoin qu’il me communique une pièce, et il me faut prendre un rendez-vous.

Presque aussitôt ils aperçurent, sortant de la première chambre, le petit vieillard au museau pointu, aux deux houppettes de favoris blancs. C’était l’un des plus fameux parmi les anciens, celui qu’on avait surnommé l’Invincible, celui qui, mielleux et subtil, lançait sans même les exprimer entièrement, les arguments les plus formidables, et qu’on se délectait à entendre, car ses finesses vous procuraient toujours la satisfaction de les avoir comprises à demi-mot. Et Vélines, glorieux de l’amitié que lui montrait son grand adversaire, le vantait à madame Mansart tout en allant à lui.

Blondel, petit rat de procédure, contrastait avec ce beau gars normand. Tout son génie paraissait résider en ses yeux d’un bleu pâle. Il serra la main d’André devenu radieux :

— Bonjour, cher ami.

— Ma grand’mère et presque ma mère, monsieur le bâtonnier, dit le jeune homme, tandis que Blondel saluait madame Mansart.

Brièvement ils prirent rendez-vous pour la fin de l’après-midi, et se séparèrent sur ce mot que jeta le célèbre avocat :

— Mes hommages à madame Vélines, et dites-lui encore que je l’admire beaucoup, que si nous en avions seulement trois comme elle, je me réjouirais de voir des dames dans l’Ordre !

Ils se dirigeaient vers le vestiaire, où Vélines allait déposer sa robe, lorsqu’on vit se lever dans la galerie des Prisonniers, près de la galerie Duc, le bicorne d’un vieux garde du Palais qui vivait assis là, observateur et serein. Respectueusement, il aborda André :

— Pardon, monsieur Vélines, c’est rapport à madame… Je voudrais bien avoir des nouvelles de sa santé. On s’intéresse toujours à une personne si peu fière et qui ne manque jamais de vous souhaiter le bonjour au passage. Depuis une éternité, on ne la voit plus… Et puis, ce n’est pas tout ça, mais il y a tous les jours beaucoup de gens qui viennent me demander dans quelle chambre ils pourraient aller pour entendre la petite dame avocate dont on parle tant ; moi je ne sais trop que dire.

Dans le visage rasé de Vélines, un imperceptible tressaillement passa, il murmura :

— Répondez qu’elle ne plaidera plus avant longtemps : elle est souffrante.

Madame Mansart et André rentrèrent à la maison sans desserrer les lèvres.

Mademoiselle Angély attendait le bâtonnier depuis une demi-heure, quand il arriva enfin dans son cabinet exigu du secrétariat, où sa large robe s’engouffra en coup de vent.

— Ah ! ma pauvre amie, que d’excuses je vous dois !

— Peu importe maintenant, pourvu que vous m’écoutiez ! dit la vieille avocate avec cette force des gens que domine l’idée fixe.

Fabrezan s’étant assis à son petit bureau, un peu en retrait de l’unique fenêtre, dans l’ombre, où sa belle figure du grand siècle trouvait un fond harmonieux. Il dit, en remontant ses manches sur ses poignets de chemise glacés :

— Allons, je devine ce dont il s’agit. C’est l’entrepreneur d’Ablon qui présente sa note de fin d’année, ou le boucher qui refuse de nouvelles fournitures. Il vous manque cinquante mille francs pour être parfaitement heureuse, et vous venez chercher cinq louis pour assurer la moralité de vos cent soixante-cinq pupilles ?

Avec son scepticisme de procédurier sexagénaire, il ne donnait pas beaucoup dans les utopies de l’avocate ; cependant il restait un des bienfaiteurs les plus généreux de l’œuvre, trouvant toujours plus facile d’ouvrir son portefeuille que de gâter par un refus l’une de ses amitiés les plus chères.

— J’accepte toujours les cinq louis, dit gravement mademoiselle Angély ; mais j’étais venue pour tout autre chose. Fabrezan, il y a un scandale dans l’Ordre, et je crois que vous avez le devoir de ne pas fermer les yeux plus longtemps sur ce qui se passe.

— Un scandale dans l’Ordre ? répéta-t-il, incrédule.

Et mademoiselle Angély rappela l’idylle de Louise Pernette et la liaison, qui maintenant s’étalait en plein Palais, du stagiaire avec la belle Géronce.

— Servais a vingt-cinq ans, continua-t-elle, et madame Isabelle Géronce est une grande coquette. Elle a voulu l’avoir ; moi, je veux le reprendre pour ma petite Louise, qui a un si gros chagrin. Vous m’aiderez, Fabrezan, vous userez de votre autorité de bâtonnier en intervenant ; vous invoquerez les convenances, l’honneur de l’Ordre ; vous direz à Servais…

Elle n’acheva pas : le poing de Fabrezan était retombé lourdement sur le bureau, et le bonhomme lui-même sursautait dans son fauteuil en s’écriant, par une de ces poussées de colère dont il était coutumier :

— Et vous comptez sur moi pour arranger les choses !… et vous vous imaginez que je vais intervenir dans une pareille affaire !… Ah ! non, non, par exemple !…

Mademoiselle Angély l’interrompit, sans rien perdre de son calme :

— Écoutez-moi, Fabrezan, il s’agit…

— Il s’agit d’une sotte histoire de femme qui ne me regarde pas criait-il dans son emportement de méridional, vais-je surveiller maintenant les amours de Servais ?

— Il est de tradition, cher ami, que les bâtonniers ne se désintéressent pas de l’avenir de leurs stagiaires. L’un de vous a déclaré que ceux-ci ne devraient point contracter mariage sans l’assentiment du chef de l’Ordre. Aujourd’hui, ce qui nous occupe s’accomplit dans le palais même, et justement au sein de l’Ordre.

Le bâtonnier, pâle et furieux, se mit tout debout, et, secouant ses grandes manches :

— Eh ! c’est précisément là ce qui m’horripile… Ah ! nous devions bien nous attendre à ce qui nous arrive, le jour où l’on a permis aux femmes l’accès du barreau. Depuis huit cents ans que notre confrérie existe, n’a-t-elle pas traversé les époques les plus agitées de l’histoire avec la sérénité d’une association d’hommes, la plus cohérente, la plus grave, la plus vénérable, sans une éclaboussure, sans une tare ? Et, au bout de ce temps il a fallu que, presque malgré nous, des féministes entreprenantes, empruntant jusqu’à notre costume, vinssent de haute lutte se glisser dans nos rangs. Oh ! cela n’a pas été long, vous voyez. Pour quelques chignons sous la toque aussitôt la confrérie abandonne tout son caractère viril, le désordre naît, le trouble commence… Qu’avions-nous besoin de toutes ces femmes ?

— Fabrezan, Fabrezan, vous oubliez que vous vous adressez à moi.

— Eh ! non, ma bonne Angély, ce n’est pas pour vous que je parle. Vous êtes bien moins une avocate, vous, qu’un saint Vincent de Paul en jupons. Quel que fût votre métier, eussiez-vous ramassé des chiffons, vous auriez fait des miracles de charité, et, du bout de votre crochet, sauvé des enfants perdus. Je parle pour celles qui viendront, comme cette sacrée Géronce, débaucher nos stagiaires sous le nez même de la Justice… Et qui nous dit, à présent que voici la carrière ouverte aux femmes, si les intellectuelles « de mœurs libérées ». comme elles s’intitulent, n’ambitionneront pas toutes une profession où elles traiteraient si aisément en camarades les jeunes hommes de l’élite parisienne ?

Mademoiselle Angély hocha la tête :

— Les Géronces sont rares parmi les intellectuelles, cher ami : le travail inculque aux femmes le sérieux et la dignité. Celles qui entreront au barreau, loin de diminuer votre Ordre, le rehausseront par une tendresse envers les opprimés.

Du coup, il éclata :

— Que me chantez-vous là ? Une tendresse envers les opprimés ! Ne dirait-on pas que l’Ordre vous attendait, vous autres, pour fournir des preuves de générosité, de charité, de dévouement ? Je sais bien qu’il y a parmi nous quelques canailles, beaucoup d’indigents moraux, une multitude de médiocres, mais, tout de même, quand il s’est agi de trouver de grands courages civiques, ou du désintéressement absolu, n’est-ce point chez nous qu’on est venu les chercher ? Depuis de Sèze affrontant la Convention, ou le jeune Berryer assistant le maréchal Ney, jusqu’au premier petit stagiaire venu mettant toute son âme à disculper le vieux vagabond ramassé dans le ruisseau !… Les pires pouvoirs publics n’ont jamais pu tenir notre langue tant qu’il y a eu un malheureux à défendre ; et voici maintenant que des dames bien intentionnées veulent à toute force venir nous enseigner la pitié et l’amour ! Si encore elles vous ressemblaient !…

Un peu chagrinée, mademoiselle Angély hasarda timidement une malice :

— Vous affectez de dédaigner les femmes ; vous oubliez que l’une d’elles vous a sérieusement battu Je sais que vous ne lui gardez pas rancune, cependant. Cette avocate, au moins, trouve grâce devant vous. Je crois surtout que vous les admettriez toutes si elles ressemblaient à la petite Vélines.

— Eh ! oui, c’est entendu, elle est adorable ; mais faut-il la féliciter d’être demeurée au barreau après son mariage ? Il n’est pas bon qu’une femme ait tant de succès quand elle et son mari suivent côte à côte une même carrière. Certes Vélines est le plus fort des deux. Néanmoins il rentre dans l’ombre, c’est positif, depuis que l’étoile de l’autre s’est levée, car le talent de la femme provoquera toujours le plus d’admiration. Il y a là un danger pour un jeune ménage. J’ai aperçu Vélines tout à l’heure ; quelque chose en lui m’a un peu attristé ; c’était comme si les compliments que je lui adressais pour sa femme ne lui eussent pas fait plaisir.

— Allons donc ! Vous êtes un prophète de mauvais augure. Ces jeunes gens se chérissent : pourquoi voulez-vous qu’une rivalité mesquine les divise ?… Et qu’aurez-vous à dire, à présent, contre madame Martinal ?

— Ah ! celle-là, j’allais vous la nommer. Pour les femmes comme elle, toutes les exceptions sont permises, toutes les portes devraient s’ouvrir. L’abandonnée, la veuve chargée d’enfants qui, par un tour de force, gagne la pâture de sa nichée, n’est plus seulement une femme. Deux êtres vivent dans ces créatures-là, en vérité : un père et une mère !

— Mais, Fabrezan, pour que les veuves et les abandonnées, comme vous dites, aient un jour le moyen de vivre et de faire vivre leurs enfants ne faut-il pas que, jeunes filles, elles aient acquis déjà ce métier que vous leur prohibez ?

— D’accord, ma bonne amie ; mais, si nous nous plaçons sur ce terrain, que viennent faire parmi nous les femmes mariées dont les maris sont riches ?

Mademoiselle Angély se tut, un instant. Rien n’ébranlait sa foi. Toutes les misères de la correctionnelle passèrent devant ses yeux. Elle répondit :

— Un peu de bien, peut-être.

— Vous êtes une sainte, repartit le bâtonnier, quêtant de tranquillité avait désarmé ; donnez-moi votre main que je la baise, et formez beaucoup de disciples à votre image.

— Rendrez-vous Servais à Pernette ? demandât-elle, anxieuse.

Fabrezan, debout devant elle, la considérait. Sur sa large face à favoris, un sourire complaisant s’attardait, disant une de ces robustes et paisibles affections que Page n’a pas eu à modifier, qu’il n’a pu altérer. Toute sa bonne humeur était revenue comme par enchantement :

— Est-ce que je commettrai jamais le péché de vous faire de la peine ?

André Vélines eut une fin de journée occupée. Il vit Abel Lacroix à la Santé. Le terrible homme, depuis une semaine, avait aventuré son avocat en des parages imprévus de l’interprétation juridique L’un et l’autre, bourrés de droit, connaissant du code tout ce qu’on y lit et tout ce qu’on peut en déduire, prudents, experts, inventifs, retors, se traitaient l’un l’autre en hommes qui s’estiment pour s’être mesurés. Ils n’étaient plus que deux juristes en présence, — et l’attitude déférente, on la retrouvait chez Vélines qui sentait son client le dépasser.

Après avoir causé, deux heures durant, avec cette éminence de la haute escroquerie parisienne, il dut se faire conduire en fiacre, à grand renfort de pourboire, chez Blondel, qui habitait la rive droite. Et, dans cette hâte, où s’accusait sa fièvre, il déplorait d’avoir écouté Henriette lorsqu’elle s’était refusée naguère à inscrire sur leur budget les frais d’une automobile. Ce soir, en particulier, cette décision de la jeune femme prenait à ses yeux un sens de mauvais vouloir. Que de temps il eût gagné à brûler, en de pareilles circonstances, le pavé de Paris ! Et les cahots de sa voiture lui rappelaient à chaque minute la pauvreté du véhicule, indigne de sa situation actuelle…

Le dîner fut taciturne. Henriette crut son mari préoccupé du procès Abel Lacroix : elle le considérait affectueusement, sans l’interroger plus que de coutume sur les soucis qui l’assombrissaient. Ni Vélines, ni madame Mansart, d’ailleurs, ne lui rapportèrent les propos louangeurs qu’ils avaient entendus sur elle dans l’après-midi. On aurait dit qu’une entente s’était conclue entre eux à ce sujet et l’on parla de tout sauf du Palais.

Le soir, quand la grand’mère les eut quittés, André retourna dans son cabinet ; Henriette se déshabillait lentement dans sa chambre. Elle s’estimait heureuse, comptait ses joies, songeait à son enfant, à l’amour de son mari, à sa gloire naissante. Tout lui souriait. Elle avait choisi la plus belle des vies, utile, laborieuse, intense, et les consultations de la journée lui revenant en mémoire, elle pensait avec orgueil aux femmes du monde, incertaines, pareilles à des mineures, qu’elle avait conseillées, guidées, orientées avec l’autorité d’un directeur spirituel, au milieu d’embarras pécuniaires, de légers conflits de droit, de situations passionnelles sans issue. Elle s’attardait, en rêvant, aux soins de ses cheveux, à des minuties féminines de rangements dans l’armoire. Minuit la trouva encore debout, rieuse, fredonnante. Alors le souvenir d’André, demeuré seul à travailler à cette heure tardive, l’attendrit, et elle eut l’idée de l’aller chercher en pantoufles, un peignoir blanc jeté sur sa robe de nuit, sans même interrompre le chantonnement gai qu’elle avait aux lèvres. Et elle passait ainsi, étourdiment, de pièce en pièce, quand, à l’entrée du vestibule aux estampes, sa joie tomba :

Vélines était là, sur une banquette de chêne voisine des tables où s’éparpillaient les journaux illustrés et les portraits d’Henriette. Sa main soutenait son front. À l’un des angles du plafond, une seule ampoule électrique brillait, petit fruit lumineux impuissant à éclairer toute la longueur de la galerie. On voyait miroiter aux murailles le verre des pastels ; l’or d’un vieux cadre étincelait ; les eaux-fortes apparaissaient en petits carrés gris entourés de blanc. Et la tête lourde et rasée d’André, inclinée dans cette pénombre, disait l’abattement profond de l’homme qu’une crise morale vient d’exténuer.

— André ! André ! qu’as-tu ? s’écria Henriette encourant à lui.

Lorsque Vélines, en levant les yeux, aperçut sa femme, ses traits s’immobilisèrent à la contempler ; et elle était debout devant lui, caressant ses épaules, l’interrogeant amoureusement, qu’il la dévisageait encore d’un air anxieux. Puis, peu à peu, la fraîcheur de ce jeune corps si proche, si troublant toujours pour lui, et plus encore peut-être la force de ce sentiment d’amitié qui, entre déjeunes époux très unis, crée une cohésion des âmes si merveilleuse, opérèrent une détente chez cet être robuste, en qui les passagères excitations nerveuses étaient si peu fréquentes. Sa physionomie s’adoucit à mesure qu’il regardait le visage d’Henriette : elle l’apaisait, le transformait, comme si près d’elle il eut été à l’abri de cet orage dont il restait encore ébranlé.

— Qu’as-tu ? répétait-elle, toujours plus passionnée, plus enveloppante.

Il finit par dire ;

— Je ne le sais pas, je ne le sais pas moi-même ; j’étais très triste.

À la vérité, la secousse qu’il venait de subir dans la solitude de son cabinet, les émotions tumultueuses de soupçon, de colère, de rancune, de méchanceté, qui s’étaient heurtées en lui, ne lui laissaient plus qu’un souvenir vague et un sentiment de honte. Il lui semblait maintenant voir pour la première fois cette suave figure enfantine, à qui l’on était plutôt tenté d’attribuer un charmant esprit qu’une virile mentalité. La simplicité de ses cheveux relevés pour la nuit, l’intimité de son vêtement de batiste, jusqu’au stigmate de sa maternité, lointaine encore, qui amaigrissait sa joue, tout contribuait à rendre Henriette plus touchante. Vélines balbutiait :

— Oh ! ma femme ! ma chère femme !

Mais elle voulait une explication. Que s’était-il passé ? Pourquoi cette tristesse ? lui avait-elle causé quelque peine ? À la longue, il avoua :

— Je ne me comprends plus moi-même, en vérité… J’ai eu des idées atroces ; je me suis figuré que tu m’aimais moins depuis tes succès… Oui, c’était cela mon tourment… J’étais torturé, sans raison, bêtement, par cette crainte de perdre ton amour.

Elle l’enlaçait, en lui reprochant son manque de foi : « Ces vilaines imaginations lui étaient alors venues à propos de rien ?… Était-elle donc une poupée, un cœur frivole ?… Est-ce qu’elle se détacherait jamais de lui… ? » Et, à la sentir vibrer sur sa poitrine, le remords le reprenait de l’avoir si cruellement jugée tout à l’heure, avec indifférence, presque avec hostilité.

— Ah ! j’ai souffert ! confessait-il.

Et il désignait les journaux illustrés qui la montraient à l’audience du procès Marty. Au paroxysme de son inquiétude, il était venu feuilleter ces magazines pour savourer le trouble incompréhensible de reconstituer ce triomphe. Il murmura :

— Oh ! si c’était vrai, pourtant !… si je comptais moins pour toi, aujourd’hui que Paris entier t’aime !…

Et il ajoutait avec frénésie :

— Jure-moi, jure-moi que tu m’aimes toujours autant !

Elle l’étreignait, un peu surprise de cette faiblesse où succombait cet homme fort, un peu émue d’en trouver l’aveu sur ces lèvres froides.

— Mais, mon pauvre cher ami, je te l’ai dit cent fois ; si je suis heureuse de réussir, c’est pour la joie que jeté cause. Je ne puis plus te séparer d’aucun événement de mon existence. C’est en toi que je goûte ma petite gloriole, et je t’aime mieux, au contraire, il me semble, depuis que l’exercice de mon métier a amplifié ma vie, l’a faite plus laborieuse, plus féconde : je t’adore avec un cœur dilaté.

Elle lui vit les yeux mouillés de larmes. Cette crise étrange, qu’il se représentait à peine maintenant, aboutissait à un accès de sensibilité. L’àcreté des sentiments qu’il y avait connus, il se la pardonnait pour la franchise dont il croyait faire preuve.

— Oui, oui, je t’ai mal jugée, Henriette ; oublie tout cela. Il n’y avait peut-être là qu’un peu de surmenage cérébral… Je t’aime tant !

Elle le reconquérait de plus en plus, l’éblouissant par le rayonnement de sa jeunesse, l’attirant par cette habitude déjà ancienne qu’elle lui avait donné de son corps. Bientôt ils ne se parlèrent plus, serrés l’un contre l’autre, dans le silence de cette galerie obscure. Ce fut presque religieusement, comme par un renouveau nuptial, qu’ils gagnèrent leur chambre.

Le procès du fondé de pouvoirs de la Banque Continentale dura trois semaines, se déroulant de huitaine en huitaine et occupa tout Paris. Madame Mansart désira rester chez ses enfants jusqu’au jugement. Elle fut témoin du labeur forcené ainsi que des préoccupations d’André pendant ces débats. Concurremment avec cette affaire, l’avocat en menait d’autres. Il travaillait parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit, sans jamais rien changer à la méthode scrupuleuse qu’il avait adoptée pour l’étude des dossiers et les plans de défense. La grand’mère s’alarma de ces fatigues… elle lui fit, un soir, à table, de sinistres prédictions, déclara qu’il tomberait malade.

— Si les causes continuent à me venir si abondantes, dit Vélines, je prendrai peut-être un jeune secrétaire.

— Tu en as un tout trouvé ! riposta la vieille dame. Dans un ménage comme le vôtre, il y a un devoir qui s’impose à la femme… c’est d’être l’auxiliaire de son mari. Henriette serait pour toi le secrétaire idéal.

— Si elle le voulait !… murmura prudemment Vélines, en regardant Henriette.

Mais celle-ci était devenue très rouge. Elle s’étonnait, s’indignait sourdement ; sa voix s’altéra quand elle répondit enfin :

— Le secrétaire d’André ?… le secrétaire d’André ?… mais alors, toutes mes affaires personnelles ?… Je n’aurai plus d’affaires personnelles, je n’aurais plus au Palais mon existence indépendante ? Je ne serais plus quelqu’un par moi-même ? rien que la subalterne d’André, occupée à débrouiller ses besognes ?

Depuis quelque temps, elle commençait à éprouver devant la vieille dame cette inexprimable petite irritation que finit par causer à une jeune épouse la présence prolongée à son foyer d’un tiers revêtu d’autorité. Toutefois, c’était entre elles deux la première escarmouche. Henriette se tourna vers son mari, l’implorant des yeux, espérant qu’il allait prendre la défense de sa liberté, de son individualité, contre le despotisme de l’aïeule. Mais Vélines, blessé par cet éclat d’insubordination que n’avait pu réprimer sa femme, lui repartit :

— Alors tu ne serais pas heureuse de m’aider à faire mon chemin ? de partager mes travaux, de collaborer étroitement avec moi ?

— Si j’étais libre, mon chéri, tu sais que je ne demanderais pas mieux ; mais j’ai, moi aussi ma carrière que je veux poursuivre jusqu’au bout. On ne peut vraiment pas m’imposer le renoncement à un métier où je ne parais pas réussir trop mal, jusqu’à présent… Si André a trop de causes, qu’il m’en passe quelques-unes ; je les plaiderai quand mon bébé sera né : seulement, qu’il me les confie tout à fait, non pas comme à un secrétaire qui vous décharge des corvées ennuyeuses, mais comme à un confrère qui prend le procès à son compte. Je puis faire mieux que d’être l’auxiliaire de mon mari.

Elle s’adressait maintenant à la grand’mère, dont elle découvrait, tout d’un coup, l’état d’âme. Mais André, dont elle se croyait secrètement approuvée, dut recevoir chacun de ses mots comme autant d’offenses, car tout son visage contracté exprima soudain une souffrance indicible. Il ne prononça pas une parole. Henriette insista de nouveau, avec sa belle foi dans l’égalité de leurs attributions :

— Moi aussi, j’ai beaucoup à faire : cependant il ne me viendrait jamais à l’idée d’humilier André en lui proposant d’être mon secrétaire. Pourquoi serais-je sacrifiée plus aisément ?

— Elle a raison ! dit brutalement le jeune homme. Mais il ne desserra plus les lèvres de tout le

repas. Et, plus tard, chaque fois qu’Henriette voulut revenir sur cet épisode qui l’avait vivement affectée, son mari l’arrêtait :

— Non, je t en prie, ne parlons plus de cela. Ma grand’mère a commis là une maladresse de vieille femme. Toi-même, tu as été cruelle, tu m’as bouleversé. C’est un mauvais souvenir pour moi. Oublions-le.

Néanmoins, il pensait souvent, de lui-même, à ce malheureux incident. Henriette le devinait, à retrouver sur son visage si ouvert, si expressif, où les lèvres rasées ne mentaient point, les contractions douloureuses aperçues ce soir-là…

La presse, vers cette époque fut remplie du nom d’André Vélines. Les débats du procès Abel Lacroix, à la onzième chambre, passionnèrent les curieux. Il dut y avoir, chaque fois, un service d’ordre à la porte de l’étroite salle d’audience, où, malgré une splendide gelée de février, régnait une température étouffante. La personnalité de l’escroc fournit le principal attrait de l’affaire. Dressé au banc des accusés, avec la distinction de sa haute taille, de son pardessus correct, de sa fine tête aux cheveux lustrés, il parlait aux juges sur un ton d’égalité. Le tribunal le traitait avec courtoisie. L’interrogatoire fut une conversation. Comme Vélines, le président sentait en cet homme une supériorité, et n’était pas toujours de force à lui tenir tête. Aux murailles, tapissées de bleu, des abeilles d’or étincelaient. Des boiseries de chêne assombrissaient le prétoire, et, par les larges fenêtres, on apercevait les pinacles de la Sainte-Chapelle qui montaient dans l’azur.

Blondel, qui plaidait pour la partie civile, fut très remarquable. Mais ce qui devait rester légendaire au Palais, c’était la plaidoirie de Vélines, qui dura deux audiences et débutait par cette phrase devenue célèbre, pour sa crânerie, son audace et son ingéniosité :

— Messieurs, le très honnête homme que vous avez devant vous…

Vélines, en parlant, donna toute sa mesure : il le sut et goûta l’une des plus violentes satisfactions de son existence professionnelle. Abel Lacroix fut acquitté, bien qu’il eût notoirement escroqué sept cent soixante-treize mille francs à des Parisiens crédules. Après le jugement, Vélines se frayait un chemin dans la foule, très pâle, le feu aux artères, plein de cette ivresse que produit la gloire chez les grands ambitieux. Du plus profond de l’immense Palais semblait monter vers lui comme le cri de soumission des villes conquises : autour de lui frémissait la muette émotion du barreau forcé de l’admirer. Il dominait et jouissait, quand, à la sortie, dans le tambour, une dame élégante, qui ne le voyait pas, dit à une amie :

— Qui était l’avocat ?

L’amie répondit :

— C’est le mari de madame Vélines.

III

Le coupé de madame Marty s’arrêta devant une des premières maisons du boulevard de la Madeleine, et stationna là tant que le petit garçon qui en était descendu put encore être aperçu sous le porche de l’immeuble. Avant de franchir la porte de l’escalier, l’enfant se pencha une dernière fois vers la rue, salua d’un joli mouvement aristocratique, puis se laissa enlever par l’ascenseur.

Élevé à la mode anglaise, Marcel Alembert portait en cette fin de février les jambes nues, le grand col blanc dégageant le cou et, sur ses cheveux châtains, très abondants, la casquette à visière étroite qui donne l’air crâne aux petits Français. Au palier du troisième étage, il sonna. Le père lui-même vint ouvrir, comme par hasard. Ils s’embrassèrent simplement. On aurait cru qu’ils s’étaient vus la veille, Marcel accrocha sa casquette au porte-manteau, se dévêtit de son petit pardessus. Dans l’ombre du vestibule, Alembert observait tous ses gestes.

— Que ferons-nous aujourd’hui ? demanda le père.

Marcel paraissait gêné comme un gamin que l’on envoie en visite. Il dit avec un sourire de politesse.

— Ce que tu voudras, papa.

Ils passèrent au salon. Marcel écarta machinalement un rideau, regarda le boulevard. Debout derrière lui, Alembert l’interrogeait sur ses travaux de la quinzaine, sur ses professeurs, sur la vieille servante Anna, qui l’amenait d’ordinaire.

— Ce n’est pas avec elle que tu es venu aujourd’hui ?

— Non, dit seulement Marcel.

Jamais il ne nommait ici sa mère. Il ne concevait que très obscurément le désaccord de ses parents, et, par scrupule, se refusait même à sonder le mystère. Il s’était passé quelque chose, lui n’avait pas à en juger ; cependant, par une intuition chevaleresque de petit garçon, il prenait inconsciemment le parti de sa mère, qu’il sentait offensée, se retenant même d’aimer trop ce jeune père tendre et familier dont il se savait l’idole. Et c’était pitié de voir les coquetteries de l’un, le manque d’abandon de l’autre, pendant ces brèves entrevues de quinzaine.

À quatre heures, on leur apporta le thé sur une table chargée de friandises. Marcel avait un gros appétit d’enfant de douze ans ; il mangeait en silence. Le père disait :

— Sers-toi… Tiens : cela vient de la rive gauche ; je suis allé moi-même, tout exprès, le chercher ce matin… Et ceci, je l’ai choisi avenue de l’Opéra.

— Merci, papa.

Il y avait aussi des fleurs fraîches, qui embaumaient. Le père n’ajoutait pas qu’il les avait eues à prix d’or : une folie de son sevrage sentimental, une fantaisie d’homme malheureux qui se satisfait avec des manifestations puériles.

Excité par le goûter, Marcel se fit plus loquace, prit ses aises, rentra de lui-même dans le salon, feuilleta des journaux. Une image éveillant ce souvenir, il conta qu’on l’avait mené au Cirque, et ce qu’il y avait vu. Il rit même à pleine gorge en rapportant les drôleries des clowns. Alembert l’écoutait béatement. Sous les doigts de l’enfant, les pages tournaient toujours.

Soudain une illustration lui arracha ce cri de surprise :

— Ah ! l’amie de maman !

Le magazine, vieux de quatre mois, représentait madame Vélines plaidant à la première chambre. On apercevait un coin du prétoire, quelques chapeaux de femme et Henriette à la barre. Brusquement, Alembert se rapprocha pour regarder la gravure. Son fils devint très rouge, regrettant l’exclamation échappée. Tous doux. avec une inégale lucidité, reconstituaient l’audience. L’enfant n’ignorait pas que de cette partie célèbre il avait été l’enjeu : c’était sa pauvre petite personne qu’on se disputait devant les juges… Il ferma brusquement le magazine. Alembert s’éloigna sans mot dire. Marcel, troublé, l’épiait de coups d’œil obliques. Il le sentait très chagriné. Il dit :

— Je sais un nouveau morceau de piano. Veux-tu que je te le joue, papa ?

La nuit était venue : on alluma les lampes, Alembert s’assit au fond du salon, tandis que l’enfant s’installait au clavier. Il était joli et gracieux. Ses traits allongés rappelaient ceux de l’ingénieur. Ses mains trop grandes, présages de la haute taille qu’il aurait un jour, se détendirent et partirent agilement sur les touches. Sa mère était son seul professeur, et il avait atteint à une habileté précoce. Alembert, à l’autre bout de la pièce, le contemplait, reconnaissant bientôt l’air d’une sonatine simple et touchante que Suzanne se plaisait souvent à lui faire entendre le soir, naguère. Avec une légèreté qui simulait le clavecin, Marcel détachait les notes. Elles composaient une mélodie tissue de souvenirs. Au cartel de la muraille, les cinq coups de l’heure s’égrenèrent, se mêlant au son du piano. Là-bas, l’ingénieur eut un profond soupir. À partir de cet instant, ses yeux allaient sans cesse au cadran pour revenir à l’enfant illuminé par la lueur des lampes.

— C’est bien, mon petit, dit-il à la fin, tu m’as fait plaisir Ta maman me jouait aussi cela, autrefois.

Marcel, le cœur soudain gonflé, se détourna : la mélancolie de son enfance malheureuse éclatait à ce seul mot. Tous deux se raidirent beaucoup pour ne pas pleurer, et ils ne purent parler pendant de longues minutes. En attendant la vieille Anna qui viendrait à six heures, ils firent une partie de dames, en échangeant des propos quelconques. Dès que la sonnette retentit, le père ouvrit ses bras tout grands. Marcel s’y jeta et murmura très bas :

— Pauvre papa…

Et voilà deux années que les choses se passaient à peu près de la même façon, le premier et le troisième jeudi de chaque mois.

Bientôt mars arriva, et la bataille se livra plus âpre, plus tragique, autour du sage petit garçon qui faisait tranquillement ses devoirs, du matin au soir, dans le calme appartement de Passy. Le procès Alembert contre Marty devait venir devant la cour à la fin du carême. L’ingénieur, las de lutter, ne comptait plus sur rien de bon ; mais Fabrezan le pressait d’espérer. La mère, de son côté, nerveuse et angoissée, qui avait dû confiera Vélines le soin de plaider en appel, le talonnait, se rendait sans cesse place Dauphine, apportant chaque fois un argument nouveau. Et, pendant que les adversaires se combattaient ainsi, sourdement, avant l’audience, les yeux fixés sur l’enfant qu’on s’arrachait, dans le ménage Vélines un autre drame mystérieux se greffait sur le premier, silencieux, discret, invisible Madame Marty l’avait provoqué d’un mot imprudent, le jour où, s’extasiant devant l’excellente mine d’Henriette, elle avait ajouté :

— En vérité, ma chère, vous vous portez si bien que rien ne vous empêcherait de mener mon affaire jusqu’au bout. Je me demande pourquoi vous ne la plaideriez pas !

Henriette s’était récriée, alléguant les émotions qu’elle ne manquait jamais d’avoir à la barre, et Vélines avait souri. Mais, tout de suite, le mal étrange l’avait mordu au cœur. Il avait vu comme une prière sous cette boutade, et le regret qu’avait sa cliente de n’être pas défendue par l’avocate célèbre. Il ne dit rien et tourna son humeur contre madame Marty.

Cependant il lui vint un désir forcené de se surpasser à l’audience. Il travaillait, chaque soir, avec une fièvre inconnue. Parfois il observait Henriette avec les yeux froids d’un indifférent : il cherchait à la juger comme si elle n’eût pas été sa femme et il lui découvrait de petits défauts, surtout une sûreté de soi qu’il n’aimait pas. Elle lui avait communiqué ses notes de plaidoirie du premier procès, mais il refusa de s’en servir. Même, afin d’être plus personnel, il négligea pour de nouveaux arguments les éléments de discussion qu’avait choisis Henriette : sans doute, il plaiderait la dignité, la noblesse d’âme de sa cliente ; mais, allant plus loin que sa femme, il invoquerait audacieusement le principe féministe qui réclame uniformément, dans tous les cas de divorce, les enfants pour la mère.

Il n’eut qu’un public restreint, mais toutes les avocates furent là, passionnées pour ce qui demeurerait toujours « le grand procès de madame Vélines ». C’était à la femme qu’elles pensaient en écoutant le mari. Il les charma néanmoins en parlant, tant il y eut de littérature délicate et d’artifices dans sa plaidoirie. Fabrezan avait été classique ; lui fut plus varié, plus imprévu, avec une pointe de fantaisie il fît une profonde impression sur toutes ces dames. La première chambre de la cour, lumineuse et dorée, avait une grande élégance. On se rappelait la prestation de serment d’Henriette, qui avait fait tant de chemin depuis ! C’était dans ce même prétoire. Quelle délicieuse recrue le barreau faisait ce jour-là, mais qui aurait alors prédit la célébrité de cette jeune fille ? Et ainsi Henriette, quoique absente, était encore là dans l’esprit de tout le monde… L’arrêt ne fut rendu qu’à huitaine. La plupart des avocates s’arrangèrent pour venir l’entendre. Il y eut une stupeur dans la salle quand le président en énonça les termes. Le premier jugement était cassé. Le jeune Alembert était confié à son père. Sa mère le verrait chaque semaine, soit chez elle, soit au lycée où il pourrait être interné.

Vélines devint fort pâle. Au bout du banc, les petites stagiaires l’observaient curieusement : alors il se ressaisit et distribua quelques poignées de main à la sortie, en s’affligeant surtout, disait-il, du coup terrible qui allait être porté à sa cliente…

Chez eux, Henriette l’attendait à la porte du petit salon blanc.

— C’est fini, lui dit-il tranquillement, j’ai perdu.

Elle ne pouvait le croire. Elle ne disait rien. Ses yeux attristés regardaient dans le vague, et André se demandait : « Que pense-t-elle ?… Quel parallèle va-t-elle établir entre elle et moi ?… »

Au bout de quelques secondes, elle murmura tendrement :

— Pauvre chéri ! j’ai du chagrin pour toi.

— Pour moi ! s’écria-t-il, pour moi !… Est-ce qu’un avocat est discrédité pour avoir perdu un procès ?

Et il affecta d’être fort enjoué, plus qu’il ne convenait même, au moment d’aller apprendre à la malheureuse mère son malheur. Par délicatesse, Henriette voulut se charger de la mission. Vélines fit deux ou trois courses d’affaires : il fut correct, lucide, pondéré comme à l’ordinaire, en homme qui se possède toujours. Henriette rentra de Passy très bouleversée, plus occupée de la douleur de Suzanne que de rien autre. Ils dînèrent. Henriette conta que la pauvre femme ne projetait rien moins que de se sauver en emportant le petit. André soutint qu’elle prendrait son parti de l’arrêt, comme toutes les autres mères en pareil cas ; et il fît honneur au repas, qu’il trouva exquis.

Cependant, le soir, comme il s’était enfermé dans son cabinet, Henriette entendit un fracas de choses brisées et vint voir en hâte ce qui se passait. L’écritoire était à terre, en plusieurs morceaux ; l’encre gisait en flaques sur le tapis, et les feuilles éparses d’un dossier trempaient dans les petites mares mordorées.

— Qu’est-il arrivé, mon Dieu ! interrogea-t-elle.

Et il expliqua sa maladresse : un geste brusque pour saisir le bouton d’un tiroir, sa manche accrochant le couvercle de l’encrier, etc.

Elle alla sonner pour qu’on vînt réparer le désordre. Les taches du tapis surtout la désolaient. Elle ne s’aperçut pas qu’André, tout blême, tremblait encore, et que le bruit de son souffle emplissait la pièce.

Dès lors, mille petites souffrances d’amour-propre assaillirent Vélines. Elles l’attendaient au Palais, dans la rue, où ses confrères ne Tabordaient plus pour lui demander des nouvelles de sa femme sans qu’il vit là une allusion à son échec ; chez ses beaux-parents, au dîner dominical des Marcadieu, où il dut raconter au président le procès dans tous ses détails. Et le malaise qu’il endurait, obscur encore et indéfinissable, était de nature telle qu’il n’y pouvait chercher de remède, puisque, par pudeur, il se refusait à en prendre conscience. Souvent la présence d’Henriette le gênait. Il lui gardait rancune de griefs imaginaires. Parlait-elle de leur métier ? elle l’agaçait ; de ses clientes ? il n’était pas loin de la juger prétentieuse.

Il sentait le besoin d’une diversion immédiate à sa vie quotidienne : n’importe quel changement lui eût semblé le salut. Il arriva que la grand’mère Mansart leur écrivit de venir passer à Rouen les vacances de Pâques : Henriette consulta son médecin : celui-ci ayant défendu le voyage à la jeune femme, Vélines partit seul.

IV

Durant le court trajet, le charme du voyage opéra sur Vélines. Dès que les premiers paysages normands apparurent, noyés dans un crépuscule brumeux et léger d’avril, toute son existence actuelle s’abolit, et il crut reprendre le cours de son adolescence engloutie par Paris dès la dix-huitième année. À l’aperçue lointaine de la vallée de l’Andelle, au moment où la colline des Deux-Amants prend l’aspect d’une pyramide grise et roide à l’arête escarpée, il retrouva la fraîcheur d’une impression de jeunesse. Ce nom, « la colline des Deux-Amants », et ce paysage de tragique légende le troublaient délicieusement naguère, alors qu’au sortir du lycée il convoitait un grand amour, — sa première et sa meilleure ambition. Aimer héroïquement, être l’acteur d’une idylle surhumaine, comme il avait désiré cela ! « Je suis marié maintenant », se dit-il. L’image d’Henriette surgit à son esprit et il eut un petit serrement de cœur.

La nuit s’étendait sur la campagne. Il regarda l’heure ; dix minutes seulement le séparaient de l’arrivée. Une sensation de bien-être l’inonda. Il se sentait libéré, insoucieux de tout, en bonne forme pour cette plongée dans le passé qu’il allait faire. Soudain, la ligne côtoya de nouveau la Seine. Les eaux argentées du plus doux des fleuves miroitaient dans les prairies. On voyait la chaîne minuscule des montagnes riveraines se dresser sur l’autre bord. Là-bas, l’eau se piquait de points de feu ; des cordons de lumière y scintillaient en tous sens. C’était Rouen, avec ses quais, ses ponts et ses îles, laissant tomber à fleur d’onde les reflets de ses réverbères, un peu chichement, en belle ville de province, confortable mais économe.

Rouen ! Et aussitôt une sensibilité nouvelle s’éveilla dans le cour d’André. Il eut cet attendrissement égoïste, mêlé de noble mélancolie, que provoque la vue des lieux où s’écoula notre enfance. Quand le chemin de fer s’engagea sur le Pont aux Anglais, la cité s’éploya devant lui, toute noire, dormant comme au fond d’un lac de ténèbres dans la coupe large et creuse, ceinte de coteaux, où elle s’étale. Et André sourit de plaisir à la flèche de la cathédrale, cette aiguille de fonte plus sombre que la nuit, jaillissant de la masse confuse des toits, et si familière à ses yeux, si amicale, si gracile pour un provincial qu’obséda quinze ans la tour Eiffel !

Après, ce fut en lui une cohue d’émotions : l’arrêt du train, la vision de la grand’mère s’encadrant dans une porte vitrée de la gare, l’ennui des bagages ; puis, en voiture, près de l’aïeule, la lente montée à cet amphithéâtre charmant, riant faubourg de la ville, royaume des jardins et des ruelles silencieuses, Bihorel.

Il avait grandi là, passionnément aimé sans caresses ni mièvreries, par l’énergique vieille femme qui, à son imagination, avait magnifié la vie. Quand il reconnut la maison, le vestibule, la salle à manger à gauche, et les meubles éternellement les mêmes, jusqu’au rond de tapisserie fait par madame Mansart et servant de siège au chat, devant la cheminée, il lui fallut toute sa maîtrise de soi pour arrêter ses larmes.

C’était la première fois, depuis longtemps, qu’ils s’attablaient tête à tête. Tous deux, plus remués qu’ils ne le voulaient paraître, parlaient peu. L’intimité d’autrefois cependant se renouait entre eux et Vélines retrouvait de la tendresse jusque dans le menu combiné pour flatter son goût, et qu’Henriette n’aurait jamais su composer de cette manière. Le temps était tiède. Dès le dessert enlevé, ils s’accoudèrent à la fenêtre. Au-dessous d’eux, l’amphithéâtre dévalait jusqu’au boulevard de Rouen, comme un grand parc obscur où les rues dessinaient des allées blanchissantes. En bas, les clochers pointaient au-dessus de l’océan des toits ; des nefs d’église semblaient de grands vaisseaux à l’ancre. Et Vélines, qui s’orientait, disait en promenant son regard sur la cité assoupie : « Là est le lycée… là, le Palais de Justice… là, les quais où l’on me montrait autrefois l’ancienne étude du grand’père… »

Soudain il prêta l’oreille. Le vent du sud leur apportait un tintement fort et lointain, si berceur qu’on se serait endormi doucement à l’entendre. C’était le couvre-feu, la cloche d’argent, l’antique « Cache-ribaudes », carillonnant là-bas dans son beffroi du Gros-Horloge. La même, dit-on, sonna le tocsin quand fut brûlée Jeanne d’Arc. Mais Vélines ne fouillait pas si loin dans l’histoire. Cette cloche avait accompagné ses rêveries enflammées d’enfant ; dans des soirs pareils à celui-ci, elle carillonnait en notes profondes et vibrantes quand, à ces premières heures de liberté que lui avait si intelligemment octroyées sa grand’mère, il arpentait les rues rouennaises, boueuses sous les becs de gaz jaunes, ou bleuissantes sous les lampadaires électriques. Sa jeunesse avait laissé dans ces rues, dans ces années passées, quelque chose dont le couvre-feu archaïque et discret lui renvoyait aujourd’hui l’écho. Instinctivement sa main chercha une main affectueuse : la rigide vieille dame serra la sienne. Ils n’exprimèrent pas autrement leur émoi.

Elle l’avait pris à cinq ans, orphelin. Elle l’avait instruit seule jusqu’à dix, despote mais patiente, enseignant sans se permettre une vivacité qui aurait pu nuire à sa tache, l’avait envoyé au lycée, exigeant implacablement de bonnes places, sévissant quand des paresses commencèrent à engourdir ce grand garçon qui, à quatorze ans, parut s’épanouir tout en force physique. C’avait été une sévérité masculine, exempte de scènes, mais inflexible. André craignait sa grand’mère. Elle le contraignait à travailler malgré lui. Ce qui n’empêchait pas qu’elle lui fit l’adolescence la plus agréable, la plus gaie : car, en réalité, cette éducation s’opérait méthodiquement, selon un programme nettement déterminé par la sagacité de cette femme aux larges idées. Chaque jeudi et chaque dimanche, le petit lycéen prenait en quelque sorte possession du parc de sa grand’mère et jouait au seigneur, y recevant ses amis en toute indépendance. Et madame Mansart, qui l’eût fait trembler pour un pensum ou une mauvaise place, tolérait impassiblement que les arbres fussent brisés, la rocaille endommagée, les fleurs coupées, les gazons foulés Lorsque, postée derrière le rideau de sa chambre, elle voyait cette horde de garçons aux intonations muantes courir, souffler, lutter dans ses plates-bandes, et, à leur tête, ce gros André, lourdaud pour ses quinze ans, musclé, fougueux, brutal, qui s’éraillait la voix à mener les autres, une volupté l’inondait : ne ferait-il pas un conducteur d’hommes ? Et elle le laissait s’entourer d’enfants de basse naissance, — il y avait dans la bande un fils de plâtrier, — afin que le désir de la domination naquit en lui plus vite.

André avait eu. tour à tour, selon les Ages, un gymnase, un billard, une salle d’escrime, une salle de musique Sa grand’mère aurait voulu tripler ses facultés afin que de la vie il pût mordre davantage et devenir plus grand. Et quand il eut ses dix-huit ans, qu’il se fut affiné, qu’il pensa, quand elle aurait pu jouir du séduisant compagnonnage de ce jeune homme très accompli, celle qui, n’étant pas la vraie mère, paraissait exonérée des héroïques sacrifices maternels, décida de l’envoyer à Paris et demeura seule…

C’était à ces choses que Vélines rêvait, le soir, quand il fut retiré dans sa chambre. Ce rôle admirable, tenu sans défaillance par l’aïeule, il le reconstituait aujourd’hui à l’aide de tous les souvenirs d’autrefois. Il se sentait véritablement l’ouvrage de ses mains.

Il se dévêtait devant le lit étroit où il avait dormi si longtemps. Une idée soudaine, émouvante, lui étreignait le cœur : il ne l’avait pas comprise jusqu’ici, cette créature d’immolation secrète, qui ne voulait même pas qu’on la sût immolée, brave, portant avec une vaillance incroyable ses soixante et onze ans, vivace, ardente, terrible, toujours batailleuse, cachant un cœur honteux de soi qui ne s’exhiberait jamais.

Et comme, à ce moment, ce lit d’enfance qui fléchissait sous le poids de son corps, avec des mollesses de berceau, symbolisait toutes les douceurs de cette vieille maison, il pensa tout à coup :

« Oh ! il n’y a eu qu’une femme dans ma vie : celle qui s’était vouée à moi, qui m’a donné toutes ses pensées, toute son intelligence, qui s’est donnée elle même. Le dévouement d’un grand amour féminin, vraiment je l’ai connu ! »

Et il revit Henriette trônant à ses consultations, courant les audiences au Palais, plaidant ; Henriette tout occupée de sa propre gloire, jouissant de sa réussite, buvant les éloges, supputant les signes de sa célébrité, si peu ambitieuse pour son mari !… Alors il fit le procès de leur union.

Elle avait marqué chez lui un changement radical. Entouré jusque-là de soins excessifs par une créature toute à sa dévotion, il passait à ceux d’une jeune épouse d’exception, personnalité puissante se suffisant à elle-même, et qui déjà s’était fixé un but : le succès. En poursuit-on deux à la fois ? Cette pauvre Henriette, si désireuse d’arriver, ne devait-elle pas se désintéresser forcément de sa gloire, à lui ? Tandis que Vautre vivait jour et nuit dans la pensée du petit-fils promis aux grandes destinées, l’insouciante Henriette, quoique aimante et tendre, parachevait égoïstement son individualité. Et il se rappela la touchante histoire de madame Mansart obsédant les rédacteurs pour obtenir des journaux un « écho » flatteur sur l’avocat d’Abel Lacroix…

Le lendemain, des sensations l’attendaient au réveil qui eurent la grâce d’une résurrection de son passé. Jamais, à aucun de ses retours chez l’aïeule, il n’avait connu d’émotion si vive… ce fut l’odeur du chocolat de la maison, le tintement de la sonnette à la grille d’entrée, puis dans la rue, le cri d’une vieille marchande de « cayeux », — ces grosses moules qu’on vend à Rouen : — depuis vingt ans, l’organe de la bonne femme n’avait pas changé ; son appel plaintif plus qu’engageant fît lever dans l’esprit d’André un vol de souvenirs. Il se crut en vacances, à seize ans…

Trois jours se passèrent. Chaque soir, une lettre d’Henriette arrivait pendant le dîner. Il la lisait froidement et la remettait dans sa poche

— Ta femme va bien ? demandait invariablement la grand’mère.

— Très bien.

Et l’on détournait la conversation, comme s’il se fût agi d’une épouse coupable sur le compte de qui l’on préfère être discret…

Vélines, des journées entières, flânait à travers la ville, sans itinéraire, pour le plaisir Parfois, dès son lever, il partait. Son quartier de Bihorel, fait de venelles proprettes qui se coulent entre des jardins clos, embaumait la ravenelle et la jacinthe. Les vergers, qu’avril faisait tout blancs, secouaient par dessus les murs, une neige le long des ruisseaux. De la ville aux cent clochers venait le grand murmure des sonneries matinales, et il voyait toujours pointer, là-bas, la flèche de la cathédrale, qui décroissait à mesure qu’il descendait la côte.

Le boulevard circulaire, avec ses deux chaussées, ses talus gazonnés en style de fortification, les soldats manœuvrant sur le Boulingrin, donnait un aspect militaire à cette ville de bonnetiers. Alors, machinalement, Vélines prenait comme autrefois le chemin du lycée. Dans la rue en pente raide, une place s’ouvre à gauche, garnie d’ailantes : un portique apparaît au fond, béant, par lequel on entrevoit un Pierre Corneille géant sur un tertre de gazon. Vélines se remémorait ses maîtres ; quelques-uns étaient morts. Que de mérite, de dignité, de haute science souvent, de modestie toujours, ils possédaient, qu’il n’avait point su leur reconnaître jadis ! Pour un peu plus de notoriété, les dépassait-il aujourd’hui, lui qui avait toujours brigué partout la première place ?

Il allait de quartier en quartier. On aurait dit une dizaine de petites cités disparates, accotées les unes aux autres, ayant chacune leur église, leur population, leur couleur et leur caractère. C’était la rue Eau-de-Robec, où coule, sous l’arche de bois des ponts sans cesse répétés, une rivière noirâtre qui ronge le rez-de-chaussée des maisons. C’était la paroisse de Saint-Godard, aristocratique et morne, où toutes les portes cochères sont cintrées, où un léger duvet de verdure pousse entre les pavés. C’était le Rouen industriel, refoulé à l’est de la ville, en quelques rues spacieuses, désertes, froides, où l’on sent la cotonnade et les indiennes. — dont les pièces roulées s’élèvent en colonnes, au milieu des cours vitrées. — Puis la rue Grand-Pont, commerçante, grouillante, pavoisée, encombrée de ses tramways, de ses camions, de ses fiacres, de ses étalages, de sa foule. Et Martainville, le Ménilmontant rouennais, où l’on respire les pommes de terre frites et le hareng saur, tandis qu’au centre une église de dentelle, dont Jean Goujon sculpta les portes, édifie d’étage en étage ses clochetons, ses contreforts et ses arcs-boutants. Et c’était surtout un entrelacs de ruelles bizarres où s’attarde le moyen âge, faites de pignons pointus qui se heurtent, se choquent du front et paraissent caqueter ensemble comme vieilles en bonnet. Tortueuses et malodorantes, elles filent de biais et débouchent immanquablement sur un morceau magnifique de cathédrale, sur une fontaine merveilleuse, une tour ciselée à jour, ou une aperçue de ce féerique Palais de Justice, le chef-d’œuvre de la Renaissance.

Vélines cheminait, troublé, sans savoir si le fantôme de son enfance ou le sentiment qu’il avait soudain de sa maturité le tourmentait davantage. Cependant une amitié de longs mois avec une compagne telle qu’Henriette lavait trop déshabitué de la solitude d’esprit pour qu’il pût jouir à l’aise de ce qu’il rencontrait. Parfois il sentait un vide à côté de lui. D’aventure, il entrait dans un bureau de poste et envoyait à sa femme un mot rapide.

Le quatrième jour, il écrivit :

Ma chérie, j’ai traversé tantôt le square Solférino, où s’ébattent les enfants riches. J’ai retrouvé l’allée où ma grand’mère choisissait une chaise et où je m’amusais avec de petits garçons inconnus. Le gazon d’une pelouse descend en pente vers un bassin qui reçoit les gouttelettes d’eau d’une cascade. Elles y tombent avec un bruit de cristal. Des saules pleureurs abritent un rocher artificiel. Je trouvais très beau, jadis, ce pastiche de la nature. En revoyant ce coin, je me suis senti tout désemparé. Que la chute est vertigineuse de ces premières années à la dernière !… On ne la sent pas. Mais, si un souvenir marque soudain le point de départ, l’illumine, quel spectacle que celui des étapes franchies ! On voudrait se retenir : mais la descente vous entraîne. Il n’y a que le repos dans les deux bras d’une femme aimée qui vous donne l’illusion d’une halte…

Quand cette lettre fut partie, il la regretta. Ne jouait-il pas un rùle de dupe, à chérir cette créature si personnelle, qui ne se préoccupait de lui que pour l’égaler ? L’amertume de son échec lui revint : quel plaisir vaniteux Henriette avait dû en tirer, elle qui, en première instance, avait battu Fabrezan-Castagnac !…

Pourtant, la nuit, il rêva que ce corps frais et gracieux était endormi près de lui. Il s’éveilla, et, se voyant seul, il devint triste.

— Oh ! qu’elle me manque ! soupirait-il à mi-voix.

Et c’était aussi son esprit, sa société charmante qu’il désirait, les échanges de pensée dont ils étaient coutumiers, son sourire. Cinq jours devaient encore s’écouler avant qu’il la revît. Il ne pouvait dormir. Un grand marronnier dressait, devant sa fenêtre toujours ouverte, sa rainure encore sèche et noire Les étoiles scintillaient au travers des branches : on aurait dit de beaux fruits étincelants suspendus aux rameaux, et que, grimpé au faîte de l’arbre, on les aurait cueillies sans peine. Vélines songeait sérieusement à partir le lendemain…

Mais au matin, sa grand’mère le questionna

— Où en est donc l’affaire Marty, que tu devais plaider en appel ?

Vélines répondit négligemment :

— Elle est venue devant la cour le mois dernier.

— Eh bien ? fit-elle.

— Eh bien, dit Vélines affectant l’indifférence la plus parfaite, cette fois, nous avons été moins heureux : l’enfant a été attribué au père…

La vieille dame ne répondit rien. Sous le lorgnon, ses yeux lancèrent une flamme et son menton d’autoritaire frémit un peu. Elle, qui ne prononçait pas un mot sans motif, réfléchit longuement sur cet aveu. Ce fut le soir qu’elle dit à André :

— Ta femme ne devrait plus plaider. À ta place, je m’arrangerais en douceur pour qu’elle renonçât à sa carrière.

Vélines s’écria :

— Mais je n’en ai pas le droit ! Ce serait odieux !

Il ne demandait pas pourquoi ce sacrifice. Tous deux se comprenaient trop bien, et l’aïeule n’avait fait là qu’énoncer un souhait inconscient, confus, inavouable, dont le petit-fils était torturé depuis des semaines.

— Ce serait d’une brutalité révoltante ! continuait-il. Une femme comme Henriette n’est pas de celles qu’on opprime. Sa vocation m’est sacrée. Comment ! je l’ai connue jeune fille, si éprise de sa profession que riche, elle avait dû, pour s’y adonner, vaincre toutes les résistances de ses parents, de son monde ; j’ai ratifié son choix en l’épousant avocate ; et maintenant je l’arrêterais en plein essor, je rognerais sa large existence intellectuelle, j’étoufferais son talent !… au nom de quoi ?

Madame Mansart laissa cette flamme s’abattre. Puis elle dit :

— Si dans le ménage tu préfères tenir le second rôle, à ton aise, mon enfant !… Seulement à mon sens, ce n’est point le fait de l’homme.

— Il n’y a pas de rivalité entre nous, repartit vivement André, et nous ne nous disputons pas le premier rôle. Nous nous aimons. Chacun de nous se cultive le plus possible, et voilà !

— Et si ta femme t’éclipse, un jour, tu te déclareras enchanté, sans doute ?

— Je ne suis pas envieux des succès d’Henriette.

— Ce n’est point, pour un homme, envier les succès de sa femme que de se cabrer un peu à l’idée de paraître nul auprès d’elle. On t’appellera le mari de madame Vélines !

Il se souvint que le mot avait été prononcé par une dame dans le tambour de la onzième chambre. Un coup de colère le fit sursauter :

— Pourquoi ? pourquoi ?… Qu’ai-je de ridicule ? … Ma femme a son talent ; j’ai le mien, avec sa virilité, son éducation classique, sa force. Dans quelle mesure suis-je humilié par les succès d’une femme ?

— Je n’entends pas brouiller votre ménage, mon enfant, répliqua délibérément madame Mansart, mais moi, je ne mâche pas mes mots et j’aime qu’on voie clair dans son cas. Ta femme est en passe de briser ton avenir, ni plus ni moins, grâce à sa petite gloriole… Oui, oui, la mode est aux femmes ; on les encense, on se pâme à leurs vers, à leurs tableaux, à leurs romans, à leur science. On vient de découvrir leur intelligence ; on les a inventées ! La belle affaire ! Des femmes capables, sensées et voyant loin, il y en a toujours eu, mon petit. Seulement, elles n’avaient pas la rage de se produire au dehors. Oh ! il faut convenir que ça bouleverse un monde, un mouvement pareil, et le mariage devient difficile. Le tien a introduit à ton foyer une rivale. Tu souris parce que tu te sais bien supérieur à elle. N’importe, sa condition de femme en fait un jeune phénomène près duquel pâliront toutes tes gloires. Prends l’exemple de madame Duzy, cette romancière dont tout le monde parle : qui donc connaît monsieur Duzy ? Monsieur Duzy est un pauvre homme, sans doute… Or, Duzy a été ton condisciple au lycée, et tu l’as jugé naguère. Il est devenu un des premiers ingénieurs de l’État, et les romans de madame Duzy iront aux vieux papiers alors que les ponts que construit son mari étonneront encore nos petits-enfants. Mais quoi ! Duzy n’est qu’un homme, et l’on raffole des histoires qu’imagine sa femme : tout son malheur est là. On l’ignorera tant qu’il vivra… Duzy ? mais il n’existe pas… Bon Dieu ! quel sang ces hommes-là ont-ils donc dans les veines ! De mon temps, la Renommée, la Célébrité, les jeunes gens les adoraient comme des femmes. Ils disaient que c’étaient leurs maîtresses ; et cela vous avait de l’allure, et cela vous faisait des Daudet, des Gambetta, des Lachaud…

Vélines avait pâli, mais il s’efforçait à la gaieté :

— Grand’mère, grand’mère, vous êtes née en plein romantisme !

— Je suis née, mon fils, au temps où les femmes étaient modestes et ne souhaitaient point d’autre éclat que celui de leurs maris ; elles s’en paraient ; elles s’ingéniaient à le faire plus vif, plus splendide. Elles existaient alors pour le foyer, pour la félicité de leurs compagnons, et elles étaient la sécurité de la famille au lieu d’en être le danger.

André, acculé à l’obligation de défendre Henriette, murmura ;

— J’ai le bonheur d’avoir pour femme la plus charmante amie de mon esprit, une vraie compagne dont le commerce ne me lassera jamais. L’intimité de l’homme le plus intelligent ne me procurerait pas autant de joies que celle d’Henriette. Tout se paye. Je puis bien mettre le prix à mon bonheur.

— J’ai connu des femmes d’esprit qui n’étaient point avocates, cependant ! — riposta la grand’mère.

Ce soir-là, Vélines sortit après dîner. Il avait le feu aux tempes et des bourdonnements sous le crâne. Laissant la rue Bihorel, il descendit vers Rouen par la sente de Bellevue, si escarpée qu’elle paraît choir d’un jet au cœur de la ville. Le premier croissant de la lune rousse éclairait, dans toute la profondeur de la vallée, la cité aux trois cathédrales, tandis que dans les jardins environnants, sous la blancheur uniforme des ramures, on aurait imaginé que se passaient des choses solennelles.

Vélines avait dans lame le plus affreux désarroi. Ah ! que la perspicace aïeule avait été lucide ! Ce que le monde pensait tout bas devant sa situation baroque de mari effacé, celle-là vertement l’avait dit, avec sa franchise coutumière. Et son avenir, qu’il avait entrevu si beau, lui apparaissait comme une ruine qui s’écroule au bout d’un chemin. Le mari de madame Vélines, voilà tout ce qu’il était destiné à devenir. Et lui qui avait ri de sa grand’mère tout à l’heure, en la traitant de romantique, il prononçait maintenant tout bas : « La gloire ! la gloire !… » avec des frémissements de tout son corps.

Il s’égara dans les rues infectes ; il poussa jusqu’aux bas-fonds de Martainville, où d’ignobles disputes éclatent dans des bouges. Il traversa des carrefours boueux où l’on voit, la nuit, des chats s’accroupir et miauler en se provoquant, tandis que d’autres fuient le long du ruisseau, de leur allure dansante et légère. On le rencontra rue des Augustins et rue des Arpents, là où les hommes du port tiennent leurs assises. Puis il déboucha sur le quai.

Henriette ?… Ah ! qu’il était naïf, lui, de ne pouvoir se passer d’elle ! Comme elle devait bien supporter son veuvage, là-bas, amusée par les soins professionnels !… Et il se rappela comme elle s’était un jour glorifiée de donner autant de consultations que lui.

Pourtant cette jeune créature si ardente n’était-elle point libre de caresser les mêmes rêves que lui ? Pourquoi pas la femme célèbre aussi bien que l’homme ?… Aussitôt sa pensée se tourna vers monsieur et madame Duzy, et il trouva dans ce ménage un comique dont, par contre-coup, il se sentit atteint.

« Madame Duzy ne fait que des romans, se disait-il ; mais, si elle faisait des ponts comme son mari, c’est alors que le malheureux serait piteux ?… »

Et il lui sembla sentir dans Henriette sa pire ennemie.

Les quais étaient déserts, peu éclairés, pleins de silence. Il venait des berges une odeur de vin, de planches et de goudron. La mature des bateaux de commerce se profilait là-bas, sur un ciel argenté, et, tout au fond, le tablier gigantesque du transbordeur, supporté par ses deux pylônes, formait comme le portique énorme et aérien de la ville. Aux terrasses des cafés, dans une atmosphère de cognac et de poudre de riz, des tziganes raclaient leurs violons. L’air était tiède. Vélines s’accouda sur le parapet d’un pont.

Henriette avait ruiné son avenir : c’était vrai. Cela s’était fait sans drame, sans bruit, par le caprice d’une petite fille gâtée qui avait convoité tous les luxes, même celui du succès. Pouvait-il le lui reprocher, pourtant ?… Et il lui en voulait de ne point sur-le-champ, et par amour, rentrer dans l’ombre. Il souffrait, et il se plaignait lui-même de ne pouvoir être consolé.

« Aimer une autre femme ? se disait-il, jamais ! »

Et, au souvenir de leurs tendresses passées, des larmes lui vinrent aux yeux. Mais, à d’autres moments, il suffoquait de rage, et il l’aurait brisée comme on brise un obstacle qui vous barre la route.

Sous ses yeux, au ras de l’eau noire, une petite barque glissa, dont il entendit les avirons clapoter. Une chandelle, dans une lanterne en papier rouge, l’éclairait. Il aurait voulu y descendre, s’en aller dans cette coque de noix n’importe où, recommencer sa vie ailleurs et la faire grande à son aise.

Comme il redoutait maintenant le retour à Pans !… S’il prolongeait ses vacances ?… C’était comme un intermède dans sa tragédie. L’enfant ne devait naître que le mois suivant : pourquoi ne pas rester encore…

Il resta. Henriette écrivait les lettres les plus rassurantes. Jamais elle ne s’était si bien portée.

Prolonge un peu ton repos, mon chéri je me prive mieux de toi en songeant que l’air natal te baigne et te réconforte. Je ne veux pas te parler du chagrin de ma solitude…

— Oh ! sa solitude ! faisait André ironique.

Et il pensait aux clientes assiégeant le cabinet d’Henriette.

« Sans compter qu’en mon absence elle doit me supplanter le plus qu’elle peut !… »

Lui continuait à travers Rouen des promenades exquises. Peu à peu le calme se faisait en lui, à mesure que l’amour se mourait dans son âme. Il éloignait toujours l’échéance du départ. Dans les vergers, la robe blanche des arbres fruitiers s’éparpilla au vent et ils verdirent. Le soir, le soleil couchant miroitait à des milliers de vitres, du haut en bas de l’amphithéâtre, dans les maisons nichées parmi les bosquets de Bihorel.

Un matin, au déjeuner, Vélines reçut une dépêche qui le fit blêmir. Il recula brusquement sa chaise et jeta sa serviette ; il ne détachait point son regard du papier bleu. Tout à coup, un sanglot le secoua :

— Henriette ! balbutia-t-il.

Et la grand’mère lut :

Grosse fille, devançant la date, née cette nuit. Santés excellentes. Quel train prenez-vous ?

marcadieu.

QUATRIÈME PARTIE

I

Madame Martinal travaillait dans son cabinet. De l’étroit quatrième qu’elle habitait, quai de la Mégisserie, c’était la plus belle pièce, meublée à grands frais d’un bureau, d’un cartonnier, d’un tapis et de trois fauteuils, pour éblouir les clients. Le bureau se carrait devant une fenêtre quand la jeune femme recevait, elle retournait son siège et considérait la figure, exposée en pleine lumière, de la visiteuse. Pendant les heures de tâche, elle voyait en face, de l’autre côté de l’eau, les poivrières et l’épi des grosses tours du Palais. Parfois elle levait la tête, faisait une pause et rêvait en les regardant. C’était à son labeur un décor amical et réconfortant. Dans sa débilité de pauvre petite femme, perdue au cœur de Paris, elle se savait de cette noble maison de Justice, elle y tenait un rôle. C’était l’asile.

Cependant, en cette soirée de juin, ce n’était pas un dossier qu’examinait Jeanne Martinal. Son bureau s’étendait sous ses coudes, trop net. trop ordonné, trop vide pour une avocate, et c’était son livre de comptes qui s’ouvrait à la page du jour, sous ses yeux. À côté, plusieurs factures s’éparpillaient ; des feuilles volantes se couvraient de chiffres, et près de l’encrier bâillait, vide, la petite boîte destinée à contenir les économies.

Elle l’avait bien prévu la déveine était venue cet hiver, où elle n’avait pas gagné mille francs. Insensiblement les consultations s’étaient faites plus rares. Des procès qu’elle escomptait lui avaient échappé. Oh ! elle le savait bien, elle payait la chance de madame Vélines. Elle en avait le cœur un peu gros, car Henriette était riche et n’avait pas besoin de causes. Souvent, quand elle sortait du Palais et qu’elle voyait, place Dauphine, une file de trois ou quatre voitures arrêtées devant la maison de sa jeune confrère, des larmes lui montaient aux yeux. Maintenant que tant de femmes du monde se passaient le caprice d’avoir une avocate, laquelle serait allée quai de la Mégisserie quand, à deux pas de là, on trouvait la jeune célébrité du barreau ? Seulement, comme disait madame Martinal, Henriette était une si gentille amie qu’on ne pouvait lui en vouloir. Et elle étouffait tout mauvais sentiment, s’efforçant à reconnaître la supériorité de l’autre.

Mais elle avait beau se montrer au Palais, promener de chambre en chambre, tant que duraient les audiences, sa robe judiciaire vieille de six ans, qui commençait à s’élimer, personne ne semblait la voir ; ou si, par hasard, des curieux, l’apercevant, demandaient :

— Est-ce elle ?

— Non, répondaient les initiés, ce n’est pas elle. Une fois, ce bout de dialogue qu’elle surprit

lui produisit l’effet d’un soufflet cruel.

Elle tenait bon, pourtant, jamais découragée, employant ses heures inactives à confectionner elle-même ses costumes, pendant que les petits griffonnaient leur devoirs. Elle en vint même à s’installer à coudre dans son cabinet, tant elle redoutait peu l’arrivée inopinée des clientes.

Peu à peu les ressources s’épuisèrent. La vieille parente geignait : elle voyait bien qu’on n’allait pas nouer les deux bouts. Madame Martinal achetait au rabais, chez le bouquiniste d’en bas, les Cent manières d’accommoder les restes, et se mit à cuisiner elle-même de petits repas peu coûteux. Les mois de lycée de Pierre, les notes du boucher la tourmentaient affreusement. Mais elle faisait la fière. Elle retourna, en les rallongeant, les trois costumes de ses fils, et, le soir, quand ceux-ci étaient couchés, repassait sur la table de la salle à manger les petits cols empesés qu’elle mettait, au Palais, avec le rabat. Mais le dimanche, on prenait le « métro » ; tous quatre s’entassaient dans les secondes bondées de peuple : on s’en allait ainsi au bois de Boulogne, et les gens qui considéraient cette jeune mère couvant des yeux ses trois petits hommes, l’enviaient, tant elle paraissait crâne, allègre et heureuse. Elle n’avait jamais perdu confiance, et même, ce soir, devant l’évidence navrante des chiffres, ce pli du front qui donnait à sa physionomie suave quelque chose de militant, d’intrépide, se creusait davantage. Elle narguait le livre de comptes, la malchance, la misère, sentant bien qu’elle n’était point femme, avec tout le bagage de droit qu’elle avait en tête, son titre et sa force d’âme, à laisser péricliter le foyer et pâtir ses enfante.

Un pas résonna dans l’escalier, un pas qui montait à vives enjambées légères. C’était son aîné, Pierre, revenant de Charlemagne. Il entra en coup de vent, un peu frêle, la taille souple, son étroit visage mangé par des yeux pleins de rêve, les yeux de son père. Et, avec des gestes mâles déjà, il saisit le cou de sa mère et le fit ployer pour la baiser à la tempe.

— Ma jolie maman, avez-vous eu des consultations aujourd’hui ?

— Non, Pierre, je n’ai vu personne.

— Vous êtes allée au Palais, et on ne vous a pas confié de procès ?

— J’y suis allée, mon pauvre chéri, mais inutilement.

Il s’assit sur le bureau ; ses minces jambes nues et rouges d’écolier en battaient les tiroirs. Il ne parlait plus. Ses épaules s’étaient affaissées, et il laissait tomber sur ses genoux ses mains molles, aux doigts effilés, signes dénonciateurs de son manque d’énergie.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda madame Martinal.

— Qu’est-ce que nous allons devenir ! soupira l’enfant, repris de ses inquiétudes précoces.

— Ah ! mon pauvre mioche, repartit en riant la jeune femme, toi, tu seras de ceux qui passent leur vie à se lamenter en attendant que les perdrix leur tombent du ciel toutes rôties… Allons, oust ! va travailler, mon grand Pierre : je n’aime pas les pleurnicheurs, mais les laborieux. Quand ton petit papa est mort, si je n’avais fait que pleurer, moi, où seriez-vous aujourd’hui ?… Non, non, il faut se redresser toujours, être conscient de ce qu’on peut et l’accomplir avec un peu de nerf… Quant à notre dèche actuelle, cela ne te regarde pas, mon chou fiez-vous à votre maman pour arranger les choses, et soyez des gamins heureux !

Et, offrant malgré sa douceur une perpétuelle leçon de fermeté, elle le poussait vers la salle à manger, où l’on faisait les devoirs, quand la sonnette retentit, lui causant au cœur ce petit choc agréable bien connu de ceux qui espèrent sans cesse une volte de la destinée. Des paroles furent échangées dans l’antichambre, puis la vieille parente qui faisait fonction de domestique introduisit madame Faustin.

Les deux jeunes femmes s’embrassèrent. Elles s’étaient liées depuis que Fabrezan, se complaisant à pareille antithèse, les avait rapprochées. Madame Faustin avait changé La pauvreté l’avait marquée peu à peu. Elle portait, en plein mois de juin, un lourd chapeau d’hiver délavé par les pluies, et sa robe noire, raccourcie de saison en saison, découvrait la cheville emprisonnée dans un gros bas de coton à côte qui en dissimulait la délicatesse. Mais toute sa détresse éclatait dans ses chaussures, des souliers élargis, devenus informes, où le pied devait se blesser à chaque pas. Ses yeux étaient brûlés.

— Vous avez du chagrin ? dit Jeanne Martinal en indiquant ses paupières rougies.

— Du chagrin ? je n’ai plus le temps… mais du travail, oui, la nuit. J’ai acheté une machine à coudre payable à la semaine, et je gagne dix-sept sous par jour en piquant des chemises, à condition de me coucher à une heure du matin.

Elle expliqua même que, pour assourdir le bruit de la mécanique, elle glissait des tampons de flanelle sous les pieds du meuble. Puis sur une question de l’avocate, elle avoua que M. Faustin s’était contenté de solder les premiers mois de pension alimentaire et que depuis elle n’avait pas entendu parler de lui.

— Mais il faut l’assigner ! s’écria Jeanne Martinal, nous irons en référé, nous obtiendrons un jugement.

Près de l’autre, elle paraissait une princesse. L’aspect soigné de sa personne, l’élégance de sa robe unie, l’ambiance suggestive de ce cabinet où elle remuait, son titre, et surtout cette assurance que confère aux femmes une longue habitude d’exister par elles-mêmes, contribuaient à lui donner un air de domination. Elle était le conseil, l’esprit directeur, l’organisatrice. À ses côtés, celle que le mari ne régentait ni n’entretenait plus semblait une pauvre chose désemparée, livrée à tous les hasards.

— Ah ! je me laisse conduire par vous ! Faites de moi ce que vous voudrez… Et si je vous concède cela, c’est pour ma fille. Avec les deux cents francs de pension mensuelle du père je pourrais la bien nourrir et lui procurer de l’instruction. S’il ne s’agissait que de moi !… Il faut que je vous dise : j’ai écrit à M. Faustin ; il m’a répondu sur un ton si offensant !…

— Montrez-moi la lettre de votre mari, fit madame Martinal.

— La lettre ? je l’ai brûlée : elle m’insultait presque… Il y disait ouvertement qu’un homme ne peut matériellement pas faire vivre toutes les femmes qu’il a aimées… Ah ! oui je l’ai jetée au feu, pleurant toutes les larmes de mon corps, malade de honte et d’humiliation pour avoir réclamé de l’argent à un tel être.

— Malheureuse ! s’écria l’avocate ; nous l’aurions produite en justice, cette lettre !…

— Est-ce que je savais !

Et. avec son intelligence, sa santé, sa jeunesse son éducation, la force de ses trente ans, elle se sentait si incapable, si étrangère au grand mouvement d’activité sociale où grouillent, peinent et jouissent aujourd’hui, pêle-mêle, hommes et femmes, qu’elle envia son amie.

— Ah ! que vous avez de la chance, vous, d’avoir un métier dans les mains !

— Oui, reprit Jeanne songeuse, on connaît tout de même de mauvais pas, mais au moins on s’en tire.

Puis, le sens professionnel la ressaisissant, elle indiqua vite à l’abandonnée la méthode qu’elle allait suivre. Ces deux cents francs de pension mensuelle, maigrement alloués par le tribunal, elle les aurait ! Et elle citait des textes, des articles, prenait en témoignage des jugements, des arrêts. Elle était vraiment, avec son petit talent honnête, sa science solide, sa volonté, la Défense en qui l’on se confie, et l’autre, en son for intérieur l’admirait…

À peine sa cliente partie, madame Martinal s’enveloppa d’un ample tablier ; et, pendant que les plumes des trois enfants grinçaient sur le papier, on l’entendit, une heure durant, fourrager dans la cuisine minuscule, parmi le cliquetis des casseroles et l’odorant gazouillis des fritures savoureuses. Puis, les trois garçons libérés, le couvert fut dressé avec une jolie nappe de fantaisie, deux sous de myosotis dans un vase de cristal, et des friandises sucrées, fabriquées par l’avocate à ses moments perdus. Les trois mioches, joueurs, bruyants et lutins, se tenaient bien à table. Ils avaient de beaux appétits qui ravissaient la maman Celle-ci causait puérilement avec eux, et leur promettait un voyage à la mer pour l’été. La vieille tante se laissait aller au bien-être. On n’avait même pas de femme de ménage. Les deux maîtresses de maison alternativement servaient Mais ce dîner fin, joyeux, tranquille, qu’ornaient l’argenterie et la porcelaine du foyer détruit, disait l’aristocratie modeste et profonde du foyer rebâti par cette vaillante veuve.

Le repas achevé, on s’étonna de lui voir mettre son chapeau, se préparer à sortir sans les enfants.

— Menez-nous au square Saint-Jacques ! suppliaient-ils.

Mais elle prétexta un rendez-vous d’affaires et partit mystérieusement, sans que son allure déterminée surprit personne. Il faisait jour encore ; elle s’en fut à pied, par le Pont-Neuf, jusqu’à la place Dauphine. Elle monta chez Henriette. Le valet (le chambre lui dit que monsieur et madame n’avaient pas fini de dîner, et proposa de l’introduire dans la salle à manger. Mais elle déclara que c’était à madame Vélines seule qu’elle voulait parler, et elle l’attendit dans le petit salon blanc…

Depuis ce brusque retour à la maison, où il avait trouvé Henriette mère, en pleines délices, à ces premières heures où une femme peut se dire : « J’ai un fils… J’ai une fille », André Vélines, froidement, douloureusement, tâchait de se composer une âme nouvelle.

D’abord, à la vue de ce tout petit bébé, il s’inquiéta de sa laideur. Puis il s’attendrit et connut des tressaillements de fierté. Ensuite ce furent, près du lit d’Henriette, des méditations muettes où tous d’eux s’unissaient, prêtant à leur mariage une signification plus profonde, plus intime, depuis qu’un être en était né : ils offraient alors l’image d’un parfait bonheur. En somme, ce fut un grand bouleversement momentané que cette naissance. Les soins religieux du corps d’Henriette, les silences que l’on gardait autour de son repos, l’énigme de cette vie débile inerte au fond d’un berceau, la sensation d’être trois soudain dans l’existence, les Veillées dans la chambre, où l’on baissait l’abat-jour, tout contribuait à envelopper André d’une atmosphère mystique. Il faisait une espèce de rêve. Beaucoup de choses s’effacèrent en son esprit.

Dès les relevailles de sa femme, la réalité reparut. Henriette se retrouvait forte. La nuit, elle nourrissait l’enfant, de ce lait rare et léger des blondes dont on prétend qu’il est insuffisant, et, le jour, s’adjoignait le biberon. Une jeune Bretonne sûre était chargée du bébé. L’avocate reprit la route du Palais.

Alors Vélines, aujourd’hui lucide, l’y suivit, résolu à contempler héroïquement l’apothéose de cette jeune compagne, près de laquelle s’éteignait son propre éclat. Il se dit qu’il se renoncerait, et que de la gloire il se souciait désormais comme d’une guigne !… En effet, il se désintéressa de tout, négligea les plaidoiries, ne désira plus de causes. Personne ne perçut le découragement qui l’accablait ; sa correction extérieure, presque flegmatique, ne s’en altéra point, mais, tout stimulant lui faisant défaut, il éprouva le dégoût de l’effort. Il lut les philosophes chrétiens ; mais il les lut à la manière des grands orgueilleux et l’esprit ne l’en pénétra plus.

Cependant sa femme, à ses côtés, grandissait. D’abord, pour porter bonheur à sa fille, elle voulut plaider en premier lieu pour un enfant. Mademoiselle Angély lui confia un de ses pupilles échappé d’Ablon, qui avait copieusement fourragé aux devantures des grands magasins. On revit l’avocate au petit parquet durant l’instruction La maternité avait élargi son cœur. L’apparition du petit coupable entre deux municipaux, au fond de ce sombre couloir en sous-sol où vous arrivent des relents du corps de garde voisin, lui causa une émotion neuve. Une éducation de tendresse envers l’enfance se faisait lentement en elle, chaque jour, près de son bébé. Tout en interrogeant le gamin sur le banc banal, elle prenait instinctivement sa main, — cette main spatulée de garçon promis au vice. — et lui tenait des discours où passait la belle chaleur de sa nature enflammée pour le bien.

Sa rentrée au Palais fut illustrée par la défense de ce mineur, un lundi, à la huitième chambre. La longue pratique du cabinet lui avait acquis cette assurance qui aide tant au génie Et, quoiqu’Henriette restât impersonnelle, avec un bon goût irréprochable, il fallut bien reconnaître en cette plaidoirie d’une femme pour un enfant toutes les ressources que peut suggérer le sentiment maternel. L’accent d’une jeune mère s’y décelait. Ses amies, nombreuses à l’audience, en reçurent l’impression. Ce furent de seconds débuts magnifiques. Il y avait là comme une victoire pour les sentiments de mademoiselle Angély et les idées de madame Surgères. Vélines se dit ;

« Je n’ai plus d’ambition que pour ma femme. » Il eut l’illusion de se griser à l’ovation que l’on faisait à Henriette dans le grand escalier blanc de la correctionnelle.

Henriette, elle, rayonnait. Sa vie de travailleuse n’était qu’une fête. Elle ne rencontrait que des sourires. Véritablement sa maternité l’avait embellie. Un peu plus pâle, un peu plus grave, sans avoir rien perdu de sa grâce, même au Palais elle se préoccupait de sa fille, s’en glorifiait, dans l’éternelle fierté de l’enfantement et l’étonnement de sa dignité nouvelle. Les confrères, à leur insu, en l’abordant, prenaient une autre attitude : ils voyaient en elle la mère dont l’action créatrice se prolongeait physiologiquement, puisqu’elle nourrissait, et c’était à son front encore une auréole. Beaucoup de ses clientes avaient attendu son rétablissement pour entamer des procès. Dès la fin de mai, elle se mit ardemment à la besogne, et, si chacune de ses causes ne comporta pas un triomphe, si, par leur nature même, la plupart de ses plaidoiries au civil firent peu de bruit, il y eu toujours autour de sa personne une curiosité qui remplissait d’avocats les chambres d’audience, quand l’un d’eux avait dit :

— C’est la petite Vélines qui « cause » là.

Parfois, dans la salle des Pas-Perdus, elle était assaillie à ce point que, presque toujours pressée, elle évitait de la traverser quand elle n’avait rien à faire au tribunal. Mais Vélines, presque toujours oisif, s’y promenait beaucoup ; et il lui arrivait d’apercevoir au loin sa femme arrêtée dans un groupe de dames qui s’accrochaient à elle, ne la quittaient plus, l’escortaient jusqu’au vestiaire.

Un jour, même, il ne put s’empêcher de sourire, à suivre le jeu de madame Clémentin. Celle-ci, debout à la porte des référés, adossée à l’un des candélabres de bronze, accompagnait du regard la course lente d’Henriette, affairée, entourée, relancée à chaque pas, d’un bout à l’autre de l’immense vestibule. Et la bilieuse femme, rongée d’envie, incapable de se composer un visage, fixait sur la chanceuse confrère des yeux de convoitise qui trahissaient son supplice.

Souvent Vélines restait à la maison. « À quoi bon retourner là-bas ? songeait-il, ma carrière est finie… » À la vérité, la peur du ridicule qui le guettait, près de cette épouse en vedette, le retenait. Et il s’efforçait au stoïcisme, se comparant à ces hommes qui ont laissé aux mains de femmes aimées leur patrimoine, leur santé, leur honneur, et dressent encore la tête, ne regrettant rien de leurs libéralités ou de leur faiblesse, si ces maîtresses en valaient vraiment la peine. Lui, on l’avait dépouillé de tous ses rêves d’avenir, et il se retrouvait, à trente-cinq ans, sans but, sans nom, vaincu avant la lutte. Quelquefois, devant Henriette, il pensait : « Je l’adore » Mais, quand il l’entendait prononcer : « mon cabinet…, mon succès…, ma clientèle… », quand il la voyait triompher avec tant d’inconscience, s’épanouir béatement dans une de ces apothéoses démesurées que Paris sait faire aux femmes, et posséder enfin ce Palais qu’il avait prétendu conquérir jadis, une hostilité sourdait du fond de son âme, et c’étaient en lui des montées de colère brutale. Alors il s’enfermait seul dans son cabinet, où il endurait de tels soubresauts du cœur, et si répétés, qu’il put les attribuer à une affection cardiaque Mais il était si las de tout qu’il dédaigna de consulter.

Les tendresses qu’Henriette lai témoignait l’apaisaient : « Qu’elle ne sache rien, mon Dieu ! — soupirait-il, — qu’elle soit heureuse » et ses impérissables appétits de grandeur se satisfaisaient d’une telle abnégation. Ils avaient encore des heures douces, au demeurant : elle n’était point de celles qu’on cesse de chérir en un jour. Son esprit le ravissait encore, et, ce soir-là, tout le long du dîner, elle l’avait déridé en contrefaisant Erambourg, devant qui elle avait plaidé, l’après-midi.

— Que peut me vouloir cette pauvre Martinal à une heure pareille ! — disait-elle en pliant sa serviette ; peut-être est-ce un avis qu’elle vient me demander.

— Oh ! ne put retenir André, madame Martinal est plus vieille procédurière que toi…

Quand elle se vit seule avec son amie, dans ce petit salon du dix-huitième siècle, si propre aux confidences, Jeanne Martinal se troubla un peu. La délicate Henriette s’en aperçut, et, lui serrant la main gentiment :

— Qu’est-ce qu’il y a, madame Martinal ?

Des larmes perlèrent aux yeux de la veuve, mais elle se domina, et, souriant :

— Ah ! mon Dieu, je ne croyais pas ce que j’avais à vous dire, ce soir, si difficile, et c’est très bête d’être secouée à ce point.

— Est-ce que je ne suis pas votre amie ?… fit Henriette, qui supposait un besoin d’argent, et cherchait à prévenir la demande.

— Ah ! si vous n’étiez pas mon amie, et celle que j’estime le plus, non, bien sûr, je ne serais pas ici, décidée à être si franche avec vous… Écoutez, ma petite Vélines, il faut que vous me preniez pour secrétaire.

Henriette éclata de rire :

— Pour secrétaire… vous ! mais… mais… je suis votre cadette, vous êtes autrement forte que moi, autrement expérimentée : vous prendre comme secrétaire… jamais je n’oserai !…

— Vous savez bien que vous avez dix fois plus de talent que moi. Là n’est pas la question… Il faut que je sois votre secrétaire : vous me devez ça… Je vous étonne ? Apprenez alors, ma petite, que je suis dans une dèche noire, que je suis à la veille de faire des dettes, que je ne vois pas même où aller chercher le trimestre du lycée de Pierre… tout cela… grâce à vous !

Elle détourna, un instant, les yeux, fit mine d’arranger les plis de sa jupe et continua :

— Ma sincérité ne vous fâche pas, hein ? Eh bien ! oui, au moment où ma situation se consolidait, où un peu de notoriété commençait à m’encourager, où je me tirais d’affaire avec mes trois gosses, votre étoile s’est levée, ma chère. On ne parle plus que de vous ; vous êtes l’avocate à la mode, l’avocate chic : on va chez vous comme on va chez la grande doctoresse, et j’ai pu suivre en même temps votre veine et ma disgrâce. Ma petite Vélines, si je vous disais que ça m’a fait plaisir, je mentirais. La gloire, je vous confesse que je m’en fiche ; mais les provisions… c’est si utile dans un ménage où règnent de beaux appétits ! Vous êtes une femme trop avertie pour me croire si je déclarais que je n’ai pas été du tout jalouse. Jalouse, oui, je l’ai été un peu, parce que, tout de même, vous n’aviez pas besoin de cela. Vous étiez heureuse, riche, sous la protection d’un homme qui vous adore, et ma pauvre clientèle, si péniblement acquise, vous veniez me l’ôter… Mais ce sentiment-là, je vous le jure, c’est bien fini : j’avais trop d’amitié pour vous ! Peut-on, d’ailleurs, conserver de la rancune envers une confrère de votre sorte ?… Seulement, il faut maintenant que vous me preniez pour secrétaire.

C’était la première ombre à la joie insouciante d’Henriette. Comment ! ce tourbillon brillant qui l’entraînait avait fait des victimes ? D’autres avaient pleuré pendant qu’elle se grisait légèrement à ces plaisirs vaniteux de célébrité adulée, de domination discrète ? Elle s’assombrit tout à coup.

— J’ai du chagrin, murmura-t-elle, très humiliée soudain de se découvrir en cette posture du mauvais riche devant le pauvre qu’il a lésé ; j’ai du chagrin de ce que vous me dites-là, chère amie. Combien je m’en voudrais, si j’étais convaincue d’avoir été la cause de vos peines !…

— Me prenez-vous pour secrétaire ? répéta Jeanne Martinal, souriant de sa propre insistance,

— Je ferais tout au monde pour vous ; je voudrais de toutes les manières vous dédommager… Et je songe aussi aux autres qui, moins bonnes que vous, m’en veulent sûrement. J’ai beaucoup d’ennemies, n’est-ce pas ?

— Non, vous n’avez pas d’ennemies… Madame Clémentin, peut-être… Pourtant, vous n’avez guère mordu dans sa clientèle de mauvais aloi. Ses plaidoiries à cent sous, pour ceux qui ne réclament pas l’assistance judiciaire, n’ont rien de commun avec votre marchandise. Quant à Louise Pernette, c’est une gamine qui n’a pas dit son dernier mot… à peine son premier… Pour les autres, celles qui plaident avec leur physique ou celles qui ne plaident pas du tout, vous n’avez pu leur porter ombrage. Non, non, ma chère ! j’étais seule en situation de devenir votre ennemie. Or, avec vos dix ans de moins que moi, je vous ai toujours considérée comme une petite confrère délicieuse et supérieure de laquelle on raffole malgré tout. Et je vous propose ceci qui me tire d’embarras et vous rendra service, car vous êtes surmenée : nous lions nos destinées et nos cabinets ; je viens ici quotidiennement jouer mon rôle de modeste collaboratrice ; je débrouille les affaires, j’établis les dossiers, je fournis les notes de jurisprudence, je reçois les clients à votre place, j’écris vos lettres, et à l’occasion, je vous broche une plaidoirie, s’il s’agit d’une cause sans importance. Résultat : vous vous reposez, vous avez le loisir d’aller à votre gré bécoter bébé dans son berceau ; avec les appointements que vous m’allouerez pour ma tâche, j’élève ma nichée… Et encore je ne compte pas l’aubaine d’un procès glané de temps en temps parmi les femmes de chambre de vos clientes, qui ne pourraient pas se payer madame Vélines… Ça va, dites ?

Henriette, séduite, réfléchit. Un instant, la pensée lui vint de consulter André avant l’arrangement définitif. Puis cette concession aux principes de servage conjugal lui parut au-dessous d’elle. Pourquoi recourir aux lumières de son mari, elle près de qui, de tous les points de la grande ville, on venait chercher des avis ? Avoir un secrétaire ! Cette imagination la charma puérilement. Avoir un secrétaire, comme Fabrezan !…

Et l’on choisit le jour où s’inaugurerait cette collaboration. L’enivrement où vivait Henriette, et que chaque hommage accroissait, l’aveuglait parfois. Elle ne vit pas, sous l’enjouement de la courageuse Martinal, l’effondrement définitif de tout amour-propre, la résolution de s’en tenir à un emploi inférieur, la résignation d’une créature de valeur à disparaître sous le nom d’une autre. Elle ne songeait plus à la plaindre.

À la vérité, forte de l’instrument qu’était entre ses mains la profession, madame Martinal faisait bon marché de sa vanité, n’envisageant que son œuvre : la protection de ses petits. Elle usait de son titre comme elle pouvait, le réduisant à n’être plus, dans le renoncement à tout orgueil, qu’un bon gagne-pain obscur de veuve chargée d’enfants.

Et elle rentra chez elle, ce soir-là, radieuse, rêvant de ce voyage à la mer qu’elle ferait faire en août à ses trois chéris, ni plus ni moins que si le père était encore là.

II

Par une bizarrerie de sa nature ombrageuse, Vélines enregistra comme une injure suprême cette décision qu’avait prise Henriette de s’adjoindre un secrétaire, et il en souffrit d’autant plus qu’il ne proféra aucun reproche.

— Tu ne te refuses rien ! dit-il seulement.

— Pouvais-je repousser la prière de cette pauvre amie ?

— Il y avait d’autres combinaisons : par exemple, l’aider avec délicatesse en lui passant quelques causes… Mais tout est bien ainsi, puisque la chose te plaît.

C’est qu’aux yeux du monde, et surtout aux yeux de ses confrères, il se trouvait dans une étrange situation par le fait de vaquer seul aux soins de sa clientèle, alors que sa femme devait se faire aider. Il est, dans le milieu judiciaire, de ces détails minimes qui vous classent un avocat. Vélines éprouva comme une insidieuse déconsidération et se terra plus que jamais. On raconta qu’il avait par trois fois renoncé à plaider dans de grosses affaires.

Souvent il renvoyait la bonne et restait seul dans la chambre près du berceau de sa petite fille. La fenêtre à encorbellement, ouverte, laissait voir, de l’autre côté de la cour, au fond de l’antichambre qui précédait les salons, madame Martinal allant et venant, rangeant des dossiers dans un cartonnier de débarras. Et Vélines se faisait dédaigneux : il lui semblait qu’Henriette tenait un gros commerce, qu’elle vendait son talent un peu en vrac à des chalands toujours plus nombreux, et que tout un mouvement d’employés tourbillonnait dans le « magasin » là-bas. Alors il écartait les rideaux du berceau, contemplait le bébé dont les traits mous et mignons composaient maintenant un fin visage. Il aurait désiré un fils qu’il eût élevé lui-même : cette enfant n’appartiendrait-elle pas à la mère ?

— Elle me prendra même ça ! prononçait-il en soupirant.

Et il imaginait l’avenir, prévoyait l’intimité de ces deux êtres un peu semblables, dont les vies se mêleraient. La fillette, à peine en âge de comprendre, se flatterait d’avoir une maman d’exception, une maman dont les photographies sont partout, une maman qu’on nomme en se retournant dans la rue… Quant à son père, quel personnage ordinaire, et comme il compterait peu !

Mais, à ce moment, les yeux noirs se bridaient, la bouche minuscule faisait un pli baroque, tirait le menton : le bébé avait reconnu le papa et, pendant que les petons trépignaient de plaisir sous l’édredon, s’épanouissait dans un rire de béatitude infinie ; des cris de petite bête heureuse éclataient et le corps menu s’agitait tout entier avec des frémissements qui se communiquaient au père. Alors une crise de sa sentimentalité trop longtemps réprimée éclatait dans l’âme du pauvre homme : il se promettait de conquérir sa fille ; il se réjouissait de la trouver jolie, et se découvrait un droit personnel et particulier sur elle en constatant qu’elle ressemblait à la grand’mère Mansart.

Madame Marti nal lui enfonça en plein cœur une épine cruelle, le jour qu’elle s’écria :

— Oh ! c’est tout le portrait du président Marcadieu…

Quand le travail abondait, Henriette se rendait seule au Palais ; la veuve restait pour recevoir les gens et expédier la correspondance. Une après-midi, qu’elle s’était dépêchée et qu’à trois heures elle se trouvait libre, elle alla frapper à la porte de Vélines.

— Cher confrère, dit-elle avec sa bonne humeur charmante, puis-je vous aider un peu, à votre tour ?… Ma patronne est absente et je chôme ; j’ai pensé que tous auriez peut-être quelque besogne pour moi.

En voyant pénétrer chez lui, en chemisette de soie noire, nu-tète et la plume à la main, cette fière jeune femme dont le cabinet avait existé sérieusement naguère, Vélines éprouva une gêne.

— Ah ! non, fit-il en souriant, nous ne vous mettons pas à toutes sauces ! Vous êtes ici chez vous : reposez-vous un peu, prenez quelque loisir, mais n’attendez pas que je vous dicte mes lettres ! Il a fallu toute la désinvolture de ma petite Henriette pour assujettir une femme comme vous au métier que vous condescendez à exercer ici. Je ne vais pas renchérir en faisant recopier mes notes de plaidoirie par un confrère de votre valeur.

— Ah ! ma valeur ! si vous saviez comme je m’en soucie peu, comme toute vanité m’a quittée… Au fond, voyez-vous, cette obsession de la gloriole n’est nullement inhérente à la nature féminine : nous sommes faites pour autre chose. Je vous assure que je n’ambitionne plus rien que gagner le plus largement possible ma vie et celle de mes enfants. Mon rôle près de votre femme est d’ailleurs des pins agréables. Qu’importe que je m’efface derrière elle ? Je reconnais bien que je ne la vaux pas, allez ! et je suis là fort à ma place.

— Je pense, murmura Vélines, je pense que vous êtes une créature admirable et que…

— Alors, dit-elle gaiement, confiez-moi un dossier de quelque importance !

— Non, et pour deux motifs : le second, c’est que je ne le voudrais pas !… Le premier, c’est que présentement je n’ai pas sur le chantier une seule affaire importante.

Elle ne pouvait croire pareil aveu. Elle demeurait interdite, car Vélines avait toujours passé pour un avocat occupé.

— Sincèrement, reprit-il, je ne fais rien, en ce moment ; je suis très fatigué…

Avec un geste de lassitude, il ajouta :

— Et puis !…

Il cédait’doucement au besoin de s’épancher à demi-mot près de cette femme, qui représentait pour lui une loyale camarade, sereine et sûre. Elle hasarda cette remarque :

— Vous avez l’air découragé.

— Non ; mais, après avoir été ambitieux, éperdument, j’en suis venu peu à peu à cette tranquille indifférence.

— Ma philosophie des ailes coupées, mon cher, ne vaut rien aux hommes. Parbleu, quand on est pauvre, avec un tout petit talent et trois gosses à élever, et qu’on s’appelle madame Martinal, il faut être sage et ne pas laisser son imagination voler trop haut… Mais si on est André Vélines, c’est autre chose. La gloire c’est le fait des hommes ; je veux dire : de ceux qui la méritent. Vous un modeste, un humble ? allons donc ! vous n’êtes pas de bonne foi par-devant vous-même… Ignorez-vous ce qu’on pense de vous au Palais, et que tout le barreau s’attend à vous élire bâtonnier avant dix ans d’ici ?

— Le bâtonnat ! ricana Vélines. — chère madame Martinal, je n’y songe pas. Pourquoi tant s’agiter, pourquoi se dépenser, pourquoi ne pas se cloîtrer dans sa solitude intérieure ?

— Mais, le voudriez-vous, mon cher, qu’on ne vous y laisserait pas, dans votre solitude intérieure ! vous êtes pris dans l’engrenage de la célébrité, vous êtes un des quatre ou cinq dont on parle le plus, à cette heure. Vous appartenez au public, vous êtes sa proie, et, quand il entend jouir d’un homme, de son esprit, de son génie, de sa plume ou de son éloquence, vous savez qu’il n’y a pas à le frustrer. Il vous aura, coûte que coûte : vous êtes annoncé.

L’humeur de Vélines se transformait à l’écouter. De telles paroles le stimulaient singulièrement. Par pudeur, il tut la vérité, ne fit nulle allusion à cette concurrence qu’il rencontrait dans sa compagne même. Madame Martinal continua :

— Tenez, il n’est bruit que de vous à propos du divorce Mauvert. Entre nous, n’est-ce pas vous qui l’aurez, ce procès-Là ? On vous dit l’ami intime de l’amant.

— Je connais Georges Sylvère, mais j’ignore quel est l’avocat de sa maîtresse, chère madame.

Alors, poussée par cet instinct de babillage que n’avait pas détruit en elle l’habitude de la réflexion, elle reprit, au profit de Vélines, qui en vivait éloigné, les potins du Palais. Les choses avaient marché depuis ce jour de l’été passé où elle avait désigné à Henriette madame Mauvert montant, avec le portraitiste en vogue, l’escalier de la galerie carrée. M. Mauvert, le mari, l’honorable négociant du Marais, avait engagé Faction en divorce. Son défenseur était choisi, on le citait même : c’était Lecellier, le « bâtonnable ». Quant à celui de sa femme, on n’aurait pu jusqu’à présent le nommer. Outre Vélines, on signalait plusieurs favoris ; le petit neveu de Chaix-d’Est-Ange, avocat de mérite, mais écrasé sous le lourd héritage patronymique ; Thaddée-Mira, le bel israélite au cabinet achalandé ; un député de Paris, et Lamblin, l’astucieux… La jeune femme s’égayait même à raconter que ces quatre-là, tous amis de Sylvère, quand il leur arrivait de se rencontrer dans les couloirs, avaient « de singulières mines ». En somme, une affaire pas bien noble, le divorce de cette mère de famille abandonnant son mari et quatre enfants pour suivre l’artiste ; mais une affaire qui révolutionnait le Palais, comme une proie tombée dans un grand vivier, et autour de laquelle, longtemps, les bêtes tournent, béantes.

Elle en était là lorsque Henriette, le chapeau sur la tête encore, arriva rayonnante, tenant sa fille.

— Elle vient de dire maman Je vous jure qu’elle a dit maman… Je rentrais, encombrée de ma serviette, je m’approche du berceau, et très nettement, elle a articulé : « ma-ma ».

Et elle la couvrait de baisers, l’excitait à sourire, et même, en l’honneur de ce premier mot, elle s’assit près du bureau de son mari, dégrafa sa robe, souleva son petit sein par-dessus les dentelles de la chemise et l’offrit à l’enfant qui téta.

— Prends, mon amour ; prends, mon trésor ! disait-elle.

Puis, se tournant vers madame Martinal :

— À propos j’ai vu la dame de Puteaux, cette veuve dont le mari a laissé une succession si embrouillée ! Je n’ai pas hésité à lui conseiller de renoncer à la communauté. Ma chère, on va vendre l’usine pour un morceau de pain, et il y aura un passif énorme : il n’y a que ce parti de raisonnable.

Madame Martinal riposta vivement :

— Vous savez que la femme qui accepte la communauté, n’est tenue du passif que jusqu’à concurrence de son émolument.

— C’est vrai, dit Henriette, mais la femme renonçante n’est aucunement tenue du passif. Au contraire, elle a le droit d’exercer ses reprises sur les biens de communauté, concurremment avec les créanciers du mari.

— Mais, ma petite Vélines, fit l’autre, vous oubliez l’article 1450 : « La femme survivante qui veut conserver la faculté Je renoncer à la communauté, doit, dans les trois mois du jour du décès du mari, faire faire un inventaire, etc. » Or cette dame est veuve depuis quatre mois, et elle ne nous a pas dit qu’il y ait eu inventaire.

— En effet, répliquait Henriette : seulement, chère amie, nous avons l’article 1458 : « La veuve peut, suivant les circonstances, demander au tribunal une prorogation du délai prescrit pour sa renonciation. » J’ai dicté la démarche, l’an dernier, à une cliente.

Et, caressant d’un doigt le duvet blond qui Lait un rudiment de mèche sur le front de sa fille :

— Bois, mon bijou ; bois, ma poupée adorée…

Vélines, distraitement taillait un crayon. Parfois l’enfant, renversant la tête, le considérait sérieusement ; et alors il la saluait à légers coups, claquant de la langue, agitant ses mains à la façon « des petites marionnettes », répétant cette éternelle mimique risible et charmante, qui reste le premier langage entre jeunes pères et petits bébés

— Dans quels termes est votre cliente avec les héritiers de son mari ? demanda madame Martinal.

— Oh ! les plus mauvais, et l’inventaire devra être fait contradictoirement Cette dame viendra me voir demain matin, et je lui tracerai un plan de conduite… C’est bizarre qu’il n’y ait pas eu de contrat… André, mon chéri tu ne m’as pas embrassée.

Il s’avança, les lèvres tendues : Henriette, de son bras libre, allait l’enlacer, madame Martinal dit :

— Je vais chercher votre serviette. Vous y aviez emporté une lettre dont j’ai besoin…

Et elle s’éloigna, les yeux humides. Henriette riche, élégante, goûtant à tous les luxes, Henriette gâtée par le public, fameuse dans tout Paris, rassasiée de succès et de gloire, c’était très bien ; et la veuve, dédaigneuse de la renommée, applaudissait sans une ombre d’envie. Mais quand elle imaginait son amie aux bras du mari qui la chérissait tant, c’était plus fort qu’elle, une affreuse tristesse l’envahissait : « Moi aussi, on m’a aimé, pensait-elle : moi aussi, j’ai eu des bras amoureux noués autour de mon cou ; moi aussi, j’ai dormi sur le cœur d’un homme tendre… » Et un sanglot profond montait de ce coin d’àme où elle avait impérieusement refoulé sa sensibilité d’épouse, ne se permettant plus que les élans maternels.

« Comme il l’aime, se disait-elle, quelle union !… quelles ententes !… Ah ! c’est beaucoup pour une seule femme, tant de bien-être, tant de gloire et d’amour à la fois !…

Le lendemain, dès midi ; Vélines était au Palais. Ce jour-là, il se montra partout : au tribunal, à la cour, aux assises. Il allait par les couloirs, les galeries, les vestibules ; son pas ferme sonnait sur les dalles, sa taille dépassait de beaucoup celles des autres avocats, et, toutes les puissances de son activité, si longtemps oisives, le travaillant secrètement, il donnait l’idée d’un fier animal inquiet, cherchant quelque autre bête pour se battre.

— Sapristi, mon cher, — lui dit Fabrezan qui le rencontra entre deux audiences, — vous avez l’œil d’un homme auquel il ne faudrait pas marcher sur le pied !…

La remarque dérida Vélines, qui expliqua :

— J’ai fait une retraite chez moi : j’étais très fatigué ; mais aujourd’hui je reprends mon poste.

Et il ajouta, d’un air déterminé ;

— Ça va beaucoup mieux.

Avant de rentrer chez lui, il flâna par les rues. Comme il passait devant les magasins d’un grand céramiste des boulevards, il se souvint qu’une collection de portraits de Georges Sylvère y était exposée, sollicitant la visite saisonnière des riches amateurs étrangers. Il entra, parcourut rapidement la galerie où une quinzaine de toiles un peu blafardes, — visages de femmes interprêtés à la mode du jour, voisinaient avec des grès et des faïences de haut goût. Puis, étant sorti, devant le premier bureau de poste, il s’arrêta pour y jeter sur un « petit bleu », deux lignes dithyrambiques à l’adresse du peintre. Et ce qu’il eut accompli jadis négligemment, avec cette belle confiance en lui-même qui le faisait traiter de haut les menues roublardises du métier, il y mettait aujourd’hui une passion fiévreuse, le souhait anxieux de la réussite.

L’ennui le prit. Ce Paris de juillet était triste. Déjà sur le boulevard, les arbres se dépouillaient et formaient au-dessus du trottoir un buisson aérien et jauni. L’odeur de l’absinthe l’écœurait et le passage des courtisanes les plus empanachées lui inspirait une répulsion, car il n’avait jamais conçu que l’amour d’une femme unique, et le parfum de celle qu’il avait aimée l’imprégnait encore à son insu. Cependant ni sa maison ni « la fête » ne l’attirait et le travail manquait à son esprit.

« Je plaiderai ce procès Mauvert, se disait-il, je le veux ; mais que faire en l’attendant ?… »

Une idée le frappa, éveillée par sa plus récente blessure d’orgueil : « Eh. ne pourrait-on pas rouvrir l’affaire Marty ?… » Et il en repassait en pensée toute la procédure. Il examinait la conduite des parents depuis l’arrêt de la cour, en quête du fait nouveau qui permettrait une nouvelle action en justice. Mais non : tout s’était passé avec la plus complète correction. L’enfant avait été remis au père, boulevard de la Madeleine, on disait que cet événement avait déterminé, chez l’ingénieur, un renouveau de jeunesse. Comme autrefois, il s’était lancé éperdument dans la vie intellectuelle. La mère avait voyagé pendant quelques semaines, et, depuis son retour, le bruit s’était répandu que sa santé s’altérait. À en croire le monde, les médecins lui auraient ordonné la Suisse, mais elle ne voulait plus quitter Paris, craignant de perdre ses fugitives joies hebdomadaires.

« Le fait nouveau, on le provoque ! pensait Vélines. Si j’allais la voir dès maintenant ?… »

Il regarda l’heure : l’après-midi était avancée. Rechercher un taxi-auto lui fut à charge ; il prit le parti de renoncer à la visite de Passy. Ah ! c’eut été différent s’il avait eu à lui une machine docile à ses moindres désirs ! Une fois de plus, le besoin se faisait sentir de cet instrument professionnel si longtemps souhaité : l’automobile. Et pourquoi s’en trouvait-il dépourvu ? Alors, le souvenir d’avoir cédé jadis à la mesquinerie de sa femme, de celle qui jugeait toujours excessives ses ambitions personnelles, l’irrita. Dans leur ménage, n’avait-elle pas incessamment dominé ? Est-ce que par condescendance, par tendresse, par une sorte de galanterie protectrice envers cet être faible et gracieux, il ne s’en était pas remis à la fine intelligence d’Henriette du soin de conduire leur barque ? Et il décréta tout à coup qu’elle avait gravement abusé de son privilège. N’était-il pas temps de se reprendre enfin ? N’avait-il pas droit, à son tour, à quelque fantaisie ?…

Ce soir-là, il arriva fort en retard au dîner. Henriette, si accoutumée à sa ponctualité ordinaire, se tourmentait. Quand elle lui adressa, dans une caresse, un semblant de reproche, il répondit avec un peu d’humeur :

— J’ai fait des courses urgentes, voilà tout !

Le jour suivant, ses préoccupations l’empêchèrent encore d’aller à Passy. Des clients le retardèrent à la salle des Pas-Perdus ; puis il voulut voir Lecellier qui venait, apprit-il, de renvoyer pour une vétille un excellent chauffeur. Quand il eut les renseignements qu’il désirait sur ce garçon, il aborda l’affaire Mauvert.

— Mes compliments, dit-il, vous allez nous donner là une plaidoirie superbe… Un joli procès ! un très joli procès !…

— Eh bien ! fit Lecellier en hochant sa grosse tête rose où frisaient de rares cheveux blonds, est-ce que vous n’êtes pas mon adversaire ?

Flatté, et prenant le mot en bonne augure, Vélines esquissa un sourire mystérieux :

— Mais non, mais non, je vous jure !

Comme il sortait de la cour de Mai pour se rendre à un garage où il avait rendez-vous, il aperçut de dos, sur le boulevard du Palais, maître Thaddée-Mira, en compagnie d’un jeune homme atteint d’obésité précoce : il reconnut Georges Sylvère. C’était donc fait : l’israélite avait la cause.

Et il frémit d’une telle colère que des passants regardèrent avec étonnement cet homme pâle et crispé, aux yeux durs, au pas saccadé.

En rentrant il trouva Henriette très agitée :

— Ils déshonorent l’Ordre, disait-elle, ils le discréditent ! Parce qu’un artiste en renom a enlevé une mère de famille, les voilà haletants, desséchés de convoitise, aspirant tous à l’honneur d’étaler devant le tribunal l’apologie de cette femme. On ne parle que d’elle là-bas. On louche sur le beau Thaddée-Mira parce qu’il est, dit-on, nanti de sa cause. Mon ami, je t’assure que j’en ai la nausée…

— Mais alors on louche aussi sur moi, interrompit tranquillement Vélines, car mon nom a été mis en avant…

— Oh ! toi, j’espère bien que tu refuserais de réhabiliter une femme qui abandonne son mari et quatre enfants pour prendre un amant.

— Ma pauvre petite !… Tu en es là encore, après cinq ans de Palais ! Tu m’as vu pourtant, et avec plaisir, innocenter cette canaille d’Abel Lacroix.

— En correctionnelle, déclara sérieusement Henriette, ce n’est pas la même chose qu’au civil. Un escroc qui a contre lui toute la société n’est plus qu’une victime, il devient intéressant.

— Ô subtilité du cœur féminin ! chuchota Vélines.

Au dessert, il dit à sa femme, négligemment :

— J’ai fait, cette après-midi, une petite acquisition.

Et comme elle demandait ce que c’était.

— J’ai acheté une auto. J’ai aussi trouvé un très bon mécanicien : c’était celui de Lecellier…

— Une auto ? répétait-elle, suffoquée, une auto ?… Tu avais besoin d’une auto ?

— Il y a longtemps que j’en avais besoin, dit Vélines âprement.

— Sans m’en parler, tu as fait cela ? murmura-t-elle avec chagrin.

— Ma chère, déclara le mari très froid, je t’ai passé le secrétaire : je compte que tu me passeras la voiture.

Dès lors, André Vélines se livra au travail avec une sorte d’exaspération. On eut une fin de juillet ardente et sèche. Il régnait dans les couloirs du Palais, peu à peu désertés, une fraîcheur agréable. Aux audiences, le public s’assoupissait doucement pendant les plaidoiries ; les juges bâillaient ; les substituts, renversés dans leurs stalles, le cou tendu, étouffaient sous leur robe légère. L’huissier ouvrait les fenêtres. On apercevait les oriflammes des grands magasins claquant au vent d’orage, de l’autre côté de la Seine.

Vélines était accablé de besogne. Il acceptait les plus petites causes, par principe ; il défend il gens de peu, céda même à madame Gévigne, la plaideuse misérable de Vaugirard, qui lui apporta, en lui offrant cinq louis, un procès intenté à son concierge, à propos de lettres anonymes. Un peu plus, et il aurait plaidé d’office. Il aurait voulu parler dans toutes les chambres à la fois, tenir toutes les barres, sauver toutes les situations opérées, et qu’on n’entendit que sa voix dans le Palais. Et il dépensait autant de talent pour défendre une marque d’épingle à cheveux que pour disputer cinq cent mille francs à une grande compagnie financière. Il passait des nuits à ciseler des phrases, à disséquer un texte du code, à découvrir le nœud subtil d’une complication. Le jour, il courait Paris dans son auto. Sur les chaussées libérées par l’été parisien, sa machine filait avec une trépidation douce, et il semblait à son corps lassé qu’elle participait de sa fièvre, de sa fougue, de son furieux élan vers la gloire.

Il allait à Passy. Les racontars n’avaient pas menti : madame Marty était fort souffrante. Elle avait eu des hémoptysies au printemps, et s’obstinait à ne pas quitter la ville où demeurait son fils. Elle froissait Vélines par une rancune inexprimée qui perçait en elle depuis l’arrêt de la cour, mais elle l’apitoyait par sa dignité douloureuse et par le chagrin qui la minait. Puis il étudiait froidement sa douleur, l’analysait, y cherchait, en simple avocat, un motif de reprendre l’affaire sur d’autres bases. La belle Suzanne était plus mince que jamais, désemparée comme une âme errante, et les bouffants de ses cheveux commençaient de s’argenter aux tempes.

Cependant les vacances judiciaires approchaient et l’on n’apprit rien sur le procès Mauvert, sinon que Thaddée-Mira ne défendrait point, comme on l’avait cru, la maîtresse de Sylvère. Un regain d’espoir vint à André. Il s’exténua davantage. En plaidant, il écrasait invariablement ses obscurs adversaires sous la riche littérature de sa parole. Peu lui importait, d’ailleurs, d’obtenir gain de cause, pourvu qu’il lançât à tous les échos les éclats de son éloquence.

Il se couchait harassé. La petite fille faisait alors ses dents ; ses nuits étaient mauvaises : il prétexta cette circonstance pour s’établir dans une chambre voisine, dont il ferma la porte, de peur d entendre les cris de l’enfant, disait-il. Henriette éprouvait depuis quelque temps une vague tristesse dont elle ne démêlait pas les raisons : ce soir-là, elle la sentit plus précise. La solitude, en sa chambre ; lui parut affreuse ; une fois couchée, elle pleura longtemps.

« Les hommes ne savent rien endurer, songeait-elle ; moi, j’aurais supporté toutes les gênes, accepté toutes les incommodités, renoncé même au sommeil, pourvu que je pusse me reposer une heure en serrant sa chère main… Mais il ne souffre donc pas comme moi de dormir seul !… »

Et, tous les soirs, quand le bébé s’était assoupi, que la veilleuse vacillante balançait de grandes ombres sur les lambris blancs, Henriette pensait :

« Aujourd’hui, j’en suis sûre, il reviendra… »

Au moindre bruit, elle tressaillait, son cœur battait et elle s’accoudait sur l’oreiller, retenant son souffle. Parfois le bruit s’éteignait. Parfois elle l’entendait se continuer dans la pièce contiguë : André allait au lit, et elle reconnaissait toutes ses manies d’homme soigneux qui range, en se déshabillant, jusqu’aux boutons de ses manchettes. Puis tout rentrait dans le silence. Alors son insomnie se prolongeait.

Toute son expérience de femme de loi l’avertissait. Elle avait reçu tant de confidences, entrevu l’intimité de tant de foyers, la caducité des choses de l’amour lui était si familière, qu’elle n’aurait pas dû s’étonner de cette évidente accalmie après dix-huit mois de passion. Mais André ne ressemblait point aux autres hommes. On retrouvait dans son affection la solidité normande et robuste de sa carrure. Henriette s’était appuyée sur ce sentiment comme sur un roc.

« D’ailleurs, pensait-elle très simplement, pourquoi m’aimerait-il moins ?… »

Elle aussi, en cette fin d’année judiciaire, touchait au terme de ses forces. La nuit, son enfant la fatiguait. Le jour, les consultations ne lui laissaient aucun repos d’esprit ; les longues stations debout, au Palais, l’anémiaient. Elle plaidait encore, de-ci, de-là, et, par dessus tout, sans cesse, l’obsédait une mortelle inquiétude. Elle aspirait aux mois des vacations.

Pour la clôture des conférences, le bâtonnier fît aux stagiaires un petit discours d’adieu qui fut une merveille. Il leur parla de la justice des causes. Dans la salle de la bibliothèque, dégarnie de ses tables pour cette réunion du jeudi matin, il les exhorta, avec une ardeur mitigée d’élégance, à ne jamais accepter de plaider contre leur conscience Et il citait les grands panégyristes de l’Ordre. Loysel, la Roche-Flavin, d Aguesseau, et il y avait en lui une conviction inexprimable quand il s’écriait en agitant ses vastes manches :

— Mes chers confrères, lorsque vous serez à la barre, parlez toujours comme si votre plaidoirie devait être érigée en exemple de courage, d’honnêteté humaine…

Il eut un très beau succès.

Les « colonnes » étaient là au complet. La conférence finie, vers onze heures, toute cette jeunesse se répandit en bourdonnant par les couloirs sonores et vides. On discutait le talent de l’ancien, on se livrait au jeu des conjectures sur le nom du prochain bâtonnier : ce serait Lecellier, vraisemblablement. Tout en causant, les stagiaires arrivaient au vestiaire, où ils déposaient leur robe. Et tous se heurtaient en entrant à un monsieur décoré, fort poli, qui se faisait rabrouer vertement par la préposée pour s’obstiner à attendre en ce lieu maître Lecellier, son avocat. Il était triste et comme intimidé, avec quelque chose de négligé dans son vêtement qui lui donnait l’air d’un veuf. Ce n’était pas un veuf, cependant : c’était monsieur Mauvert. Il avait naguère épousé par amour une belle femme inconstance, il la pleurait toujours, malgré le persiflage parisien dont elle l’avait rendu l’objet, et il élevait du mieux qu’il pouvait ses quatre petites filles dont la dernière venait d’être sevrée…

Les Vélines devaient passer les vacances en Normandie. Henriette s’affairait aux préparatifs de départ, dirigeait les trois domestiques, se chargeait des courses ; André retournait seul au Palais. Le dernier jour, dans la Salle des Pas-Perdus, il vit ensemble le neveu de Chaix d’Est-Ange, Thaddée-Mira et Lamblin. Cette association lui parut étrange : il s’approcha. On parlait de Sylvère et de sa maîtresse : il demanda ce qu’il y avait.

— Il y a, s’écrièrent ces messieurs, il y a que le divorce viendra, dit-on, dès le mois d’octobre devant la première chambre.

— Qui défend la femme ?

— Mais vous ne savez donc rien, mon cher ? — fit Thaddée-Mira, sans pouvoir dissimuler une persistante mélancolie. — Ce pauvre Sylvère se ruine en l’honneur de la dame ! Il sera forcé de tomber dans la peinture médiocre, dans le bas talent, pour satisfaire les goûts princiers de cette belle personne. Il lui a donné le choix entre une aigrette en diamants et le bâtonnier comme défenseur : bien entendu, elle a choisi le plus cher… et il lui paye Fabrezan !

Vélines fut terriblement affecté. Il pensait que sans le voisinage préjudiciable d’Henriette, dont l’astre avait éclipsé le sien, il aurait eu cette affaire. D’ailleurs, sa femme n’avait-elle pas été cause de ce marasme passager où il avait oublié momentanément tous ses intérêts ? Il éprouvait une sorte de rage puérile et secrète, et, après ie dîner, où il n’avait pas desserré les lèvres, il s’enferma dans son cabinet, mais fut incapable d’y travailler. À dix heures, il mit de l’ordre dans ses papiers et gagna sa chambre. Il commençait à se dévêtir avec les gestes brusques d’un homme hors de lui-même, quand la porte s’ouvrit doucement : il se retourna et vit Henriette.

Le temps était orageux ; par les fenêtres ouvertes, le platane de la petite cour apparaissait immobile et noir, sans une palpitation de ses feuilles, et Henriette venait, déshabillée à demi, couverte d’un peignoir d’ancien linon à ramages d’où sortaient ses jolis bras nus. Elle venait d’un air pressé tenant sur son poignet quelques pièces de linge d’homme.

— André, dit-elle, avant de faire ta malle, l’ai voulu te consulter sur ce que tu désires emporter.

Il ne remarqua pas ses yeux gonflés ni quelques marbrures rouges sur la pâleur de ses joues. Elle se baissa, étendit le linge sur son genou ployé. Son corps gracieux se mouvait avec harmonie sous les plis sans poids de l’étoffe. À la lampe, la soie de ses cheveux dorés brilla. Vélines répondit :

— Emporte ce que tu voudras, chère amie : tu sais ce qu’il me faut.

— Mais, insista-t-elle, peut-être serons-nous surpris par le froid : au mois de septembre, il ne fait guère chaud en Normandie : faut-il ajouter quelques lainages ?

— À ton gré, je te dis, répéta Vélines, patiemment. Tu arrangeras tout, avec l’aide de Narcisse, et ce sera très bien.

Elle se débarrassa les mains. Il y eut un silence ; puis elle alla s’accouder à la croisée. Quelques fenêtres illuminées, du haut en bas de la maison, mettaient une vague clarté dans la cour, et l’on entendait parler des gens invisibles.

Comme il fait lourd, ce soir ! prononça Henriette, on ne respire un peu que dehors.

André s’occupait à reviser un carnet de notes et, distraitement, répondit :

— En effet !… il est temps de quitter Pans. Elle ne s’en allait pas. Dans cette chambre d’homme, où un parfum léger était entré avec elle, sa mince forme blanche répandait comme une lumière. Vélines prit un crayon et s’assit pour inscrire un nom sur l’agenda.

— Quand j’étais petite, raconta la jeune femme à voix basse, ces soirées d’août me montaient l’imagination. J’ambitionnais alors un grand avenir politique : Je me sentais une vocation de suffragette… Plus tard, vers dix-sept ans, pendant ces soirs d’été, je rêvais d’être aimée par un jeune homme pauvre qui n’oserait me déclarer sa passion : alors, en pensée, j’allais à lui, je le baisais au front, et je lui promettais le bonheur…

— Voilà bien les songeries des femmes orgueilleuses ! interrompit Vélines, en faisant crier sous son ongle la tranche dorée de l’amenda. Elles souhaitent l’amant timide, l’amant humble, l’amant asservi, l’amant à genoux.

— Oh !… reprit douloureusement Henriette, je ne suis pas une femme orgueilleuse, moi

— Tu crois ? riposta Vélines, ironique.

Ils restèrent encore longtemps sans parler. Henriette s’était assise en amazone sur l’appui de la fenêtre ; l’angle délicat de sa jambe relevait le linon du peignoir. Elle était très mystérieuse. André ne la regardait pas. Elle dit encore :

— Quand je fus une grande jeune fille, docteur en droit, d’autres rêves me venaient, en ces nuits-là. Je savais que les intellectuelles sont souvent peu appréciées des hommes : je redoutais la solitude et de mourir sans être aimée. J’ai pris conscience alors de mon besoin d’être aimée.

Elle finit sa phrase très sourdement, comme pour elle-même. André se releva. Henriette eut le même mouvement vif et fut debout. Ils demeurèrent l’un devant l’autre. Henriette hasarda cette phrase :

— La petite s’est bien endormie ce soir, si tu savais !… Elle a sucé son pouce, ses yeux se sont fermés et je n’ai plus rien entendu.

— Bonsoir, ma chérie, dit André en se penchant vers elle.

— Bonsoir, André.

Il la saisit aux épaules, et, en l’embrassant, s’aperçut qu’elle tremblait.

— J’ai gagne froid à cette fenêtre, expliquât-elle.

Elle fit un pas vers sa chambre, hésita, un moment, puis, se retournant vers son mari :

— Tu n’es pas triste ici… tout seul ?

— Je suis fatigué et je dors lourdement ; répondit-il.

Elle se retirait comme à regret. Dans l’embrasure de la porte, elle avança son visage tout blanc où les yeux brillaient plus vifs. Elle allait dire quelque chose.

Elle ne dit rien et disparut.

III

Marcel Alembert l’occupait maintenant, cette chambre où le père, en son isolement, avait cherché naguère un dérivatif à sa peine. Il y régnait, pareil à un petit roi enfant, mélancolique, pour qui des adulations prématurées et froides, l’ambiance luxueuse, ne remplacent pas la bonne et simple atmosphère familiale.

Depuis cette rentrée d’octobre, il faisait à Condorcet sa quatrième. L’ingénieur se complaisait avec délices à sa tâche paternelle, venait, chaque matin, le réveiller à sept heures, écartait lui-même ses rideaux, l’embrassait au lit et le pressait avec sévérité de se lever : pensant effacer l’empreinte féminine laissée par la mère dans l’esprit de leur fils, il s’efforçait à dissimuler sa tendresse sous des dehors secs. Mais il mettait encore à cela une maladresse à laquelle Marcel ne se trompait pas.

Pendant que celui-ci passait au cabinet de toilette pour la douche, et tout le temps que l’eau ruisselait sur ses membres grêles de gamin de treize ans, le père ouvrait les livres à la page marquée. En s’habillant, Marcel devait réciter ses leçons. Et l’on apportait le chocolat dans cette pièce pour que, jusqu’au dernier instant, pas une seconde ne fût perdue.

Quels que fussent ses travaux, l’ingénieur ne manquait jamais l’heure des repas ; et il s’efforçait d’offrir à l’enfant une conversation propre à son âge. Il s’évertuait à mélanger savamment les plaisirs avec l’étude. Chaque dimanche, c’était quelque distraction nouvelle. Il surveillait les devoirs de Marcel comme un répétiteur. Et, bien qu’une vieille amie le tourmentât depuis peu à propos d’une très belle jeune fille qu’elle voulait lui faire épouser et dont la vision hantait ses sommeils de veuf, il s’obstinait à repousser l’idée d’une compagne, dans la crainte que son enfant ne souffrit de ce second mariage ; — et il voyait en cela, par une coquetterie d’âme qui lui seyait, la rançon de sa faute.

Entouré de tant de soins, Marcel demeurait énigmatique, sans abandon. Il était trop fin pour ne pas deviner la muette adoration que son père lui marquait en vain, et il en recevait l’hommage sans qu’on sut même s’il l’agréait.

Il était si grave, si réfléchi pour son âge, qu’Alembert négligeait de le faire conduire au lycée, dont ils étaient proches voisins. D’ailleurs il entendait laisser à son fils une liberté très large. Présumant que Marcel désirait avoir des nouvelles de sa mère, en dehors des entrevues du jeudi, il lui déclara :

— Mon enfant, tu pourrais écrire à ta maman et recevoir ses lettres sans même m’en informer.

Mais il observa que, malgré cette permission, le petit garçon n’avait nulle correspondance. Et il en fut blessé comme d’une preuve de méfiance que lui eût donnée sa femme. Cependant l’extrême déférence de son fils le peinait bien autrement. Alors qu’il avait rêvé d’une intimité amicale, où il eût forgé à son gré cette âme enfantine, il se heurtait à une politesse tranquille et résignée qui le glaçait. Il aurait préféré des manquements graves, des révoltes, des emportements dans lesquels un cœur adolescent se met à nu Mais que Marcel se soumît à un désir de son père, qu’il l’accompagnât à la promenade, qu’il lui tendit son front à baiser, il semblait toujours soupirer : « Il le faut, tu vois, j’obéis. » Et cet homme sentimental se disait, chaque jour, amèrement :

« Mon enfant n’est plus à moi !… »

Aux premières brumes, l’ingénieur eut un refroidissement auquel succéda une légère grippe. Ce mal sans gravité, qui porte à la tristesse, contribua à L’affecter davantage. Avec une parfaite ponctualité, Marcel, aussitôt rentré du lycée, venait s’informer de lui. Un matin, dans une crise d’idées noires, Alembert s’écria :

— Ah ! tiens, si je pouvais faire une bonne fièvre et que tu fusses débarrassé de moi, voilà qui arrangerait les choses !

Marcel se retira, très pale et sans répondre ; et il avait l’air si chagriné que le père regretta sa boutade. Le soir, sous l’oreiller, il trouva une enveloppe à son adresse, que son fils y avait glissée timidement. C’était une vraie lettre. Le papier tremblait dans sa main quand il lut :

Pourquoi m’as-tu tant froissé ce matin ? et quel tort ai-je envers toi ? Comment peux-tu supposer que je ne t’aime pas ? Si tu crois que je ne remarque pas ta bonté, tu te trompes. Tu es un père très bon, je n’ai plus sept ans et je le sais bien. J’ai cependant le droit d’avoir du chagrin quelquefois, mais, si tu ne veux pas qu’il redouble, ne me dis plus des choses si pénibles.

Ces phrases mesurées, pesées par l’enfant prématurément délicat qui les avait écrites, touchèrent Alembert mais lui révélèrent aussi dans l’âme de son fils des profondeurs insoupçonnées. D’ailleurs, comment sa femme avait-elle façonné cette âme-là pour l’amour filial ? Que pensait au juste de son père ce gamin aux airs implacables ? Néanmoins, quand le petit, au moment de se coucher, revint près du chevet, Alembert le saisit passionnément, l’étouffa dans ses bras, et Marcel — enfin ! — eut une minute d’abandon, avec de grosses larmes puériles qu’il cherchait inutilement à retenir…

À quelques jours de là, l’ingénieur, guéri, passait rue Caumartin à l’heure de la sortie du lycée. En cette fraîche matinée où l’été de la Saint-Martin répandait sa mélancolie, il faisait un temps de pastel avec un ciel d’une nuance éteinte et un soleil voilé, qui prédisposait aux émotions discrètes Alembert décida de guetter son fils et de l’emmener au hasard, dans une de ces rapides promenades à deux qui le ravissaient. Les plus jeunes s’échappaient déjà de l’établissement dans une galopade, une bousculade de troupeau fou ; et il aperçut aussitôt sur des cheveux châtains qui couronnaient un front très haut, la petite casquette anglaise de Marcel. Mais il resta, une seconde, interdit devant la précipitation de cet enfant tranquille qui se perçait violemment une trouée dans la masse des autres pour les dépasser ; et quand le père essaya de se faire voir, de l’appeler, le petit filait à toute vitesse, le long des maisons, loin de lui.

Alembert hâta le pas pour le suivre. Au coin du boulevard Haussmann, Marcel s’arrêta : le père remarqua cette pause, qu’il fît en tournant la tête de droite et de gauche Qui cherchait-il ? Ce fut rapide ; il reprit sa course dans la direction de l’Opéra. À quelque distance, un coupé stationnait près du trottoir : l’enfant cogna d’un coup léger à la vitre, la portière s’ouvrit. D’un bond il fut dans la voiture ; la portière se referma.

Alembert demeurait immobile ; les choses viraient autour de lui et l’asphalte même sous ses bottines. Il avait un étourdissement comme une femme qui assiste à la trahison de l’homme qu’elle aime. Il avait reconnu le coupé de Suzanne. Ainsi tous deux, la mère et le fils, s’entendaient pour le tromper ! Ils avaient leurs rendez-vous là, sur ce boulevard, à quelques pas de chez lui. Et il avait envie d’être brutal, d’aller forcer cette portière, de surprendre cette mauvaise femme qui, par ses caresses, savait si bien détacher de lui leur enfant. Car. il le devinait bien, ce lycéen flegmatique, qui s’observait devant lui au point de ne jamais se permettre un mot tendre, un sourire d’amitié ou un geste spontané, sur les coussins de cette voiture, à cette minute, se blottissait avec des câlineries de bébé dans les bras de sa mère. Elle le plaignait, tous deux s’encourageaient au martyre, et lui, le père, l’ennemi, devait se cacher, a cinquante mètres de là, pour favoriser leurs effusions.

Des gens affairés le bousculaient. Sur le bord de la chaussée, roulaient en cahotant, dans leurs voiturettes, des édifices branlants de roses et de violettes. Le boulevard charriait avec fracas une vie abondante. Quelques arbres reverdissaient comme au printemps. Le divorcé jeta les yeux autour de lui et pensa :

« Comme je suis seul ! »

Cependant l’idée d’une autre union ne lui venait pas. Il était trop cruellement blessé pour que rien lui parût enviable. Il n’avait donc pas su conquérir son fils ?… Le coupé revint lentement jusqu’au coin de la rue Caumartin. Sans réfléchir, par pudeur, le père s’esquiva pour n’être pas vu et regagna sa maison par une rue adjacente. Il se trouva en même temps que Marcel devant la porte de l’ascenseur. Le petit s’était composé sa mine ordinaire ; l’ingénieur n’avait pu encore se reprendre Dans l’étroite cage de verre, en montant, il suffoquait. Son fils l’entendait respirer fortement. Ah ! on le jouait ! Ah ! on se pliait de cette façon à la loi ! On se voyait tous les jours, clandestinement, dans une voiture, et l’on affectait, après, une sérénité résignée ! Mais il ne souffrirait pas plus longtemps de tenir ce rôle ridicule. Et il cherchait, avec une froide colère, comment apostropher Marcel pour lui faire comprendre qu’il savait tout. Puis il s’accorda délai sur délai et le déjeuner se passa dans un absolu silence. À deux heures, le petit était reparti. Toute l’après-midi. le père rumina sa peine.

Peu à peu une compassion lui venait pour le malheureux enfant écartelé entre les deux affections supérieures qui se partageaient son âme. De quoi pouvait se plaindre le père ? Marcel chérissait Suzanne ? Alembert ne concevait que trop bien cette galanterie filiale, d’un gamin qui grandit et qui pense, pour une jeune mère solitaire et offensée : car l’offense mystérieuse, Marcel devait maintenant s’en enquérir, l’imaginer vaguement. Et n’était-il pas ici, au contraire, d’une réserve et d’une discrétion admirables, dissimulant tous ses regrets, ne manifestant que des sentiments de respect, se retenant peut-être même d’en exprimer de plus tendres ? Son crime était-il impardonnable d’avoir appelé, de l’autre bout de Paris, pour un baiser furtif dans une voiture, cette mère dont il ne s’était séparé qu’au prix d’un affreux chagrin ? Aussi bien, ces tristes rencontres, hâtives et peureuses, avaient quelque chose de navrant qui apitoyait le père…

Au repas du soir, il n’interrogea pas Marcel comme il l’avait projeté ; la conversation fut amicale ; même il s’émut à deviner l’effort que, visiblement, faisait son fils, pour rester dans un juste milieu entre une familiarité confiante et une ingrate froideur.

Décidément, il fermerait les yeux…

Cependant l’image de ces rendez-vous continuait à l’obséder. Lui qui souffrait déjà, chaque jeudi, de savoir l’enfant possédé par Suzanne, son esprit, dont il convoitait le gouvernement total, sous l’influence de cette inflexible épouse, son cœur entre les mains d’une femme orgueilleuse, endurait un bien autre tourment, tous les matins, à l’heure de la sortie du lycée. Deux fois, n’y tenant plus, il s’en alla les espionner et fut témoin du même manège ; et ce furent, chaque fois, pour lui, de terribles transports d’indignation. Lors des visites du jeudi, sa sentimentalité souffrait seule ; mais, à ces subterfuges qui bravaient la loi et ses droits paternels, sa dignité criait. C’étaient son amour-propre, sa fierté, qui étaient en jeu et qui se révoltaient. Parfois il avait un désir cruel de frapper son fils ; l’instant d’après, il aurait voulu l’emmener dans de grands voyages. Un jour enfin, le cerveau en désarroi, il alla trouver Fabrezan et lui conta tout.

Le bâtonnier fit d’énormes gestes, passa par toutes les émotions, depuis la surprise jusqu’à l’attendrissement, et les exprima tour à tour en jeux de physionomie.

— C’est délicat, avoua-t-il, c’est très délicat. Est-ce qu’on peut fourrer le nez des juges dans des affaires pareilles ! Il y a là des choses respectables et que vous ne pouvez pourtant pas tolérer. Je vous approuve beaucoup, cher ami, d’avoir feint d’ignorer tout… Du reste, un garçon de quatorze ans bientôt n’est pas un petit animal qui change de maître en même temps que de maison. Il y a la personnalité de l’enfant, que diable ! dont vous devez tenir compte… N’empêche que tout ceci est déplorable pour son éducation et qu’il faut aviser. À votre place, je le mettrais en demi-pension à Condorcet. Vous pourriez, pour ménager sa sensibilité, lui fournir cette explication, que vos besognes vont dorénavant vous retenir loin de la maison à midi. Vous l’enverriez désormais chercher, à la sortie de 6 heures 25, par un domestique sûr, et vous invoqueriez ce prétexte, assurément plausible, de l’heure tardive, de la nuit close, prétexte qui ne saurait blesser l’enfant.

— J’irai le chercher moi-même ! dit Alembert.

— À merveille ! Et, de cette façon, vous aurez agi sans brutalité envers madame Marty, qui a droit à toutes les indulgences… Que voulez-vous, mon cher, votre divorce est une impasse… comme bien d’autres !… Ah ! deux beaux êtres, de votre carrure morale, qui s’entre-déchirent toute une vie, alors que…

— Alors que quoi ? fit Alembert.

— Rien, mon ami, je pensais tout haut…

IV

La semaine qui suivit la rentrée des tribunaux, les Vélines, après deux mois de villégiature, s’étaient réinstallés place Dauphine.

On les avait vus arriver dans leur auto, un soir d’octobre, où déjà l’hiver planait sur un Paris illuminé par les feux de ses cafés et de ses grands magasins. La concierge trouva la petite fille transformée et madame un peu pâlie dans son long fourreau de peau de bête. Quant à « monsieur », il avait bruni de teint, et l’on n’avait pas besoin de demander s’il s’était promené du matin au soir, là-bas.

Ils recommencèrent, dès le lendemain, la vie qu’ils menaient auparavant. Ils allèrent au Palais, le plus souvent ensemble, parfois l’un après l’autre. Chacun dans son cabinet reçut de nouveau ses clients. Madame Martinal avait repris son poste et Narcisse disait d’elle : « En voilà une à qui les vacances ont profité !… » À la vérité, elle se délectait à reparler de ce mois passé à la mer avec ses trois garçons, et de la joie qu’elle avait alors à penser : « C’est moi qui offre à mes chéris, non seulement « la matérielle », mais encore tout le bien-être et les plaisirs des enfants riches… » Souvent, assise au bureau d’Henriette, et le code à la main, quand toutes deux discutaient sur un point de procédure, elle s’interrompait pour rappeler un souvenir de cette époque, un mot de son grand Pierre, une radieuse journée de septembre.

— Vous êtes une femme heureuse, madame Martinal ! soupirait Henriette.

Un jour, la veuve répliqua :

— Tout de même, ma petite Vélines, il ne faudrait pas vous donner des airs d’envier mon sort !

— Oui, je sais, vous pensez à mes succès… Vous figurez-vous que les succès comblent une âme ?

— Ah mais ! la vôtre connaît tant de faveurs, outre celles de la gloire, qu’elle doit quelquefois déborder.

— Oui, elle déborde quelquefois, mon âme, dit Henriette, songeuse.

« Qu’a-t-elle ? se demandait à part soi la secrétaire ; » et, dès lors, elle pressentit que sous une telle félicité se cachait un drame.

Et c’était étrange, ces deux femmes, si étroitement liées par le devoir professionnel, qui mettaient en commun leur intelligence, pénétraient de concert l’existence intime de leurs clientes, fouillaient en collaboration les adultères, les trahisons, les mensonges de tant de cœurs, tandis qu’un mystère voilait pour l’une lame de l’autre.

« Devient-elle romanesque ! se demandait madame Martinal ; le vin de la célébrité l’a-t-il grisée comme certaines femmes, qui se trouvent ensuite à l’étroit dans le cadre exigu de la famille ?… Rêve-t-elle d’aventures ?… Le raisonnable Vélines ne suffît-il plus à son imagination ? aime-t-elle ailleurs ?… »

Madame Martinal éprouvait de la sympathie pour cet homme à l’esprit droit qu’était Vélines. Elle appréciait sa puissance intellectuelle, sa simplicité, sa correction. Vélines, de son côté, l’estimait. Il la constatait judicieuse, clairvoyante et bonne, et se plaisait à sa société. Le mari qui ne peut plus satisfaire près de sa compagne son besoin d’abandon moral ressemble au célibataire et au veuf ; tous trois se rapprochent, sans aucune sensualité, de la femme jeune ou vieille capable de les comprendre. Lorsque Henriette était retenue par une instruction, André ouvrait la porte du cabinet voisin, il apercevait la secrétaire :

— Ah ! vous êtes seule ici ?

Et l’on causait de mille choses, de la réforme du code, des nouveaux chapeaux d’hiver ; surtout du Palais, de l’Ordre, des magistrat ». Vélines, même poussait maintenant l’amitié jusqu’à réclamer de madame Martinal un peu d’aide. Plusieurs fois elle alla, pour lui, en auto, jusqu’au domicile lointain et misérable de madame Gévigne. Tous deux s’intéressaient à la bizarre histoire de ces lettres anonymes, dont la plaideuse accusait son concierge. Vélines se déridait aux accès de gaîté qui secouaient la secrétaire quand elle feuilletait cette correspondance injurieuse et comique, ou bien le rapport entortillé de l’expert en écriture, un vieux à l’air doctoral qui la prenait pour madame Vélines et voulait faire avec elle de la graphologie.

L’amusant fut que le concierge incriminé choisit comme défenseur Maurice Servais : André l’eut ainsi pour adversaire. Servais avait réclamé » place Dauphine, une entrevue pour une communication de pièces. Il s’agissait précisément de ces rapports d’expert. Il arriva, une après-midi, à l’heure dite ; ses yeux de braise dans son teint mat, sa main fiévreuse glissant parmi la brosse drue de ses cheveux foncés, tout son être trépidant disait la fougue, la véhémence qu’on lui reprochait tant à la barre, où il ne semblait jamais se posséder entièrement. Vélines augurait cependant beaucoup d’un tempérament pareil et il avait pour ce jeune confrère une profonde considération. Madame Martinal fut conviée au colloque. Pendant que les deux avocats fouillaient chacun son dossier, elle observait ce Maurice Servais dont t’aventure romanesque avait tant fait jaser, depuis un an, le monde judiciaire. L’été passé, il avait disparu. La vérité, c’était que Fabrezan, avec discrétion, l’avait adjoint à ses secrétaires lorsqu’il était allé à Marseille plaider dans un procès retentissant. On ignorait le reste. Seulement, Louise Pernette ne parlait plus de renoncer au barreau, et l’on ne voyait plus guère au Palais la superbe Géronce. L’idylle néanmoins, si elle s’était renouée après le douloureux orage, ne s’était plus montrée au grand jour : la galerie Saint-Louis ne s’animait plus aux rencontres amoureuses des deux fiancés, et Louise, qui défendait tous les lundis les mineurs de mademoiselle Angély, n’avait pas retrouvé le sourire de sa grande bouche tendre.

Servais, avec sa conviction ardente de grand adolescent, soutenait l’innocence du concierge. Il avait fait faire une contre-expertise des lettres et il venait comparer les deux rapports. On les lui lut à haute voix. En des termes solennels, dogmatiques et définitifs, l’un et l’autre concluaient inversement : selon l’expert de madame Gévigne, le concierge avait écrit les lettres ; selon l’expert de la partie adverse, il ne les avait pas écrites. Les deux augures s’entre-reg-ardèrent en riant. Madame Martinal s’égayait de son vieux calligraphie.

Pendant ce temps, quatre ou cinq personnes attendaient Henriette au salon. Sa vie était austère encombrée de graves soucis. Elle eut, à ce moment, un important procès de divorce mondain qui la mit de nouveau en évidence. Des journaux étrangers réclamaient sa photographie. Une zélée journaliste vint de Londres pour l’interviewer. Une curiosité toujours plus vive rôdait autour de sa personne. Des hommes graves la consultèrent, et, au milieu de toutes ces jouissances de vanité, elle avait des yeux rougis, son teint rose pâlissait et madame Martinal la surprenait couvrant sa fille de baisers fous, comme une femme sevrée d’amour.

« Vélines est cependant un charmant homme ! » pensait la veuve.

Quand il connut mieux cette femme, créée uniquement pour la maternité et qui ne voyait au monde, comme elle disait, que « ses trois gosses ». André peu à peu se livra davantage, leur amitié se resserra. Elle n’eut plus d’âge, plus de séduction, elle n’éveillait plus en lui qu’une sorte de sentiment filial, portant aux épanchements. Il se plaignait à elle de ses migraines, des incommodités de sa maison, des petits ennuis journaliers qui meurtrissent un délicat. Elle savait quand il était mal en train, déprimé ou mécontent de lui-même, quand il désirait une cause, quand il avait perdu un procès. Elle le pénétra bientôt profondément et découvrit dans ce mortel heureux une constante amertume.

Elle lui disait parfois, avec sa bonne humeur Je travailleuse vaillante :

— Eh bien, mon pauvre Vélines, ça ne va Jonc pas ?

— Ah ! murmurait-il, avec un geste découragé, la vie est abominable !

— La vie abominable ! répétait madame Martinal indignée, la vie ?

Elle en aurait inspiré le culte, la religion, rien que par la ferveur quelle mettait à vivre la sienne.

— Eh ! oui, continuait Vélines, on l’a conçue belle, on la voudrait pleine, entière, grande comme ses rêves, et ce n’est autre chose que le petit chemin maussade et épineux du cimetière.

— Ah ! malheureux, malheureux ! soupirait la veuve en s’attristant, pouvez-vous murmurer !… Vous êtes deux, vous vous aimez !…

À ce mot-là. Vélines détourna la tête sans répondre ; sa lèvre rasée eut un léger tremblement. De ce jour, madame Martinal comprit qu’une invisible brisure avait ruiné cette union amoureuse : elle en eut beaucoup de peine. C’était comme si une chose très précieuse avait été détruite sous ses yeux.

« Mais, qu’est-il arrivé ? » se demandait-elle.

Car les jeunes époux dissimulaient leur douleur avec une dignité fière, une pudeur ombrageuse qui se gardait d’en rien trahir. Vélines n’avait jamais négligé de prodiguer à sa femme toutes les marques superficielles de l’affection. Elle était simplement devenue pour lui, dans l’existence, le compagnon banal qu’une rencontre vous donne, près duquel on marche, sans nulle antipathie, mais qu’une ligne infranchissable sépare de vous. Son chemin est parallèle au vôtre : il ne le rejoindra jamais. Ils avaient conservé de l’amour les courtoisies raffinées : ils échangeaient des baisers de convenance et discutaient sans aigreur leurs intérêts communs. Vélines, qui se débattait alors, semblable à un coureur entravé, dans le fouillis des procès insignifiants, tandis que sa femme plaidait des causes célèbres, taisait sa détresse comme une honte. Il n’aimait pas ailleurs, quoiqu’en put redouter la triste Henriette. Il n’aimait plus, tout simplement, et sa jeunesse paraissait morte. Les griefs qu’il avait, il voulait que sa femme les ignorât jusqu’à la fin. Un jour, comme elle tenait sur ses genoux sa petite fille et murmurait :

— Et toi, chérie, seras-tu avocate ?

— Oh ! non, non, jamais ! s’était écrié le père.

Elle crut avoir une révélation : c’était d’être trop absorbée en sa profession qu’André lui gardait rancune. Les hommes sont exclusifs : il l’aurait souhaitée perpétuellement présente à la maison, selon la mode du vieux temps. Peut-être même souffrait-il de la voir tous les jours offerte en pâture à la curiosité du public, comme une femme de théâtre. Elle avait rencontré tant de maris qui n’eussent point voulu d’une compagne occupée au dehors !

— Est-ce que tu me reproches mon métier ? lui demanda-t-elle, toute frémissante.

Mais il répondit doucement :

— Je ne te reproche rien, chère amie

Et, désespérée, elle sentait, à son tour, la tendresse s’éteindre en elle.

Un soir de décembre, le dîner fini, Henriette et André se rendaient à leurs cabinets respectifs quand un coup de sonnette prolongé, vibrant comme un appel d’alarme, les surprit. Intrigués, ils s’avancèrent ensemble vers l’antichambre, tant ce bruit leur avait paru singulier, angoissant.

Et ils virent accourir à eux madame Martv. une simple mantille jetée sur ses cheveux, boutonnée à la hâte dans une fourrure lâche, toute blanche sous la lumière crue de la lanterne.

— Ah ! mes amis, mes amis ! donnez-moi un conseil bien vite !

Même lorsque son fils lui avait été enlevé, elle avait montré plus de réserve, de sang-froid, de possession de soi-même. On la fit entrer dans le petit salon, et dès que la porte fut refermée :

— Il est revenu ! dit-elle.

Et l’on croyait, à son émoi, qu’il s’agissait d’Alembert, Mais, à mots entrecoupés, elle se fit bientôt comprendre. C’était Marcel qui était arrivé chez elle, à l’improviste, il y avait deux heures de cela. Elle racontait ce qu’elle avait ressenti quand la porte s’était ouverte et qu’elle l’avait aperçu, tout frissonnant de ce qu’il avait osé, tendant les bras et criant : « Me voilà, me voilà ! je me moque des tribunaux et de toutes les cours du monde. Est-ce l’affaire de tous ces genslà. si moi, je veux rester près de toi, et si toi, tu veux me garder !… Quelle faute as-tu commise pour qu’on te retire le seul être qui t’aime ? Prends-moi, maman, prends-moi ! Je ne reconnais à personne le droit de nous séparer… » La cause de tout cela était l’arbitraire innovation d’Alembert qui l’avait mis demi-pensionnaire au lycée. Le pauvre petit avait souffert plus qu’on ne pouvait le savoir… Et elle omettait soigneusement d’avouer les rendez-vous dont cette mesure l’avait frustrée : elle comptait bien n’en jamais parler à personne, en vraie femme, qui sait ce qu’elle doit cacher pour n’être pas répréhensible.

— Il avait trop de chagrin, ajoutait-elle en dissimulant mal son admiration ; il a résolu de venir me rejoindre. N’est-ce pas extraordinaire, cet esprit de décision, chez un garçon si jeune ? En sortant du lycée, ce soir, comme monsieur Alembert l’attendait, suivant l’habitude, à la porte de la rue Caumartin, il a filé par celle de la rue du Havre et il a sauté dans un fiacre qui l’a conduit à Passy, tout simplement… Et, vous savez, je ne l’ai pas laissé à la maison : j’avais trop peur qu’on vienne me l’y reprendre ; il est en bas, dans la voiture… Il est fier, il rayonne : on dirait un petit conquérant… Mais que va-t-on faire maintenant, mes pauvres amis !

Henriette s’était assombrie : elle estimait que cette escapade était une mauvaise carte dans leur jeu.

— Il faudra bien le rendre ! avoua-t-elle.

— Pardon ! lit son mari, qui exultait au contraire, le voilà, le fait nouveau que je souhaitais, que je cherchais, et il est inespéré !… C’est une matière magnifique pour un nouveau procès… Non, vous ne le rendez pas, vous le gardez, vous refusez énergiquement de le renvoyer à monsieur Alembert, et nous portons, une fois de plus, le débat devant les tribunaux. Comment ! cet enfant de quatorze ans, dont les maîtres nous attestent l’intelligence précoce, après avoir passé, d’après les divers jugements, des mains de sa mère à celles du père, fait un éclat, brise tout obstacle, foule les arrêts et, délibérément, par un choix raisonné, une détermination réfléchie, retourne à sa mère ; et il n’y aurait pas là, pour la justice, qui joue toujours ce rôle d’arbitre à l’aveuglette, une indication précise, indiscutable ? Allons donc !

— N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? disait Suzanne, illuminée.

Et Henriette reprenait :

Évidemment, il y a là une plaidoirie toute faite sur le respect des droits de l’enfant Sans compter que la fugue de votre fils en dit plus long que toutes les enquêtes sur l’habileté pédagogique de monsieur Alembert… Marcel s’est-il plaint ?…

— Se plaindre !… mais ma pauvre amie, il adore son père !… En dînant, tout à l’heure, je l’ai vu essuyer furtivement ses larmes. Je l’ai interrogé pour savoir à quoi il pensait. Il m’a répondu : « Je pense à ce pauvre papa qui aura tant de peine !… » Et comme je lui demandais, un peu vexée, je l’avoue : « Mais si tu aimais si fort ton père, pourquoi n’être pas resté avec lui ? » il m’a donné cette raison : « Puisque je suis condamné à vous faire éternellement souffrir, toi ou bien l’autre, il est plus juste que ce soit lui que toi qui ait du chagrin !… » Marcel possède l’inflexible équité de l’enfance, voyez-vous ; seulement, en passant devant la poste, il m’a suppliée de faire arrêter et de déposer un télégramme pour monsieur Alembert. J’ai consenti. D’abord je savais bien que les premières recherches seraient faites chez moi, et puis je n’avais aucun intérêt à torturer inutilement ce malheureux qui devait être dans une telle angoisse !

— En quels termes était rédigée la dépêche ? questionna l’avocate, dont l’esprit travaillait déjà.

— « Rassure-toi, papa : je suis chez maman. Marcel. »

Henriette approuva ce laconisme qui rassurait l’ingénieur sans un seul mot compromettant

— Cette dépêche est très importante, expliquait-elle, ce sera la première pièce du dossier de l’adversaire.

Puis elle parla de la procédure à suivre. Il fallait, à son avis, entamer sur-le-champ l’action judiciaire. Madame Marty devrait dès demain voir son avoué.

— Mon Dieu ! soupirait la divorcée, encore, encore !

Elle semblait très lasse : son orgueil avait fléchi ; elle ne portait plus comme autrefois, avec une noble coquetterie, sa liberté reconquise sur l’homme. Pourtant, lorsque Henriette l’observait en se rappelant ce qu’avait accompli cette femme afin de sauvegarder son idéal très pur du mariage, elle la vénérait secrètement, lui vouait un culte ; et c’était pour elle une allégresse intérieure que de reprendre en main, désormais, la direction de ses affaires.

— Voyons, ma chère Suzanne, vous, si courageuse, si forte, vous hésitez pour quelques démarches ?

— Oh ! je ne suis plus forte, ma petite amie, je suis brisée. Ce que je rêve, c’est de m’enfuir avec mon enfant et de vivre en paix, près de lui.

— Je suis là pour vous soutenir, reprit Henriette, non sans quelque vanité. Confiez-vous en mon affection. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle son avocat « son défenseur » !

À ce moment. Vélines se leva ; il était blême. Il considérait alternativement Henriette et madame Marty, puis il demanda :

— Voyons… ma chère, il faudrait nous entendre… Lequel de nous deux madame Marty charge-t-elle de ses intérêts ?

— Mais… moi, j’imagine ! dit l’avocate, sans nulle arrière-pensée.

Madame Marty rougit beaucoup. Elle se souvenait des visites multiples que lui avaient faites Vélines, et de la tâche qu’il avait obstinément poursuivie : l’invention d’un nouveau motif de plaider. Il l’avait questionnée, des heures entières, il avait ressuscité jusqu’à son procès de divorce pour y trouver des éléments de discussion ; il avait patiemment reconstitué un dossier où il pourrait puiser, le cas échéant. Cependant, aujourd’hui, c’était bien à madame Vélines qu’elle entendait confier sa défense, quoique ce fût encore le mari qui, tout à l’heure, en avait suggéré tout le plan.

— La première fois qu’après la mort de maître Bertigny j’ai dû choisir un avocat, dit-elle, j’ai voulu que ce fut une femme, et, entre toutes, mademoiselle Marcadieu. Depuis lors, chers amis, je n’ai pas eu de raison pour changer d’avis. La grossesse d’Henriette l’a empêchée de plaider devant la cour ; mais, maintenant qu’il n’existe plus d’obstacle, c’est sur elle que je compte, je ne dis point de par mon affection et ma confiance, car ma confiance et mon affection, vous vous les partagez tous les doux également, je dis : par

opinion et par principe. Nous me comprenez, maître Vélines ?

— Je vous comprends absolument, chère madame, répondit André qui, subitement, sans qu’une libre de sa face bougeât, s’était reconquis.

Et lorsque Henriette entraîna madame Marty dans son cabinet, pour prendre aussitôt quelques notes et dates, sous la dictée de sa cliente, celle-ci tendit, en souriant cordialement, sa main nue que Vélines baisa, comme d’habitude, avec cette aisance des jeunes hommes qu’une femme a élevés…

Il resta seul dans le petit salon aux draperies claires.

Un silence complet planait sur la Cité. La place Dauphine était si archaïque, avec ses réverbères clignotants, son pavé irrégulier et désert, son dessin fantaisiste aux lignes obliques et inégales, qu’on n’eût pas été surpris d’y voir passer, à cette heure, les soldats du guet… Vélines souleva le rideau de la fenêtre, et vint machinalement regarder dans le noir. Sa paume brûlante s’appuyait à la vitre froide. Des frémissements l’agitaient. À droite, il devina peu à peu le coin de la corniche du Palais, des entablements en retour sur le quai de l’Horloge Alors il se rappela le long procès d’Abel Lacroix, qui lui avait prèle une renommée fugitive, et cette audience du jugement où il avait régné véritablement sur la foule. Les bourdonnements de son sang mettaient, cejour-là, sous son crâne comme un murmure immense et doux d’océan, et il revoyait aujourd’hui la curiosité des visages en quête de sa personne. Il lui avait semblé alors parvenir à un niveau supérieur de la vie, d’où l’on domine le reste du monde : il avait été passagèrement une puissance, un oracle, un maître… Déjà son individualité n’était plus la même aux yeux des autres, un encens flottait autour de lui ; déjà il comptait parmi les grandes voix du Palais…

Et maintenant… maintenant… Ah ! misère !… Ses poings se serraient. Il se voyait, enlizé dans la cendre grise de la médiocrité, retourner lentement à l’obscurité du débutant. On disait de lui : « le mari de madame Vélines, l’avocate », comme on disait de son ancien condisciple : « le mari de madame Duzy, la romancière ». Il était victime d’une illusion d’optique commune à tous les publics : un point de mire trop voisin de lui attirait les yeux ; les vraies gloires font le vide autour d’elles. Les petites causes ternes le tuaient insidieusement : il était devenu l’avocat moyen, celui du procès banal. Madame Gévigne donnerait désormais le diapason de sa clientèle. Et quand il pensait à cette affaire Marty, qu’il avait depuis tant de mois chauffée, soignée, caressée, à cette affaire convoitée comme le tremplin qui devait le lancer de nouveau, superbement, dans la carrière, et que sa femme, avec désinvolture, lui arrachait, sa rancune prenait une forme précise…

À ce moment, Henriette reparut, seule, très enfiévrée par le drame où elle se replongeait. Elle commença :

— Il y aura, je présume, signification jeudi ; l’avoué…

Mais son mari lui coupa la parole, debout devant elle, les bras croisés :

— Et bien ! tu es contente ?… Ma chère, je te félicite, tu as une élégance incomparable pour enlever les procès au nez et à la barbe de tes confrères. Tu réussiras !

— Quoi ? demanda-t-elle ingénument ; tu désirais plaider, cette fois-ci ?

— Je croyais avoir acquis, par bien des raisons, le droit de conduire cette affaire. Je m’étais trompé, probablement. Tu m’excuseras de m’en être mêlé presque jusqu’à la fin…

Elle s’affligea, lui voyant les traits si altérés :

— Ah ! tu m’en veux, fit-elle tristement.

Alors il éclata : ce fut une de ces effroyables colères des hommes pondérés, qui lâchent tout d’un coup les violences maîtrisées par de continuels efforts au cours de l’existence. Il avait la pâleur d’un mort ; sa face glabre était crispée comme un masque de théâtre ; la force de son corps, de ses muscles bandés, de ses membres tremblants, semblait menacer la jeune femme, inquiète, et il criait, à faire courir des frissons sonores dans les pendeloques du petit lustre en verre de Venise :

— Oui, je t’en veux ! oui, je t’en veux ! parce que tu fus une mauvaise épouse. Jamais tu ne m’as aimé ; tu n’as été qu’une orgueilleuse ; une orgueilleuse, tu entends !… Dis le contraire !… Quand je t’ai confessé mon amour, n’as-tu pas hésité à te donner à moi, parce qu’il te fallait perdre ton nom, ce nom d’Henriette Marcadieu que l’on commençait à citer dans le monde judiciaire ?… Et, à peine promise à moi, est-ce que, tout de suite, tu ne te retirais pas un peu en me dérobant la partie intellectuelle de ta vie, en me défendant de partager tes travaux ?… Ce que lu entendais, ah ! je le sais maintenant, c’était séparer ta gloire de la mienne, c’était qu’on ne pût pas les confondre, c’était ne rien me devoir. L’aide affectueuse, et si naturelle, d’un mari pour sa femme, tu en aurais eu honte ; tu prétendais prendre ton essor seule, sans que je pusse me flatter de t’avoir soutenue… Est-ce vrai ? est-ce vrai ?

Et ses sourcils, contractés par un spasme de son visage, le défiguraient.

— J’en avais le droit, répondait Henriette avec un air de défi. Pourquoi me serais-je noyée en toi ? pourquoi me serais-je renoncée ? J’étais un être pensant, ton égale.

— Voilà quel fut le sujet de tes méditations, à une heure où les autres jeunes filles, les simples, les aimantes, sont ivres de tendresse, se promettent sans calculer jusqu’à quel point elles se donneront, et sans régler ce que d’elles il faudra réserver.

— Tu es injuste ! Tout mon cœur, je te l’avais donné.

— C’était ta personne et l’entier abandon de ta personne que je souhaitais. Mais une fois mariée, est-ce que tu ne t’es pas mise à m’observer froidement, à surveiller mes succès, avec les regards méfiants du concurrent qui redoute d’être dépassé ?… Et tu te multipliais, et tu t’exténuais à te créer un grand cabinet, et tu dénombrais tes consultations et les miennes, afin d’établir péremptoirement qu’avec tes vingt-six ans ? ta grâce et ta gentillesse, tu menais comme un troupeau, dans le champ des procédures, une clientèle supérieure à la mienne… Est-ce encore vrai, dis ? dis ?

— Et quand même !… prononça-t-elle, à la fin, lasse de cet affreux réquisitoire brutalement vomi devant elle par l’homme dont elle n’avait connu, même après l’amour, que la courtoisie délicate et la correction souveraine.

Et, prenant une chaise car elle n’en pouvait plus :

— Quand même, alors que la réussite était si facile pour toi, homme, je me serais un peu réjouie d’avoir vaincu tous les obstacles qui arrêtent une femme dans la carrière, où serait la faute ?… Avais-je fait vœu de disparaître de ta route ?… Tu m’aimais alors, tu étais fier de mes triomphes : est-ce que je savais qu’il fallait m’éteindre pour te plaire ?

Il se tut, et, renversant à terre les sièges qui le gênaient, fit quelques pas à travers le petit salon. Puis il revint à Henriette, la considéra, et il se repaissait voluptueusement de la débilité de ce corps, de ces épaules étroites, de cette tête fine. Il semblait se dire dans un sentiment de revanche virile : « J’ai possédé tout cela. J’en fus longtemps le maître. » Et la faiblesse physique de cette rivale, dans la crise bestiale qu’il traversait, l’enchantait secrètement.

— Jamais je ne t’ai demandé de disparaître de ma route, de t’éteindre ! gronda-t-il d’une voix sourde. Tu dois reconnaître que j’ai toujours scrupuleusement respecté ton métier. Mais, toi, avec la duplicité des femmes, tu m’assassinais doucement, tu attirais à toi les proies de luxe, tu te contentais de me laisser le fretin dont je végète.

— Moi ? fit-elle, indignée, moi ? Quand ai-je fait cela ?

— Est-ce que tu ne viens pas de le faire, à la minute même ?

— André, murmura-t-elle, désespérée, André, tu es jaloux de moi !

Le mot acheva de l’exaspérer :

— De toi, ma pauvre enfant !…

Et il eut un geste de dédain. En se redressant, il put apercevoir son image que reflétait au trumeau la vieille glace ternie où le tain affleurait par endroits, et il s’effraya lui-même. Dès lors il fit effort pour se reprendre et il se serait calmé, si les secousses de son cœur n’eussent continué d’ébranler sa poitrine. Il dut se reposer un peu et tomba dans un fauteuil où il resta longtemps silencieux.

— Je t’ai tant aimé, cependant ! murmurait Henriette, rassemblant ses souvenirs. Sans doute, je ne te l’ai pas fait comprendre. Jamais une jeune épouse n’a connu les émotions de tendresse que j’avais en te contemplant. Tu étais froid et concentré : inconsciemment, je réglais mon attitude sur la tienne… Mais je t’ai bien aimé ! Quand je t’ai vu si malade, j’ai désiré de mourir avec toi… Oui, par amour et pour t’inspirer de l’espoir, je baisais tes lèvres de diphtérique…

Et elle sourit avec amertume, en ajoutant :

— Voici où nous en sommes aujourd’hui !…

La vérité de sa situation ne lui apparaissait que peu à peu, mais bientôt elle l’envisagea tout entière. Dans leur ménage, ce n’était plus, comme elle l’avait cru, la simple lassitude indifférente, mais une guerre sournoise mettant aux prises le plus vif de leurs êtres, leurs ambitions. Quelle chaîne douloureuse la liait à cet homme dont elle ne connaissait plus que l’hostilité ! Quelle triste union désormais !… Et elle envia soudain l’indépendance magnifique de Suzanne, Suzanne libérée, Suzanne indomptable, Suzanne endurant les pires chagrins pour jeter plus haut le cri de la fierté féminine.

La voix de son mari la fit tressaillir quand il reprit :

— Je t’apportais un cœur neuf, un cœur d’une jeunesse rare à trente ans, un cœur dévoué. Ah ! si tu l’avais voulu !…

— Oui ! s’écria-t-elle, sur un ton où vibrait tout l’orgueil agressif prêché par madame Surgère, tu sous-entends : « Comme j’aurais été heureux si tu fusses demeurée l’épouse esclave, la sujette, l’obscure compagne qu’on protège, la petite lumière sous le boisseau !… » Quel tort ai-je eu, sinon celui d’avoir du talent ?… Dépenser mon activité, jouir intensivement de mon intelligence, remporter des succès, respirer un grain d’encens, j’ai adoré cela, c’est vrai : où était le mal ?… J’ai exercé ma profession auprès de toi, en toute loyauté. N’avais-je pas droit aussi bien que toi à la gloire ?’Si nous nous gênions et que l’un de nous dût s’effacer, au nom de quoi prétends-tu que ce devait être moi ?

— Au nom du bon sens commun, contre lequel on ne discute pas sans tomber dans l’absurde, qui défend à la femme de dominer dans le ménage sous peine de couvrir de ridicule l’homme, le chef, le mâle, le pourvoyeur de la famille. Quand on abolira la loi naturelle qui attribue à celui-ci la force et l’autorité, alors les dames énergiques pourront prendre sa place. Jusque-là, il doit la garder, et ceux que leurs compagnes, en attendant, surpassent aux yeux du monde, on les tourne en dérision, on les méprise, et ils souffrent, Henriette, tu entends, ils souffrent !

Il s’abattait lentement, et un apaisement le gagnait après le terrible accès de tout à l’heure. Son visage, encore tout blanc, avait revêtu le calme ordinaire. Il rappelait, avec ses lèvres rasées, son front haut, la ligne impérieuse du nez et du menton, ces bustes d’empereurs, datant de la décadence latine, qu’on voit au musée des antiques. Il en avait la rigidité, le dédain suprême et la morne contenance.

Ironiquement, celle qu’il avait offensée d’une façon si cruelle prononça :

— Je vois où tu veux en venir. Mes plaidoiries te portent ombrage, ma notoriété te déplaît, mon rôle au Palais est trop large… tu désirerais que je m’évanouisse, que je n’existe plus, que je te cède le pas définitivement…

— Je ne te demande rien, ma pauvre amie : va, poursuis ta carrière !

Henriette se redressa :

— Certes oui, je la poursuivrai, comme c’est mon devoir de dignité, comme le veut ma conscience ; j’irai jusqu’au bout de ma petite mission sociale, et je serai moi-même, sans défaillir. Mais, sois tranquille, mon ami, je n’embarrasserai plus longtemps ta route.

Elle pensait à Suzanne Marty, à la liberté, à ce nom d’Henriette Marcadieu qui avait représenté sa personnalité naissante et dont elle pourrait se parer encore, signe de sa virginité cérébrale dont aucun mariage ne saurait jamais violer l’orgueil.

Il se séparèrent en silence, lui brisé, elle emportée par la griserie de son nouveau rêve.

CINQUIÈME PARTIE

I

— Non, monsieur, disait Narcisse avec sa naïve obséquiosité paysanne, madame n’est pas ici : je suis bien fâché pour monsieur qui s’est dérangé… Madame n’est plus ici depuis le jour de l’an… Monsieur Vélines est parti, le matin, pour Rouen, et, le soir, madame s’est rendue chez ses parents, rue de Grenelle, avec mademoiselle et la bonne d’enfant : histoire de ne pas être toute seule… Monsieur Vélines ne doit rester qu’une semaine là-bas, mais madame n’a point parlé de son retour…

Sur le palier de pierre du vieil hôtel où courait, pareille à une haie de fer forgé, une rampe semée de fleurs à l’or terni, Fabrezan-Castagnac, venu pour voir Henriette, eut un mouvement de recul ; toujours un peu théâtral, il ouvrit grands ses bras, puis de sa voix forte :

— Madame Vélines ne vient même pas le soir à son cabinet, pour ses consultations ?

— Non, monsieur, non : on prie les personnes d’aller voir madame chez monsieur Marcadieu, tout simplement.

Mais, derrière le valet de chambre, arrivait sa femme, la cuisinière, une fine mouche, qui avait flairé un intime de la maison et jugeait bon d’intervenir. Elle s’avançait avec une mine de circonstance, avec cet air endeuillé qu’ont les domestiques lorsque le malheur a fondu sur leurs maîtres, cette physionomie fermée, secrète, mystérieuse, qui en dit plus long que beaucoup de paroles sur les désastres cachés des familles.

— Si monsieur Fabrezan veut aller chez les parents de madame, il la trouvera. La secrétaire de madame travaille aussi là-bas, maintenant… Son cabinet est, autant dire, transféré.

Puis, baissant les yeux tristement :

— Monsieur comprend tout ?…

Fabrezan était anéanti. Plusieurs fois il répéta :

— C’est bien, c’est bien, je vous remercie.

Et il ne s’en allait pas.

— C’est après-demain que monsieur Vélines revient ? questionna-t-il.

La cuisinière soupira, fit un geste de résignation et dit :

— Hélas ! oui, monsieur…

Et, comme elle connaissait de longue date le vieil ami de son maître, elle ajouta confidentiellement, les paupières baissées :

— Nous sommes bien éprouvés, monsieur Fabrezan.

L’ancien bâtonnier leva sa main gauche gantée d’une moufle de laine : il avait, en dépit de sa pétulance méridionale, des gestes professionnels, onctueux, presque ecclésiastiques :

— Allons, allons, courage !

Et il se hâta enfin de descendre pour donner à son chauffeur l’adresse des Marcadieu.

Rue de Grenelle, on l’introduisit dans une pièce, où il reconnut l’ancien bureau d’Henriette jeune fille. Les plus jolis meubles en avaient été transportés place Dauphine, mais il y retrouvait les petits bustes dont, avec les enthousiasmes de l’adolescence, elle aimait alors à s’entourer en travaillant : ses grands poètes, ses grands musiciens, ses grands peintres étaient tous là, et Fabrezan s’attendrissait au souvenir de l’enfant charmante et fervente que jadis il avait vue là, quand la porte s’ouvrit. Henriette parut, illisible, gardant aux lèvres son sourire habituel, un peu moins fraîche que de coutume peut-être, mais très pimpante dans une chemisette de soie blanche et une jupe de drap vert.

Il bondit au devant d’elle :

— Eh bien ! allez-vous me dire ce qu’il y a ?… J’ai une communication à vous faire, je monte chez vous en sortant du Palais, et vos domestiques me laissent entendre, dans leur consternation, que vous avez quitté le domicile conjugal !… A-t-on idée de cela ?

— C’est vrai, monsieur le bâtonnier, je suis revenue chez mes parents.

Henriette avait pris place à sa table et, un peu nerveuse, malgré son beau sourire paisible, jouait avec son coupe-papier qu’elle contemplait attentivement.

— Vélines a eu des torts envers vous ? interrogea vivement Fabrezan.

— Surtout, j’ai voulu reconquérir ma liberté, répondit Henriette qu’une pudeur empêchait encore d’accuser son mari. Nous nous gênions… Des femmes comme moi ne devraient jamais se marier. Alors j’ai pris ma fille et me voilà indépendante, les coudées franches, ne relevant que de moi-même. Je suis tranquille : le tribunal me laissera mon enfant, que j’allaite… il ne la confiera pas au père, n’est-ce pas ? (elle s’égayait d’une gaîté factice) et je vivrai de ces deux affections : ma profession et mon bébé.

Fabrezan croisa lentement ses gros bras et, branlant la tête :

— Et bien ! ma petite madame, vous avez fait de la jolie besogne !

— Comment ! dit-elle, vous aussi, vous m’accusez ? C’est à moi que vous adressez les reproches ?…

— Des enfants qui s’adoraient !… marmottait le vieillard, comme pour lui seul.

— Parce que j’ai accompli un acte de bravoure et de dignité personnelle, on me jette la pierre, sans savoir…

— Un couple si beau !…

— J’ai donné un exemple, comme Suzanne Marty ; d’autres femmes bénéficieront plus tard de notre attitude.

— Aboutir à cette catastrophe qu’est le divorce…

— D’ailleurs, chacun a le devoir de sauvegarder sa personnalité.

— … Après que je vous ai vue guérir ce mari miraculeusement, par quelque chose d’héroïque, de surnaturel, qui était dans votre amour d’épouse !…

Il y eut un silence. La nuit tombait : Henriette sonna pour les lampes. Elle ne souriait plus. Ce crépuscule lui rappelait sa récente arrivée à la maison paternelle. C’était le soir du 1er janvier : le salon était rempli de visites officielles, mais elle avait pu voir son père cinq minutes, seul, dans son cabinet. Elle avait renvoyé la bonne d’enfant à l’office, tenait son bébé dans ses bras, et, déterminée, hardie, manifestant une allégresse mensongère, elle avait dit :

— Père, voulez-vous nous recevoir, ma fille et moi ? Je reviens chez vous.

Le président Marcadieu croyait à une plaisanterie ; mais elle avait en deux mots expliqué sa conduite : « Son mari ne l’aimait plus, jalousait ses succès, leur vie était un enfer… Elle suppliait ses parents de lui donner asile… » Et le président, sans répondre, accablé, s’était écroulé dans un fauteuil, ses deux belles mains longues cachant son visage. Jamais elle n’aurait pensé consterner à ce point ce pauvre père. Jamais, non plus, elle ne put faire comprendre à sa mère que c’était d’un mari parfaitement fidèle qu’elle s’était ainsi détachée.

— S’il n’aimait pas une autre femme, tu ne l’aurais pas quitté, répétait obstinément madame Marcadieu.

Vainement sa fille affirmait :

— Ah ! comme il eut mieux valu que ce fut cela !

On ne la croyait pas. Elle avait dû supporter blâme sur blâme. Le président, sa mère, jusqu’à madame Martinal ne cessaient de la chapitrer ; mais on l’exaspérait bien plus qu’on ne l’apaisait à lui dire :

— Puisqu’il ne t’a pas trompée !…

Ainsi elle devait lutter contre tous. Même en ce moment, elle sentait, chez Fabrezan, une désapprobation muette. Quand le valet de chambre eut allumé, on entendit un bruit sec ; c’était, entre les doigts de la jeune femme, le coupe-papier qui se brisait net.

— Écoutez, monsieur le bâtonnier, fit-elle bravement, je ne veux pas que vous méjugiez mal, je veux être sincère avec vous… Du reste, à mon procès de divorce, je compte bien être défendue par vous, et autant vous avouer la vérité : André ne m’a pas trahie.

— Je sais, dit Fabrezan, impénétrable, les yeux clos, comme un confesseur recueilli.

— Il a toujours été parfait avec moi.

— Je sais…

— Nous aurions pu être suprêmement heureux, si un affreux sentiment ne s’était glissé dans son cœur.

Fabrezan l’arrêta d’un geste :

— Je savais tout cela bien avant vous, ma pauvre petite madame ! Je vous ai vue devenir tout d’un coup célèbre et remplir de votre nom, de votre charmant visage, les gazettes les plus illustrées. J’ai suivi l’expansion de votre talent, j’en ai même éprouvé les effets et la force, et j’ai observé parallèlement Vélines, qui était alors à la veille de monter à l’une des premières places dans l’Ordre… Eh oui, cher confrère ! Les dames méconnaissent parfois le génie de leur mari : Vélines avait du génie et l’on commençait à s’en apercevoir, et il serait aujourd’hui l’un des avocats les plus en vogue de Paris, s’il n’avait eu auprès de lui… comment dirai-je ?… tenez, tout à l’heure, par un carreau de votre fenêtre, j’admirais au zénith une charmante petite étoile frileuse, une de ces étoiles de janvier qui s’allument tôt et qui tirent les yeux de tout Paris. Dès que votre domestique eût déposé près de moi cette puissante « duplex » qui m’éblouit un peu, j’ai cessé de regarder la petite étoile : elle est devenue à peu près invisible. La lampe, avec son beau foyer lumineux, a nui à l’astre… Ainsi ai-je vu s’éteindre cet éclat qui rayonnait de votre mari. Je l’ai plaint : une femme peut se contenter très honorablement d’une modeste réputation ; un homme exige plus.

Et il fît une courte pause, pour ajouter aussitôt, innocent effet oratoire :

— Votre mari a cruellement souffert, ma petite madame !

— Soit ! reprit Henriette, mais il m’a fait souffrir, moi aussi… Vous ne pouvez pas comprendre, monsieur le bâtonnier : je l’aimais encore, et déjà il ne m’aimait plus. Il me haïssait. Si vous croyez que ce n’est pas cruel, cela !…

— Vélines ignore votre fuite ?

— Oui. Nous nous étions séparés le matin, froidement, mais sans explication. Sa grand’mère l’avait appelé à Rouen : il s’était empressé de partir.

— Il doit revenir après-demain ?

— Après-demain.

— Il trouvera la maison vide ?

— C’est ce que j’ai voulu. Plutôt que de le menacer à l’avance, vainement, j’ai préféré attendre une circonstance favorable et le mettre en présence du fait accompli.

Henriette redoutait l’indignation de son vieil ami, mais il ne critiqua nullement ce procédé de vengeance. Ils restèrent encore une fois silencieux ; le bonhomme pinçait à pleins doigts ses joues molles. Tous deux, sans l’avouer, songeaient ensemble à ce retour du mari dans la maison déserte. Les nerfs d’Henriette, démesurément tendus, cédèrent enfin : un flot de larmes lui monta au bord des paupières, qu’elle refoula de son mieux. Elle eût été incapable d’en dire la cause. Elle s’en excusa, honteuse de cette faiblesse.

— Je suis lasse, lasse de tenir tête à tout le monde : c’est un phénomène physique bien naturel… On dirait que vous vous entendez tous pour me pousser à bout !…

— Mais, cher confrère, dit Fabrezan, je ne vous ai point persécutée. Vous êtes parfaitement libre et je n’ai pas montré autre chose que du chagrin devant la destruction de votre foyer. Laissons, si vous voulez, ce grand deuil de famille, et parlons de ce qui m’amène.

Son regard pétillait de malice et de satisfaction quand il ajouta qu’il venait, en simple avocat, traiter avec elle d’une question délicate. Il se carrait dans le fauteuil, s’enveloppait de son ample redingote, et, tout en mêlant quelques fioritures à son langage, car l’indélébile cachet professionnel était marqué dans ses moindres discours, il observait la jeune femme, l’étudiait, l’analysait, jouissait de travailler, à son gré, cette âme féminine en désarroi.

— Il faut que vous m’aidiez dans une bonne œuvre, ma petite confrère : vous me serez une auxiliaire indispensable dans la tache que j’entreprends. … Nous autres avocats, on peut bien nous blaguer pour notre désinvolture à l’égard de la vérité. Hélas ! notre métier n’est pas de la proclamer toujours témérairement. Mais, s’il entraîne à certaines défaillances, il possède aussi de magnifiques privilèges moraux. On vante le médecin pour le pouvoir qu’il exerce sur le malade. Sacrebleu ! nous en avons un autre, et diantrement plus efficace, sur le client. Et je suis sûr que vous, avec votre cœur et votre sensibilité, vous avez conçu cela bien mieux encore que moi-même.

— C’est pour cela que j’adore ma fonction, repartit Henriette. Lorsque, dans une journée, quatre ou cinq malheureuses sont venues déballer leur sac de misères, de fautes, de soupçons, me confiant tout, leur conscience, leur conduite, leur existence, j’ai le sentiment d’avoir atteint à un rôle supérieur : un rôle où l’on tient entre ses mains les ficelles qui feront mouvoir ces pauvres marionnettes. Véritablement l’avocat règne sur elles.

— Vous avez bien dit, reprit Fabrezan, nous tenons les ficelles mystérieuses et notre très relative sagesse a de grosses responsabilités. Nous sommes alors capables de beaucoup de bien ou de mal. Tâchons, ma petite madame, de faire tous deux, sûrement, délibérément, beaucoup de bien aujourd’hui… Voulez-vous ?

— Certes oui, monsieur le bâtonnier !

— Même s’il vous en coûte un peu de gloire, un peu de réputation, une belle occasion de briller ?

Elle le regardait, légèrement anxieuse,

— Ah ! continua-il, se plaisant à l’intriguer, c’est que le bien nous revient cher quelquefois !… Aussi le pratiquons-nous rarement… Un médecin a tout bénéfice à guérir son malade en le soignant : un avocat se ruinerait à répandre la paix dans sa clientèle… Tenez, quelqu’un l’a bien compris, c’est Lamblin, sur le compte duquel hier, salle des Pas-Perdus, courait une histoire fort amusante. Lamblin recevait, il y a quelque temps, une lettre de madame Leroy-Mathalin, la plaideuse que nous connaissons tous. Elle était en litige avec un fournisseur encore anonyme et consultait le cher maître sur ce point : peut-on refuser livraison d’une marchandise dont le prix a été soldé ? « Gagnerai-je mon procès ? » interrogeait-elle en terminant. Lamblin, pour qui toute cause est juste, dès qu’il espère la défendre, examina longuement le cas et s’empressa de répondre à sa future cliente par l’affirmative, sans oublier de citer un peu de jurisprudence à l’appui… À quelques jours de là, on introduisait dans le cabinet de Lamblin un gentleman qui se nomma. C’était Zuyn, le grand marchand de fourrures. Ayant vendu à une dame une pelisse de zibeline, que celle-ci, changeante de goûts, ne trouvait plus à son gré et prétendait lui rendre, il désirait savoir s’il pouvait plaider avec chance de succès. « La dame a payé ? » demande Lamblin « Elle a payé », dit Zuyn. « Comment ! elle a payé, et elle refuse de prendre livraison du manteau ? Mais, cher monsieur, envoyez-lui du papier timbré !… » Et même, écrivant au fourreur le lendemain, Lamblin rehaussa la consultation de quelques textes… Un beau matin, qui fut étonné ? ce fut notre ami, en décachetant coup sur coup deux lettres : madame Leroy-Mathalin le chargeait de ses intérêts contre Zuyn, et Zuyn lui confiait sa défense contre madame Leroy-Mathalin… Voilà Lamblin dans un joli embarras, bien marri d’en être acculé à une conciliation, là où il avait flairé deux excellentes affaires. Il la négocie en ce moment, à ce qu’on raconte.

Et Fabrezan riait, se frottait les mains, ramenait sur ses jambes les pans de sa redingote, pendant qu’Henriette se récriait :

— Oh ! ce Lamblin ! ce Lamblin !… Fabrezan, qui l’examinait à la dérobée et qui la

voyait mûre pour subir sa pression, continua :

— Revenons au motif de ma visite, ma chère petite confrère. Seriez-vous disposée à ne point prononcer devant la première chambre, en faveur de madame Marty, la plaidoirie que vous avez certainement un peu préparée déjà.

— Comment ! monsieur le bâtonnier ?…

Fabrezan devint grave soudain :

— Décidément, il ne faut pas que ce procès ait lieu. Parbleu ! je sais trop bien que je le gagnerais : j’ai trop d’expérience pour penser qu’un tribunal remette à une mère l’enfant qui, confié au père, s’est échappé de chez lui pour la rejoindre. Ce serait la justification de toutes les escapades de galopins. Mais le sort de cette femme est lamentable, et, surtout, que dirons-nous de celui du malheureux gamin ! Il n’a été ni adultère, ni orgueilleux, lui… Voilà trois êtres dont l’un est innocent, l’autre abusé par des doctrines outrancières ; le troisième, si peu coupable au sens profond, terrible, du mot… Tous les trois se martyrisent, se tuent. La faute la plus grave, savez-vous qui l’a commise ? c’est madame Marty en divorçant. Oui, oui, je dis bien : en divorçant. Combien cette femme eut été plus grande dans le pardon !.,. De l’intransigeance dans le mariage ? allons donc ! quelle erreur ! L’homme a sa fougue, son tempérament inquiet, sa sensualité impérieuse ; la femme a son humeur, une certaine inconstance mentale qui la fait aimer avec des fluctuations ; elle est inégale, soumise à ses nerfs, quelquefois incapable de comprendre le mari. Mais que diable ! malgré tout, on s’arrange : on ferme les yeux, on se fait de mutuelles concessions, et l’épouse, indulgente à une trahison passagère, peut encore demeurer en reste envers celui qui s’accommode patiemment de son caractère, qui ne cesse de la considérer comme sa vraie compagne, la reine du foyer… Et même, admettons que la générosité soit toute du côté de cette épouse, qui la blâmera si elle sait ainsi reconstituer le bonheur de sa maison ? Madame Marty ne l’a pas su. Elle a été l’ouvrière de cette ruine… Chère enfant, faites ce que je vous demande. Alembert est vaincu. J’ai la conviction qu’il a toujours continué de chérir cette belle Suzanne Marty ; il a mené, depuis son divorce, une vie de dignité, de deuil, irréprochable. Voyez votre cliente, sondez son cœur : il ne se peut pas qu’un sentiment de compassion ne s’y allume devant le chagrin de celui à qui elle a si longtemps appartenu. Je vous le jure, ce sont deux nobles êtres, deux êtres d’élite, ils se font pitié l’un à l’autre, et, de plus, une même tendresse douloureuse les dévore : elle et lui aiment également ce pauvre enfant né d’eux. Combien la conciliation serait facile ! Des forces toutes puissantes les tirent l’un vers l’autre, la plus faible impulsion suffirait pour jeter cette femme dans les bras de son mari… Hein ? qu’en dites-vous, petite madame ? est-ce que le geste ne vous tente pas ?

L’avocate avait pâli et ne répondait aucunement. Les objections lui venaient en foule, mais elle n’osait pas les formuler, sentant bien que la principale était sa répugnance devant ce désastre : la faillite de sa plaidoirie… Quoi ! le plus retentissant de ses procès, le plus mondain, le plus poignant, celui qui devait consacrer définitivement sa réputation et inaugurer son existence de femme 1 i bé rée, elle y renonce rai t bénévolement ?… Et dans cette douce et sensible Henriette qui, s’émouvait à toutes les souffrances, l’intérêt personnel gronda une minute si furieusement qu’elle ne pouvait plus lire en elle-même. Elle eut une vision de l’audience : tout passa devant elle, — la planchette cirée de la barre, le tapis bleu du prétoire, les trois juges, et, derrière eux, les boiseries du fond ressemblant à un long confessionnal déplié et plaqué contre la muraille, elle perçut autour d’elle la chaleur du public, cette atmosphère de foule attentive qui excite singulièrement les orateurs, et les lambeaux de phrase déjà inventés lui venaient aux lèvres. Ah ! comme elle aurait eu du talent, ce jour-là !

Fabrezan-Castagnac, en brave homme pour qui l’âme humaine n’a plus de secret, laissa se dissiper cet orage intérieur comme sans y prendre garde. Il poursuivit même :

— Nous avons, nous, tous les atouts dans notre jeu. Ainsi les rendez-vous en voiture, nous ne les ignorons pas, nous en avons été plusieurs fois le témoin.

— Quels rendez-vous ? questionna la jeune femme.

Et, s’étonnant qu’elle ignorât ces imprudences risquées par la mère, il lui conta l’histoire des petites visites matinales dans le coupé, sur le boulevard Haussmann.

— Suzanne a fait cela ! s’écria l’avocate.

— Elle l’a fait quotidiennement. N’y avait-il pas là de quoi nous exaspérer ? Eh bien ! nous nous sommes laissé toucher, nous avons dédaigné de faire un éclat ; bien plus, nous avons feint de ne rien savoir, tant ces précaires entrevues nous semblaient émouvantes dans leur mélancolie. Quand la raison et le bon sens nous ont commandé d’y mettre fin, n’avons-nous pas recouru à la demi-pension, comme au stratagème qui devait blesser le moins ces deux cœurs ?… Et vous estimerez, après cela, que nous n’avons plus nulle affection pour notre femme ? Si ! si ! nous sommes prêt à lui ouvrir nos bras, nous la désirons inconsciemment nous l’attendons, à cette place où nous avons toujours refusé d’introduire aucune autre femme. Elle est demeurée véritablement, mystiquement, notre épouse, et nous pourrons nous refaire avec elle un avenir plein de félicité, pour peu que vous nous aidiez.

Henriette s’était lentement ressaisie. Elle répliqua :

— C’est bien. Je verrai Suzanne, j’essayerai d’obtenir qu’elle renonce à l’action judiciaire

— Brusquons, brusquons ! ordonna Fabrezan. Je vous conjure d’agir dès ce soir, ma petite madame. Mon auto va, si vous le voulez bien, vous transporter illico à Passy : vous persuaderez madame Marty de ramener elle-même, avec simplicité, avec loyauté, son fils à l’ingénieur, pour qu’enfin ces parents se concertent sur les intérêts véritables et l’éducation de leur enfant… Tâchez, s’il vous plaît, que ce soit demain vers cinq heures. D’ailleurs vous me fixerez dès aujourd’hui par un « petit bleu »… Je serai à l’heure dite boulevard de la Madeleine. Vous accompagnerez votre amie, cela va sans dire, de façon que ce colloque ait l’apparence d’une discussion d’avocats, et que la réconciliation, si nous avons le bonheur de la provoquer, demeure imprévue et toute spontanée… Cela va-t-il ?

Henriette sourit :

— Cela me semble supérieurement machiné, monsieur le bâtonnier.

— « Machiné » ? oui, oui… Voilà que je fais du théâtre, de la fantaisie, à présent !…

Puis, ingénument, le bonhomme qui incarnait si parfaitement l’Ordre, avec sa grandeur et ses petitesses, son intransigeance et ses compromis, ajouta :

— Et pourtant, je suis débordé ! Je plaide lundi pour cette petite canaille de madame Mauvert, et je n’ai pas encore jeté les yeux sur le dossier !

Quand l’automobile de Fabrezan la déposa rue des Belles-Feuilles, devant la maison de la divorcée, Henriette n’avait pas d’autre idée que celle de sa grande mission. Elle connut vraiment alors la gloire toute spirituelle de sa profession, même dans le renoncement, l’effacement qu’elle venait de consentir. La lune blanchissait un joli jardin bordé de massifs verts, au fond duquel se reculait le rez-de-chaussée de madame Marty. L’avocate aperçut le salon éclairé, derrière ses rideaux aux transparences roses. Suzanne lisait près de la lampe quand elle entra, et ne fut pas étonnée de cette visite. Toutes deux s’assirent auprès de la cheminée qui demeurait dans la pénombre. Le feu seul dardait ses reflets rouges sur le drap de leurs robes. Madame Marty se décida la première :

— Eh bien ! ma pauvre chérie, vous aussi, vous en êtes venue là ?

Car chez leurs amis communs, on commentait déjà, confidentiellement, la séparation des Vélines.

— Ah ! vous savez ?…

— Je sais depuis une heure… A-t-il fallu que vous souffriez, ma petite Henriette si douce, si soumise, pour prendre ce parti !… Oh ! que j’ai pleuré en apprenant cela !… Moi qui vous croyais si heureuse !… Jamais, jamais, je n’aurais soupçonné maître Vélines de vous faire de la peine. Comment ! lui non plus ne diffère pas des autres ?

— Si… J’aurais préféré qu’il me trompât, mais qu’il m’aimât encore… Il ne m’a pas trompée, mais il ne m’aimait plus ; il n’aimait que le succès. C’était une àme sèche, un ambitieux, rien que cela ; l’ambition le brûlait, le dévorait ; il me haïssait parce que j’avais du talent… Vivre aux côtés de cet homme était indigne de moi : j’ai repris ma liberté.

Madame Marty ne put retenir la phrase obsédante :

— Pourtant, puisqu’il ne vous a pas trompée… Alors Henriette, la regardant fixement, se mit à lui dire d’une voix bizarre l’évangile de l’indulgence :

— Vous ne savez pas ce que c’est, vous, d’être offensée : une femme n’est pas offensée pour avoir été trahie, pour n’être plus aimée. Votre mari ne vous a pas offensée, il vous chérit encore. Si André même avait donné passagèrement son cœur à une autre, et qu’il me fut revenu désolé de son péché, attendri par le remords, comprenant mieux l’union absolue pour y avoir manqué, aspirant à cette grâce conjugale qui entretient la vie intérieure, si suave, des époux, oh ! Suzanne, comme j’aurais pardonné !… Oui, j’imaginais parfois cette faute et la joie de ce premier baiser que la femme accorde ensuite. Quel élément nouveau entre alors dans l’amour avec cette absolution ! Quelle réjouissance intime ! Quelle convalescence d’âme pour le coupable qu’il faut conduire, comme un malade à peine guéri, sur la route déjà parcourue de la confiance et de la tendresse ! Quelle puissance nous survient ! Quel pacte mystérieux nous attache ! e pauvre pécheur ! S’il pleure, comme on l’aime pour ses larmes ! S’il sourit, comme on s’applaudit du bonheur qu’on lui a donné !… Et l’on tire un grand rideau noir sur le passé qu’on ne veut plus connaître, et c’est ce rideau qui protégera votre vie.

Elle parlait très bas, mais avec feu, et comme pour elle-même.

La divorcée n’objectait rien. Sa longue nuque se ployait vers le feu, Henriette vit ainsi que ses cheveux étaient poudrés : Suzanne avait tant de mèches grises maintenant qu’elle en dissimulait la couleur ambiguë sous un frimas blanc. Ses beaux yeux fiers, fatigués, n’exprimaient plus qu’une immense tendresse mélancolique. Elle n’avait pas trente-cinq ans !

— Suzanne, commença enfin Henriette, il me faut vous dire toute la vérité au sujet de notre procès. Je ne me fais pas d’illusions — vous serez condamnée à rendre Marcel.

La triste mère se redressa, effrayée. L’avocate reprit, avec une autorité soudaine qui la métamorphosa :

— Votre cause est mauvaise, ma pauvre amie ! Je l’ai étudiée à fond ; j’ai compulsé des masses de jugements et d’arrêts touchant des gardes d’enfants. Toute cette jurisprudence m’a convaincue de ceci : la fugue de Marcel incitera le tribunal à une décision plus sévère encore pour vous que ne l’était l’arrêt de la cour… Monsieur Vélines s’était emballé un peu trop vite sur ce fait nouveau, et il nous avait emballées toutes les deux. À y réfléchir froidement, j’ai bien compris que des juges ne pouvaient prendre en considération un coup de tête de petit garçon, dont vous paraîtrez toujours l’instigatrice… Car vous ne m’avez pas tout dit. Il paraît que vous revoyiez votre fils clandestinement, tous les matins, dans votre coupé, sur le boulevard Haussmann : monsieur Alembert s’en est aperçu… Il a toléré quelque temps vos entrevues, puis, à la fin, sourdement irrité, il a songé au régime de la demi-pension qui l’aiderait à tenir strictement le petit dans l’obédience. On vous accusera toujours d’avoir, au cours de ces entretiens, travaillé l’esprit de l’enfant et provoqué sa fuite… Vous avez été imprudente.

Des larmes montèrent aux yeux de madame Marty.

— C’est Marcel qui avait eu cette idée, balbutia-t-elle ; il m’avait écrit, un jour : « Sois demain au coin de la rue Caumartin et du boulevard ; on se parlera cinq minutes ». J’ai eu la faiblesse de céder. Ensuite, nous avons recommencé quotidiennement. Lui trouvait cela romanesque, périlleux, enchanteur.

— Oui… réfléchit tout haut l’avocate, dont la pensée vigoureuse élargissait la question, le pauvre enfant s’élève comme il peut, dans des conditions déplorables, presque malsaines pour sa formation morale… Écoutez, chère amie, suivez mon conseil, renonçons à retourner devant le tribunal.

Par un effort où se révélait toute sa lassitude, la divorcée se redressa :

— Je ferai ce que vous me direz ; je n’ai plus de volonté, plus d’énergie, je suis à bout…

— Monsieur Alembert est prêt, paraît-il, aux plus larges concessions en votre faveur. Peut-être y aurait-il lieu de prendre des arrangements concernant votre fils, et ne vaudrait-il pas mieux, alors, les déterminer à l’amiable, que de traîner encore votre misère devant des juges ? Allez, votre mari conçoit trop bien ce que vous endurez. Au fond, votre peine lui fait mal, car il n’a jamais cessé de vous porter une affection qu’il ne cache pas. Depuis plus de trois ans vous vivez séparés : le temps a usé l’acuité de certains sentiments ; vous pourriez désormais vous revoir sans émotions violentes, comme des parents lo}raux qui s’oublient pour leur enfant. Fabrezan m’a confié ce que son client désire. Ce serait que nous lui ramenions Marcel nous-mêmes, vous et moi, et que vous lui procuriez ainsi l’entrevue souhaitée. Après ce qui s’est passé entre vous, votre démarche signifierait une cordialité, une estime que vous ne pouvez refuser à monsieur Alembert. Elle indiquerait le ton de votre entente mutuelle, qui sera celle de deux honnêtes gens, nullement ennemis. Est-il votre ennemi, Suzanne, le père de votre enfant ?

— Je crois qu’il ne m’est plus rien, dit Suzanne en rougissant un peu.

— Alors vous m’accompagneriez volontiers demain chez lui ? Son avocat pourrait se trouver là, et nous tacherions que la vie vous soit désormais moins cruelle, à l’un comme à l’autre.

— Mais objecta madame Marty n’aurai-je pas l’air de capituler ? Il me semble que je m’abaisserai devant monsieur Alembert…

— La présence de vos deux conseils, chère amie, otera tout caractère intime à votre conciliabule. Quant cà votre fierté, souvenez-vous qu’elle n’est pas en jeu, mais seulement l’avenir et l’intérêt de Marcel. D’ailleurs, le divorce ayant été prononcé à votre profit, vous tenez le beau rôle, et la délicatesse veut que cette démarche, ce soit vous qui la fassiez.

Elles restèrent, un moment, silencieuses. Sur la cheminée, un buste de Marcel, à quatre ans, en cheveux longs, mettait comme une lumière dans la demi-obscurité de la pièce. Sur le piano recouvert d’une soie sombre, une jardinière de bronze enserrait un buisson de houx luisant et métallique. Une tapisserie flamande, verte et indigo, enténébrait encore le fond du salon, où la rareté des sièges disait la solitude presque absolue de la jeune femme qui régnait ici. Seulement, sur un guéridon, geste d’une piété involontaire envers l’intégrité du mariage, envers sa continuité mystérieuse, geste presque nécessaire de la constance chez une telle créature, la divorcée avait placé une photographie de l’ingénieur.

— Eh bien ? demanda Henriette. Madame Marty répondit résolument :

— J’irai.

— Mon cher, disait Fabrezan en prenant le bras d’Alembert, faites-moi donc admirer votre nouvelle emplette : elle m’a intrigué dès mon entrée dans votre salon ; ça doit être un bibelot d’une sacrée valeur !

Le brave homme, apitoyé par la nervosité de son client, cherchait à lui occuper l’esprit par tous les artifices possibles : il l’entraîna vers une gravure au trait si léger qu’elle ne faisait sur la muraille qu’une tache pâle. Alembert expliqua :

— J’ai déniché ça rue Bonaparte, pour cinquante-huit sous ; ce n’est pas signé, mais c’est anglais, vraisemblablement… On dirait un dessin féminin, tant c’est mou et gracieux, n’est-ce pas ?

Fabrezan se planta sur le nez un fort binocle de myope et vint heurter le verre de la gravure pour la mieux voir, tout en pliant l’échiné. Sa redingote se tendait sur ses larges reins et retombait en plis amples. Il aperçut alors le profil d’un beau corps de femme, mince, grand et harmonieux, habillé d’un fichu, d’une robe traînante à taille haute. Les bras tenaient par les deux brides un chapeau de paille qui flottait au niveau du genou. La tête nue, altière et pure, rappelait la beauté de madame Marty. Fabrezan allait constater tout haut cette ressemblance, mais il se mordit les lèvres à temps.

— C’est joli, conclut-il, très distingué… très distingué…

— Il y a beaucoup de choses dans cette femme ! murmura l’ingénieur.

Cinq heures sonnèrent. Alembert ne put s’empêcher de dire tout haut :

— Voilà cinq heures…

Fabrezan déclara :

— Ça vaudrait aussi bien quinze ou vingt louis.

— Paris vous offre de ces occasions.

Et la conversation languissait ainsi, sans intérêt, sans lien : simple dérivatif à l’idée fixe. L’avocat revint s’asseoir. Alembert jeta un coup d’œil circulaire autour de la pièce, Il l’avait ornée de fleurs comme il faisait naguère, les jeudis de Marcel, mais aujourd’hui les fleurs étaient d’une essence plus rare, plus capiteuse, décelant une sélection plus attentive. Il lui avait paru que c’était là une courtoisie discrète envers la visiteuse attendue, avec laquelle il ne lui serait permis d’échanger que des propos d’affaires

Enfin la porte s’ouvrit et trois personnages guindés, gênés comme les acteurs d’un drame difficile, s’avancèrent. Il y avait d’abord le pauvre gamin, dont la petite mine ravagée faisait pitié et que poussait doucement par l’épaule madame Marty tout en noir, des pieds à la tête, le visage étrange, si jeune sous le blanc léger de sa chevelure ; puis l’avocate, qui s’écartait un peu, moins à Taise pour se taire, dans ce salon, que pour parler, à la barre, devant cinq cents personnes.

Alembert salua Henriette, puis vint à sa femme, qui lui tendait la main. Et il dit d’une voix étranglée.

— Bonjour, Suzanne.

Elle, toute défaite, fut incapable de desserrer les lèvres. Il n’abandonna pas sa main et la conduisit ainsi à un siège proche du sien. Il la contemplait toujours, stupéfait devant ces cheveux blancs et cette grâce douloureuse qu’elle avait acquise en souffrant. Ils ne se disaient rien. Fabrezan, au contraire, déployait toute sa faconde méridionale ; il emplissait la pièce de sa voix de théâtre ; debout près d’Henriette, il avait accaparé l’enfant et s’écriait :

— Et il n’a pas encore quatorze ans, ce petit Marcel ?… On mettrait ça en rhétorique, sur sa taille ! Que voudrez-vous être un jour, dites, mon ami, un pauvre avocat comme moi, ou un savant ingénieur comme votre papa ?… C’est qu’il vous ressemble singulièrement, Alembert. Mais, sacrebleu ! faites-lui faire de la gymnastique pour m’élargir ces épaules-là.

— Nous avons un peu chaud, disait Henriette en ouvrant sa fourrure : Suzanne a eu le caprice de venir à pied, tant il faisait beau…

Et Suzanne réussissait enfin à prononcer tout bas :

— J’espère que vous me croirez : je ne suis pour rien dans l’acte de Marcel ; c’est de son chef qu’il a quitté le lycée pour me rejoindre. J’ai ou un instant d’affolement, je l’ai gardé. Aujourd’hui je vous le ramène… Cet enfant nous aime également, je vous le jure : mais il me savait souffrante, très peinée par son éloignement ; il a pensé devoir, en dépit de tout tribunal, se rapprocher de moi. Ne lui en tenez pas rigueur, n’est-ce pas ?

L’ingénieur eut un sourire de tristesse :

— Suzanne, vous oubliez que c’est mon fils, à moi aussi… Lui tenir rigueur !… Sachez bien, au contraire, que je ne veux me souvenir de rien. Non. rien ne s’est passé ; Marcel ne m’a pas quitté, je n’ai même pas la moindre chose à pardonner… Êtes-vous satisfaite ?

— Oui, et je vous remercie. Mais ce n’est pas tout… Je reconnais que depuis la rentrée je m’étais rendue coupable de légères incorrections… Il vaut mieux, n’est-ce pas ? que nous parlions avec une entière liberté, une entière franchise… J’ai revu Marcel journellement, quelques minutes, dehors. J’ai eu tort, je le confesse… même, je m’excuse… et je m’engage à respecter rigoureusement l’arrêt de la cour, désormais…

Elle avait reconquis son énergie tranquille. Ses beaux yeux gris s’ouvraient tout grands, avec une limpidité froide, sur celui dont pendant douze années elle avait été la femme. Mais lui, en retrouvant, après tant de mois, et sous un aspect nouveau de mélancolie, de passivité douce, cette compagne chérie qui avait eu la prime jeunesse de son cœur, sentait un bouleversement s’opérer en lui. C’était comme le retour d’un long voyage au cours duquel il n’aurait cessé d’aspirer à Suzanne. C’était aussi comme la fin miraculeuse d’un veuvage affreux : l’épouse pleurée lui était rendue. Toute rancune s’évanouissait. La délicatesse de cette joue toute proche éveillait en lui l’idée du baiser. Tenir sa main, tout à l’heure, lui avait paru délicieux ; et quand il considérait le grisonnement de cette chevelure dont il avait tant aimé naguère le poids, la fraîcheur, l’éclat soyeux, le parfum, et qu’il devinait quelle longue, indicible souffrance avait pu modifier ainsi, physiologiquement, cette belle et saine créature, une infinie pitié le gagnait : ses bras se soulevaient deux-mêmes pour l’étreindre, il aurait voulu être seul avec elle et sangloter, la tête enfouie dans sa robe.

Il ne répondait pas. Suzanne poursuivit :

— Madame Vélines, mon avocat, a bien voulu m’accompagner aujourd’hui… Nous venons vous présenter une requête.

Henriette, qui était restée silencieuse, se rapprocha de sa cliente ; de son côté, Fabrezan reprit sa place auprès d’Alembert, pendant que Marcel, loin de là, se tenait debout contre une fenêtre, l’air farouche, tout frémissant de la honte d’être ainsi disputé comme un butin, lui qui se sentait déjà, dans sa précocité, l’âme d’un homme.

Fabrezan, jouant la sévérité, déclara :

— L’arrêt de la cour a été formel : la garde de l’enfant confiée à monsieur Alembert, avec faculté pour madame Alembert de le recevoir tous les jeudis, ou de le voir une fois par semaine dans l’établissement où il pourrait être interné. Mon honorable adversaire, madame Vélines, a-t-elle à objecter quelque chose ?

— Monsieur le bâtonnier, dit Henriette, ma cliente est dans un état de santé qui donnait, il y a quelques semaines encore, de graves inquiétudes. Le chagrin qu’elle a eu d’être séparée de son fils, les émotions de ces procès successifs l’ont brisée. Elle a droit à des égards particuliers. Ces parents, qui voient leur enfant pâtir si cruellement, ne pourraient-ils, à l’amiable, s’entendre pour atténuer la rigueur de la situation ?

— Ma requête est celle-ci, reprit madame Marty, je demande simplement pour Marcel le régime de l’externat.

Henriette et Fabrezan regardèrent Alembert. Il était devenu livide et continuait à ne pas répondre. Peut-être cette prière, dans la bouche de l’orgueilleuse épouse dont il avait si durement éprouvé l’inflexibilité, l’ébranla-t-elle plus que tout. Sa main nerveuse glissa sur son front, releva la touffe de cheveux qu’il portait sur la tempe. Lui aussi avait changé : le stigmate des douleurs morales, la patte d’oie insidieuse, bridait ses yeux trop jolis autrefois, ennoblissait ce visage d’intellectuel en lui prêtant un surcroît d’âge factice, et sa figure était marquée par toutes les fatigues de la vie. À cette heure, le souvenir lui revenait de ces luttes, de cet acharnement qu’il avait mis à ravir l’enfant de cette pauvre femme. L’avait-il assez abreuvée de chagrin après l’avoir trahie !… Et il se revit dans la chambre de l’actrice, parmi les corbeilles d’orchidées où elle trempait son petit nez d’animal voluptueux. Alors, il voila de ses mains ses paupières closes.

— Vous refusez ? demanda Suzanne.

— Mon cher… commença Fabrezan.

Mais Alembert, se redressant, appela :

— Marcel !

Le petit garçon vint lentement, rigide, impénétrable. Ses lèvres féminines, leur tendresse, faisaient contraste avec la virilité du regard. Il était à la fois méfiant, craintif et intrépide

— Que veux-tu, papa ?

— Tu désirerais rentrer ce soir à Passy, n’est-ce pas, au lieu de rester ici ?

Le malheureux gamin hésita une minute. Ce qu’il allait répondre le déchirait d’avance. Henriette vit là un jeu cruel du père.

— Je n’ai pas le droit de dire ce que je préfère, avoua enfin Marcel ; d’ailleurs, je l’ignore moi-même… Je t’aime autant que maman, mais, si j’étais libre, je sais pourtant que c’est avec maman que j’irais.

— Eh bien ! fit Alembert simplement, tu t’en retourneras avec ta mère, mon enfant.

Un éclair brilla dans les yeux de Suzanne, et, tout aussitôt ses prunelles, divinement adoucies, se fixèrent sur son mari :

— Comment !… vous renoncez à vos droits ?… vous me l’abandonnez ? et définitivement ?

— Je vous ai fait assez de mal comme cela, Suzanne : je vous promets de souffrir seul… désormais.

Il entendit à peine le merci qu’elle balbutia ; mais il sentit la pression de ses doigts gantés, qu’il garda dans les siens avec ravissement. Un sanglot étouffé retentit ; puis Marcel s’en fut derrière le rideau de la fenêtre cacher ses larmes. Alembert serrait plus fort la main de madame Marty.

Henriette échangea un signe discret avec le bâtonnier : tous deux se levèrent et prirent congé, L’avocate, sans autre phrase, constata que leur tache était terminée. Fabrezan, sans rien dire, contemplait avec émotion ce beau couple invisiblement désuni, et il secouait sa grosse tête tandis que ses yeux se mouillaient.

Et Alembert, qui ne lâchait pas les doigts tremblants de Suzanne, et que la puissance des souvenirs reprenait impérieusement, à toucher un peu de ce corps délicat qui avait été sien si longtemps, saisit les poignets, puis les coudes, et il s’exaltait, il suppliait, il commandait :

— Reste ! reste !

Les deux avocats disparurent. Quelque chose mourait dans ce salon : l’orgueil d’une femme.

On entendait toujours l’enfant en pleurs derrière le rideau. Suzanne, à bout de forces, posa son front lassé sur l’épaule d’Alembert.

II

Cependant madame Martinal, était surmenée. S’il lui était commode naguère d’avoir une patronne place Dauphine, courir maintenant rue de Grenelle, chaque après-midi, compliquait fâcheusement sa vie, d’autant que son dernier fils faisait une grippe qui l’inquiétait. Et, comme madame Vélines, la cervelle à l’envers bien qu’elle affectât un grand calme, n’était plus capable d’établir un dossier, la veuve rentrait, le soir, avec cinq ou six affaires dans sa serviette, dont elle étalait jusqu’à minuit les pièces sur l’édredon du petit malade Elle plaida une fois à la place d’Henriette, et voici qu’au Palais Louise Pernette s’avisait encore de la retarder, en l’entretenant du ménage Vélines, dont le cas passionnait étrangement cette discrète et charmante fille.

— Vous qui êtes entrée dans leur intimité, lui disait-elle, vous devez bien savoir la cause de leur désaccord.

— Je vous jure que j’ignore tout.

— Il n’y a pas de mal à en parler, puisque la rupture est publique. Ne s’aimaient-ils plus ? C’est une chose qu’eux-mêmes ignorent peut-être, répondait la spirituelle femme, énigmatique.

Louise, depuis quelques mois, devenait tout autre, prenait de l’aplomb, avait un air nouveau pour promener par les couloirs sa serviette légèrement gonflée. Maurice Servais, demeuré secrétaire de Fabrezan, et qui avait aujourd’hui passablement à faire, n’était pas néanmoins si occupé qu’il n’eût, parfois, le loisir de s’arrêter dans la gothique et mystérieuse galerie Saint-Louis : on l’y revoyait avec son amie. C’est à cette époque, d’ailleurs, qu’il fit acquitter aux assises, où sa fougue le servit plutôt qu’elle n’amoindrit son talent, l’infirmière empoisonneuse, Marie Jemps. Dès lors il put être, à son aise, nerveux et trépidant : il était sacré l’émule de Ternisien, et il commença de connaître cet honneur particulièrement grisant qui réside, pour un avocat, dans la faveur des grands criminels. Il éleva ses prix, se mit sur le pied de gagner dix mille francs par an, et, du fait qu’il pouvait dorénavant épouser Louise quand elle le voudrait bien, s’aperçut qu’il l’aimait furieusement.

La date de leur mariage revenait en discussion. Mais Louise, par dignité, prétendait apporter au ménage sa quote-part de gain et s’obstinait à prolonger encore les fiançailles jusqu’au jour où elle aurait, elle aussi, décroché son petit succès. Les Vélines, Henriette surtout, l’hypnotisaient. Pour le moment, si d’aventure, en plaidant, elle levait, d’un geste joli et gracieux, la main gauche à la barre, on voyait au mince annulaire étinceler les feux d’un rubis et d’un diamant. C’était la bague au doigt que, soit fierté, soit modestie, elle ajournait le don de sa personne, auquel un appoint pécuniaire lui semblait indispensable. Or le coup de théâtre de la place Dauphine avait éclaté, qui la troublait singulièrement. Comment ! cet hymen d’avocats, idéal du sien, faisait si tôt banqueroute ! Elle s’agriffait à madame Martinal pour obtenir quelques détails. Et elle souriait en disant :

— Je vous assure. Servais et moi nous avons besoin de savoir…

Mais la secrétaire d’Henriette coupait court aux questions.

Au fond, la divulgation de ce drame conjugal dont tout le Palais s’entretenait, alors que le mari ne le connaissait pas encore, lui était trop pénible pour qu’elle y concourût par quelque indiscrétion. Elle aurait voulu étouffer tous les bavardages, ne pouvait croire d’ailleurs que cette brisure fut définitive. Elle n’épargnait point ses semonces à Henriette et ne cessait de la travailler en vue d’une réconciliation. Mille projets lui venaient en tête. La pensée que Vélines rentrerait pour trouver sa maison désertée, la hantait, lui était intolérable. Mais rien ne semblait devoir faire revenir Henriette sur sa décision.

Elle arriva, ce soir-là, rue de Grenelle, juste comme celle-ci, au retour de chez Alembert, descendait de voiture aidée de Fabrezan ; et elle s’étonna de la voir très pâle. Elle se dit :

« Fabrezan l’aura chapitrée vertement. »

Ce qui était parfaitement inexact, car, de tout le trajet, depuis le boulevard de la Madeleine jusqu’à la maison des Marcadieu, le vieillard n’avait pas échangé trois paroles avec la jeune femme. Il salua les deux avocates, et repartit. Henriette pria madame Martinal de l’attendre dans son cabinet, alléguant que c’était l’heure de la tétée de sa fille : en effet, elle s’en fut ôter son chapeau dans sa chambre, où dormait le bébé, et demanda qu’on la laissât seule.

Elle était si agitée qu’elle ne prêta nulle attention aux cris de joie poussés par l’enfant ; elle ouvrit son corsage, et, pendant que la petite buvait gloutonnement, elle songea.

Ce fut un grand conflit entre son orgueil et sa raison. Sa raison lui débitait un chapelet de vérités sévères, sur la condition des époux divorcés. Fallait-il qu’elle eut aidé à dénouer la douloureuse situation des Alembert, pour s’engager résolument, à son tour, sur l’horrible route qu’ils avaient suivie, trois années durant ! Elle avait emporté sa fille comme son bien, avec le sentiment de cette propriété que les parents se croient sur leur progéniture. Sa fille lui appartenait, à son sens, plus que sa fortune, plus que son vêtement, plus que le pain qu’elle mangeait. Mais André ne sentirait-il pas d’une façon identique ? Et de quels subterfuges n’userait-il pas, un jour, pour reconquérir moralement son enfant, si la loi lui en refusait la présence effective ! Et puis, le mystère d’un lien persistant, entre les deux époux qui se sont véritablement et intimement épousés, lui était apparu tout à l’heure si évident, chez Alembert, qu’elle en frémissait encore. Ah ! comme, au premier contact, on les avait vus se reprendre ! Et, s’interrogeant pour savoir si elle pourrait jamais se remarier, elle eut un tel sursaut que le bout de son sein échappa, du coup, à la petite bouche vorace. Le bébé ouvrit de grands yeux étonnés : la mère se mit à l’embrasser passionnément. Soudain cette phrase lui sortit des lèvres, tout haut :

— J’ai plaidé trop de divorces !…

Et pourtant retourner à Vélines, maintenant que l’effort de la libération était accompli, accepter de nouveau la chaîne, alors qu’il n’y avait plus rien entre eux ?… Et elle considérait la penderie où, huit jours auparavant, ses robes avaient été rangées, la commode où l’on avait serré la layette ; et elle se considérait surtout elle-même, un peu vaniteusement, dans sa dignité de petite femme émancipée. Une lampe unique éclairait la pièce. La glace lui renvoya son image : une Henriette au visage nacré, seule dans une chambre d’emprunt avec son enfant, et cela lui rappela une allégorie du veuvage qu’elle avait trouvée jadis d’une tristesse navrante. Non, elle ne représentait là rien de bien triomphal. Et, quand elle réfléchit qu’elle ne pourrait plus dire : « Ma maison… mon foyer », qu’elle ne faisait plus, avec cette enfant, qu’une famille tronquée, infirme, incomplète, anormale, arrêtée dans son développement, la beauté de son acte s’altéra singulièrement. Est-ce qu’il n’y aurait pas encore plus de bonheur là-bas, dans cette sorte d amitié courtoise qu’ils avaient inaugurée, Vélines et elle, depuis leur désaccord ? Elle y avait vu comme une mutuelle condescendance humiliante, un manque de sincérité, — ce qu’elle avait nommé « le bourgeois mensonge conjugal ». Mais, n’était-ce pas encore un pis-aller très raisonnable, et pouvait-on appeler mensonge cette convention tacite de deux êtres qui mangent à la même table, dorment sous le même toit, avec les mêmes rêves, les mêmes préoccupations, les mêmes intérêts, la même bourse, et le même enfant ! N’étaient-ils pas toujours deux amis indissolublement attachés et pour qui la société de l’un est encore à l’autre le meilleur agrément ? Elle était devenue lucide ; elle recouvrait le sens précis du devoir. Le devoir ! elle l’envisageait froidement, avec une force morne… Et il se passa encore de longues minutes avant qu’elle refermât son corsage…

Une demi-heure avant le dîner, elle parut dans le cabinet où madame Martinal travaillait seule. Elle semblait un peu confuse, gênée. Elles parlèrent d’une résiliation de bail, d’une mitoyenneté, d’une créance et d’un vol de dentelles au Louvre. Puis Henriette, enfin, se décida :

— Chère amie, ne me prenez pas pour une girouette. Je reviens de chez les Alembert, que, tout à l’heure, en collaboration avec Fabrezan, j’ai tant bien que mal réconciliés. J’ai été bien secouée et cette scène m’a fait changer d’avis. Pouvez-vous me prêter main-forte, demain matin, à la première heure ? Mon mari (elle disait : mon mari) arrive demain pour déjeuner ; je veux être avant lui place Dauphine.

On avait affecté, devant les domestiques, une grande bonhomie en se réinstallant entre neuf et onze heures du matin, tant dans la chambre que dans le cabinet de travail. Un peu nerveuse. madame Martinal, la hanche ployant sous un faix de paperasses qu’elle restituait au cartonnier de l’antichambre, lança au nez de Narcisse, dont l’ébahissement l’agaçait :

— Eh bien ! quoi, mon garçon ? Nous croyiez-vous au Kamtchatka !

Henriette, pendant que la femme de chambre disposait de son mieux, dans les tiroirs de Ja commode, le trousseau du bébé, nouait tranquillement à la flèche du berceau le traditionnel nœud de faille blanche, couronnement de l’ordre rétabli, quand le timbre retentit sous le doigt de Vélines. Tout était prêt : des bûches flambaient dans la cheminée ; dans la salle à manger, le couvert était mis : une odeur de croquettes rissolées s’exhalait de la cuisine : les pièces de procès pendants traînaient sur le bureau d’Henriette… Vélines arrivait avec un air de contentement qui frappa tout le monde. Sa femme et lui s’embrassèrent comme deux bons époux qui se retrouvent, et il manifesta surtout sa joie à revoir sa petite fille, qui se tenait debout sur ses pieds en boule, quand on lui prêtait l’appui de deux doigts : c’était un plaisir pour le père de suivre alors ses trémoussements d’oisillon au bord du nid. Puis Vélines exprima naïvement cette satisfaction de l’homme qui jouit d’être enfin chez lui :

— Ma chère, j’ai faim !

Et. quand ils furent à table, madame Martinal, qui mangeait à peine et l’observait, s’indignait, malgré soi, de son appétit, de sa gaîté, de sa béatitude d’heureux mari reprenant goût au bienêtre de sa maison. En face de lui. Henriette, toute pâlie et ravagée par l’affreuse lutte endurée depuis huit jours, affectait un calme, une sérénité où la veuve discernait la contrainte héroïque. Positivement, madame Martinal admirait la force de cette délicate jeune femme qui, ayant entrevu la bonne voie, y cheminait et y cheminerait désormais sans que l’on pût craindre d’elle le moindre écart. Mais Vélines l’exaspérait par cette belle inconscience, par cet épanouissement qui devait intimement blesser Henriette.

— Ta grand’mère va-t-elle bien ? demanda celle-ci.

Vélines donna sans entrain des nouvelles de madame Mansart. La vérité, c’est qu’il s’était terriblement ennuyé à Rouen. Cette semaine d’hiver passée dans ce quartier des jardins où soufflait une aigre bise, à une époque où il venait de dégorger sa rancune et sa bile, et où il se sentait soulagé comme un homme dont l’apostume a crevé, n’avait ressemblé en rien à ces vacances d’avril savourées dans la fièvre de sa crise. Il n’avait retrouvé ni les vergers de rêve, blancs, parfumés et poétiques, ni les sonneries de cloches de la ville bourdonnante, ni la résurrection de son enfance, ni l’amer divertissement de comparer l’une à l’autre les deux femmes qui s’étaient partagé sa vie : l’épouse et l’aïeule. Une pluie froide avait rendu pour lui la rue exécrable ; il gardait une rancune vague à madame Mansart, qui avait déterminé tout le mal en diagnostiquant si cruellement cette diathèse conjugale où Henriette et lui auraient pu végéter encore longtemps dans un demi-bonheur. L’accoutumance lui créait de sa femme un impérieux besoin. Toute passion éteinte, tout désir aboli, l’habitude implantée en lui réclamait encore le confortable de l’appartement parisien, la commodité d’une existence matérielle qu’une femme, — la sienne. — conduisait à son goût. Le moins noble de lui-même conservait, après l’amour, un attachement égoïste à la ménagère supérieure qu’était Henriette… Et c’était tout cela que madame Martinal devinait maintenant sous ce masque d’homme froid, plus réjoui de l’atmosphère du home que de la compagne retrouvée, et elle était trop fine pour douter qu’Henriette ne le comprît pareillement.

Après le dessert, tout en trempant ses lèvres à petits coups dans le verre de chartreuse, Vélines demanda sa fille. Il l’assit sur un de ses genoux et la fit jouer au cheval, au chemin de fer. L’enfant suffoquait dans un rire éperdu, perlé, flûté, ininterrompu. Henriette, qui avait à peine parlé, restait d’une tristesse mortelle. Le père, au contraire, exultait largement, presque insolemment. Cette sécurité acheva d’exaspérer madame Martinal.

— M’accompagnes-tu au Palais ? demanda Henriette quand elle fut allée mettre son chapeau.

Elle avait d’excellentes raisons pour souhaiter d’être vue auprès de son mari, et par le plus nombreux publie, afin de faire tomber d’eux-mêmes les bruits qui pourraient persister à courir. Mais lui, qui entendait bien s’écarter le plus possible de cette rivale encombrante, et tenter vers la gloire l’élan suprême en toute liberté, se récusa : « Non, non, pas aujourd’hui !… Il était trop content de se sentir chez lui : qu’on ne lui parlât pas du Palais ! »

Henriette rougit. Elle partit sans rien dire.

— Je vous rejoindrai plus tard, lui avait expliqué madame Martinal ; j’ai à prendre une copie d’acte, et puis je veux passer chez moi : j’ai promis à mon petit chéri de courir l’embrasser avant ce soir.

Mais, dès le départ d’Henriette, elle alla droit au cabinet de Vélines, qui flânait, en fumant, à sa table de travail, et, sans pouvoir se taire plus longtemps, elle éclata :

— Mon cher, vous savez que je vous aime bien : il faut que je vous aime beaucoup pour vous parler comme je vais le faire. Eh bien, Vélines ! vous êtes odieux !

Il la regardait, ébahi :

— Je vous ai chagrinée, moi ?

— Eh ! c’est bien pire !… Vous avez la chance de posséder la plus délicieuse femme de Paris, la plus spirituelle, la plus gracieuse, la meilleure, et vous jouez votre bonheur au jeu le plus périlleux, en vous riant des risques, comme un millionnaire qui mettrait un louis sur le tapis. Il s’était rembruni, peu satisfait d’être sermonné. L’avocate s’assit auprès de lui :

— Moi, je crois impossible que vous n’aimiez plus Henriette ; mais, vraiment, mon cher, vous paraissez trop bien disposé à la considérer comme une valeur de tout repos dont on jouit en sûreté, dont on se soucie d’autant moins qu’on est certain qu’elle rapportera toujours… Ah ! si vous pouviez soupçonner la fragilité de votre bonheur, et à quel cheveu il est suspendu !

Vélines, ne voyant pas où elle voulait en venir, cherchait à comprendre.

— Ai-je mal agi envers Henriette ? demanda-t-il.

— Quand on a une femme comme la vôtre, Vélines, on ne la traite pas en quantité négligeable. Elle a droit à l’amour, aux petits soins, à la tendresse, à l’adoration, à tout ce dont vous l’avez privée. Votre indifférence l’a excédée.

— Elle vous l’a dit ?

— Mieux que cela !…

Elle s’arrêta, hésitant une seconde si elle irait jusqu’au bout. N’était-ce point violer le secret d’Henriette ? La tranquille assurance de Vélines, cette confiance presque naïve dans son sort de privilégié, la décida soudain.

— Et puis, tenez, tant pis : je lâche le paquet !… Votre femme ? elle avait quitté votre domicile, tout simplement. Seriez-vous arrivé cette nuit, seriez-vous arrivé trois heures plus tôt, vous auriez trouvé la maison vide, mon ami, ni plus moins ! Le soir du jour de l’an, elle avait pris bébé et la bonne, ses vêtements, son linge, ses paperasses, et s’en était retournée chez les Marcadieu. Elle en avait assez… Eh oui ! Vélines, on peut perdre gros à ce jeu dont je vous parle. De ce que cette délicate Henriette ne vous a point fait de scènes vulgaires, vous avez cru pouvoir conclure que tout allait pour le mieux. Cependant elle a bien souffert ; tant souffert même, qu’elle s’est enfuie. Si elle est revenue, — elle n’est revenue que tout à l’heure, notez-le ! — c’est pour obéir à un strict devoir, c’est pour vous conserver votre enfant et votre foyer… Vous êtes abasourdi ? C’est bon : voilà qui est fait ! vous n’aurez plus l’excuse de n’être pas averti. Si c’est une preuve d’amitié que je vous ai donnée aujourd’hui, reconnaissez-la en paraissant toujours tout ignorer, car je viens de trahir votre femme.

Vélines, en effet, paraissait atterré. Il demanda :

— C’est vous qui l’avez déterminée à revenir ?

— Non, Vélines, non, ce n’est pas moi. Elle n’a obéi qu’à des voix intérieures. À mon sens, elle est revenue si spontanément, que c’est véritablement un nouveau don d’elle-même qu’elle vous a fait en ce jour ; et c’est de vous voir dédaigner cette offrande qui m’a révoltée et rendue indiscrète… Maintenant, à vous d aviser. Adieu.

— Et, à votre sens encore, que dois-je faire ?

— Ah ! mon cher, ceci outrepasse ma compétence. J’ai déjà trop parlé. Mon petit malade m’attend : ce n’est pas ici que je devrais être. Je file.

Elle lui tendit la main.

— Ah ! dit-il, vous vous entendez aux coups de massue, vous !

Et elle partit, toute mince dans sa chemisette de soie noire, de son allure brave et droite de personne énergique à qui nul devoir ne fait peur.

Ce fut une profonde colère que Vélines ressentit tout d’abord, et le besoin de s’expliquer sur-le-champ avec Henriette. Cependant elle était revenue, et il était censé tout ignorer : alors, de quoi l’accuserait-il ? Ensuite, il se mit à imaginer ce qu’il aurait éprouvé à ne voir, en rentrant chez lui, ni son enfant, ni sa compagne.

« Eh ! après tout, songea-t-il avec un geste d’humeur, pourquoi n’est-elle pas restée là-bas ! »

Et il se représentait une vie de célibataire, indépendante, large, glorieuse, avec son seul mérite pour toute joie.

Mais, l’instant d’après, il avait pris son pardessus, son chapeau, sa serviette et s’acheminait vers le Palais, poussé par une irrésistible envie de contempler sa femme, de s’assurer en quelque sorte de sa présence réelle, de constater qu’elle était toujours à lui, car la pensée qu’une semaine durant il l’avait, sans le soupçonner, réellement perdue, lui causait rétrospectivement une angoisse. Elle pourrait encore se soustraire à lui. Et, à mesurer cette crainte, il retrouvait l’instinct marital toujours vivace en lui : il avait une satisfaction confuse à savoir qu’en pareil cas la loi lui octroierait des gendarmes pour rattraper son bien…

Comme il arrivait à la salle des Pas-Perdus, les physionomies qu’il rencontra l’étonnèrent un peu. Les gens avaient une contenance réservée, apitoyée, et il sentit deux ou trois pressements de main significatifs, tels qu’on en reçoit dans un deuil cruel. Ternisien, l’ourlet d’hermine à l’épitoge, venait même à lui avec la sympathie d’un grand aîné. Et il alla jusqu’à dire en quittant Vélines :

— Au revoir, mon pauvre vieux !

Au vestiaire, la préposée fut plus consternée que tout le monde. Elle eut pour Vélines des attentions maternelles, le dévêtit elle-même de son veston, lui offrit le carton à la toque ; elle lançait de furtifs regards vers la porte, tremblant que l’épouse fugitive n’arrivât. Et son silence comportait une écrasante compassion. À la fin, désignant le carton voisin qui portait le nom de madame Vélines ainsi que l’armoire, elle s’enquit avec tact :

— Si maître Vélines désire changer de place, désormais…

— Changer de place ! fit Vélines.

Et, sans rien ajouter, il partit haussant les épaules.

À la vérité, tout le Palais était informé : on ne sut jamais si la paternité de l’information devait être imputée à cet illustre bavard de Fabrezan. qui ne pouvait jamais garder pour lui ses tumultueuses indignations, ou, plus simplement, à la préposée, qui se rencontrait, chaque matin, au marché Saint-Gervais, avec la femme de Narcisse. Quoiqu’il en fût. Vélines avait eu moins de stupeur à entendre la révélation de madame Martinal qu’à éprouver que le Palais entier connaissait son infortune passagère. Elle se présentait à son esprit en images nettes ; elle s’aggravait ; elle le torturait après coup. À l’idée que ce malheur pouvait être vrai, il frissonnait. Cependant il affectait beaucoup de naturel et arrêta Louise Pernette pour lui demander si elle n’avait pas vu sa femme. Louise devint très rouge en répondant que madame Vélines était à la onzième chambre, où l’on jugeait des vols aux grands magasins.

C’est là, en effet, qu’il devait la retrouver. Le public était compact : il fut obligé de jouer des coudes pour traverser la salle. Quand le chignon blond d’Henriette lui apparut au banc des stagiaires, son cœur eut un soubresaut. Et avec une ostentation orgueilleuse, il lui mit aux épaules ses deux paumes. Un visage se retourna, surpris, dont la surprise se fondit instantanément en un sourire non voulu. Ce sourire procura au mari un petit frémissement. Il s’assit près de sa femme et lui dit à l’oreille, avec une galanterie très marquée :

— J’ai cru t’avoir fait de la peine, tout à l’heure, en refusant de t’accompagner. Pardonne-moi, me voici.

Cette attitude, banalement courtoise, affectée en pleine audience, pendant qu’un stagiaire à cheveux bouclés ébranlait la barre en implorant l’indulgence du tribunal, réparait, à la face du monde judiciaire, la prétendue rupture de monsieur et madame Vélines.

III

— Comme c’est joli chez vous, Louise ! dit Henriette en se penchant à la balustrade du balcon.

La grande bouche de Louise Pernette eut son rire délicieux et elle répondit :

— N’est-ce pas ?

Les deux jeunes femmes, par cette après-midi de février, s’étaient rencontrées au Palais ; elles y avaient entamé une causerie si passionnante qu’une fois dehors elles l’avait continuée, en marchant, jusqu’à la rue du Cloître-Notre-Dame. « Voulez-vous monter chez moi ? » avait alors demandé Louise. Henriette avait consenti, un peu curieuse peut-être de cet intérieur de garçon où la stagiaire menait courageusement son existence d’étudiante pauvre et isolée.

C’était une maison haute et neuve. Louise en occupait, au dernier étage, trois petites pièces aux tapisseries bon marché, gentiment meublées : la chambre, d’un lit étroit en pitchpin, avec l’armoire à glace assortie et deux chaises ; la salle à manger, d’une bibliothèque et d’un bureau en bois clair, qu’entouraient des sièges dépareillés ; la cuisine, d’un petit fourneau à gaz pour les œufs à la coque du soir. Une femme de ménage venait chaque matin balayer et servir le repas qu’envoyait un traiteur voisin. C’était simple, dépourvu de toute coquetterie, sans un bibelot, austère comme Louise. Henriette sentait un peu d’émotion à voir comment cette jeune fille de bonne bourgeoisie française s’était résignée à vivre pour conquérir cette profession qui avait été si accessible à la fille du président. Marcadieu.

Louise souriait toujours. Elle disait :

— Oh ! ce n’est guère riche ; ma petite pension est maigre. Ça n’a pas été une fantaisie pour moi de me faire inscrire au barreau : je voulais parvenir à gagner mon pain toute seule. Et, même dans le mariage, il me semblerait bien plus élégant, bien plus digne, de ne devoir qu’à moi-même ma subsistance ; j’y étais décidée, quand Servais m’a fait cette prière que je vous répétais tout à l’heure. Si je l’écoutais, nous nous marierions au printemps, et je jetterais ma toque aux orties. Eh bien ! chère amie, vous ne saurez jamais ce que cela me coûte. Avoir tant peiné, avoir tant combattu pour posséder un métier, avoir attendu opiniâtrement les causes pendant trois ans, m’être astreinte à plaider d’office sans répit, — mademoiselle Angély n’avait pas pour ses pupilles de défenseur qu’on entendît plus souvent que moi, — constater un beau jour que les affaires commencent à m’arriver, et tout abandonner en fin de compte !… Je gagne maintenant de quoi me payer au moins des chapeaux et des robes : je me suis fait une petite clientèle de domestiques en défendant, l’année dernière, au civil, la tenancière d’un bureau de placement. Depuis lors, des bonnes me confient leurs procès correctionnels ou leurs divorces ; elles viennent me demander conseil à propos d’un amant qui les abandonne avec un enfant, d’un patron qui les a séduites, d’une rupture en promesse de mariage. Ces pauvres filles payent peu, mais consciencieusement… Parfois il me semble que ça sent un peu l’oignon dans ma petite salle à manger convertie en cabinet de consultations, ou, du moins, pas la peau d’Espagne ou l’iris comme chez vous, ma grande confrère. Peu importe ! j’ai ma spécialité ; certains bâtonniers ne l’ont pas encore… et je suis très fière.

— Vous avez le droit de l’être, ma petite amie.

— Vous comprenez que le vœu de Servais me bouleverse. Moi je vous admire beaucoup, ma chère Henriette : je ne voudrais qu’une chose : vous ressembler. Je nous voyais très bien, Maurice et moi, copiant un peu, de loin, votre illustre ménage : aussi, quand tout à l’heure, dans te désarroi où je suis, je vous ai aperçue, j’ai pensé aussitôt : « Je vais me confier à elle. L’avis de celle-là, il faut le suivre… » N’est-ce pas que lorsqu’on est quelqu’un, il faut le rester, même dans l’amour, même dans le ménage ? N’est-ce pas que ce serait mal d’abdiquer ?

Henriette était devenue très grave. Elle dit :

— J’ai pensé cela exactement, autrefois.

Puis les deux avocates se turent. Devant elles s’épandait une énorme cité gothique, un fouillis d’habitacles délicats avec des galeries coulant sous d’immenses arcs-boutants, comme une rivière sous des ponts. C’était Notre-Dame étageant pêle-mêle ses contre-forts, ses pinacles, ses gargouilles, ses figurons, ses statues, ses balustrades, ses clochetons, ses lucarnes, jusqu’au motif de ferronnerie qui hérissait la ligne du faîte. On aurait dit toute une ville aérienne, ajourée, fantastique et folle, bâtie pour des chimères. La pierre grise absorbait déjà les teintes du crépuscule, et les murailles apparaissaient fragiles et irisées, faites de vitraux. Et Louise, dont les rêves, depuis tant d’années, s’étaient posés sur chacun des ressauts de ces dentelles durcies, les y recueillait, un à un, tandis qu’Henriette méditait ardemment.

— Quelles raisons vous donne Servais pour exiger un tel sacrifice ? demanda-t-elle enfin.

— Il me dit que continuer à plaider serait pour moi une grande fatigue, qu’il réussit assez bien à présent pour subvenir seul aux frais de notre maison pendant que je la dirigerai, que j’aurai là suffisamment à faire… Savez-vous, ma chère Vélines ? Je le soupçonne un peu d’un inconscient orgueil de maie, mettant sa gloire à demeurer la colonne unique du temple familial.

Henriette sourit, à son tour :

— Vous ne vous trompez pas. Il y a aussi dans son cas l’exclusivisme de la passion, et puis le sens atavique de l’unité conjugale. Entre les époux, tout devient commun, surtout s’ils sont en même temps que mari et femme, amis et amants. Dormir côte à côte, rompre ensemble le pain, dépendre des mêmes accidents de la fortune, cela vous mêle singulièrement l’un à l’autre, à la longue. Si le présent est indivis entre vous, pour employer notre jargon juridique, l’avenir l’est bien davantage encore dans son imprécision. On a un but unique, on caresse ensemble les mêmes projets, on partage l’ambition… Je dis généralement, parce que, jusqu’à notre époque, ç’a été la règle. Enfant, jeune fille, j’ai toujours vu dans le ménage de mes parents l’esprit de ma mère, comme celui de mon père, tendus vers l’avancement de celui-ci dans la magistrature. Ma mère a eu un salon pour cela ; elle a donné des dîners pour cela : ce semblait être sa fonction de hâter, par ses vœux et par son adresse de mondaine, l’avènement de son mari aux honneurs. Ils échangeaient souvent leurs espérances, leurs craintes, leurs désirs.

Louise reprit :

— Chez nous, c’était de même. Je revois encore mon père sous-lieutenant, et je me rappelle maman toute jeune, cherchant, le soir, à la lampe, sur la carte militaire, les garnisons convoitées. Combien de fois fut agité entre eux le projet de « demander les colonies », où se fût améliorée pécuniairement la position !… Et quel rayonnement sur le visage de ma mère, à chaque nouveau galon venant s’ajouter à la manche de papa !… Pauvres chers parents ! ils n’avaient qu’une seule âme pour aspirer aux grades supérieurs ; ils communiaient innocemment dans l’arrivisme !

Elles s’égayèrent, toutes deux, à ce mot qu’Henriette trouva charmant.

— C’est cela, dit-elle, c’est bien cela !… Communier dans l’arrivisme : il y avait là, pour les époux, une cause incomparable de fusion. Maintenant que l’homme et la femme ont chacun sa profession et chacun son objectif, c’est tout le contraire : le terrain de perpétuelle entente leur manque. Ils ressemblent un peu à deux chevaux attelés au même timon, dont l’un tire à hue et l’autre à dia.

Louise soupira longuement. Cette grande fille timide pensait beaucoup et bien. C’était une intelligence profonde et cachée. Elle finit par dire :

— L’homme a perdu là une situation singulièrement avantageuse : il était vraiment le dieu à qui tout revient de droit. Estimez-vous que c’était juste ?

Henriette ne répondit pas. Louise ne pouvait savoir sur quelle plaie vive elle venait de mettre le doigt, ni à quelle crise morale était en proie la célèbre confrère, ni quels examens de conscience, quels retours sur soi-même, on faisait, place Dauphine, depuis qu’André Vélines souffrait de n’être plus aimé. Il montrait cette contention un peu gauche des hommes supérieurs qui s’humilient devant une femme. L’inquiétude éveillée en lui par madame Martinal portait ses fruits. Il était harcelé » par la peur de perdre Henriette, et l’amadouait maladroitement par de petites attentions bénignes, un peu honteuses d’elles-mêmes. Elle, qui s’en apercevait, n’en éprouvait qu’un trouble plus vif : car elle ne voyait plus clair dans son propre cœur, bien qu’elle passât ses journées à s’analyser. Était-il vrai qu’elle se laissât toucher ? Est-ce que le bouquet de violettes attaché à sa jaquette par André, quand ils sortaient ensemble, l’attendrissait ? Est-ce que le compliment très galant qu’il lui adressait sur une plaidoirie la laissait indifférente ? Y avait-il autre chose qu’une froide condescendance dans leur baiser du matin et du soir ? Elle eût été incapable de le dire. Mais avec sa loyauté foncière, elle allait chercher ses torts dans le passé, et, chemin faisant, trouvait des excuses à la défaillance de son mari. EL dans un tel désarroi, Louise venait lui demander ses lumières ! C’était l’obligation de couper court à ses tergiversations, d’aboutir net à la conclusion de ses raisonnements branlants. Elle hésita longtemps, puis, tout à coup :

— Ma petite Pernette, écoutez-moi. Aimez-vous Servais ?

Les beaux grands yeux de Louise s’enflammèrent ; une expression passionnée transfigura cette calme stagiaire qui rougissait encore si une jeune cuisinière lui avouait crûment : « Voilà, madame ; je me suis laissé faire un gosse… » Entre les deux amies, la vision de l’ardent Maurice passa, Louise dit seulement :

— Oui, je l’aime.

— L’adorez-vous, Louise ?

— Assez pour avoir oublié le chagrin qu’il m’a fait subir. Assez pour n’avoir pas voulu le peiner naguère en lui montrant que je savais tout

— Et le chérissez-vous assez pour faire davantage encore, assez pour qu’il soit tout votre bonheur, assez pour que votre plus haute fierté soit sa gloire, et votre unique gloire son amour ? Votre amour est-il assez fervent pour que tout votre orgueil soit satisfait si votre ami vous aime ? Votre ambition réclame-t-elle plus que sa tendresse, ou s’en contentera-t-elle ? Aurez-vous de l’allégresse à vous renoncer entièrement pour sa seule joie, et une douceur à ne tenir que de lui votre subsistance ? Êtes-vous une vraie amoureuse, enfin, Louise ?

Il faisait nuit maintenant. Louise était rentrée dans la pièce. Henriette ne la voyait plus, même en se retournant vers le fond de la salle à manger. Soudain, avec le grattement d’une allumette, une lueur éclata : des prunelles humides brillèrent avec le long éclair d’une rangée de dents entre deux lèvres tremblantes. Une lampe était posée sur la table : Louise l’alluma. L’abat-jour décrivait un cercle étroit de clarté. Mince et grande, la jeune fille restait debout dans la pénombre, souriant toujours.

— On gelait, à cette fenêtre, dit-elle enfin ; permettez que j’aille prendre un châle et attendez-moi près du feu…

« L’étrange fille ! » pensa Henriette.

Dans la chambre voisine, l’armoire en pitchpin grinça. Henriette perçut le bruit de gouttelettes d’eau tombant dans une cuvette : puis Louise reparut, pimpante, les paupières fraîchement lavées, n’ayant oublié que le châle. Elle saisit la main d’Henriette, l’écrasa dans la sienne et murmura :

— Merci ! grâce à vous, je me connais mieux moi-même. Ce que vous disiez tout à l’heure, oui, je crois que je le suis vraiment, car je sens tout facile, tout, tout, tout… Et savez-vous comme les choses vont s’arranger ? Maurice aura besoin bientôt d’un secrétaire : je serai ce secrétaire-là, tout simplement. Adieu ma petite vanité !

Elle fit un geste menu de sa main : sa bague de fiancée étincela dans la clarté de la lampe, lança deux feux brefs, l’un rouge et l’autre blanc, et tout s’éteignit. Henriette regardait Louise, qui lui parut belle. Et elle l’était presque, en effet, à force de tendresse, de dévouement ingénu, de naturel dans le sacrifice. Maintenant elle envisageait avec beaucoup de tranquillité cette façon de se vouer à la réussite de Maurice. Certes, ce ne serait guère brillant pour elle, mais elle s’en souciait bien ! Au fond, c’était bien plus gentil de revenir à l’ancienne mode, tous les souhaits de fortune, de succès, concentrés sur le chef de famille : « La communion dans l’arrivisme ! »

— Et encore, ajoutait-elle, avec cette supériorité sur le vieux temps qu’au lieu de travailler stérilement de mes vœux à la réputation, au triomphe de mon mari, j’y coopérerai utilement. Tout ce que je sais je lui offrirai pour l’aider. Nous collaborerons ; je joindrai mes efforts aux siens ; tant pis si tout le mérite lui en est attribué ! Nous aurons été vraiment époux, comme vous dites…

Henriette ne quitta pas sans émotion cette jeune amie si simple, si vibrante, qui venait en quelques mots de composer un magnifique programme de vie conjugale Et ce qui la frappait le plus, c’est que Louise n’y apparaissait ni diminuée, ni abaissée, bien au contraire…

« Est-ce donc vrai, se disait Henriette en longeant l’étroite rue qu’étouffait la cathédrale, est-ce donc vrai que la plus grande gloire pour nous sera toujours d’être aimées ? »

Et, à penser que son mari n’avait plus de tendresse pour elle, elle éprouva soudain l’infériorité de son état, qui la confondit secrètement comme le pire opprobre.

Elle s’en allait tristement par la rue d’Arcole, quand déboucha de la rue Chanoinesse un pompier dont le manteau bleu, largement écarté, attira son attention ; sous le manteau, une jupe dépassait avec l’ourlet d’un tablier blanc, et deux vastes pieds dans des bottines éculées. Quand le couple se trouva au large, sur le trottoir peu fréquenté, la cape bleue s’ouvrit, et Henriette en vit sortir la grosse tête ébouriffée de Palmyre, la petite servante de mademoiselle Angély, l’un des meilleurs échantillons de la colonie d’Ablon. Henriette soupira :

— Retournée à la rue, celle-là aussi ! Quel chagrin pour la pauvre Angély, quand elle apprend ra ce dévergondage !

Mais Henriette se désolait à tort : les apôtres ont plus de résistance. Mademoiselle Angély n’ignorait peut-être rien, et poursuivait tout de même son entreprise colossale d’épurer le pavé de Paris en prêchant la vertu aux enfants vicieux Sa maison d’Ablon était un ample crible : sur les centaines de mineurs qui passaient là, quelques dizaines demeuraient victorieux de l’épreuve, assainis, acquis à l’honnêteté. — des garçons, pour la plupart, sauvés par le travail et par le sourire de cette singulière vieille fille. Et, à cause de ces dizaines-là, la colonie d’Ablon était une grande œuvre, et mademoiselle Angély un peu plus qu’une femme…

Henriette, qui ne connaissait pas cette sérénité géniale, dédaigneuse des échecs, des difficultés, des impossibilités même, était fort affligée. Tant d’avocates pour l’enfance criminelle et tant d’opiniâtreté dans le mal ! Tant de dévouements et tant de Palmyres ! Et elle voyait se dandiner lentement devant elle, sur le trottoir, son vrai domaine, la mineure que Louise avait jadis, à la huitième chambre, défendue avec tant de chaleur après l’avoir évangélisée dans les couloirs du petit parquet ou dans le parloir de Saint-Lazare. Était-ce donc là qu’aboutissait la théorie de la régénération des coupables par la femme, — le cheval de bataille de mademoiselle Angély ? Un stagiaire incapable, benêt, et dépourvu d’idéal, eût, à en juger par ce résultat, autant réussi que la suave et zélée Pernette. « Alors, alors, se demandait Henriette, si la carrière d’avocat n’offre à la femme mariée qu’une gloire dangereuse, et si la célibataire n’y trouve qu’un apostolat superflu, qu’en reste-t-il quand on ne la considère plus comme un gagne-pain ? »

— À quoi penses-tu, ma chère ? interrogea Vélines lorsqu’elle rentra ; on dirait que tu broies du noir.

Elle se garda de dévoiler la nature de ses préoccupations, mais il lui sembla que cette phrase avait été prononcée sur un autre ton que celui de la politesse banale : une note affectueuse y résonnait. D’instinct, elle se raidit contre toute faiblesse, et, sans parler de Louise, narra la rencontre de Palmyre…

Après le dîner, ce jour-là, longtemps absorbée, à son bureau, devant un papier timbré qu’elle n’avait même pas lu. elle se leva et gagna le cabinet de son mari. Vélines, surpris, lui demanda ce qu’elle voulait.

— Rien, fît-elle innocemment, je ne suis pas en train de travailler ce soir, je flâne.

Et, du petit doigt, elle nettoyait la cheminée que son mari salissait toujours avec ses bouts de cigarettes.

— Je te mettrai des cendriers sur tous les meubles, ici, dit-elle avec beaucoup de gravité.

Les dentelles de son peignoir accrochèrent des brins de tabac ; son bras nu se glissait parmi des statuettes. Vélines avait interrompu sa besogne. Ils semblaient aussi mystérieux l’un pour l’autre que s’ils ne s’étaient jamais appartenu. Pas une seule fois Vélines n’avait fait allusion à la fugue d’Henriette ; pas une seule fois Henriette n’avait pu supposer qu’il fût instruit de son acte : là était pourtant la base de toutes leurs pensées, de tous leurs sentiments. Lui en demeurait intimement épouvante ; elle y songeait toujours avec l’orgueil dune femme consciente de s’être une fois reprise, et qui n’est encore au foyer conjugal que parce qu’elle le veut bien.

Enfin elle questionna André :

— Tu ne lis pas un peu, le soir ? Tu ne te reposes jamais.

— Jamais.

— Il me semble que tu ne te distrais guère

— Dieu m’en garde ! reprit gaiement cet homme sévère.

Henriette parut contente en découvrant sur le marbre d’une console des cendres nouvelles qui servirent de prétexte à un nouveau nettoyage. Elle prit un air détaché.

— Que fais-tu ces jours-ci ? quelque chose d’intéressant ?

Vélines ne cacha pas son étonnement :

— D’intéressant pour toi ? Je ne crois pas, fit-il tristement.

Et Henriette se souvint, à ce mot, qu’elle avait résolument, au début de leur union, élevé un mur entre les soucis professionnels de son mari et les siens.

— C’est que, répliqua-t-elle, j’ai croisé, l’autre jour, sortant de chez toi, un vieux monsieur décoré, à l’air considérable. J’avais flairé un procès retentissant… J’en étais heureuse…

Il répondit amèrement :

— Tu t’étais trompée. Je n’ai pas de procès retentissant : je plaide, à la cour, demain, contre un concierge ; après-demain, contre la régie, pour une barrique de vin volée au quai de Bercy, et mon affaire la plus importante se réduit à une résiliation de bail refusée par la Ville de Paris.

Il y eut un silence, puis Henriette reprit :

— Tout cela n’a pas beaucoup d’attrait, mon pauvre ami ! La vie que tu mènes est bien austère pour tes trente-six ans. Pourquoi ne recevrais-tu pas quelques-uns de nos confrères ? Tu en avais manifesté le désir autrefois : maintenant que notre situation s’affermit, je ne vois pas ce qui nous en empêcherait.

— Oh ! dit Vélines âprement, le petit avocat que je suis n’a point de réceptions !

Ce fut pour tous deux une minute pénible, Henriette, très troublée, hasarda :

— Tu es toujours un avocat fort occupé.

— C’est-à-dire que je suis le tâcheron du barreau : je casse des pierres… D’autres taillent dans le marbre.

Henriette fit un pas vers le bureau où s’étalait le fouillis des paperasses. Son regard atteignit la main d’André posée à plat sur la bordure d’acajou du meuble : cette main nerveuse, intelligente, cette main de penseur qu’elle avait tant chérie, l’attirait comme une chose indépendante de la personne d’André… Elle se recula un peu, détourna les yeux et dit :

— Tu aurais besoin d’être aidé, toi aussi.

Il riposta :

— Tais-toi donc ! Un secrétaire ? Je me couvrirais de ridicule.

Elle se tut. Mais, dès lors, une idée qu’elle aurait, la veille, jugée absurde, germa dans son esprit et elle l’y entretint comj plaisamment. Dans l’abaissement de son mari, où il y avait une ostentation douloureuse, systématique, la supériorité de Vélines s’affirmait. Ce soir-là, cet homme lui parut subir une formidable injustice de la destinée : elle possédait un cœur trop naturellement sensible pour ne pas s’en émouvoir. L’image de cette charmante Pernette, dévouée assez à celui qu’elle aimait pour consentir à n’être plus que la servante de sa pensée, pour lui assujettir même son propre talent, l’obsédait. Elle croyait voir ces deux beaux amants travaillant à la même table, s’adorant jusque dans le labeur, poursuivant l’unique gloire : celle qui rejaillit de l’époux sur l’épouse. Et elle les envia. Si elle l’avait voulu, pourtant, qui l’eût empêchée elle-même ?…

Sa main s’avança lentement sur le bureau, rejoignit presque l’autre. Puis le souvenir lui revint d’un soir d’été où elle aussi avait assez aimé Vélines pour venir quêter, jusque dans sa chambre, un peu de cette tendresse dont elle avait faim. Il la lui avait refusée. Cette réminiscence la glaça. Elle dit froidement adieu et s’en fut.

Le lendemain, comme elle avait dit étourdiment, au déjeuner : « Ah ! les bonnes fraises que nous mangions, l’été dernier, en Normandie ! » le soir, elle en vit servir, au dessert, de rouges et de frileuses, telles qu’on les vend à Paris en février, dans de petites capelines d’ouate. Elle qualifia cette dépense de folie, en femme sérieuse qui ne permet aucun gaspillage chez elle.

Quand, un autre jour, elle aperçut sa chambre pleine de roses, non point de celles qui courent les rues, mais de ces fleurs aristocratiques et féeriques qui, derrière les vitrines, ont l’air d’avoir été cueillies dans une planète de rêve, elle se fâcha doucement :

— Pourquoi ? disait-elle, pourquoi ?…

— Il y a aujourd’hui deux ans que, dans cette même chambre, je prenais le lit, expliqua-t-il ; rappelle-toi…

Elle se rappela, en effet. Elle fut profondément remuée et pensa :

« Il me traite en maîtresse inaccessible dont on n’achète la faveur qu’en se ruinant. Je vaux moins et plus… »

Cependant la vogue d’Henriette persistait. Elle fut demandée à Lyon pour un divorce : elle ne se décida pas à ce voyage. C’était pourtant une magnifique affaire. Soupçonnant qu’on recherchait sa singularité d’avocate, encore plus que sa valeur, elle manœuvra assez adroitement pour faire accepter à sa place madame Marti nal qui présentait une singularité identique, et conçut de l’aubaine une joie d’enfant. Henriette raconta l’histoire à son mari, qui s’étonna de lui entendre dire :

— Cette clientèle finit par m’excéder ! Il la considéra étrangement.

— Tu as des ennuis, Henriette ? demanda-t-il. Sa réponse fut évasive :

— Non, non, pas d’ennuis, mais je suis parfois un peu fatiguée.

Il s’approcha d’elle et dit tout bas :

— Si tu as des ennuis, confie-les moi… Après tout, je suis encore ton meilleur ami, ma pauvre petite !

Elle ne répliqua rien, mais leurs yeux s’emplirent de larmes, et ils durent se séparer pour se cacher l’un à l’autre leur émoi.

En avril, on célébra le mariage de Louise et de Maurice, Ce jour-là, tout le Palais passa dans Notre-Dame. Il y eut foule. Au fond du long vaisseau sombre de la cathédrale, dans le chœur où voltigeait la flamme mystique des cierges, l’assistance, en se penchant, apercevait la longue silhouette blanche et flexible de l’avocate. Fabrezan-Hastagnae, aussi à l’aise chez Dieu que devant les magistrats de la cour, était fort agité : de temps à autre, il tirait son mouchoir et deux ou trois notes claironnantes disaient alors son émotion. Il n’attendit même pas le défilé à la sacristie pour glisser à l’oreille de Blondel, son voisin, qu’on ne verrait plus désormais dans les couloirs cette exquise Pernette. Elle renonçait à tout pour n’être plus que l’humble compagne de Servais.

— Ah ! les femmes ! soupirait-il puissamment.

Et, son imagination méridionale l’emportant, les regards fixés sur le maître autel, comme s’il eut adressé un reproche au Seigneur lui-même, il murmurait :

— Elle avait un talent énorme !

À vrai dire, il ne l’avait sans doute jamais entendue plaider ; mais il était dans une disposition d’esprit à lui attribuer jusqu’à du génie, tant il trouvait touchante la preuve d’amour donnée par cette jeune fille à l’homme élu.

Cependant Blondel n’avait pu garder pour lui la confidence du confrère : elle courait maintenant les rangs des invités. Lorsque les groupes s’ébranlèrent et s’amincirent en un long serpent qui se coulait entre les chaises, vers la cérémonie des congratulations, la nouvelle, transmise de bouche en bouche, arriva jusqu’aux Vélines.

— Vous savez, leur dit quelqu’un, elle servira de secrétaire à ce veinard de Servais.

André fit un « ah ! » d’étonnement. Henriette déclara :

— Je le savais.

Et, à son mari :

— C’est même sur mon conseil qu’elle a pris cette décision.

Vélines se demanda comment interpréter cette phrase ; elle devait longtemps encore alimenter ses méditations. Que pensait donc, réellement, cette indéchiffrable Henriette ?

À cette époque, les journaux commencèrent à parler, en ne citant que les initiales, d’un effrayant scandale mondain. Une dame veuve venait de se remarier, quand on conçut des soupçons touchant la mort de son premier mari, arrivée dix mois auparavant. Il fut d’abord établi que le second mari était depuis de longues années son amant. On apprit bientôt le nom de l’inculpée : c’était madame Dalton-Fallay, la femme du malheureux peintre Max Artevelle, celle qui avait été longtemps la belle madame Artevelle, célèbre par sa chevelure excentrique et son teint de lait.

L’exhumation eut lieu. Des traces de poison furent aisément découvertes dans les restes funèbres. Madame Dalton-Fallay fut arrêtée.

Dès le début de l’instruction, elle manifesta le désir d’être assistée par madame Vélines. Henriette qui, à cette époque, se disait fatiguée et venait précisément de refuser plusieurs affaires intéressantes, connut de longs atermoiements. Cependant, si elle avait eu jusqu’ici des procès graves, on ne lui en avait jamais confié d’aussi fameux, d’aussi tapageurs, ni qui pussent mieux consacrer sa gloire Défendre en assises cette jeune beauté parisienne, issue du meilleur monde et appartenant à la société dont s’occupe le plus l’opinion, c’était se classer parmi les premiers noms du barreau. La tentation fut la plus forte. La griserie que lui avait apportée la lettre de madame Dalton-Fallay ne put être dissipée par des sursauts de conscience, par des appels aux résolutions secrètes prises depuis quelques semaines. Elle accepta et se rendit, sur-le-champ, à la prison.

Bien qu’elle n’eût point coutume de communiquer à son mari ses affaires courantes, le soir, au dîner, fiévreuse encore de cette première rencontre avec l’énigmatique et perverse créature, elle lança la nouvelle :

— Tu sais que madame Dalton-Fallay est ma cliente ? Elle m’a fait demander aujourd’hui à Saint-Lazare.

Vélines pâlit. Ses pupilles eurent une vibration singulière ; son effort pour conserver son flegme était visible. Il essaya de sourire.

— Peste ! ma chère, tu as de la chance !

Il n’était bruit alors dans la presse que de l’empoisonnement du peintre. Chaque matin, les feuilles avides de tels faits divers répandaient sur Paris et la France, avec de nouveaux détails, les portraits des personnages du drame, jusqu’à ceux de leurs domestiques. Les imaginations étaient portées à cette surexcitation légère qui met superficiellement en communion tous les lecteurs d’un même journal. Vélines, de même que vingt ou trente de ses confrères, n’avait pas cru impossible que cette cause lui échut. Ce fut du moins la révélation qu’eut Henriette, à cette minute-là, en regardant son mari. À la déception inavouée s’ajoutait cette épine que la cause exceptionnelle, cette cause telle qu’un avocat n’en rencontee pas deux semblables dans sa carrière, c’était elle, l’épouse, la compagne inférieure, la rivale domestique, qui la plaiderait.

Elle allait dire l’extraordinaire impression ressentie près de cette mondaine qui, dans ce triste parloir, lui avait paru d’une royale distinction : elle se trouva si gênée par l’excès même de sa chance, qu’elle se tut. Même, avec le besoin de se diminuer un peu, elle ajouta, après un silence :

— C’est bien lourd pour moi ; je ne sais si…

Elle ne finit pas sa phrase. Elle savait trop bien, au contraire, que les difficultés, l’importance de l’affaire, exalteraient son talent, la soulèveraient au-dessus d’elle-même. La perspective des assises, où elle n’avait encore jamais plaidé qu’une fois, achevait de l’enivrer. Et elle se repaissait de son succès, elle s’y délectait en face de son mari qui, ne disant rien, avait, en prenant son verre, un petit tremblement…

Le lendemain, au réveil, cette chaleur de vanité, analogue à une poussée de température chez un nerveux, était tombée. La sereine Henriette, si maîtresse d’elle-même, s’était ressaisie. Elle analysa, cette fois, non point son propre cas, mais celui d’André, cet ambitieux passionné qui, dans le demi-oubli où le public laissait sa valeur, voyait se préparer lentement l’apothéose de sa femme.

« Mais, pensa-t-elle soudain, dans un éclair de lucidité, c’est un supplice atroce pour un homme orgueilleux !… »

Elle ne lui tint pas rancune pour ce qu’elle lui prêtait d’irritation secrète. Elle se souvenait de sa visite chez Louise et de ce qu’elle avait dit là. Cependant, à huit heures, la femme de chambre lui apporta, en même temps que le thé, un amas de journaux.

— Monsieur envoie cela à madame.

Elle déplia les journaux : tous racontaient sa visite à Saint-Lazare. Elle avait même été photographiée par un reporter, à son entrée dans la prison. Plusieurs feuilles reproduisaient le même cliché. L’attention qu’avait eue son mari de faire acheter ces numéros l’émut beaucoup. Au déjeuner, elle le remercia. Il sourit. Ni l’un ni l’autre n’en dit plus…

Le même jour, Henriette vit longuement sa nouvelle cliente au parquet. Cette élégante personne, qui la complimenta hyperboliquement sur son talent, la dérouta un peu. Elles parlèrent d’art, de littérature, échangèrent des propos de salon. Henriette éprouva quelque timidité au moment d’aborder la question du crime.

— Je pense, dit légèrement madame Dalton-Fallay, que vous allez me faire crédit et ne pas donner, vous aussi, dans cette abominable histoire. Entre nous, je crois inutile de protester avec solennité de mon innocence.

— Écoutez, fit l’avocate, je ne vous cache point que je vous croyais coupable. Vous ne l’êtes pas, soit ; mais alors tout change. Plaider l’innocence en faveur d’un coupable dont on n’ignore pas le crime, cela s’est vu, mais la plaider pour un innocent que l’on croit coupable, cela devient impossible.

— Aussi j’espère bien vous convaincre, chère madame !

— Hélas ! reprit Henriette, en souriant, je trouve plus sage de ne pas attendre pour décliner l’honneur de vous défendre.

— C’est que je tiens essentiellement à vous.

— Une de mes confrères…

— Vous seule… ou bien un homme. Henriette eut une inspiration :

— Connaissez-vous mon mari ?

— Maître Vélines ?… un pale… type de médaille… Oui, je l’ai entendu ; il me plaît. Néanmoins je vous préfère.

— Vous savez, poursuivit Henriette, je ne suis que son secrétaire… Sincèrement, je sens que je vous ferais condamner. Lui est plus fort que moi : il n’est point femme, d’abord, il est au-dessus des impressions ; puis il a le je ne sais quoi. « la patte », comme on dit… Voulez-vous que nous collaborions à votre défense ? Lui seul la prononcerait.

Dans son costume judiciaire si grave, Henriette pâlissait, auprès de cette superbe Parisienne au chapeau extravagant. Celle-ci se pencha :

— Dites donc, c’est gentil, votre ménage d’avocats : on se passe les causes, ça ne sort pas de la famille.

Henriette riposta sérieusement :

— J’aime mon mari, je lui sais du génie : j’ai le droit de le vanter. Notez cependant que je vous proposais, à l’instant, une de mes confrères.

— C’est juste ; mais, à tout prendre, je choisis maître Vélines… à condition que vous l’assistiez, naturellement !… Voulez-vous lui dire que je le recevrai volontiers demain matin ?… Vous êtes une délicieuse avocate, chère madame ; pourtant je commence à croire qu’avec un homme on s’entend toujours mieux. Si vous ne me gardez pas rancune, montrez-le moi en accompagnant demain votre mari.

Lorsque Henriette se retrouva seule, dans les couloirs du Palais, elle frémit comme un être qui vient d’engager imprudemment sa destinée. C’était fini : il lui semblait que sa robe, sa chère et glorieuse robe d’avocate, lui glissait des épaules et que le sentiment incomparable du succès l’abandonnait pour toujours. Elle s’était dite la secrétaire de son mari : c’était infirmer jusqu’à ses triomphes passés. Elle s’était récusée devant cette affaire qui l’eût illustrée d’un éclat incomparable. Cependant, à l’idée de celui à qui, en pensée, elle offrait son sacrifice, son cœur bondissait dans sa poitrine, et elle se disait, attendrie :

« Le pauvre ami a tant souffert ! »

Elle le chercha au tribunal civil, où il était occupé ce jour-là. Une fièvre la pressait de donner enfin à son mari une joie, une joie dont elle serait l’auteur unique. Est-ce que ce ne serait pas bon de contribuer ainsi secrètement à rehausser sa réputation, de restituer à ce grand talent le rang qui lui convenait ?

Ce fut dans la salle des Pas-Perdus, au milieu du tumulte, qu’elle rencontra André.

— Comme tu es défaite ! s’écria-t-il, en l’examinant d’un regard inquiet.

Alors, avec cette souplesse du dévouement féminin, capable de prendre toutes les formes pour être bienfaisant, elle commença de jouer très simplement son admirable comédie, et feignit l’écœurement de tout.

— Ah ! dit-elle avec une moue, j’en ai assez : encore un nouvel ennui !

Un mot câlin, presque oublié, revint aux lèvres du mari :

— Voyons, ma pauvre chérie, qu’y a-t-il ?

Ils firent ensemble quelques pas vers la porte :

— André ! demanda-t-elle, veux-tu me donner un conseil ?

Cet homme d’esprit n’était pas de ceux qu’une femme est impuissante à embobeliner ; bien que la prière eût de quoi l’étonner dans la bouche de sa fière Henriette, il répondit avec plus de satisfaction que de surprise :

— Mais ! bien volontiers, si je puis !…

— Où irions-nous bien pour causer ?

Aussitôt, par une association d’idées entre l’idylle de Louise et leur triste roman, elle songea à la silencieuse et fraîche galerie Saint-Louis, qui serait pour leur colloque un si commode asile. Elle y entraîna son mari.

C’était, dans le Palais, comme la chapelle gothique d’un vieux château, surabondamment coloriée d’ocre jaune et de bleu. Des vitraux enluminés n’y laissaient filtrer qu’un jour mystérieux à droite, tandis qu’à gauche, par d’immenses glaces sans tain, on apercevait les chamarrures éclatantes d’or de la cour de cassation. Là-haut, de fines nervures s’entrecroisaient, suspendant des clefs de voûte ouvragées, et des fleurs de lis semaient la muraille. Henriette et André prirent place sur le banc qui faisait vis-à-vis à la grande statue peinte de saint-Louis, assis sous son chêne.

Henriette expliquait :

— Cette femme est positivement renversante : je n’en ai pu rien tirer. Je recule devant une pareille affaire. André… Je ne plaisante pas, cette défense dépasse mes moyens : je me heurte à une supériorité dans la perfidie qui me confond. En vérité, je ne trouverai pas une idée intéressante en faveur de cette créature. D’ailleurs, je ne le lui ai pas envoyé dire, ce dont elle ne s’est nullement froissée. Alors elle te demande. Elle désire, à présent, que tu prennes sa cause en main. Si tu voulais, André…

Vélines ne comprenait pas bien, mais il contemplait Henriette, qui se métamorphosait à ses yeux : il crut que le changement s’opérait en lui, quand c’était elle en effet qu’illuminait une tendresse nouvelle, et il fut effrayé de la force qui l’entraînait vers cette épouse dédaignée.

— Quoi ? demanda-t-il, tout frémissant.

— Tu m’aiderais : nous préparerions ensemble le dossier, et c’est toi qui plaiderais aux assises.

Là-bas, devant les marches qui accédaient à la galerie, un municipal baillait. Une femme, tête nue, sortant du cabinet de conciliation, avec un enfant dans les bras, traversa la sombre galerie des Prisonniers, où son pas retentit Un huissier audiencier, se dirigeant vers le vestibule de la cour de cassation, passa et salua Puis un grand silence reprit.

— Henriette… dit André, à la fin. (Et sa main chercha celle de sa femme.) Henriette, tu renonces à cette cause pour moi.

— Certes non ! j’aurais eu, au contraire, trop de joie à m’en charger. Mais je ne puis pas, je te jure que je ne puis pas. Je ne la sens pas, cette défense : j’aurais été au-dessous de tout en plaidant.

— Henriette, tu m’as connu jusque dans mes pires faiblesses : peut-être est-ce une générosité de ton cœur. Tu cherches à panser les blessures de mon orgueil.

Elle répliqua, sans perdre son sang-froid :

— Refuserais-tu cette cliente que je me désintéresserais d’elle totalement.

André, les yeux fixés au dallage, murmura :

— C’est que notre situation est si étrange !… Cependant notre union n’a point subi les entailles profondes qui désagrègent à tout jamais le mariage. Je ne t’ai point trahie, Henriette ; notre fidélité n’a jamais été ébranlée. Nous pouvons nous regarder sans rougir.

Henriette, ressaisie par d’affreux souvenirs, dit tristement :

Mais pas sans pleurer.

Et elle retira sa main.

Il pensa :

« Je m’étais trompé. Elle ne souhaite pas de me reprendre. »

Puis il ne parlèrent plus que de madame Dalton-Fallay, dont, résolument, Vélines acceptait la défense.

IV

Beaucoup de Parisiennes, cet été-là, retardèrent leur départ pour la campagne, à cause du procès de madame Dalton-Fallay, qui passionnait l’opinion publique et dont toutes les femmes auraient voulu voir se dérouler la mise en scène. Ce spectacle fut donné au commencement de juillet, dans un Palais où l’approche des vacations mettait une fièvre.

La nef de la Cité, à l’ancre sur des eaux miroitantes et tièdes, portait au centre d’un Paris orageux ses trois temples, celui de la Foi, celui de la Douleur, celui de la Justice : Notre-Dame dressait dans un air torride ses tours mystiques, l’Hôtel-Dieu étalait ses quadrilatères lamentables, hérissés de ventilateurs, et le Palais présentait sur ses trois façades ses trois styles disparates, tandis qu’à l’intérieur une architecture unifiée harmonisait couloirs, vestibules, galeries, chambres d’audiences, dans ce seul aspect glacial que lui a donné le second Empire.

Ce jour-là, une vie intense y fourmillait. Dès onze heures, une cohue de journalistes se pressait aux portes de la place Dauphine et de la cour de Mai, tandis que le vestiaire était assiégé par un flot sans cesse grossi de dames du monde, qui venaient relancer jusque-là les avocats en manches de chemise, pour obtenir une introduction, parfois sur le seul souvenir d’un dîner où l’on avait été voisins, l’autre hiver. — Lecellier, le bâtonnier, se débattait entre quatre jeunes femmes qui joignaient les mains. Parmi les parterres abondants de leurs chapeaux démesurés, son crâne rose apparaissait tout suant. Il était en gilet, sa toque d’une main, sa robe de l’autre, sans nulle majesté, sinon celle qu’un grand titre invisiblement vous confère. Le conseiller qui présidait cette session des assises montait le petit escalier de la galerie Lamoignon pour aller revêtir sa robe rouge. Il était important et soucieux ; ses deux assesseurs le suivaient à peu de distance, tandis que ces messieurs du jury traversaient, un peu honteux de leurs vestons, le vestibule de Harlay bourdonnant comme une ruche.

Il occupait toute cette face ouest du Palais qui, par trois portes, s’ouvre sur la place Dauphine. Un dallage somptueux et poli contribuait, avec la blancheur des murailles, à son aspect marmoréen. La voûte était si lointaine, que le décor froid, les moulures, les grecques, les caissons s’y distinguaient à peine. Vis-à-vis de la porte centrale, un double escalier monumental se creusait et menait à la salle des assises. Sous les révolutions du degré, une sorte d’ædicule païen abritait, glaive au poing, une Thémis géante. Elle apparaissait ainsi, dès l’entrée, dans un demi-jour neigeux qui semblait animer les plis de pierre de son péplum. Elle y était hautaine et redoutable. Une foule anxieuse se bousculait sans la voir et gravissait les marches. Là-haut, on se battait aux portes de l’enceinte publique ; les municipaux luttaient en vain pour défendre le tambour de cuir vert. Les belles invitées et les avocats s’engouffraient dans un petit escalier secret, en colimaçon, dit « des témoins ». et la salle, pareille à l’église d’un monastère, avec son assistance, son vaste prétoire en manière de chœur, réservé à l’Ordre, et le tribunal, autel de ses pontifes rouges, commençait à grouiller.

Cependant les autres rouages de l’immense machine judiciaire, fonctionnaient toujours. Au tribunal civil, une à une, les audiences s’ouvraient. Désireux de s’avancer dans les rôles, en vue des vacances prochaines, les juges accéléraient les débats. Les avocats, leur serviette béante, semblaient se presser, se poursuivre pour arriver plus tôt à la barre. En correctionnelle, on amenait des fournées de prévenus. Des stagiaires l’un après l’autre, ânonnaient en leur faveur. Même à la cour, on aurait cru voir une hâte dans le prononcé des arrêts. Et d’une chambre à l’autre errait, vague troupeau somnolent, tout le peuple des habitués du Palais, individus sans métier et sans caste : vieilles fagotées, éprises de procédure : bandes suspectes d’adolescents et de femmes en cheveux, amateurs du criminel. Se traînant de banc en banc, ils vont, selon leur goût, s’exciter au spectacle des condamnations infamantes, se délecter à l’exhibition des intimités conjugales que dévoilent les affaires de divorce, ou bien, pacifiques et aimables, ronfler doucement dans une atmosphère étouffante, aux longues plaidoiries, bourrées de jurisprudence, des interminables procès civils. On les voit peupler de silhouettes falotes les couloirs dont ils rasent les murailles, chaque fois qu’un président expéditif vient d’articuler le sacramentel : « L’audience est levée », et ils vont se heurter aux tambours fermés, parcourant la cour et le tribunal, jusqu’à l’heure où, désespérant de trouver une porte ouverte et un prétoire en activité, ils quittent à regret ce théâtre de leur prédilection, s’égrènent sur les marches de la cour de Mai, sûrs d’y revenir demain, après une nuit passée nul ne sait où…

L’animation du Palais s’accroissait toujours, dans la sonorité des galeries aux voûtes doriques.

Maintenant des avocats s’entrecroisaient en tous sens. Des messieurs mis négligemment, mais faisant tout de même figure, se rendaient clandestinement aux bureaux de l’Assistance judiciaire. Ils appartenaient à cette catégorie de gens aisés qui louent, pour trois mois, un logement de deux pièces au septième étage, et se font délivrer, par amitié, un certificat d’rndigence, afin de recourir gracieusement aux bienfaits de la Justice. Dans le mystère de leurs cabinets, les magistrats instructeurs recevaient la visite sinistre de leurs clients, tandis que dans l’aile attenante à la Préfecture de Police, à l’administration des Délégations judiciaires, — véritable portique secret par où affluent au Palais les affaires criminelles, — s’opérait le travail colossal de les trier, de les dégrossir, de les déterminer, de les offrir, toutes chaudes encore des manipulations policières, à la majesté des tribunaux.

Alors Vélines, l’hermine à l’épi toge, traversa le Palais, conduisant à la salle des assises madame Mansart, venue de Rouen pour la circonstance. Henriette avait déjà pris place dans le prétoire, entre madame Martinal et la jeune madame Servais. La grand’mère exultait ; mais son orgueil s’aviva quand, levant le face-à-main, elle parcourut des yeux l’assistance. Vélines lui nomma le peintre Sylvère et sa maîtresse, l’ex-madame Mauvert, l’ingénieur et madame Alembert, desquels on lui avait conté la touchante réconciliation due à Henriette, une ou deux actrices en renom et plusieurs personnages de l’aristocratie parisienne. Puis la vieille dame s’assit près de la belle mère d’André qui, dans sa froide immobilité de blonde impassible, lui souhaita la bienvenue. Et on lui montra encore madame Surgères, la féministe, Thaddée-Mira et le petit neveu de Chaix d’Est-Ange, et le nouveau bâtonnier, Lecellier, et Ternisien, l’avocat aux cheveux roux qui avait tant de fois triomphé à cette même place où Vélines maintenant feuilletait le dossier de madame Dalton-Fallav.

La salle était sombre. Les fenêtres, haut percées, y laissaient régner une pénombre tragique. De temps à autre, la petite porte des témoins s’ouvrait et une dame entrait. C’est par ici qu’on vit apparaître, couverte d’oripeaux surannés, la grosse madame Leroy-Mathalin qui venait là comme chez elle, connaissant son Palais comme sa propre demeure, avec tout le barreau, les procureurs, les greffiers, les huissiers et jusqu’aux gardes.

Par delà les balustres de bois qui séparent le prétoire des bancs réservés aux témoins et aux invités, madame Marcadieu lorgnait sa fille, madame Mansart son petit-fils. Toutes deux nourrissaient l’une contre l’autre une rivalité agressive et non exprimée : chacune souffrait, en son for intérieur, de constater les succès de l’enfant de l’autre, et lanière d’Henriette trouvait indécente la jubilation vaniteuse que ne cachait pas la grand’mère d’André !… Mais ce qui les agita le plus, ce fut la manœuvre d’Henriette lorsque, quittant ses amies, et la serviette au bras, elle alla tranquillement, avec un petit air gentil et voulu de simplicité, s’installer auprès de son mari, afficher crânement aux)reux de ce grand public son rôle minime de secrétaire. Ni la mère ni l’aïeule ne dit un mot ; mais un sourire victorieux éclaira le visage citron aux bandeaux teints, tandis que les lèvres de madame Marcadieu s’amincirent et se rentrèrent, déclarant mieux le dépit de cette personne discrète que la plus vive parole ne l’eût fait.

On perçut un murmure venu de l’étroit corridor des témoins. Maître Blondel avait, par mégarde, laissé la porte ouverte : on pût contempler dans l’entrebâillement la large carrure de Fabrezan aux prises avec la maigre et chétive dame Gévigne. Apparemment, celle-ci demandait qu’on l’introduisît. Les municipaux ayant refusé de lui livrer passage, elle suppliait le vieil avocat, qu’elle avait saisi, toute frémissante, aux plis de sa vaste manche. La salle entière entendait son imploration dolente :

— Oh ! maître ! maître !

On aurait dit une néophite ardente s’accrochant au manteau d’un prophète. Fabrezan céda, après avoir beaucoup crié, et, pendant que la plaideuse se faufilait d’un pas de souris vers l’auditoire, il s’avançait lourdement pour donner son coup d’œil à la salle. À ce moment, mademoiselle Angély apparut avec Jeanne de Louvrol et Marie Morvan. Toutes trois allèrent se joindre au groupe des avocates, installées sur les bancs des journalistes. Henriette, au premier signe de mademoiselle Angély, accourut.

— Voilà deux petites confrères qu’il faut sermonner, commença la vieille fille. Imaginez-vous ma chère Vélines, que mademoiselle Morvan a débuté avant-hier à la huitième chambre et qu’elle s’en est merveilleusement tirée. Quelqu’un l’a dit à Erambourg, qui me l’a rapporté : « Elle a de l’étoffe !… » Quant à mademoiselle de Louvrol, vous l’avez entendue vous-même, plusieurs fois, cette année. On lui reproche d’imiter votre manière : le beau dommage ! Qu’elle vous ressemble, tout ira bien… Et maintenant, une volte dans l’esprit de ces demoiselles : on ne veut plus plaider, on veut quitter le barreau, et savez-vous pourquoi ? savez-vous les arguments qu’on me présente ? « Ça ne sert à rien de faire son stage ! Regardez Louise Pernette : à peine mariée, la voilà qui renonce à tout et disparaît vivante dans le cabinet de son mari. Regardez madame Vélines : elle acquiert une réputation mondiale, elle se couvre de gloire, elle cumule avec un égal succès ses fonctions d’avocate et ses fonctions de nourrice, puis, un beau matin, crac ! on apprend qu’elle refuse des causes ; elle se fait rare au Palais, et elle met de l’ostentation à aider maître Vélines dans une affaire où elle lui a manifestement servi de scribe, de copiste, de saute-ruisseau. »

— Oh ! oh ! mademoiselle Angély ! s’écrièrent les jeunes filles.

— Oui, ma chère ; elles ont dit cela. Elles ont ajouté : « À quoi bon se casser la tête, si on doit tout lâcher, un jour !… » J’ai protesté. Elles ont renchéri : « Demandez-lui, demandez-lui son avis ! » Alors j’obéis, et, devant elles, je viens vous poser carrément la question. Ma petite Vélines, approuvez-vous ces demoiselles, au point où elles en sont, d’abandonner la carrière ?

Henriette sourit :

— Mais non, mais pas du tout ! Je veux, au contraire, qu’elles piochent, qu’elles bûchent, je veux qu’elles plaident, je veux qu’elles se fassent connaître, qu’elles acquièrent une clientèle, qu’elles gagnent leur vie, enfin. Une femme doit toujours être capable de cela. Si, dans l’avenir, mariées aux hommes qu’elles auront choisis et qu’elles aimeront, elles s’effacent, à leur tour, et consentent à n’être plus que leurs auxiliaires, cette hypothèse-là concerne exclusivement l’être moral nouveau formé par le mariage Mais si elles sont aujourd’hui libres de tout engagement, livrées à elle-mèmes. qu’elles se créent donc la vraie indépendance, celle qui rend la femme vraiment digne, en lui donnant la conscience de n’avoir besoin de personne.

Elles n’en auront que plus de joie, le moment venu, à devenir l’associée de leur mari, la compagne de son esprit. Si elles désirent se refuser à l’amour, elles le peuvent, sûres d’être tout de même quelqu’un dans le monde ; et si le malheur voulait qu’elles se trompassent en aimant, eh bien. elles auraient en elles-mêmes de quoi se refaire une existence.

Madame Martinal, qui avait écouté jusque-là sans rien ajouter, intervint :

— Non, non, qu’elles ne s’arrêtent pas en si bonne voie ; qu’elles plaident, qu’elles fréquentent le Palais, qu’elles gagnent la pratique du métier, Dieu les garde des peines que j’ai eues ! Mais qu’aurai-je fait si, en perdant mon mari, j’avais perdu en même temps la possibilité de nourrir et élever mes trois petits ?… Puis il y a d’autres cas…

Et, désignant dans l’assistance une jeune femme pâle et délicate qu’elle avait amenée avec elle pour procurer une diversion à la sombre vie précaire de la délaissée, elle raconta l’histoire de madame Faustin, qui, grâce à la loi, végétait maintenant de la pension alimentaire arrachée à son mari.

— Jamais une jeune fille, conclut-elle, ne devrait être armée moins qu’un jeune homme en face des événements. Plus faible, n’a-t-elle pas besoin d’une plus forte défense personnelle ?

— Et c’est déjà un joli résultat, affirma Louise Servais, que de partager avec son mari tous les soucis professionnels, d’alléger sa tâche, de s’unir intellectuellement.

Très frappées, les stagiaires ouvraient la bouche pour affirmer déjà un moindre désir de quitter leur toge, quand, au fond du prétoire une porte s’ouvrit. L’huissier annonça la cour, et, lentement les robes rouges, défilant sans bruit, vinrent prendre place à leurs sièges. On amena, en son costume noir du meilleur goût, l’élégante accusée. L’audience était ouverte.

Elle devait se prolonger jusqu’à la nuit, tant les débats furent délicats et offrirent de difficultés. L’interrogatoire fut prolongé par la secrète astuce de madame Dalton-Fallay, dont l’habileté tint en échec l’autorité du président. Les dépositions des témoins donnèrent lieu à des élans de curiosité qui soulevaient la salle impétueuse. L’arrière-ban plébéien de l’auditoire, parqué dans l’enceinte publique, fit quelque tumulte. À mesure que l’heure avançait et que les autres audiences étaient levées dans le Palais, les avocats affluaient pour venir entendre Vélines Les bancs de la presse étaient bondés par ses confrères. Même, des magistrats s’étaient glissés et installés derrière la cour, parmi lesquels on distinguait le président Marcadieu. Quand Vélines commença de parler, à cinq heures du soir, on vit parmi les avocats se lever Blondel qui, petit et myope, allongeait au bout d’un cou grêle son profil chafouin, pour ne rien perdre des gestes de l’orateur.

Alors Henriette, qui demeurait en son modeste rôle assise auprès d’André, sentit aussitôt le triomphe s’apprêter. Ce n’était pas en vain que, depuis une année, Vélines avait, dans le secret des petits procès, dans l’obscurité d’une clientèle médiocre, perfectionné sa logique et son art. En reparaissant pour la première fois devant le grand public, il étalait lumineusement tout l’acquis de son sourd labeur. À penser qu’à ce même instant elle aurait pu tenir cette barre, déployer son talent, haranguer ce même jury dont l’immobilité disait l’emprise du jeune maître, Henriette eut peut-être le dernier sursaut de sa vanité vaincue, mais pas de regret. Elle aimait son mari de toute la profondeur de son sacrifice, à la façon des mères, qui est celle de tous les vrais cœurs de femme. Elle le voulait reconquérir, et elle jouissait de l’admiration qui venait à lui visiblement, comme d’un présent somptueux qu’elle lui aurait fait.

Il parla deux heures pour innocenter l’empoisonneuse et il l’innocenta, ou du moins il produisit par la force d’une argumentation où il avait cheminé pas à pas, avec une sûreté prodigieuse, un tel doute sur la culpabilité, dans la conscience des jurés, que toute condamnation était devenue impossible. Certains anciens comme Fabrezan, Lecellier, ne retenaient pas leur enthousiasme : des monosyllabes leur échappaient qui partaient dans le prétoire ainsi que des applaudissements étouffés. Monsieur Marcadieu, qui était un esprit fin et appréciait son gendre, caressait de sa belle main son visage pâle ; il éprouvait un très vif plaisir à envelopper du regard le brillant défenseur, tout le barreau attentif et l’assemblée frémissante. Il était homme, et la gloire du mari de sa fille lui semblait d’une qualité plus haute et plus solide que la gloire même de celle-ci. Cependant il n’en allait pas de même de madame Marcadieu, et le souvenir d’une certaine audience à la première du tribunal, où Henriette avait connu un succès analogue, l’empêchait de se délecter convenablement des louanges qui se murmuraient autour d’elle.

Pendant la délibération du jury, Vélines, à bout de forces, accompagna sa cliente pour lui donner un réconfort dont la dame n’avait nul besoin, assurée qu’elle était de l’heureuse issue de cette affaire. Elle n’avait jamais avoué, à moins qu’on ne pût nommer aveu le sourire équivoque dont elle accompagnait ses dénégations quand son avocat l’interrogeait. Ce fut avec le même sourire au coin de ses lèvres voluptueuses qu’elle le remercia en faisant baiser par lui ses doigts gantés ; après quoi Vélines, oppressé de cette angoisse qui guette tout défenseur au moment du verdict, s’en fut en courant à la buvette, où il avala un sandwich et une coupe de Champagne.

Il remonta en toute hâte l’escalier casse-cou qui débouche près du bureau de poste Galerie des Prisonniers, galerie Lamoignon, il n’y avait plus personne : le Palais semblait mort. Par contraste, la salle d’assises, à la rentrée de Vélines lui parut assourdissante de vacarme. En l’absence des jurés, toute l’assistance était debout, chuchotait. À la vue de l’avocat, un long murmure naquit du fond de l’auditoire, s’enfla et mourut lentement, et ce murmure l’inonda d’un bien-être infini : il en concevait la signification. Des groupes de confrères l’arrêtèrent par trois fois, et il reçut en pleine face des épithètes dithyrambiques. Il ne s’y méprit pas, elles étaient sincères. Quand il se fut assis à son banc, sa femme s’approcha. Elle leva sur lui ses yeux charmants de douceur et de finesse et dit seulement :

— Mon chéri, je suis fière !

Alors il comprit soudain, avec netteté, qu’elle aurait pu savourer, à cette heure, les mêmes suavités, le même enivrement. Il la considéra longuement ; tous deux se sourirent ; mais, dans l’excitation de l’attente, Vélines atteignait aux limites extrêmes de la fatigue et de l’émotion. Une larme voila son regard Un trouble profond le possédait.

Quelques minutes après, l’acquittement était prononcé. Ce fut une lente, une silencieuse apothéose pour celui qui venait de manifester un aspect si nouveau de son génie. On jugea indécent le petit « merci » léger que madame Dalton-Fallay lui jeta du haut de son box en se retirant. À ce moment la salle frissonnante se haussait pour apercevoir le défenseur. Tout le barreau se pressait autour de lui et les exclamations de Fabrezan-Castagnac dominaient l’unisson des félicitations ferventes. Lecellier vint lui serrer la main pour consacrer officiellement cette nouvelle gloire de l’Ordre. Isabelle Géronce se fraya un passage jusqu’à lui pour lui tourner un compliment où tous ceux qui connaissaient la belle personne virent plus qu’une professionnelle congratulation. On chercha madame Surgères ; mais, dans un accès d’humeur, elle avait disparu. Les femmes du monde, qui emplissaient l’enceinte, tardaient à sortir, s’appuyant à la balustrade pour contempler encore le génial avocat. À ce moment, madame Mansart, enhardie par le départ des conseillers et n’y tenant plus, franchit la balustrade et pénétra dans le prétoire. Sous le lorgnon, ses yeux noirs étincelaient. L’orgueil la grandissait, et, toute cabrée, la tête en arrière, elle admirait le petit-fils adoré en qui se réalisaient tous ses rêves Et elle prenait à témoin tous ceux qui l’entouraient, madame Martinal et Lecellier, la petite madame Debreyne, dont les prunelles myopes et moqueuses clignaient malignement, Fabrezan, qui levait au ciel ses gros poings, et même madame Marcadieu, en murmurant :

— C’est bien, mon petit… C’était très beau : désormais ta femme portera un nom illustre…

À sa suite, plusieurs amis s’étaient avancés. Il y avait là le célèbre Sylvère, avec sa maîtresse parée comme une châsse, monsieur et madame Alembert, très effacés dans leur amoureux renouveau, et qui ne se quittaient plus. Il y avait, près de madame Martinal, la triste madame Faustin, toujours réfugiée dans les jupes de son avocate comme une plante faible s’accote à son tuteur. Il y avait encore Lamblin, Thaddée-Mira, Servais et Louise, mademoiselle Angély, les stagiaires… Et Vélines, regardant tout ce monde, posa doucement la main sur l’épaule d’Henriette, à l’endroit où saille le bouton de l’épitoge, et dit :

— C’est ma femme qui devait plaider ce procès. Elle n’en est point à son coup d’essai ; elle l’eût fait mieux que moi, avec plus de délicatesse et d’originalité, et c’est à sa seule modestie que j’ai dû cette cause.

Henriette rougit.

— Plaider ! ah ! fît-elle gaîment, j’en ai assez ! Fabrezan branla sa forte tête à la Largillière.

— Vélines, Vélines, prononça-t-il d’un air entendu, vous me semblez avoir obtenu beaucoup de gloire aujourd’hui !

La foule s’écoula lentement. Les avocats s’en furent au vestiaire. Madame Dalton-Fallay ayant fait demander le ménage Vélines, les amis disparurent à leur tour. Quand les deux jeunes gens reprirent l’étroit couloir des témoins, il n’y avait plus personne. Une flamme jaune de gaz voltigeait. Henriette descendit d’un pied hésitant le petit escalier tournant, mal éclairé : elle chercha la main d’André pour s’y appuyer. Un grand silence planait. Le Palais était vide. Deux lumières restaient allumées dans l’immense vestibule de Harlay ; il était mystérieux et grandiose. On y respirait une fraîcheur de cathédrale. Dans ces demi-ténèbres, André saisit sa femme et l’étreignit sans rien dire.

Sous la coupole de son petit ædicule païen, la Thémis géante veillait, glaive au poing. En se redressant, Henriette l’aperçut : elle eut un beau sourire dédaigneux et vainqueur de femme aimante.

FIN

COULOMMIERS
Imprimerie Paul BRODARD.
230-1-11.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

Première partie
Deuxième partie
 119
 161
Troisième partie
 185
 215
 256
 266
Quatrième partie
 287
 307
 333
 343
Cinquième partie
 367
 399
 416
 446