Les Désirs et les jours/Texte entier

  Table des Matières  
Texte établi par L’Arbre (1p. cov.-tdm).


LES DÉSIRS
ET LES JOURS














ROBERT CHARBONNEAU
de l’Académie canadienne-française
LES DÉSIRS
ET
LES JOURS
roman
ÉDITIONS DE L’ARBRE
60 ouest, rue Saint-Jacques
MONTRÉAL



Il a été tiré de cet ouvrage :
quinze exemplaires hors commerce
sur papier japon impérial
des papeteries rolland,
numérotés de i à xv.
Les personnes et les institutions
décrites dans ce roman sont fictives.

Tous droits réservés

TABLE DES MATIÈRES

I 
 
 9
II 
 
 17
III 
 
 24
IV 
 
 30
V 
 
 40
VI 
 
 49
VII 
 
 60
 
 66
IX 
 
 72
X 
 
 82
XI 
 
 89
XII 
 
 101
I 
 
 107
II 
 
 116
III 
 
 123
IV 
 
 134
V 
 
 140
VI 
 
 152
VII 
 
 158
 
 168
IX 
 
 174
X 
 
 178
XI 
 
 184
XII 
 
 188
 
 199
XIV 
 
 205
I 
 
 209
II 
 
 217
III 
 
 221
IV 
 
 226
V 
 
 232
VI 
 
 236
VII 
 
 240
 
 245


à Georges T., en témoignage de mon
indéfectible amitié.

PREMIÈRE PARTIE

I

Les yeux encore lourds de sommeil, Auguste contemple les murs de sa chambre, si hauts qu’ils semblent se perdre dans le toit. Tout d’abord, il ne reconnaît pas ses meubles, puis, peu à peu, leur ancienne physionomie lui appa­raît. Voici le bahut, où il range ses livres d’ima­ges, la descente de lit en peau de chevreuil dont les poils s’arrachent à pleines mains, et où s’alignent quatre petits trous blancs creusés par ses genoux et ceux de son frère. Claude, dans son petit lit, dort, la bouche ouverte, un fil de salive reliant la commissure de ses lèvres à l’oreiller. Que fait donc Georgette ? Le ma­tin, alors que les enfants somnolent, la servante monte les petits habits bien brossés et les dispose dans l’ordre de leur endossement au pied des lits.

Pendant l’aménagement dans cette nouvelle maison, Auguste a passé quelques jours chez sa tante Paule, à Fontile. Il se rappelle le voyage de retour en chemin de fer, son angoisse quand son père l’a quitté pour aller causer avec des compagnons dans le fourgon à bagages, l’arrivée à Deuville dans la nuit, la tempête. Son père porte une valise au bout de chaque bras et il lui dit : « Monte sur mon dos et tiens-toi à mon cou. » Puis, c’est une course dans la nuit, la pluie qui lui fouette le visage et lui coule dans le dos, le tonnerre qui éclate dans ses oreilles, l’engourdissement progressif de ses poignets, enfin l’arrivée dans cette grande maison sombre, sa mère qui pleure et rit tout à la fois en le voyant. Son père dit : « Dépêche-toi de le mettre au lit, il est trempé jusqu’aux os. » Auguste est fier de n’avoir pas eu peur.

Auguste ouvre la porte de la chambre et, pieds nus, dans sa chemise de nuit dont il doit retenir les bords pour qu’ils ne balayent pas le parquet, il s’oriente. Le corridor n’a pas de mur d’un côté et, à travers la balustrade, il aperçoit une porte, vitrée dans sa partie supérieure de pièces opaques et multicolores. Le hall d’entrée est encombré de caisses et de colis et du plafond descend une longue chaîne de cuivre terminée par une suspension de grenat.

Il ne sait pas encore s’il aimera cette maison. Il a envie de crier « Maman », mais une voix d’homme, qu’il ne reconnaît pas, raconte que la veille, la foudre est tombée sur les fils électriques, rue Principale, et ne s’est arrêtée qu’après avoir réduit en miettes trois ou quatre poteaux et tué un cheval. Une autre voix, féminine celle-là, répond. Auguste, craignant d’être surpris en chemise de nuit par des inconnus, retourne dans sa chambre. Où sont donc ses parents et que font ces étrangers dans la maison ?

Il retrouve Claude assis dans son lit, nullement dépaysé par le changement. Claude ne s’attache pas aux choses comme Auguste. Les deux frères présentent un contraste frappant : Auguste est frêle à côté de son cadet. Il ressemble à sa mère dont il a la sensibilité, la finesse des traits et des membres, alors que Claude, qui tient de son père, a déjà les épaules carrées, la tête large et forte. Dans les jeux, Claude bouscule souvent son aîné.

— Viens voir, dit Auguste, rassuré par la présence de son frère.

Claude le rejoint à la fenêtre. L’air est saturé d’humidité comme après un long arrosage. Dans l’herbe des gouttelettes perlent le long de minuscules fils d’araignée tissés en forme de tente. La cour est vaste, plantée de pommiers bas et crochus. On ne voit au-delà que les cheminées des maisons et un immense bouquet de verdure.

— On dit la prière ? Claude a hâte d’aller jouer.

Il s’agenouille sur la descente de lit. Auguste sent confusément beaucoup de choses qu’il ne comprend pas, mais la récitation à haute voix de la prière du matin en vide son esprit. D’ailleurs, presque aussitôt, Georgette paraît.

— Qui est-ce qui est en bas ? demande Auguste.

— Ton père et ta mère.

— J’ai entendu parler quelqu’un.

— C’est que les voix changent avec les maisons.

Auguste n’est pas tout à fait convaincu et, aussitôt habillé, il descend le grand escalier, emplissant ses yeux de tout ce qu’il voit.

Toutes les pièces qu’il traverse sont encombrées de meubles, de caisses ; les parquets sont sales et les murs ont quelque chose d’hostile. Une odeur de bois et de peinture imprègne la cuisine.

Mme Prieur est vêtue d’une robe de serge grise. Le matin, elle sort de sa chambre toute attifée, jusqu’aux cheveux qu’elle a fort longs et qu’elle prend une éternité à placer.

Les enfants mangent sans goût leur gruau d’avoine, la tête penchée dans leur assiette. Ils ont hâte d’être libres, d’explorer leur nouveau domaine. Mme Prieur leur dit : « Vous pouvez aller jouer maintenant. » Mais ce matin, elle ajoute :

— Je vous défends d’entrer dans l’écurie ou dans la cave.

La cave ouvre sur la cour par une porte obli­que à deux battants qu’Auguste a repérée de sa fenêtre.

— Est-ce que nous avons un cheval ? deman­de Claude.

— Non. Nous n’avons pas de cheval, mais ton père va acheter deux petits cochons.

— Est-ce que nous sommes riches mainte­nant ? demande Auguste.

— Non.

— Est-ce que nous sommes pauvres ?

— Non plus. Nous sommes à l’aise, mais on ne parle pas de ces choses.

Auguste suit Claude dans le petit verger, planté de trois rangées de pommiers crochus, couverts en ce moment de fleurs blanches.

Il ne comprend pas la distinction que sa mère vient de faire. Dans les récits qu’on lui raconte, il y a des pauvres et des riches. Ces compromis entre richesse et pauvreté le laisse pensif.

Auguste ne tarde pas à se familiariser avec son nouveau pays. Tenant Claude par la main, il s’aventure dans la rue. Ils jouent, en marchant, à traîner la main sur les barreaux plats des clôtures à claire-voie qui séparent les propriétés du trottoir. Quand la clôture s’éloigne, ils descendent pour ne pas perdre contact avec le bois. Ils se croiraient perdus s’ils manquaient un seul barreau. Ils amassent en chemin tout ce qui peut devenir une collection : Claude, les noyaux de fruits, les clous ; Auguste, les enveloppes de cigarettes. Ils vont ensuite cacher leur butin dans un coffre, au fond de l’écurie. L’intérieur de cette bâtisse, rafistolé avec des moyens de fortune, a été aménagé en salle de jeux pour les jours de pluie et, par les soins d’un électricien, ami des Prieur, un téléphone, alimenté par des piles, fonctionne entre cette pièce et la cuisine.

Auguste sait vaguement qu’il y a une guerre. Son père en commente les péripéties le soir quand les enfants sont couchés. C’est un peu à cause de la guerre qu’on engraisse deux cochons et qu’on mange de la margarine américaine, que Mme Prieur frotte avec une amande avant de l’étendre sur le pain. De plus, une des chambres du premier, restée sans meuble, sert à remiser des provisions : sacs de sucre, de farine d’avoine, caisses de margarine, de pommes sèches, de figues et de raisins secs. Auguste s’y glisse en tapinois avec son frère et ils mêlent dans leurs poings des portions égales de sucre brun et de farine d’avoine qu’ils vont déguster dans la cour.

La grand’mère est leur unique trouble-fête. Elle est toujours aux aguets. À cause de ses rhumatismes, elle garde souvent la chambre. Elle occupe au rez-de-chaussée, un ancien cabinet de travail, attenant au hall d’entrée et lambrissé de chêne à hauteur d’homme. En face de cette pièce, où les enfants vont en tremblant embrasser l’aïeule, s’ouvre le salon contigu à la salle à manger et séparé du hall par de grandes portes de chêne rouge. C’est dans ce salon qu’Auguste a eu pour la première fois le sentiment que la guerre représente une menace pour les siens. Son oncle est venu, un soir, et il a montré un papier qui lui avait été livré le matin par un courrier officiel. À cause des enfants, les grandes personnes chuchotaient. Puis Auguste a vu son oncle déchirer le papier. Mais personne n’a paru rassuré par ce geste. L’enfant a pressenti qu’on pouvait lui enlever son oncle et même son père pour la guerre. Obscurément, il redoute que Deuville ne porte malheur à sa famille.

II

C’est une promotion qui a conduit son père, François Prieur, à Deuville. M. Prieur aime le chemin de fer avec la passion qui attache le paysan à sa terre, l’avare à son argent ou le joueur au tapis vert. Peu après sa nomination au poste de surintendant de division, il a acquis, à proximité de la gare, une grande maison de briques rouges, comme en bâtissaient, à la fin du siècle, les potentats des grandes compagnies. C’est dans cette maison qu’Auguste et Claude viennent de s’éveiller. Seymour Hall tient son nom d’un ancien surintendant de chemin de fer, venu jeune d’Angleterre, qui s’est marié à Deuville et y est mort à un âge avancé. La maison, flanquée dans sa partie supérieure de deux tourelles en encorbellement, domine de ses trois étages le quartier environnant. La propriété commandait naguère de vastes domaines. Il lui reste du temps de sa splendeur des écuries, situées au fond de la cour, et un verger, entouré d’un mur bas en moellons moussus. François Prieur a acquis le tout pour le prix du terrain. Dès sa première visite, alors que la maison était dans un état de délabrement indescriptible, il a été émerveillé par les escaliers massifs, les foyers sculptés, les chambres hautes et sombres, rangées autour d’une galerie éclairée par un puits de ciel.

Deuville, située dans la vallée accidentée de la rivière Fontile, a l’aspect riant d’une agglomération de blocs rouges et blancs dont la disposition aurait été méditée par un enfant. Les berges de la rivière, sont couvertes de marécages ou inaccessibles à cause de leur escarpement. Aussi toutes les maisons se détournent-elles de l’eau pour regarder la rue Principale. Deux ruisseaux, qui coupent la ville dans le sens de la largeur, se perdent en méandres dans les cours, dans les ruelles, sous des frondaisons, avant de s’engouffrer dans les manufactures qui se trouvent là comme par hasard. À l’est, commence le bois ; à l’ouest, la ville est arrêtée dans son expansion par les chemins de fer ; au nord et au sud, elle s’étire le long de la rivière jusqu’à devenir un mince ruban de maisons de ferme, puis c’est la campagne à perte de vue. Le quartier environnant le chemin de fer est désigné sous le nom de basse-ville. Le quartier neuf, à l’est, rattaché depuis peu à Deuville, porte à cause de l’éminence sur laquelle il est construit, le nom de haute-ville.

Deuville compte, en plus de sa population catholique, un fort groupe de protestants. Aussi a-t-elle deux temples protestants et une salle de réunion des francs-maçons. Cette dernière bâtisse dresse sa façade sans fenêtre au milieu de cottages de bois blanc. On ne s’y rassemble plus. Ses murs n’ont pas été repeints depuis des années et son toit vermoulu perd chaque printemps quelques bardeaux.

Plusieurs industries importantes ont leur usine principale à Deuville mais c’est le chemin de fer qui emploie le plus grand nombre de personnes.

Les centres ferroviaires présentent un intérêt que n’ont pas les villes uniquement industrielles. Le chemin de fer joue dans le monde moderne le rôle autrefois dévolu aux rivières. Il relie à la civilisation. Les gens de chemin de fer voyagent ; les promotions développent chez eux une mentalité cosmopolite, leurs horizons sont plus vastes que ceux des employés ou des rentiers de petite ville. Quand ils sont nombreux, ils influencent les pensées, les mœurs et les habitudes des autres habitants.

C’est la belle époque des chemins de fer et des unions. Les équipages des trains et le personnel des gares forment une aristocratie au sein de la classe ouvrière. Ils ont été les premiers à se grouper en guildes internationales et il en est résulté une sorte de franc-maçonnerie, accentuée par le népotisme, dont on voit les derniers vestiges dans les relations entre les gens de chemin de fer et les compagnies. Tous ces métiers excitent l’envie des autres ouvriers.

Ce matin-là, au moment de quitter la maison François Prieur appelle Auguste.

— Je t’amène à la gare, dit-il.

Depuis longtemps, l’enfant rêve à ce lieu où son père se rend tous les matins, dont il parle le soir et qui est au centre de sa vie.

Tenant Auguste par la main, M. Prieur marche en silence. François Prieur a la robustesse des paysans dont il est issu. Dans sa famille, les hommes ont de l’étoffe. On raconte encore dans les soirées leurs exploits homériques. Un jour n’ont-ils pas à quatre fait mordre la poussière à une vingtaine d’Irlandais de Griffin Town qui voulaient faire un mauvais parti à l’un d’eux pour une histoire de femmes ?

François Prieur a beaucoup appris dans les longues randonnées qu’il fait, assis à l’arrière de sa draisinette à moteur. Ses idées se développent par petites secousses, au rythme de la machine, mordant le rail dans les courbes ou bondissant joyeusement dans la plaine. Quand il s’arrête, son gosier est fatigué. « Je pense de la gorge », dit-il en riant.

François dit parfois à son fils :

— À ton âge, j’attelais un cheval — ou à ton âge, je n’avais pas de chaussures pour jouer. Auguste reste timide devant ces comparaisons. Il imagine son père, enfant, suspendant ses chaussures à son cou pour se rendre à l’école.

Quand François Prieur parle ainsi, l’enfant se sent aussi loin de lui que s’il était un étranger.

— Es-tu fatigué ?

Non Auguste n’est pas las de marcher. Il a hâte de pénétrer dans cette enceinte pleine de mystère qu’il a vue la nuit de son arrivée et dont il ne lui reste qu’un souvenir confus.

À ses yeux, le chemin de fer a quelque chose d’une aventure. Tous les jours, l’enfant entend parler de déraillements, de télescopages, de tamponnements. Il y a peu de temps, Clinker Bell a été brûlé vif dans les fourneaux de sa locomotive renversée, Bob Garène a eu la jambe sectionnée dans un déraillement.

À l’extérieur, la gare est une grande bâtisse de pierres rouges, percée de hautes fenêtres sans rideaux et précédée d’un large quai découvert. Devant le quai et tournant le dos aux voies, le bel omnibus vert de l’hôtel Bothello, aux portières garnies de rideaux à frange, attelé de deux chevaux fringants, attend les voyageurs. Un peu plus loin, près de l’entrepôt, Auguste aperçoit les énormes phares de cuivre de l’auto de Roy Coste. On parle beaucoup de Roy Coste à Deuville. C’est lui qui a posé le coq à la pointe du clocher de Saint-Augustin, et pour le prix de cet exploit, il a reçu la première voiture-automobile de Deuville. C’était quelque temps avant la conscription. Il a été un des premiers conscrits et la voiture est passée aux mains de son père qui ne la conduit que rarement. Auguste voudrait bien s’approcher de cet engin qui fait l’admiration de toute la ville, mais M. Prieur l’entraîne dans la gare.

Aux yeux de François Prieur son travail a une grandeur qu’il veut faire sentir à son fils. Il redoute que ses compagnons moins sérieux ne dénigrent le chemin de fer devant Auguste. L’enfant sent passer en lui cette inquiétude de son père. Il est profondément intimidé par le crépitement des télégraphes, les sonneries qui éclatent à tout moment, tout l’appareil imprévu d’une salle de contrôle des trains. Les employés à visière verte tournent le dos à leurs clefs pour causer un moment avec M. Prieur et dire un mot aimable à Auguste. Sanglé dans sa petite redingote bleue, ses chaussures fraîchement cirées, l’enfant se rappelle une phrase de sa grand’mère : « Aucun de vous n’est infirme ou idiot. » C’est un sujet d’émerveillement pour la vieille femme qui a été élevée à une époque où les maladies de l’enfance abandonnée à leur cours, laissaient de sinistres reliquats. Auguste sent que son père est fier de lui.

En sortant de la gare, l’enfant est soulagé : tout s’est bien passé ! M. Prieur est repris d’un sentiment d’amitié envers ses compagnons de travail ; ils ont été dignes de l’idée qu’il veut que son fils emporte d’eux.

III

Depuis quelque temps, Auguste s’est lié d’amitié avec un jeune voisin, Johnny Closey avec lequel il s’entretient en anglais. Celui-ci amène le « Frenchman » partout.

Le père de Closey est marchand de bois. Ce matin-là, en arrivant dans la cour, Auguste trouve Johnny juché sur un squelette de véhicule, composé de quatre roues reliées par une perche et traîné par deux chevaux. M. Closey installe le jeune Prieur sur la perche, devant Johnny et l’attelage s’ébranle. La chaussée est cahotante et leur position précaire. Johnny, qui se tient à son ami, ne paraît pas s’en inquiéter, mais celui-ci a hâte de descendre. Il a le pressentiment que quelque chose ne va pas. Dans la rue Saint-Joseph, les roues enfoncent jusqu’au moyeu dans la terre ameublie par les pluies.

C’est le milieu de novembre. Tout à coup, du côté de la gare s’élève une rumeur de cloches et de sirène qui grossit bientôt, emplissant la ville. Des gens courent dans la rue. « It must be something about the war », dit M. Closey. Auguste, sensible à cette atmosphère a le cœur serré. Il a peur et il n’a pas peur ; il sent une exaltation qui, joyeuse ou triste, se traduira par des larmes. À ce moment, une des femmes qui courent en agitant leur tablier, se jette devant les chevaux en criant : « La guerre est finie, la guerre est finie, M. Closey. » Les chevaux effrayés se câbrent et font un brusque écart avant de se lancer en avant. Auguste s’agrippe à M. Closey, mais Johnny, surpris par la brusquerie de la secousse, culbute sous la roue. Le charretier mâte ses bêtes et suivi d’Auguste, il court à l’endroit où l’enfant est tombé. La chaussée l’a englouti tout entier. Mais il se relève seul. Une boue fétide lui remplit la bouche, les yeux, et les oreilles. Personne n’ose le toucher. À la fin, son père le conduit sous la pompe d’une écurie voisine et on le décrotte. Il n’a aucun mal.

La paix n’amena aucun changement dans l’existence d’Auguste, car la guerre n’avait pas existé pour lui. Les événements obscurs et lointains que ce mot recouvrait pénétraient mal dans l’univers de l’enfant. Son oncle, après la scène du salon, n’avait plus été inquiété. D’ailleurs, marié et père de trois enfants, il n’était pas mobilisable. Cette époque resta mémorable parce que Johnny Closey avait failli mourir emprisonné dans la boue et aussi parce que M. Prieur, quelques jours après l’armistice, entra dans l’Ordre des Chevaliers de Colomb.

M. Prieur a si peur de montrer son émotion, qu’à Noël, aux fêtes, avant les voyages et dans toutes les circonstances extraordinaires, il fait invariablement une colère. Il fit une de ces colères à Georgette pour une vétille, le jour de son initiation de Chevalier.

Georgette, pour lui faire plaisir, avait été cueillir un bouquet de pivoines blanches qu’elle avait disposées dans des vases sur la cheminée et sur une des bibliothèques. Les grosses fleurs blanches, largement épanouies, mettaient une note de joie dans le grand salon sombre. On avait l’impression à la nuit tombante de traverser un jardin. Malheureusement, Georgette n’avait pas remarqué que le feuillage des pivoines était rempli de grosses fourmis. Celles-ci s’étaient répandues sur le parquet et craquaient sous les pieds.

M. Prieur s’emporta contre les fourmis, puis contre la bonne qui les avait apportées, avant d’apercevoir les fleurs. Quand il devina l’intention bienveillante, il était trop tard. Georgette, humiliée, quitta la maison.

Auguste ne comprit pas qu’il ne reverrait plus Georgette. Après son départ, et pendant plusieurs jours, il errait dans la maison, cherchant la bonne à laquelle il était presque aussi attaché qu’à sa mère. Puis il s’habitua.

Les trains ramenant par milliers les soldats de la côte s’arrêtaient quelques minutes à Deuville. Le menu peuple et ceux qui avaient des parents à la guerre envahissaient les quais. En dépit des règlements sévères qui interdisaient aux militaires de descendre des wagons, quelques-uns enfreignaient la consigne. Ils chantaient, dansaient, embrassaient les jeunes filles, jetaient aux enfants des colifichets et des pièces de monnaie étrangère. Les cris et les chants duraient jusqu’au départ du train.

Enfin, ce fut le tour du régiment de Deuville. Toute la ville pavoisa. On avait construit une estrade sur le quai de l’ouest, comme on faisait pour la réception des personnages royaux, et tous les notables y prirent place. Auguste, placé entre son père et sa mère dans une des fenêtres de la gare, n’avait jamais vu une telle af­fluence de gens. Il ne reconnut pas tout d’abord Roy Coste, planté devant son peloton, et qui paraissait le héros de la fête. Après les dis­cours, le régiment défila rue Principale et se rendit à l’église.

Deuville prenait goût aux grandes manifesta­tions. Cette année-là, on célébra d’une façon grandiose la fête du Travail. C’était la revan­che de l’ouvrier sur le militaire et rien ne fut épargné pour dépasser en splendeur le retour des soldats. Les mêmes drapeaux flottèrent sur les édifices, une estrade fut érigée à la gare, et une procession de vingt chars allégoriques reje­ta dans l’ombre le défilé militaire du printemps.

Au milieu des notables, marchait un person­nage, le plus applaudi de la procession, et dont Auguste devait se rappeler le nom : Bernard Massénac.

Puis un mal étrange fit son apparition. On n’en parla pas beaucoup au début. Mais les morts se multipliaient. Les journaux furent pleins de ces mots effrayants : la grippe espa­gnole. Les Prieurs, inquiets pour les enfants, prenaient toutes sortes de précautions. Plus de crème glacée le dimanche, plus de bonbons autres que ceux que confectionnait Mme Prieur, plus de jeux dans les champs. Devant cette menace, comme au moment de la conscription, la famille se repliait sur elle-même. Rue Principale, Auguste pouvait voir un entrepôt ouvert où des hommes clouaient le dimanche comme la semaine. Ils fabriquaient des boîtes en bois neuf sans ornement, sans peinture, dans lesquelles on enterrait les victimes de l’épidémie. Tout le jour, on clouait. Les fabricants fournissaient à peine à la demande. On ne faisait plus de beaux cercueils, même pour les riches.

Des hommes et des femmes dont Auguste avait entendu les noms tombaient et ne se relevaient plus.

IV

Un soir, M. Prieur entra la tête basse.

— Qu’est-ce qu’il y a François ? lui demande Mme Prieur. Es-tu malade ?

Il était pâle et Auguste vit tout à coup, avec un serrement de cœur, qu’il avait pleuré. L’enfant sentit ses yeux se mouiller. Jusque là, il n’avait jamais vu pleurer son père. François Prieur regardait sa femme en silence, puis comme s’il annonçait la fin du monde :

— Laurier est mort, dit-il.

La nouvelle lui avait été apportée par le télégraphe. Il n’ajouta rien. Les enfants montèrent se coucher et François Prieur se plongea dans son journal et ne prononça pas un mot de la soirée.

Auguste ne joue plus que rarement avec Claude. Il a des amis, une vie mystérieuse pour les siens. Il disparaît des jours entiers et à son retour, il fait des récits fantastiques de ses explorations dans la campagne. Il est descendu sous le pont ; il a visité des maisons abandonnées, et même une maison hantée, perdue au milieu d’un champ de sarrasin.

Il ne raconte pas tout ce qu’il fait. Les Closey ont quitté le quartier, mais Auguste a d’autres amis. Avec ses camarades il a remonté le cours des ruisseaux. Ils ont même construit un radeau sur le plus important de ces cours d’eau ; ils l’ont chargé de paille et y ont mis le feu ; ils l’ont ensuite suivi jusqu’à la manufacture, puis ils ont détalé au moment où le brasier s’engouffrait sous la bâtisse. Auguste admire le courage de Pierre Massénac, resté au bord du ruisseau jusqu’au dernier moment. C’est ce même Massénac qui a chargé de pierre le couvercle d’un puisard qui vomissait des flammes quand on y jetait une allumette. Ce fut une belle explosion. Massénac n’a pas fui avec les autres. C’est un miracle qu’il n’ait pas été touché par la volée de projectiles.

À un mille de Deuville, Auguste connaît un ruisseau, peu fréquenté, peuplé de petites truites mouchetées, et qu’il faut rejoindre à travers des champs. Un jour qu’il avait des invités de Montréal, François Prieur les y a conduits dans une voiture de louage et Auguste a obtenu d’accompagner le groupe.

Ils sont partis avant le lever du soleil et ils ont remonté le cours d’eau, marchant dans les hautes herbes, mouillés jusqu’à mi-corps par la rosée, pêchant tantôt dans les trous sombres, abrités du courant par un tronc mort, tantôt dans les rapides où le soleil miroite sur la pierre polie. Ils ont marché longtemps sans entendre un seul oiseau, accompagnés seulement par le bruit de conversation à mi-voix de l’eau. Ils ont traversé des gorges étroites, où le pied a peine à se poser et dépassé les douze cascades, en amont desquelles M. Prieur dit que le ruisseau se divise en deux affluents.

Auguste n’a rien de plus pressé au premier congé que d’y retourner avec Massénac.

Pierre Massénac, dont c’est la première partie de pêche, suit Auguste en silence. — Arrivons-nous bientôt ? demanda-t-il. Il a hâte de voir l’eau. Auguste se tait pour mieux se rappeler la topographie. Il se promet au retour d’entailler un arbre pour avoir un meilleur repère dans les expéditions futures. À la fin, il retrouve le sentier qui conduit au ruisseau. Pierre enjambe lestement la clôture ; Auguste le suit. En touchant le sol, ils sentent l’eau gicler sous leurs pieds.

Le cours d’eau, gonflé par les pluies récentes, a quitté son lit à l’orée du bois, à un endroit où l’eau forme un coude à angle droit et une partie du courant s’est déversée dans le champ d’avoine, inondant sa partie basse, pendant qu’un mince filet va rejoindre un peu plus loin le cours principal. Nombre d’obstacles naturels ont été déplacés, changeant la physionomie du ruisseau. Ce qui trouble Auguste, ce n’est pas de patauger dans l’eau, bien que le soleil soit avare de ses rayons, mais la crainte que la truite, dérangée dans ses habitudes, effrayée par les corps étrangers que l’eau entraîne, ne refuse de quitter ses obscures retraites.

Massénac jette son appât dans une petite anse noire et, à sa grande surprise, sa ligne est emportée. Il ne sait que faire. « Tire », lui crie Auguste que l’embarras de son compagnon met en joie.

Au retour, vers cinq heures, une chauve-souris vient se planter à quelques pas d’eux sur un arbre, la tête en bas. Pierre tente de la capturer, mais la bête élude son piège et voulant fuir lui frôle la tête. Il laisse échapper un cri de panique, vite réprimé. Maintenant qu’il a eu peur, une volonté irraisonnée de tuer s’empare de lui. Il ne voit plus Auguste, il n’a d’yeux que pour ce petit être inoffensif contre lequel il s’acharne avec un bâton.

La chauve-souris a roulé au pied d’un gros arbre. Les jambes écartées, le souffle court, Pierre la regarde. Il tremble de tous ses membres, effrayant à voir. Son compagnon, mal à l’aise, s’est détourné de lui.

— Auguste, dit-il, d’une voix blanche.

— Oui.

— Je l’ai tuée.

— Je le sais.

Il soulève la chauve-souris, honteux de son emportement.

Les ailes paraissent de crêpe noir. À son dos bée une large plaie, faite par le bâton, mais le sang n’en coule pas. Pierre cherche ses yeux et les trouve un peu au-dessous des oreilles. En voyant sa bouche de nourrisson, Auguste éprouve du remords d’avoir laissé tuer un être aussi pitoyable.

Pendant tout l’été qui suivit cette première expédition, Auguste retourna souvent au ruisseau avec Massénac et d’autres compagnons.

À peine avaient-ils enjambé la clôture qui séparait le champ d’avoine de la route, que le temps cessait d’exister pour eux. Ils connaissaient maintenant les moindres accidents du ruisseau et son tempérament suivant les jours, les places ombragées ou soleilleuses où la truite venait mordre à l’appât, les remous où les plus gros poissons se tapissaient, le gué où il fallait mettre le pied à l’eau pour atteindre une petite crique poissonneuse. À certains endroits, la berge était facilement accessible, à d’autres, il fallait se tracer un chemin à travers d’épais fourrés.

Le bois était rempli de pièges où Pierre et Auguste, sous prétexte de les initier, envoyaient leurs compagnons plonger jusqu’aux genoux dans la boue.

À chaque nouvelle visite, ils se proposaient de remonter jusqu’aux sources. Ils ne les atteignirent cependant jamais. Quand ils avaient dépassé les cascades, ils étaient si las, les affluents étaient si étroits et la broussaille si dense qu’en dépit de leurs efforts, ils devaient bientôt renoncer à se frayer un chemin plus avant.

Au retour d’une de ces expéditions, Pierre a vainement tenté de traverser le ruisseau sur une branche flexible. Il est tombé dans l’eau à mi-corps. Auguste se moque de lui.

— Si tu passes, lui crie Massénac, je me donne à toi, corps et âme.

Ils ont chacun leurs témoins. Auguste s’avance avec assurance, se servant de sa canne à pêche comme d’un balancier. Au moment de poser le pied à terre, il ressent une exaltation extraordinaire. Ce succès est un présage ; s’il réussit, il sera un jour un grand homme.

— Tu es mon serviteur, dit-il à son ami médusé. Ils sont tous témoins. Si tu as une parole, tu es à moi corps et âme.

Pierre se ferait tuer pour Auguste à cause de ce pari, et c’est cela que le jeune Prieur ne sent pas. « Il ne sent pas les choses ; il ne peut que les comprendre », pense Pierre.

Massénac est convaincu qu’Auguste n’a pas de cœur. C’est le reproche que font les gens sensibles à ceux qui ont l’intelligence vive et qui, tout en ayant du cœur, le subordonnent à la raison quand il ne s’agit pas de choses qui les touchent directement. Leur pitié ne s’émeut pas aussi facilement que celle des gens dont le cœur gouverne toute la vie.

Auguste, vif et enjoué dans la discussion, alors que Pierre est lent, que son imagination est plus grossière, ne manque jamais une occasion d’humilier son ami. Il peut être d’une cruauté de bête féroce et il exaspère souvent Massénac. Cependant, jamais ce dernier, qui est le plus fort, ne recourt aux poings contre Auguste.


La vocation d’Auguste Prieur est déterminée vers cette époque par une visite qu’il fait avec sa mère à une vieille tante qui habite Montréal. Le fils de celle-ci vient de terminer ses études de droit. C’est pour elle un grand événement, le couronnement d’une vie de labeur, de sacri­fices, d’abnégation. Elle rit, elle pleure en par­lant des études de son fils, des pièges qu’on lui a tendus aux examens, de son habileté à les éviter. « Voyant, dit-elle, qu’il ne réussissait pas à l’embarrasser, l’examinateur lui a posé toutes sortes de questions qui n’étaient pas au programme. Mais Julien a répondu à tout. »

Jugeant qu’elle a suffisamment impressionné Mme Prieur, elle prend un air mystérieux, déli­bère quelques instants avec elle-même, puis arrivée à une décision, elle dit : « Venez ! »

Auguste suit. Après ce préambule, il ima­gine que sa tante va lui révéler un secret si grand, si profond, que toute sa vie va en être bouleversée. Il est tendu. La tante conduit les visiteurs dans sa chambre et tire d’un placard une grande boîte ronde, bourrée de papier de soie. Elle en écarte cérémonieusement la feuille supérieure et Auguste, qui n’en peut croire ses yeux, aperçoit la couronne d’un feutre gris.

L’enfant est partagé entre une folle envie de rire et la crainte de blesser la vieille dame.

Sa mère n’a pas bronché.

— C’est la surprise que je veux lui faire le jour de son admission au Barreau, dit la tante, le visage rayonnant de joie. Son premier chapeau…

Le ton de vénération de la vieille dame pour parler du Barreau, éveille dans l’enfant une grande admiration pour ce cousin et la profession qu’il embrasse.

— Toi, mon petit, iras-tu à l’université quand tu seras grand ?

Auguste, qui ignore jusqu’à la signification de ce mot, ne sait que répondre. Sa mère le tire d’embarras :

— Auguste sera pharmacien !

Il ne réplique pas qu’il sera avocat, mais sa décision est prise. Il ira à l’université comme son cousin. On parlera de lui avec respect.

V

Pierre Massénac habite avec ses parents dans une rue étroite et enfumée, appelée rue de la Manufacture. Le matin, quand il descend, le soleil lui paraît plus beau parce que la rue est sale, qu’elle débouche dans les champs et qu’il y séjourne même l’hiver, une odeur de vinaigre, de friture et d’excréments de poule. Les maisons sont sales, en dedans comme au dehors. Et pourtant, à ses yeux, quand le soleil, qui réchauffe le dépotoir, les tire de leur moisissure, elles chantent de toutes leurs fenêtres, les pavés rient de tous leurs carrés. Il y a dans cette rue plus d’enfants sales que dans tous les autres quartiers ensemble. Tout ce qu’on touche est poisseux et une odeur de pourriture imprègne jusqu’à la peau.

Le divertissement des gamins, c’est la chasse aux moineaux. On s’installe avec une fronde derrière un tas de détritus et on attend. Sitôt le coup parti, ceux qu’on appelle les « chiens » se précipitent sur la boule de plume et la remettent aux plus jeunes. Ces derniers juchés à quelque distance sur de vieux bidons rouillés enferment dans des boîtes de carton les oiseaux blessés ou seulement étourdis par le coup.

Massénac, qui peut avec une fronde moucher une chandelle à quinze pas, est l’as de la bande. On ne lui envie pas moins cette réputation que celle de courage qu’il s’est acquise par des exploits répétés. Léonard, le fils d’un commerçant cossu, qui a le teint rose, les dents plus blanches et plus dures que les autres, et qui se distingue par la propreté de ses chemises et la coupe de ses habits, souffre mal la supériorité de Massénac. Il tente, ayant tiré en même temps que celui-ci de s’approprier des oiseaux. Massénac les lui laisse, mais il lui ordonne de s’éloigner.

— C’est ma talle, dit Massénac d’un air assuré, va te placer plus loin.

— Il y a assez d’oiseaux pour deux, se récrie Léonard.

— Jean, passe-moi deux ou trois gros cailloux, dit Massénac assez haut pour être entendu de Léonard.

Les aides de Massénac, sentant la poudre, se sont glissés derrière un tas de fumier ; celui-ci reste debout et met Léonard en joue. Le caillou heurte avec force la pointe de la chaussure de l’intrus. Le duel est inégal.

— Si tu veux te battre, avance comme un homme, crie Léonard, qui a pâli quand Massénac l’a visé au pied.

— Je suis ici pour chasser. Et, si tu me déranges, je te ferai courir à ma façon.

— Tu es brave avec une fronde !

— Deuxième avertissement, dit Massénac et il envoie un caillou ricocher sur la cheville de Léonard. Celui-ci pousse un cri de colère et prend ses jambes à son cou. Ses acolytes n’ont pas attendu son signal pour déguerpir. Hors de la portée de la fronde, ils s’arrêtent.

— Fils de quêteux, crie Léonard.

Un éclair de haine passe dans le regard de Massénac. Mais il ne poursuit pas l’insulteur. Sans le savoir, Léonard l’a blessé profondément. Massénac sait depuis peu qu’il n’est pas le fils de Bernard et d’Eugénie Massénac ; sa mère est une ancienne femme de ménage des Massénac qui a vendu son enfant. De son père, il ne sait rien. Il n’a parlé de son secret à personne, pas même à Auguste Prieur qui est son ami. Mais Pierre se méfie de l’intelligence d’Auguste.

Pierre est assis dans le salon entouré de lambris sombres, de meubles massifs et noirs, séparés du reste du logis par des portières de verre filé. Du plafond, descend un énorme lustre à pendeloques de couleur. Près de l’unique fenêtre, dans un bocal de verre rectangulaire, travaillent des petits animalcules, appelés communément abeilles à vin. Au mur pendent des colifichets de liège et des reproductions encadrées. Les meubles sans noblesse s’effilochent. Eugénie Massénac se pavane au milieu de ces laideurs en robe violette. Pierre ne la voit pas, tout absorbé qu’il est dans ses pensées, plus sinistres que le décor.

Il est le fils d’une femme de ménage qui l’a vendu. Eugénie et Bernard ne savent pas qu’il le sait. Aussi ne s’expliquent-ils pas sa taciturnité. En apprenant la vérité, il a été accablé, il a pensé à se tuer.

Ne pouvant continuer d’aimer Eugénie comme sa mère, maintenant qu’il sait qu’elle n’a pas le droit à ce nom, il se tourne contre elle avec toute l’ardeur qu’il a mise jusque là à l’aimer. Il aurait pu l’aimer pour elle-même car elle est bonne pour lui. Mais elle a surpris sa confiance. Cet amour qu’elle lui inspirait sous de fausses représentations, elle ne le volait pas moins à son fils adoptif qu’à la vraie mère. C’est cela que Pierre sent, même s’il est incapable de l’analyser.

Il lui a été difficile de haïr sa mère adoptive, mais peu à peu, il y est parvenu. Il ne vit plus que pour la faire souffrir. Il s’applique à la prendre en défaut. Il lui semble que jusqu’à la révélation de sa naissance, il ne la voyait pas. Elle est accorte ; elle a le visage en boule, les yeux petits et luisants, le teint couperosé, les cheveux plats et rares. Elle se vêt de couleurs trop vives. Quand elle est agitée, elle roule sur elle-même l’air tragiquement drôle, passant indistinctement du rire aux larmes. Il se rappelle sa hâte de se faire enlever les dents parce qu’elle trouvait les prothèses plus belles. Elle a la manie répugnante d’embrasser les cousines pauvres sur les lèvres, même quand leur front couvert de pustules découragerait le serrement de mains. Elle agit dans sa charité comme si les maladies ne se transmettaient pas. Elle préfère exposer les siens à la contagion que de causer, par son recul, de la peine à une malheureuse.

Pierre ne peut plus rester seul avec elle pendant une demi-heure sans qu’il survienne entre eux des échanges aigres-doux. Eugénie ne lui en garde pas rancune. Elle oublie aussitôt.

En ce moment, il est seul dans le salon, séparé de la chambre de ses parents par une porte d’arche. À travers la portière de verre filé, Pierre entend les ronflements de son père adoptif, endormi tout habillé dans son lit.

Bernard Massénac a de petits yeux bleus, embusqués derrière d’épais sourcils, le nez, légèrement recourbé vers la bouche, s’est épaissi à la suite d’un coup, le menton rond se creuse au milieu, le front est large. L’ensemble du visage fait penser à Victor Hugo vieux. Il cultive d’ailleurs cette ressemblance avec Hugo « penseur ». Il est affreusement bancal. Quand on ne le connaît pas, il est impressionnant. Taciturne par tempérament, il peut rester des heures dans un salon, sans dire une phrase. Par contre, dans les assemblées, c’est un tribun redoutable. On ne sait jamais ce qu’il pense. Dans sa jeunesse, il a été marin. Il a participé à des enlèvements. Il a raconté à Pierre, un jour de bonne humeur, l’histoire de ce tailleur, père de trois enfants, enlevé par lui dans un caboulot de Boston, après avoir été préalablement drogué par le maître d’équipage à qui il manquait un homme. En s’éveillant en mer le malheureux pleurait comme un enfant… Bernard Massénac rit encore au souvenir de cet épisode.

Vers quatre heures, il s’éveille les yeux encore bouffis de sommeil, la barbe piquante, les cheveux ébouriffés et il demande :

— Femme, où as-tu mis ma calebasse ?

Il appelle rarement Eugénie par son nom. Il l’appelle « femme » ou « ma fille ». Quand il parle d’elle, il dit Génie.

Eugénie s’affaire, retrouve la calebasse. Ayant à sa disposition un choix d’une vingtaine de pipes, il veut toujours celle qu’il ne trouve pas. Il a des pipes partout, sur le rebord des fenêtres, sur le bahut, sur le guéridon près duquel il s’assoit pour lire Ingersoll, car il se croit libre-penseur, et jusque dans les cabinets.

Pierre revendique chaque jour une plus grande liberté. Eugénie cède, mais après d’âpres querelles, hérissées de reproches, qui s’usent mais ne se résorbent pas. Quand ils ont échangé des mots amers, Eugénie se retire dans sa chambre pour pleurer. Il sait qu’elle ne peut fermer l’œil avant qu’il ne soit au lit et qu’elle se lève pour vérifier l’heure, quand il entre la nuit. Quelquefois, elle n’attend pas au lendemain pour l’accabler de reproches. Il reste insensible à ses injures, à ses sarcasmes, à ses menaces.

La veille, il est entré plus tôt. Il la provoque :

— À quelle heure suis-je entré, hier soir ?

Le ton est calme, sans trace apparente de colère ou de défi.

— Je t’ai entendu à deux heures.

— C’est moi que tu as entendu, dit Bernard. Je revenais d’une assemblée. Il ajoute : « À ce moment, Pierre était couché. »

— Vous voyez, dit celui-ci sans se départir de son calme.

— C’était bien la première fois.

Pierre se lève, triomphant, et prend sa casquette.

— Où vas-tu ? demande Eugénie.

— Ne puis-je sortir, même l’après-midi sans que vous me demandiez où je vais ?

— Un garçon bien élevé n’a pas de secret pour sa mère.

— Peut-être que je ne suis pas bien élevé.

— C’est assez ! Pierre ! rentre dans ta chambre.

Il jette sa casquette sur une chaise, bien en vue, et repousse la porte de sa chambre avec violence.

Eugénie continue ses reproches, entrecoupés de sanglots. Il lui crie :

— Inutile de vous fatiguer, je ne vous entends pas.

Pendant cet échange, Bernard feint de lire son Ingersoll. Il n’a pas ouvert la bouche. Eugénie lui dit :

— Si Pierre n’était plus heureux avec nous, je crois que j’en mourrais. Qu’est-ce qu’il a mon Dieu ?

— Laisse-le aller jusqu’au bout de sa corde, dit Bernard. Après, on verra.

Eugénie, depuis le changement survenu dans son fils, souffre tous les jours mille morts. Pierre reste impitoyable. Il la voit dépérir sans chagrin. Les lèvres de l’adolescent qui étaient déjà minces, ne forment plus qu’une ligne tant il les tient serrées.

VI

Auguste est maintenant l’aîné de quatre enfants. Sa mère qui l’emploie à des travaux domestiques, dit de lui : « C’est un enfant tranquille. Il ne sort jamais. Il n’aime pas les jeux. » Et elle ajoute à la grande confusion de l’enfant qui a honte de polir les parquets ou d’aider à la lessive : « Il est plus utile qu’une fille dans la maison. »

Il y a longtemps qu’ils n’ont plus de servante. Quand ses parents font des sorties, ils confient à Auguste la surveillance des plus jeunes. Cette responsabilité le mûrit. Les escapades qu’il eût été tenté de faire, il s’en abstient de crainte de compromettre son autorité.

Auguste se trouve au collège dans une atmosphère morbide, tenu en suspicion à cause de son imagination, puni d’être curieux et éveillé. Mais surtout, il ne peut s’habituer à n’être pas aimé. Cette phrase d’un professeur à un de ses camarades l’a profondément troublé : « On n’a pas besoin de vous ici ; on n’est pas allé vous chercher. » Il est entré au collège à treize ans, alors qu’il eut été prêt à dix ; trouvant l’enseignement qu’on y professait ingrat et trop facile pour lui, il s’ennuie, suit distraitement les cours, se prépare mal aux classes supérieures. Il ne comprendra que plus tard l’utilité des exercices. Il veut du même coup apprendre et faire quelque chose.

Les religieux, issus pour la plupart du peuple ou de la petite bourgeoisie, gardent, même arrivés à la prêtrise, une admiration inconsciente pour les fils des hommes en vue. Ces enfants sont traités avec déférence et une sourde affection que les élèves eux-mêmes ressentent pour tout ce qui touche à un homme qui a réussi. Auguste est brimé par eux. Il n’échappe que de justesse à la tentation d’hypocrisie par laquelle les plus brillants se rendent la vie agréable.

Il se sent cruellement seul. Les études classiques en l’élevant au-dessus de son entourage, sans l’élever au niveau de ceux de ses camarades dont les parents sont riches, le laissent haletant au milieu de la côte qu’il est toujours exposé à redescendre et que personne n’est capable de l’aider à monter. Il est seul. Il ne doit compter que sur lui-même. On ne se doute pas de ce qu’il faut de force de caractère au fils d’un ouvrier pour continuer quand les parents n’ont pas confiance que les études peuvent être utiles et qu’autour de lui on le soupçonne d’avoir choisi la meilleure part par haine de ce qu’on appelle le travail.

Auguste et son père mangent en face l’un de l’autre ; Mme Prieur et les enfants occupent les côtés de la table. François Prieur tient à être le centre de l’intérêt. Il marque son mécontentement quand Auguste, oubliant cette règle, se met parfois à parler de lui-même. Ils échangent des idées, mais le jeune homme se méfie de l’imagination de son père. Auguste lit beaucoup et il s’aperçoit que les interprétations que son père lui a données en réponse à ses questions lui ont longtemps masqué certaines actions, rendu certains événements confus. Et bien qu’il ait compris que M. Prieur donne souvent pour vraie une création de son imagination, celles-ci sont si nombreuses, si variées, si convaincantes, que des années après il en découvre encore. D’autre part, il commence à se révolter, surtout passivement, contre ce qu’il considère comme la tyrannie familiale.

M. Prieur jouit dans sa famille d’une sorte d’infaillibilité, rarement prise en défaut. Il est difficile de vivre avec lui sans se faire rap­peler sans cesse qu’on fait les choses machina­lement. Il tient à ce qu’Auguste, Claude et même la petite Louise pensent à tout ce qu’ils font et que, dans l’exécution, ils atteignent du premier coup à la perfection. « Si je suis ca­pable de le faire, dit-il, tout le monde peut le faire. Il suffit d’une intelligence ordinaire, mais appliquée à l’objet et appliquée à temps, c’est-à-dire avant de commencer. » Et, quand Auguste agit sans réfléchir et qu’il s’en aper­çoit au milieu de son travail, il éclate de rire en pensant avec quelle justesse son père l’eût repris.

François Prieur décroche son chapeau. Il embrasse sa femme sur le front, comme il n’a jamais manqué de le faire depuis leur mariage, et il demande à Auguste :

— Veux-tu que je te reconduise au collège ?

— Non, merci, papa, je descends avec un ami.

— Tu montes avec un ami.

— Comme tu voudras.

— Ce n’est pas comme je voudrai. Quand tu te rends au collège, tu t’élèves de la basse ville à la haute ville. Pourquoi dis-tu que tu descends ?

— Laisse-le donc, dit Mme Prieur, tu vois bien que tu l’embarrasses.

— Papa a toujours raison, dit Auguste après le départ de son père. C’est pour cela qu’il est si désagréable.

— Ne dis pas cela de ton père.

— Vous prenez toujours son parti contre nous.

— Je n’aime pas plus que toi les discussions. Mais quand il a raison, tu ne devrais pas répli­quer.

— Oh ! avec lui, ce n’est pas nécessaire. Il a toujours raison et que je réplique ou non, il ne s’arrête que quand il nous a bien humiliés.

— Il a ses défauts, je le reconnais, mais il vous aime bien.

Auguste ne répond pas. Il prend sa serviet­te et, en s’essuyant la bouche du revers de la main, il se dirige vers la porte.


En dépit de la sévérité de sa mère, Auguste connaît, à seize ans, son premier amour. Ger­maine Lavelle a quatorze ans. Il s’est lié à son frère pour se rapprocher d’elle. Maintenant que Louis est devenu son ami le plus cher, Germaine a pour lui ce charme des femmes qui ressemblent à un camarade que nous aimons. Ils ont tous les deux le front haut, les cheveux bruns et deux traits légèrement accusés de chaque côté du nez. Elle est la vivante réplique de son ami, plus vive, plus nerveuse, mais gratifiée des mêmes yeux aux eaux profondes, ombragés de cils épais et très longs qui en estompent doucement la clarté. Elle a la peau blanche, un peu huileuse, couverte le long des joues d’un léger duvet. Tout son corps, nerveux dans l’action, affecte au repos, déjà une nonchalance sensuelle. Ce n’est pas une jeune fille « distinguée ». Cette liberté d’allure est son plus grand charme aux yeux d’Auguste. Mme Prieur ne la tolérerait pas dans sa maison, si elle n’était la fille d’un compagnon de travail de son mari.

Germaine n’avait pas attendu ses déclarations pour lui faire porter par Louis son premier billet doux, deux ans plus tôt. C’était une adresse enluminée de sa main et ornée de fleurs séchées. Peu après, un après-midi, quittant ses compagnes, elle était venue le rejoindre dans sa chambre et s’était assise sur ses genoux. Dans ses mains longues, un peu moites, elle roulait un petit mouchoir de couleur.

Ils ne se sont pas revus depuis deux ans. Louis les présente de nouveau l’un à l’autre dans le salon des Prieur.

— Tu as connu Germaine quand elle était haute comme ça, dit Louis.

— C’était mon cavalier préféré, dit-elle en riant.

Auguste regarde sa mère qui n’a pas bronché. Germaine est très à l’aise. Elle jouit de l’embarras du jeune garçon.

— Viens me montrer tes livres, dit-elle.

Auguste est très fier de sa bibliothèque.

Il est trop ému pour parler. À leur retour, Germaine dit qu’il a beaucoup changé.

— Oui, répond Mme Prieur, sans prêter toute son attention à la jeune fille. Elle ne sait pas parler de son fils avec les gens. Elle éprouve une certaine gêne à les entendre discuter de ses études comme d’une chose hors de l’ordinaire. « Auguste est très sérieux, » ajoute-t-elle après un moment.

— Il est si sérieux que je parierais qu’il n’a jamais embrassé une jeune fille, lance Germaine en éclatant de rire.

Germaine ne peut résister au plaisir de tourmenter le jeune homme. D’autre part, elle éprouve une certaine supériorité à aborder ce sujet devant la mère de son ami qu’elle juge très sévère.

— Les jeunes filles ne l’intéressent pas, dit Mme Prieur. D’ailleurs, l’étude et l’amour sont comme l’eau et le feu : il faut choisir.

— Voulez-vous dire que les étudiants ne fréquentent pas de jeunes filles ?

— Les autres, je ne sais pas, mais Auguste sortira avec les jeunes filles le jour où il aura le moyen de faire vivre une femme.

— Il va attendre longtemps… Quel mal voyez-vous à ce qu’il se déniaise en sortant un peu.

— Il se déniaisera bien assez tôt. Il est heureux ainsi.

— Maman sait que je rencontre des garçons, reprend Germaine.

— Ce n’est pas la même chose, dit Mme Prieur, sur un ton de finalité.

Auguste avait horreur du portrait que les siens faisaient de lui. Sa mère n’avait que trop de tendance à parler du bon petit garçon qu’il était. Il redoutait que pour le faire admirer, elle ne se mît à expliquer à Germaine qu’il l’aidait dans le ménage, au besoin lessivait les parquets et se couchait chaque soir à 9 h. 30. Mais ce jour-là, Mme Prieur ne se laissa pas aller à faire son éloge.

Germaine est heureuse. Elle vient de prendre la résolution de faire la conquête d’Auguste. Pour cela, il lui faut cesser d’effaroucher Mme Prieur par ses propos. Elle est primesautière et ne calcule jamais ses effets, comptant sur son charme pour obtenir à la dernière minute le résultat qu’elle s’est pendant toute la conversation amusée à compromettre.

— Louise pratique-t-elle toujours son piano, demande-t-elle ?

— De temps à autre, mais pas du tout régulièrement.

— C’est dommage, car elle a un véritable don.

— Je lui répète qu’elle doit pratiquer, mais je n’ai presque pas le temps de m’occuper des enfants.

— Voulez-vous que je vienne une ou deux fois par semaine. Ce sera pour moi une excellente occasion de me refaire la main. Je suis libre le jeudi.

— Louise ne va jamais loin.

— Mais j’y songe, reprit la jeune fille, ce sont les jours de congé d’Auguste. Ne craignez-vous pas que nous le dérangions ?

— Les portes fermées, on n’entend rien de sa chambre.

Germaine laisse s’écouler un moment puis elle ajoute :

— J’allais vous demander si Auguste ne viendrait pas me reconduire surtout l’hiver, quand les jours sont plus courts. Mais vous m’avez dit qu’il ne sortait pas avec les jeunes filles…

— Avec toi, ce n’est pas la même chose. Vous êtes des camarades d’enfance. Et puis, reconduire une jeune fille ce n’est pas la fréquenter…

Auguste fut heureux pendant quelques semaines, mais il n’avait pas d’argent. Germaine rencontrait d’autres jeunes gens qui avaient une auto et une plus grande liberté. L’argent joue un grand rôle dans les premières amours.

Quand il commença à regarder les jeunes filles, il éprouvait le besoin de parler d’elles à Massénac. Une jeune fille qu’il avait entendu rire, une phrase saisie au vol, un regard qui avait croisé le sien étaient le départ d’imaginations triomphantes. Il prêtait à ces anges une vie irréelle, supra-humaine, sans rapport avec la vie des garçons. S’il avait regardé autour de lui, il eut vite perdu ses illusions. Il avait tous les jours sous les yeux, la vie terne de sa sœur Louise, qui peinait sur les bancs de l’école et enviait la liberté dont jouissait ses frères. Pierre, de son côté, s’informait discrètement de Louise. Il lui avait même adressé quelques compliments devant son frère. Mais pour Auguste, Pierre était un confident. Il n’imaginait pas qu’il pût avoir une vie propre. Non ! ce qui arrivait à Auguste, ne pouvait souffrir la comparaison.

Redoutant de ne pas rencontrer une femme qui l’aime, Auguste s’efforce par tous les moyens de donner l’illusion qu’il est aimé de Germaine. Il désire obscurément que Massénac, à qui il a souvent parlé de la jeune fille, partage son admiration pour celle-ci.

VII

Depuis quelque temps, Massénac défend le paradoxe que la vie est un jeu où la police est l’adversaire qu’il faut déjouer. Il s’est procuré un Code criminel et il consacre à cette étude passionnante ses jours et ses nuits. Il a déjà trouvé vingt moyens d’enfreindre la loi sans en subir les conséquences. Sa science est encore toute spéculative. Comme un néophyte, il tient à convaincre. Il expose des cas à ses camarades, les invite à le prendre en défaut. Partout où il va, il apporte la même préoccupation. Certains sont scandalisés, d’autres se moquent de lui.

La séance à laquelle Massénac doit être présenté à Germaine a lieu au Cercle paroissial, dans une salle où se réunissent à tour de rôle, les peintres du dimanche, les dames de Sainte Anne et le cercle ouvrier.

Ce soir, la réunion est mixte. Massénac et Auguste prennent place dans un coin de la salle nue, où les cadres ne sont même pas accrochés, mais appuyés aux murs, posés de guingois sur des meubles ébréchés et même sur des fauteuils. On les déplace pour s’asseoir.

Il y a là des femmes vieilles et laides, des adolescentes excitées, une femme de trente ans dont les cheveux tout blancs contrastent avec les traits jeunes, la peau fraîche ; une fillette au visage fané, des vieilles filles en grand nombre, reconnaissables à leurs jupes désuètes, à un lorgnon, à des chemises attachées au cou, à leur visage luisant ; des hommes, presque tous laids et vieux ou efféminés. Pierre se demande où tous ces gens se cachent le jour dans Deuville et surtout quel miracle a pu opérer leur rencontre. Isolés, ils passeraient inaperçus. En groupe, ils s’éclairent étrangement les uns les autres.

Massénac veut raconter à Auguste le dernier procédé qu’il a découvert pour déjouer la loi : le crime parfait. Auguste ne l’écoute pas. Une jeune fille, qui a remporté un prix de musique, s’installe au piano. Sa mère, en robe claire à petites fleurs, se tient debout, près d’elle, la main sur le cahier de musique, prête à tourner les pages, un sourire triomphant dans tous les plis de son visage.

La jeune pianiste, en robe blanche, plutôt grassouillette, sourit gentiment. Auguste remarque dans l’oreille de Pierre qu’elle offre d’une façon mélancolique le contraste d’une beauté indéniablement virginale et d’un regard qui ne l’est plus.

Durant l’intermède, on sert du punch aux invités. Auguste veut refuser, mais Massénac prend un verre pour lui.

Enfin, Germaine paraît. Elle a quelque chose de félin dans la démarche et dans sa chevelure sombre courent des reflets mordorés. Elle n’est pas belle, mais vive, enjouée ; tous ses gestes disent le plaisir d’agir. Pierre l’aime aussitôt.

Un chanteur à lorgnon succède à la pianiste. Massénac ne quitte pas des yeux Germaine qui a l’air de s’amuser. Pendant l’intermède, des groupes se forment : en dépit des efforts des organisateurs, ils ne se mêlent pas. Une adolescente pousse l’inconvenance jusqu’à se laisser embrasser entre deux portes.

Enfin, Germaine se libère d’un groupe de vieilles filles et ils peuvent l’approcher. Elle a amené une amie. Après les présentations, Auguste les entraîne dans un restaurant.

Massénac est ébloui par le luxe qui l’entoure, le menu compliqué, l’éclat des couverts. Auguste parfaitement maître de lui, indique sa place à Massénac à côté de l’inconnue. Pierre est ému, intimidé par le charme de Germaine et absorbé par la crainte de commettre un impair. Germaine est déjà assise. Il s’approche de la table. Auguste lui fait un signe, sous prétexte d’attirer son attention sur un mot de l’inconnue. Il comprend et présente la chaise à la jeune fille.

Germaine ne le regarde pas. La compagne de Pierre, moins jolie que Germaine, est aussi intimidée que lui. Auguste conduit la conversation, s’adressant à l’une ou l’autre jeune fille, les interrogeant, les taquinant, relevant leurs moindres propos, les commentant, pour en faire ressortir la profondeur ou la finesse. Pierre, tout entier à la tâche de surveiller ses compagnons pour imiter leurs gestes, ne réussit pas à se mêler à la conversation, qui, d’ailleurs est un monologue d’Auguste, rendu particulièrement brillant par l’admiration des deux jeunes filles. Après le souper, celles-ci ne veulent pas se séparer. Elles remercient Auguste, font en chœur son éloge. Elles ont promis de rentrer ensemble. Massénac, oublié de tous, parle alors de partir. Germaine proteste, mais Auguste dit :

— Il est fatigué. Il sait mieux que toi ce qu’il doit faire.

Auguste ne pense pas que Massénac a senti l’incorrection de cette remarque. Celui-ci n’en laisse rien paraître et s’en va, délivré.

Germaine reproche à Auguste sa dureté. Il est heureux qu’elle l’ait remarquée.

— Vous ne gardez pas longtemps vos amis, dit l’inconnue.

— Vous croyez, dit-il. Il se met à rire, se sentant admiré.

La mauvaise humeur d’Auguste contre Pierre a une cause secrète. Le jeune homme aime à discuter avec Louis et Maurice Lavelle qui l’ont suivi au collège. Il a eu l’imprudence de leur présenter Massénac qu’il se flattait d’élever ainsi avec lui. Or, comme Germaine, les Lavelle prennent Massénac trop au sérieux. Ils ne font aucune différence entre lui et Pierre et même invitent seul ce dernier. Auguste en souffre. Les taquineries des deux frères devant son camarade, froissent son amour-propre.

Auguste, en quittant ses compagnes, s’enferme dans sa chambre sous prétexte de travailler. Il s’installe à la fenêtre dans l’obscurité et laisse errer sa pensée. Que font en ce moment ses amis Lavelle ? Louis est un bon vivant. Il est gras et jovial. Il traite comme ses plus intimes amis les gens qu’il rencontre pour la première fois. Auguste, au contraire, est exclusif en amitié. Il ne se livre pas facilement.

Maurice Lavelle est tout l’opposé de son frère. Il est grand et malingre. Il se range dans la catégorie des types sensibles. Son défaut, c’est de se méfier de son intelligence, qui est fine. Il trouve péniblement ses idées ou plutôt les formules qui enveloppent ses sentiments devant une idée.

Louis et Maurice ne peuvent comprendre qu’Auguste défende sincèrement une opinion d’une façon brillante. « Je me méfie de ce qui brille », dit Louis, qui est attiré par Massénac parce que celui-ci est sans surprise. Quand Auguste a longuement discuté, exposé sa pensée avec feu, alors que Massénac n’a fait que poser les questions, Louis résume le débat en disant : « Massénac a été très brillant. » Cette phrase a le don de déprimer Auguste.

VIII

Vers cinq heures, les nuages accumulés par le feu de l’après-midi envahissent le ciel. Pierre, immobile dans une chaise longue, sur la vérendah, fixe le trou noir que forme à distance la porte à guillotine de la cour d’un tonnelier. La rue est déserte. C’est l’heure où, dans les familles pauvres, les enfants absorbent un souper hâtif.

Pierre pense à l’avenir. Il souffre de se sentir inutile. Il voudrait assumer des responsabilités, retrouver le matin en s’éveillant des problèmes d’hommes à résoudre. Il aurait le courage de lutter contre tout le monde. Mais il est inutile. Il n’a rien ; il ne peut rien. Il a seize ans.

Depuis longtemps déjà, il a l’idée que c’est par la femme qu’on entre dans le plein de la vie. Une femme comme Germaine Lavelle. L’image de la jeune fille se détache sur le fond gris de ses pensées, accompagnée d’un désir indéfini. Tout d’abord son dessein n’est pas de lui parler, mais de se dissimuler quelque part et de la regarder sans être vu d’elle. Pourtant Pierre n’a rien d’un rêveur. Il n’a pas au sujet des femmes les mêmes illusions qu’Auguste. Mais la timidité de Massénac vient de son ignorance des usages. Si seulement, il pouvait entraîner Germaine hors de son milieu…

Il soigne particulièrement sa toilette, enduit de gomine ses cheveux rebelles, frotte ses joues et sa nuque d’eau de Cologne. À huit heures, il se dirige, d’un pas décidé, vers l’hôtel où Auguste lui a dit que Germaine va danser.

Au moment où il va pénétrer dans le premier salon, Germaine en sort et s’arrête à quelques pas de lui. Elle ne paraît pas le voir et poursuit en anglais une conversation commencée avec un jeune homme en habit. En la voyant si vive, parlant si familièrement une langue étrangère, Pierre croit s’être trompé. Pourtant ce sont bien le teint chaud, et le regard, les cheveux fauves qu’il a admirés le dimanche précédent. Comme si elle voulait dissiper tout doute quant à son identité, Germaine retourne dans la salle et reparaît presque aussitôt avec son frère Maurice.

Maurice aborde familièrement Massénac, havarde un moment sans s’occuper de sa sœur, puis il s’excuse et disparaît. Pierre regarde Germaine qui sourit.

— Viens, dit-il sans préambule.

Il a presque crié cet appel et il attend angoissé la réaction de la jeune fille. Il devrait parler pour enlever à cette invitation ce qu’elle a de sauvage, mais il ne trouve rien.

Germaine continue de sourire.

— Bonsoir Pierre, dit-elle, comme si elle n’avait pas entendu. Puis se ravisant, elle ajoute : Où allons-nous ?

— Au cinéma.

— Comme c’est amusant, j’y pensais justement quand vous êtes entré. Mais avant de partir, il faut que je dise un mot à Auguste.

— Il est ici ?

— Oh ! non, je vais lui téléphoner.

Il veut s’éloigner par discrétion, mais elle le rappelle.

— Qu’allez-vous lui dire ?

— Je ne sais pas, dit-elle, en décrochant le récepteur.

Une voix répond. Elle retrouve un ton indifférent :

— Je suis dans une cabine de téléphone, à l’hôtel. Je voulais te demander si tu veux venir me chercher chez ma tante, ce soir, vers minuit.

— …

— Ça m’aurait fait plaisir. Nous aurions pu revenir à pieds et manger quelque chose avant de rentrer.

Et après un silence.

— Je te verrai demain.

Tout ceci est un mensonge. La jeune fille a téléphoné à Auguste pour être certaine qu’il ne tentera pas de la rejoindre. Germaine conçoit l’action d’une façon simple comme la ligne droite. Elle pense que les complications sont créées exprès. Tout son art consiste donc à distraire l’adversaire, à inventer de faux indices.

Massénac, s’il tenait à tromper sur lui-même, ne jugerait pas qu’il a réussi s’il ne pouvait tromper tout le monde. Germaine élimine ces scrupules et ces complications. Elle ne tient d’ailleurs à tromper que le temps qu’il lui faut pour obtenir un avantage sans même envisager le démenti qu’elle se donnera le lendemain.

En raccrochant le cornet, elle redevient une petite fille et, aussitôt, Pierre oublie la duperie dont il vient d’être le témoin et le bénéficiaire.

Une odeur de jasmin monte de sa robe noire, trop longue. Pierre sent son sang-froid le quitter.

— Attends-moi un instant, dit-elle, en sor­tant de son réticule un petit nécessaire de toi­lette.

Il parle pour conjurer la magie de ce corps et pour ne pas se laisser aller au trouble qui l’émeut jusque dans les lombes. Il lui tend les bras pour l’aider à se lever, mais elle décline son assistance et reste devant lui, provocante.

— Allons au cinéma, dit-il.

Ce soir-là, en revenant rue de la Manufacture, Pierre Massénac se sent déborder de joie. Main­tenant qu’il est seul, le jeune homme repasse dans son esprit les mots, les gestes de Germaine, il leur trouve un langage secret, et s’exalte à la pensée qu’il la reverra souvent.

Pierre et Germaine dansent ensemble tous les soirs mais ils sont toujours aussi étrangers que le jour où Auguste les a présentés l’un à l’autre. Quand Pierre n’arrive pas le premier, la jeune fille ne l’attend pas ; elle part avec un autre. Le jeune homme souffre de cette indiffé­rence irritante.

En dépit de ses allures, du plaisir qu’elle éprouve à danser tous les soirs, Germaine est restée une petite fille qui ne voit dans les garçons que des compagnons de plaisir. Elle préfère ceux qui comme elle s’adonnent au jeu sans arrière-pensée amoureuse. Aussi, ne tarde-t-elle pas à se lasser de Pierre, qui à ce point de vue ressemble à Auguste. Elle le taquine, se moque de ses airs langoureux, réussit à rendre le jeune homme très mal avec lui-même.

— Tu n’as pas de plaisir avec moi, dit-elle, pourquoi continues-tu à me chercher ?

— Il n’y a pas que le jeu dans la vie.

— Pour moi, il n’y a que cela, du moins en ce moment.

Pierre la voit moins souvent. Elle ne paraît pas souffrir de son éloignement et le traite en camarade. L’aventure de Massénac s’est terminée comme celle d’Auguste.

IX

Pendant les quelques jours où Pierre a cru aimer Germaine, son caractère s’est adouci. Il se sentait léger, débordant d’affection pour les êtres et les choses. Eugénie a deviné qu’il aimait. Mais cette éclaircie fut de courte durée. Les mauvais jours sont revenus.

Eugénie est devenue incapable de penser. Son cerveau obscurci par la douleur ne fonctionne plus. La pauvre femme en a eu la révélation un jour que Pierre, qui s’était absenté de l’école, lui a demandé un mot d’excuse pour le professeur. Elle s’est assise à la table pour écrire et s’est aperçue qu’elle ne pouvait plus. Une sorte de timidité paralysait sa main. Pierre a préparé le billet. À compter de ce jour, elle a prié son mari de rédiger les billets et de signer les bulletins.

Elle ne sait plus quels moyens inventer pour se soustraire à la haine dont Pierre la poursuit. Elle se résigne à entreprendre son premier voyage en vingt ans. Son mari la reconduit chez une de ses sœurs, à Montréal. Au fond de son cœur, elle espère qu’une absence améliorera ses relations avec son fils. Mais au bout d’une semaine, ne tenant plus en place, elle revient.

Partie en santé apparemment, Eugénie revient l’ombre d’elle-même. Le voyage l’a beaucoup fatiguée, mais le chagrin la mine encore plus. À son retour, elle s’est mise au lit. Le docteur vient tous les jours lui donner des piqûres. « Elle n’a plus de sang », dit-il.

Quand elle était malade, dans sa jeunesse, elle a eu les maîtres de la profession, puis d’autres moins sûrs et, à sa mort, elle n’a qu’un médicastre quelconque qui porte une chemise d’une blancheur douteuse et dont toute la personne respire la table frugale et le réduit malpropre.

À mesure que sa fin approche, Eugénie semble avoir peur de Pierre ; elle ne veut pas rester seule avec lui. Quand il est là, ses yeux se remplissent de terreur. Elle ne parle plus. Quand elle appelle, ce n’est jamais lui.

L’agonie est commencée. La conscience d’Eugénie semble s’éclairer de lueurs nouvelles à mesure que ses forces déclinent. Elle s’interroge sur sa conduite à l’égard de Pierre par qui elle a souffert. La malheureuse en arrive à croire qu’elle a mérité cette souffrance et cette mort. Elle accepte de n’être pas aimée, parce qu’elle n’en est pas digne.

Dans un rêve, elle se revoit, jeune et gaie. Malgré ses vifs désirs, elle n’a pas d’enfant. Elle revoit, comme si elle était là, sa femme de ménage, Caroline, une pauvre fille un peu folle qui, à vingt ans, a épousé un vieillard qu’elle soigne avec dévotion et que, par son travail, elle fait vivre. Ils ont un fils que Caroline adore. Caroline a le teint jaune ; ses cheveux ont prématurément blanchi, et elle n’a plus, selon l’expression populaire, que la peau et les os. Son fils est vêtu de velours et porte des bijoux d’enfant, ce qui achève d’accuser le contraste entre sa mère et lui.

— Il ne sera pas comme son père, dit-elle.

Pierre rit de ses petites dents et deux fossettes se creusent au coin de sa bouche. Sa mère le dévore de baisers. Eugénie dit :

— Ça ne vous fatigue pas, Caroline, de porter ce petit partout où vous allez. Il est bien lourd.

— Allez, ça me fatigue, madame Eugénie, mais je peux pas le laisser seul avec pépére, il s’ennuierait trop.

— Si vous me le laissiez une journée de temps en temps, ça le distrairait. Voyez comme on s’entend bien tous les deux.

Pierre embrasse Eugénie, la comble de caresses.

— Je sais bien qu’il serait mieux ici qu’avec moi d’un bord et de l’autre, mais de le voir ça m’encourage au travail.

— Si vous changez d’idée, je le prendrai volontiers. Il pourrait coucher dans ce petit lit.

Eugénie est tourmentée par ce souvenir. Elle essaie de détourner la tête pour le chasser, mais elle n’en a plus la force. La sueur inonde l’oreiller sous sa tête. Elle revoit le petit lit à barreaux blancs, recouvert d’un sommier de grand luxe et surmonté d’un ciel de lit en mousseline. Caroline ouvre de grands yeux.

— Couchez-le dedans pour qu’il fasse un petit somme pendant que vous travaillez.

Plusieurs fois, la pauvre Caroline quitte son travail pour venir admirer « son prince » qui dort sous une courtepointe de soie bleue. Bientôt, Pierre appelle indifféremment Eugénie et Caroline du nom de maman.

— Le petit sans-cœur, je cré qu’il aimerait autant rester avec vous. Et qu’est-ce que maman deviendrait sans son petit prince ?

Caroline à la seule pensée d’être séparée de son fils, fond en larmes.

— Voyons, voyons, Caroline, je l’aime autant que vous, mais vous êtes sa mère.

— Une bien pauvre mère, allez ! Vous avez plus le tour que moi et quand il arrive ici, il a l’air d’aimer mieux ça que dans not’pauvre maison.

L’idée d’adopter Pierre hante le cerveau simple d’Eugénie. Les gens simples sont plus que d’autres capables de passions violentes ; ils n’ont pas de diversions. Elle trouve des arguments pour écouter son démon : cet enfant ne mène pas une vie normale ; avec moi, il aura tout ce qui lui manque.

La scène change : elle consulte ses parents, le curé et enfin le notaire. Tous approuvent le projet d’adoption. Elle trouve même un allié imprévu dans la personne du mari de Caroline.

— Que ferez-vous de Pierre quand vous ne pourrez plus travailler, Caroline ?

— Je suis encore bonne, madame Eugénie, personne ne s’est encore plaint de moi. Je suis pas bien fine mais je recule pas devant le gros ouvrage.

— Oui, mais ce n’est pas une vie pour un enfant de vous suivre ici et là, vous ne pouvez pas toujours le surveiller.

— Je le sais bien.

— Si vous me le laissiez, j’en prendrais soin comme s’il était à moi ; il irait à l’école avec les autres enfants, et plus tard nous lui laisserions tout ce que nous avons.

— Je me dis bien qu’il serait mieux avec vous. C’est triste pour un enfant dans not’ maison, mais je l’aime trop.

— Si vous l’aimez pour lui, vous devez vouloir qu’il soit bien élevé, qu’il aille à l’école, qu’il ait une chance dans la vie.

— Je le sais bien. Je me le dis aussi, mais je peux pas.

Caroline se laisse décider. Elle cède ses droits devant notaire à la condition qu’elle pourra en tout temps voir son fils. Les papiers signés devant la cour, Eugénie devient jalouse de Caroline. Sa passion pour l’enfant lui montre la mère sous un nouveau jour : arrogante, voleuse, répliqueuse. Elle l’emploie moins souvent et même sort avec Pierre les jours où Caroline vient. Peu après, la pauvre servante et son mari quittent la ville…

Le rêve est terminé. Eugénie ne sait ce que Caroline et son mari sont devenus. Qu’importe d’ailleurs ? Elle s’est si longtemps répété qu’elle avait raison, qu’elle avait agi pour le bien de Pierre… maintenant elle est incapable de démêler ce qui s’est passé. Caroline était-elle ce qu’elle a voulu la croire ? N’a-t-elle pas exagéré ?

Si elle pouvait en ce moment défaire ce qui est fait, retrouver la paix et rendre la joie à Pierre, elle sent qu’elle accepterait de sacrifier les années de bonheur qui ont suivi. Il est trop tard. Son impuissance l’accable. Elle tente de se lever ; elle se jettera aux pieds de Pierre et lui demandera pardon. Mais elle est paralysée.

Bernard vient d’entrer dans sa chambre, suivi du médecin. Celui-ci s’approche du lit, prend le pouls de la malade et annonce : « Ce n’est plus qu’une question d’heures. »

Pierre est seul avec la malade. Il la regarde, les yeux mauvais. Depuis quelques jours, il entre parfois dans la chambre quand son beau-père est absent. Il ressent avec une force étrange la tentation de traduire en acte une idée qui germe depuis longtemps dans son cerveau. Étrange force d’une idée à laquelle on attache une importance relative et qui bientôt en prend une absolue au point de changer le cours de notre vie.

Il prend une épingle, qui traîne sur la table de chevet et, se penchant au-dessus de la forme inerte, de la main droite, il plante l’épingle dans la lèvre d’Eugénie, dont les yeux se remplissent d’horreur et de pitié.

Crispé, il regarde l’épingle et la lèvre où le sang ne paraît pas. Il se rappelle une autre scène, de son enfance, la chauve-souris morte, qui, elle non plus, ne saignait pas.

Eugénie le regarde, les yeux remplis de larmes ; elle n’éprouve plus devant lui aucune terreur. Elle sait ce dont il est capable et ce qu’il pense. Elle a pour lui une immense pitié. Elle veut tendre les bras vers lui et ses lèvres essaient de former le mot « pardon ». Et tout à coup, Pierre éclate en sanglots et se jette à genoux au pied du lit. Il a pardonné, mais il ne peut pas se résoudre à aimer. Au fond, il n’a fait que cela depuis qu’il la poursuit de sa haine. Chaque fois qu’il la frappait, c’est son propre cœur qu’il atteignait.

Eugénie est morte, la chair a cédé à la hauteur du poumon et un liquide visqueux s’épand dans le lit. C’est d’une pneumonie qu’elle mourait après avoir tant souffert par le diabète. Ses jambes étaient enflées et déformées ; ses bras ramollis pendaient à ses côtés. Les seins et le menton s’étaient affaissés.

Il y avait longtemps qu’elle n’inspirait plus que de la pitié. Le médecin avait dit à son mari, un an plus tôt, à la suite d’une pleurésie : « Maintenant qu’elle a passé cela, il n’y a plus rien pour la faire mourir. Il vous faudra la tuer. »

Bernard se rappelle le sourire moqueur qu’elle avait jeune fille, ses clignements d’yeux quand elle s’amusait, sa voix de fausset, les mots d’anglais qu’elle introduisait dans ses phrases quand Pierre était présent. Il était jaloux, car elle était belle.


On a installé le corps, revêtu d’une robe noire, au milieu du salon, sur deux chevalets, recouverts d’un drap. Pendant l’ensevelissement, une vieille folle toute contrefaite et décharnée, qui habite une bicoque branlante aux murs couverts de vignes, est entrée sans frapper. Elle a déposé une gerbe de roses sauvages sur la table et elle est partie sans ouvrir la bouche. Au fond de la pièce, le portrait de Pierre, exécuté par un artiste forain d’après une photographie, domine Eugénie dans la mort, comme il l’a dominée durant sa vie.

Pierre Massénac a dix-sept ans. Il jette un dernier regard sur celle qui prétendit remplacer sa mère. Il n’a plus de haine dans son cœur depuis le coup d’épingle. Cependant il n’éprouve aucun regret d’avoir, par sa conduite, hâté sa mort. Maintenant, elle peut le comprendre, comprendre qu’il ne l’a jamais haï comme il s’est haï lui-même, lui pardonner comme il pardonne.

Il va rejoindre son poste à bord d’un navire de la marine marchande. En partant, il pense : « Laissons les morts enterrer les morts. »

X

Une odeur de laine sale, de sueur et de moisissure flotte dans l’air surchauffé de l’entrepont.

Le quartier-maître remet à Massénac ses deux couvertures et lui désigne son lit, une boîte suspendue, recouverte de deux matelas. Un couloir étroit sépare les deux rangées de lits étagés qui se font face.

Le jeune homme déplie les couvertures qu’on lui a données et un nuage de poussière s’en dégage. Il est huit heures. Il monte dans son lit, et se dévêt, sa valise et ses vêtements pêle-mêle autour de lui. Ne sachant où mettre ses chaussures, il les aligne contre le mur. Il est surtout honteux de ne pas connaître les usages.

Le navire est en mer.

Pierre s’éveille longtemps avant la cloche. Il saute à bas de son lit. Les hommes se précipitent à l’entrée du réduit où se trouvent les cuvettes et un baril d’eau pour les ablutions. Il les suit. Personne ne lui parle et il ne veut pas, le premier, rompre le silence qu’il juge hostile. Il regarde ses compagnons.

Tous ces visages ne dépareraient pas un dortoir de pénitencier. Et ce sont les hommes avec qui il doit vivre pendant six mois ! Près de la porte, le premier lit est occupé par une sorte de nègre, à la bouche dégarnie où pointent trois ou quatre chicots pourris sur des gencives violettes ; son compagnon est un géant à la tête et au cou de taureau, à la poitrine carrée et velue ; vient ensuite un grand vieillard, puis un homuncule au visage replet et au ventre rebondi.

Les ablutions à l’eau froide lui rendent le goût de la vie. L’air est vif. Son apprentissage de la vie de marin commence. Pierre est adroit et fort ; ce qu’on lui apprend, il ne l’oublie pas.

Les premiers qui lui adressent la parole, ce sont Mirion, le charpentier, et le cuisinier Lancinet, un idiot. À tout ce qu’on lui dit, Lancinet répond : « Oui, oui », et il fait mine de s’affairer. On le taquine sans cesse et il n’a que son rire hébété pour se défendre. Mirion a pitié de lui quand les choses vont trop loin, mais d’ordinaire, il se contente de rire des tours qu’on lui joue. Comme Lancinet a l’habitude d’être sauvé par Mirion, quand il ne comprend pas et que son rire n’a pas désarmé ses bourreaux, il tourne ses yeux bleus de vieille biche vers son protecteur. Si le charpentier garde son sérieux, il part aussitôt et se jetterait à la mer plutôt que de reculer. On lui fait accomplir des choses impossibles. Il a le visage plissé et glabre d’une vieille femme, et des yeux bleus très limpides. Il mange safrement, à la façon d’un animal.

Mirion ne fraye pas avec les autres. Rencogné dans son lit, où il cherche refuge en entrant, toujours à l’affût, sans qu’il y paraisse, des conversations, il rit tout seul de tous les plis de son visage de célibataire asexué. Il a toujours le fil et l’aiguille à la main, ravaudant ses bas, mettant des pièces à ses chemises.

Pierre a pour voisin, le vieux Rèque, avare, mesquin, fureteux, voleur de bouts de corde, de bretelles, de ceintures, de tout ce qu’on laisse hors de son sac. Un soir, en entrant, Pierre aperçoit sur le coffre de Rèque, une paire de bas qu’il a cherchée la veille. Rèque les a chipés ; mais par scrupule, il ne cache pas ses larcins : quand il s’empare d’un objet, il le place en évidence sur son lit à l’entrée des hommes. Quand on réclame, il proteste :

— Il était là.

— Qui est-ce qui l’a mis là ?

— Tu l’as maintenant. T’as pas besoin d’avoir le pave.

Le pave, dans leur argot, c’était faire une tête, garder rancune ou simplement manifester de la mauvaise humeur.

En entrant, les hommes se débarrassent de leurs vareuses. Chacun puise son eau dans un baril, se débarbouille et laisse la place à son voisin. La cloche sonne toujours trop tôt. Les derniers se décrottent à la hâte pour ne pas être mal notés.

Par temps calme, on se groupe à trois ou quatre sur le pont et on raconte des aventures. Dans l’ombre qui envahit le bateau, ces histoires prennent des proportions d’épopée.

Arnim est le premier homme par qui Pierre entend parler des filles. C’est un grand et solide gaillard au teint rouge, au crâne poli comme une bille de billard. Par économie, il rase toutes les semaines le peu de cheveux qui lui poussent autour des oreilles et au bas de la nuque. Grand amateur de femmes et abonné des petites maisons, il parle de ses aventures au moment de toucher un port.

À la veille d’une escale, le quartier-maître demande à Pierre d’écrire une lettre à sa belle-sœur, une fille d’hôtel, dont il est l’amant. Il ne remercie pas. Il fait relire la lettre, cachette l’enveloppe et l’emporte.

Arnim et le quartier-maître ont conspiré de conduire Lancinet dans une petite maison d’Auckland pour se gausser de lui. Les autres sont dans le complot à l’exception de Mirion et de Pierre. Le pauvre cuisinier, qui ne se doute de rien, se prépare à partir avec ses bourreaux.

— Où vas-tu Lancinet, demande Massénac ?

— Oui, oui, dit l’idiot.

Le jeune homme le secoue.

— Qui t’amène à terre ?

— Oui, oui.

— Qui ?

— Arnim, oui, oui.

Mirion a compris ce qui se prépare. Mais il ne se sent pas de taille à s’attaquer à Arnim. Massénac n’a jamais eu peur d’un homme.

— Tu restes ici, dit-il à Lancinet. Tu m’entends ?

— Oui, oui.

— Il t’a dit qu’il venait avec nous, dit Arnim.

— Il a changé d’idée.

— Tu n’es pas son père.

— Il ne sortira pas.

Arnim en parlant s’est rapproché du jeune homme. Avant que celui-ci se doute de son intention, il lui assène un coup de poing à la tête. Pierre s’est garé, mais trop tard. Le coup l’atteint le long de la tempe. Il tombe à la renverse. Arnim, qui le croit inconscient, lève le pied pour lui broyer le visage, mais Massénac a prévu le coup. Il saisit le pied au vol et d’un mouvement rotatoire, il arrache l’homme de terre. Ils se relèvent ensemble et pendant quelques instants se mesurent du regard. Massénac attaque.

Arnim halète sous les coups qu’il tente de porter au jeune homme ; Pierre profite de son avantage et ménage ses forces. Quand son adversaire lui paraît suffisamment énervé, il le frappe à l’estomac et pendant qu’Arnim, courbé, rassemble ses forces, il se jette sur lui et de ses deux poings rassemblés, l’achève d’un coup de massue. Instinctivement, Arnim tente de se soulever, puis il retombe inerte.

Pierre regarde la chambrée.

— Lancinet ne sort pas, dit-il.

Il y a là deux ou trois hommes qui pourraient l’étendre aux côtés d’Arnim, mais ils admirent le courage du « jeune », comme ils l’appellent, et ne bougent pas. D’ailleurs, Arnim n’est pas aimé, et au fond d’eux-mêmes, les hommes reconnaissent que Massénac a raison.

Lancinet n’a pas compris ce qui s’est passé. Mais il voit que Massénac est le plus fort, que c’est à lui qu’il doit obéir.

À terre, Pierre Massénac a invariablement le mal du pays. Son ami Auguste, inscrit en droit, le laisse maintenant six ou sept mois sans nouvelles. Les lettres du jeune étudiant donnent froid au marin. Elles ne partent plus du cœur. Pierre les compare à des articles de revue : elles lui sont destinées, c’est vrai, mais elles ne lui apportent plus rien. Si encore Auguste lui donnait des nouvelles de Deuville, de son frère Claude, de sa sœur Louise, les seuls êtres auxquels l’exilé soit encore attaché, parce qu’ils touchent à Auguste. Il y a aussi Germaine Lavelle, restée pour Pierre le prototype de la femme. Les filles qu’il rencontre dans les ports : serveuses de bar ou de restaurant, danseuses vénales, Vénus de carrefour, ne lui ressemblent guère. Et le jeune homme qui déteste Deuville, où il a souffert et haï, aspire à y retourner riche et respecté.

XI

Auguste Prieur avait souvent lutté contre la tentation d’abandonner ses études, mais il sen­tait bien qu’à aucun moment il n’avait été en son pouvoir de le faire. Quand il se jugeait perdu, des événements indépendants de sa volonté sur­venaient et orientaient sa vie dans le sens de son désir. Pour un jeune Canadien, il y a deux tentations, qui se présentent sous des formes parfois insidieuses, mais qui peuvent se rame­ner à ceci : « Avec ton talent, si tu te mêlais aux Anglais, tu pourrais aller loin » ; c’est la pre­mière tentation ; la seconde, plus subtile, porte le jeune bachelier, qui reçoit les livres et les revues de Paris, à se juger supérieur à tout ce qu’il voit autour de lui et à aspirer, sinon à aller vivre en Europe, du moins à créer autour de lui une petite tour d’ivoire européenne du haut de laquelle il méprise son pays.

Auguste avait vu plusieurs de ses amis suc­comber à cette tentation, plus déprimante par­ce qu’elle n’engage pas la vie active et que, comme la tentation anglaise, elle n’implique pas une renonciation. Ils finissaient par ne plus s’aimer eux-mêmes. Ils étaient stériles.

Auguste connaissait peu de jeunes gens qui n’avaient pas passé par le feu d’au moins une de ces tentations. Mais alors que la tentation anglaise est une tentation dynamique, qu’elle promet une plus grande puissance d’action, qu’elle est une maladie de l’adolescence, au moment où tout dans notre vie dépend des autres et que nous n’avons ni la force, ni l’argent, ni même un métier qui nous permette d’agir, la tentation européenne est la tentation du désespoir.

Celle-ci avait longtemps mis le jeune Prieur en désaccord avec lui-même. Il ne vivait plus selon ses sentiments, ni ses pensées. Il ne faisait rien dans la maison, ne touchait à rien de ce qui entretenait sa vie. Il passait tous les jours dans la même rue et n’en connaissait ni les maisons, ni les hommes. Il ne savait pas le nom des fournisseurs. Rien ne le retenait, rien ne l’attirait que les livres et l’espoir d’aller vivre à Paris.

Il fréquenta les boîtes de nuit, où sans s’amuser beaucoup, il put observer le demi-monde et se donner l’illusion d’échapper à la vie bourgeoise de son entourage.

Ces soirées, dont il appréhendait le retour, étaient infiniment tristes. Il se sentait déclassé dans ce milieu où, en petit provincial qu’il était, il ne se départait ni de sa dignité ni de son ennui. En rentrant à la maison, à l’heure où le firmament commence à pâlir, il s’apitoyait sentimentalement sur son sort, souhaitant un événement imprévu qui le tirât de cette misère. Il y retournait néanmoins, attiré par l’espoir de rencontres impossibles qu’il ne cherchait plus que là. Ses congés eussent été infiniment longs sans ces bruits, ces lumières, ces danses, au milieu de visages inconnus. Ils ne l’étaient pas moins ainsi, mais du moins, il n’était pas seul.

À cette époque, il ne se passait pas de mois qu’il ne songeât à quitter son pays. Cependant, il s’était depuis si longtemps habitué à maintenir dans son esprit l’ambition d’être un jour avocat, qu’elle lui était aussi présente que l’idée de son salut. Ce fut cette ambition qui l’empêcha de sombrer, comme tant d’autres, dans un dilettantisme stérile.

Quand Auguste revint de l’université, il trouva un Massénac changé, plein de rancœur contre la marine marchande qui l’avait rayé de ses listes à la suite d’une affaire de contrebande. Cependant le jeune marin n’avait pas été inquiété par la police et on n’avait rien pu prouver de précis contre lui.

Auguste savait que Massénac faisait une distinction entre la légalité et la moralité d’un acte. Dans la mesure où il jugeait ses actes moraux, enfreindre la loi devenait pour lui un match d’intelligence avec la police et la société, considérées comme l’adversaire.

Pierre avait été profondément blessé que la société ne s’en tint pas aux règles du jeu. Bien qu’il eût déjoué la police, et qu’on n’eût contre lui que de vagues soupçons, la compagnie de navigation l’avait renvoyé comme un indésirable. Un désir de revanche contre la société animait sa vie. Il ne pouvait plus vivre à terre. Il projetait de s’embarquer pour l’Orient. En attendant, il passait ses nuits dans la compagnie de ce que Deuville comptait de voyous et de prostituées.

Un soir, Auguste invite Massénac par curiosité, à dîner avec Maurice et Louis Lavelle. Le jeune Prieur, qui est un habitué du restaurant, pilote ses amis. Ils s’attablent près de la fenêtre.

— Lucienne, que nous recommandez-vous ? dit Auguste.

La jeune fille fait mine d’étudier un moment le menu et pose son doigt sur le troisième plat.

— Vous êtes bien charmante, ce soir, Lucienne, continue-t-il d’une voix un peu traînante.

— Merci, dit-elle en rougissant, à cause des trois jeunes gens qui l’accompagnent et qu’elle ne connaît pas.

— Il est taquin, continue-t-elle à leur intention.

— Nous sommes de son avis, disent ensemble les deux frères.

Massénac qui la regarde fixement n’ouvre pas la bouche. Il est plus grand que ses compagnons et ses yeux gris, mal habitués à regarder les femmes, sont pleins d’un désir qui les rend mauvais. On sent que s’il desserrait les lèvres, ce serait pour lancer quelque brutalité qu’il ne pense pas. Lucienne lui sourit plus longtemps qu’aux autres et se dirige vers la cuisine.

— Lucienne ! dit Auguste.

— Oui, monsieur Prieur.

— Pouvez-vous nous servir dans un petit salon ?

— J’ai encore deux desserts, mais si vous voulez causer en attendant…

— Pour être servis par vous, nous attendrions toute la nuit.

— Oh là là, fait-elle en s’éloignant avec grâce.

En passant près de la caisse, elle demande de faire préparer le petit salon vert pour M. Prieur et disparaît derrière la porte pivotante de la cuisine.

Le salon vert, où Lucienne conduit les jeunes gens est une petite pièce aux murs lambrissés de reps vert d’eau ; la nappe blanche est décorée de motifs de la même couleur.

— Dans quel bordel nous as-tu conduits, dit Massénac, en qui réapparaît devant ce luxe le petit garçon qu’il est resté.

— Mon cher Massénac, cet établissement possède la plus fine cuisine à Deuville et, autre facteur important puisque je suis votre hôte, mon crédit y est bon. Nous célébrons, ce soir, continue-t-il ironiquement en s’adressant à Maurice Lavelle, la rupture de notre ami avec la marine marchande…

— J’aimerais mieux qu’on n’en parle pas, dit Pierre, et pourtant je ne puis penser à autre chose moi-même.

— Ne t’en fais pas, vieux, dit Louis, tu ne pouvais pas réussir. Le monde est trop mal fait. Ce sont les Prieur qui y réussissent. Ce sont des prudents. En attendant, puisque c’est toi qui payes, Auguste, sonne qu’on nous apporte à boire.

La porte s’ouvre avant qu’Auguste n’ait atteint le bouton et Lucienne apparaît.

— Je suis à vos ordres, messieurs, et je ne suis plus qu’à vous.

— Quatre manhattans pour commencer, délices de mes vieux jours, dit Auguste d’une voix faussement galante.

Lucienne traite Auguste comme une grande sœur traiterait un cadet fantasque et amusant. Tout en évitant de prendre au sérieux ses apostrophes, elle feint de s’en amuser mais sans se départir de sa dignité. Quand elle-même les provoque, c’est sur un ton de persiflage, condescendant et amical.

Lucienne sait par expérience quels sont les hommes dont il faut se méfier et ceux qui tiennent surtout à crâner. Ainsi, elle craint Massénac. Il ne fera pas de discours ; il ne dira que des mots qui portent. Il ne lui a pas encore adressé la parole, mais quand il croit qu’elle ne le voit pas, il la mange des yeux. Elle se sent inquiète, attirée et effrayée à la fois. Dès qu’elle entre, il se renfrogne dans un mutisme bourru.

Elle devine qu’il est malheureux. « Ma petite Lucienne, prends garde à toi », se dit-elle en apportant deux bouteilles de blanc. Auguste lui entoure la taille de ses deux bras ; ce geste devant l’étranger lui paraît indécent, elle rougit et, tout en riant pour ne pas blesser la vanité du jeune homme, elle se dégage.

— Lequel de nous préfères-tu, Lucienne ? dit Louis, que plusieurs apéritifs ont rendu gai.

— Tous les quatre.

En disant ces mots, elle a regardé Pierre (elle a entendu Auguste l’interpeler par ce nom) et elle a l’impression qu’elle s’est trahie, qu’au lieu de « tous les quatre », ses lèvres ont prononcé « Pierre ».

Comme s’il avait entendu son nom, Pierre a levé les yeux et son regard plonge comme une main au fond d’elle. Elle sourit doucement, mais sa joue rougit davantage.

— Puis-je apporter la salade ? dit-elle pour reprendre contenance.

Elle levait les yeux sur Pierre et il a fait « oui » de la tête, sans ouvrir la bouche. Elle ne sait s’il répondait affirmativement à la question qu’elle vient de poser ou s’il répondait à une autre profonde interrogation dont ce « oui » la rend consciente. Ce oui est un engagement dont elle ne mesure pas encore toute la portée et dans les yeux gris, qui se sentent compris, s’allume une incomparable douceur.

— Qu’est-ce que tu lui as fait, Massénac, demande Auguste.

Massénac espère que Lucienne, qui fermait la porte derrière elle, n’a pas entendu.

— Elle n’en a que pour toi, mon cher.

— Elle est honnête, dit Louis.

Chi lo sa ?

Quand Lucienne reparaît, elle a retrouvé sa contenance, mais elle évite de regarder du côté de Pierre qui occupe le haut de la table et tourne le dos à la porte.

— Crois-tu en Dieu ? demande Auguste en riant à Massénac, en levant son verre de liqueur.

— Si vous aviez mon expérience…

— Laissons de côté ton expérience, réponds-moi simplement par un oui ou un non.

Massénac hésite. Tous les yeux sont fixés sur lui. Il ne pense pas à sa réponse. Il se demande quel piège Auguste lui tend.

— Laissez-moi parler.

— Oui ou non ? répète fermement Auguste.

— Non. Regarde-moi, ai-je l’air d’un homme qui a peur ?

— Je le savais, dit Auguste, qui paraît n’avoir pas entendu les dernières paroles de son ami, mais je voulais te l’entendre dire. Je l’ai lu dans tes yeux au moment où je t’ai revu.

— Je suppose que vous imaginez toutes sortes de choses.

— As-tu déjà tué ? demande encore Auguste.

— Il va répondre oui, dit Maurice, il va répondre oui, pour nous épater.

— Tu le déranges avec tes questions, dit Louis.

— Au contraire, je le mets à l’aise, n’est-ce pas Massénac ?

— Pourquoi me demandes-tu cela, dit Massénac ?

— Bientôt, nous serons tous saouls, dit Maurice et ça ne nous intéressera plus.

— Parce que, dit Auguste, répondant à Massénac, un jour ou l’autre un homme comme toi doit tuer.

Massénac prétexte la fatigue, pour se débarrasser de ses compagnons. Quand il a la certitude qu’ils sont partis, il revient au restaurant.

Lucienne sort peu après. Il l’aborde et offre de la reconduire.

— Je demeure tout près, dit-elle, mais nous pouvons marcher un peu. Je savais que vous reviendriez. J’ai aussi lu dans vos yeux que vous êtes malheureux.

— Votre patron ne sera pas jaloux ? demande-t-il cyniquement.

Elle répond fièrement :

— Je suis libre. Je travaille pour vivre. Ce n’est pas toujours facile, mais je suis capable de me défendre. Pourquoi êtes-vous méchant avec moi ?

— Vous avez répondu vous-même à cette question. Je suis malheureux.

— Nous sommes arrivés. Bonsoir.

Elle disparut avant qu’il n’ait eu le temps de répondre.

Des prostituées en maraude flânaient, deux par deux, reconnaissables dans le flot des gens, à leurs manières indiscrètes, pendant que des jeunes filles et des jeunes hommes de tous les milieux étaient happés par les clubs et les dancings aux devantures luxueuses, violemment illuminées. Le flot était si dense dans cette section qu’on n’avançait que pas à pas. On se serait cru dans une grande ville. Pierre entra dans un bar et commanda un whisky.

XII

Lucienne, dissimulée derrière un rideau, attend Massénac. Il lui a promis de l’amener dîner à la campagne. Depuis quelques mois, elle est sa maîtresse. Elle a été séduite par son athéisme, le côté ténébreux de ses aventures en mer, son indépendance à l’égard des femmes. Toutes ces choses excitent en elle le désir de le changer, de le rendre humain.

Il sonne. Arborant son plus gracieux sourire, elle court lui ouvrir…

Massénac conduit à une allure folle. Il ne parle pas. D’ailleurs, sauf dans les réunions où il raconte ses exploits, il parle peu. Il est plutôt taciturne. Lucienne s’abandonne au plaisir de la vitesse. Elle ne pense pas encore aux phrases par lesquelles elle lui annoncera qu’elle est enceinte. C’est si facile quand elle est seule. Devant lui, elle est retenue par une sorte de pudeur.

Dès son premier mot, il paralyse sur les lèvres de la jeune fille le discours qu’elle a préparé : « Avant de repartir… » Sitôt, pense-t-elle. Elle a l’impression qu’elle va défaillir. Le sacrifice qu’elle lui a fait, elle l’a consenti en pleine connaissance de tout. Eh bien, il verra que son amour est à la mesure d’un orgueil d’homme. « Je savais qu’il m’abandonnerait », pense-t-elle. « Je suis allée à lui les yeux grands ouverts. Quand une femme se donne à un homme comme Pierre, c’est pour ne plus se reprendre. » Il parle. Elle croit revenir de loin après un temps qui lui a paru très long.

— Avant de repartir, je voudrais vous arracher à ce milieu, Lucienne.

— Mais il faut que je gagne ma vie.

Elle se tuera plutôt que de livrer son secret.

— Il y a d’autres moyens. Je pourrais vous trouver un autre emploi.

— Mais j’aime mon emploi, Pierre. Pourquoi voulez-vous me le faire quitter ?

— Parce que je suis jaloux de tous ces clients qui vous parlent familièrement, de Bourret qui ne vous quitte pas des yeux…

— Vous vous trompez, Pierre, M. Bourret ne m’ennuie plus. Elle rougit et regrette aussitôt ce dernier mot.

— Alors, il vous a déjà ennuyée ?

— Au début.

Elle se met à pleurer. Massénac pose la main sur son épaule.

— Je suis une brute, dit-il. Je ne connais pas les femmes. J’ai eu des aventures, elles m’ont blessé en me laissant insatisfait. Je suis incapable de rester en place. Ici aujourd’hui, où serai-je demain ?

— N’enviez-vous pas quelquefois ceux qui ont des enfants ?

Si elle espère encore, elle prévoit qu’il va tuer son espoir. Elle devine les mots avant qu’il ne les prononce.

— Pourquoi ? Les enfants sont des entraves quand ils sont jeunes. Plus tard, ils nous quittent. Pensez-vous que mon père n’aurait pas été plus heureux s’il ne m’avait pas donné la vie ?

— Ne dites pas cela !

Ils marchent en silence. Pierre veut revenir à la question de son travail. Cette fois, elle ne le laisse pas finir :

— Je ne vous ai rien demandé, dit-elle.

Ils vont se séparer sans convenir d’un nouveau rendez-vous et Lucienne devine que si elle ne trouve pas le mot qu’il attend, elle ne le reverra plus.

— Pierre, dit-elle.

— Oui ?

— Rien…

— Oui, vous avez quelque chose à me dire.

— Je n’ai rien à me reprocher, dit-elle.

— Alors, quittez votre emploi.

— Je ne puis pas.

Lucienne entre dans le petit appartement qu’elle partage avec une compagne de travail. Anna n’est pas sortie. Devant le visage défait de Lucienne, elle devine la scène qui vient de se passer.

— Les hommes sont tous pareils, dit-elle.

— Je ne m’explique pas, dit Lucienne qu’il m’ait quittée ainsi. J’ai froissé son orgueil. Mais je sens qu’il m’aime. Il voulait me trouver une place, ajoute-t-elle les yeux pleins de larmes.

— Pourquoi as-tu refusé !

— Je ne sais pas. Par fierté peut-être, parce que je voulais me montrer indépendante.

— Quand on n’a que son beau minois pour dot, on laisse l’indépendance de côté. Je ne te conseillerais pas de tout céder, tu comprends, mais ça ne coûte rien d’avoir l’air de dire comme lui. On peut toujours se débiner après. Avec les hommes, faut toujours dire oui et faire non. Ils ont leur petit plaisir d’amour-propre et ensuite ils ne tiennent plus autant à leur idée.

Lucienne se demande quelle aurait été la réaction de son amant si elle avait parlé. Elle ferme les yeux. Elle a peur d’imaginer la scène. On ne peut pas vivre la vie des autres à leur place.

DEUXIÈME PARTIE

I

Après la mort d’Eugénie et le départ de Pierre, Bernard Massénac tint conseil presque tous les jours dans les tavernes. Il y jouissait d’une grande popularité. Ses airs de penseur en imposaient ; son indulgence pour les vices d’autrui, sa prodigalité faisaient le reste.

Il aimait par dessus tout la pompe, les cérémonies. C’était une sorte de Louis XIV barbare, toujours en représentations, même dans sa maison où, depuis la mort de sa femme, il entretenait à l’année une dizaine de parasites. Il ne dédaignait pas de prêter main-forte dans les déménagements et ne sortait qu’entouré de trois ou quatre forts à bras, prêts à toutes les besognes. Son train de vie était considérable et il récompensait généreusement les moindres services. N’ayant aucune prétention intellectuelle, il disait à qui voulait l’entendre : « Je n’ai aucune instruction et je ne suis pas plus fin qu’un autre, mais avec Massénac vous avez un homme qui prend vos intérêts et qui fait de vos intérêts les siens. » Presque tous les sans-métier travaillaient pour lui, mangeaient gratuitement dans ses tavernes et buvaient à ses frais. Bernard Massénac représentait une grande force politique.

Il s’occupait depuis toujours de politique municipale, à titre d’organisateur. En récompense de ses services, il avait été nommé à la présidence de la commission des travaux de secours et il participait largement à l’octroi du menu patronage de Deuville.

Amis et ennemis reconnaissaient son « fairplay ». On savait qu’il était incapable de rancune ou même de ressentiment. Il ne ménageait pas ses adversaires et n’entendait pas qu’on le ménage ; mais au lendemain de l’élection où il triomphait invariablement, il allait rencontrer ses adversaires et faisait solennellement la paix.

Bernard Massénac n’était pas un inconnu pour Auguste Prieur. Le jeune avocat avait entrevu le tribun une ou deux fois dans sa jeunesse, mais depuis le départ de son ami Pierre, il ne l’avait pas revu. Il connaissait comme tout le monde sa réputation de politicien, mais quand, après la convention où il avait été choisi candidat, on lui dit qu’il ne pouvait être élu sans l’appui de Massénac, il fut profondément surpris.

— Bernard Massénac est l’homme qui contrôle le plus grand nombre de votes dans Deuville, lui dit Nachand. Il est très fier de son pouvoir.

— Quand voulez-vous que je le reçoive ?

— Ce n’est pas lui qui viendra à nous. Il faut que nous allions à lui.

Lavisse et Nachand entreprirent d’expliquer à Auguste Prieur la conduite qu’il devait tenir devant le tribun.

— Si tu lui plais, tu es assuré d’un vote considérable.

— D’ailleurs nous serons avec lui, dit Lavisse à Nachand. Il n’aura qu’à faire comme nous.

Prieur, conduit par ses amis dans la taverne où trônait le tribun trouva devant lui un homme d’environ soixante ans, aux cheveux encore noirs, au nez recourbé, aux vêtements fagotés. Le faux-col et les poignets de sa chemise, légèrement roulés, étaient crasseux. Le visage replet, d’une teinte grisâtre, à poil rare, était traversé d’une balafre horizontale au-dessus des sourcils. Quand il réfléchissait, il promenait dans ses cheveux une main moite, cernée aux jointures et terminée par des ongles verdâtres. Les cheveux, rejetés en arrière, retombaient comme deux ailes sur les oreilles. Tel apparaissait le formidable Massénac.

Auguste Prieur, qui s’efforçait d’être aimable, fit une piètre impression sur lui. C’était un avocat distingué et Massénac n’ignorait pas qu’avant son entrée dans la politique, il n’eût jamais regardé son futur organisateur. En l’absence de Prieur, on disait à Bernard Massénac : « Prieur est un timide. Il faut lui laisser le temps de s’habituer au peuple. » D’autre part, Lavisse et Nachand répétaient à Prieur : « Massénac est un grossier personnage, mais nous ne pouvons nous passer de lui. Sois aimable jusqu’aux élections. »

Bernard Massénac prit tous les moyens imaginables pour faire accepter Prieur dans le peuple. Voyant que l’avocat n’avait aucune chance par lui-même de devenir populaire, il s’identifia à lui. Au cours d’une assemblée orageuse, il s’était écrié dans un mouvement de passion : « Qui est-ce qui a fait des faux serments pour vous empêcher d’être conscrits en 1917 ? ». D’une seule voix, la salle avait répondu : « C’est toi. C’est pas Prieur. Il n’avait pas encore le nombril sec. » « Eh bien, rétorqua le tribun, si vous voulez me prouver votre reconnaissance, votez pour Prieur. » Ce fut désormais le point culminant de tous ses discours.

« Nachand et Lavisse, ses principaux lieutenants, s’efforçaient de cacher tout ce qui pouvait blesser le jeune avocat dont ils avaient besoin. Prieur faisait ses premières armes. Il avait une conception purement livresque de la politique, mais par contre, son blason était immaculé. Il appartenait par sa famille au milieu des chemins de fer, où son père était aimé, et par sa profession à l’aristocratie de Deuville. Il fréquentait Marguerite Lantoine et M. Lantoine commandait de puissants appuis financiers. Enfin, un de ses grands oncles avait joué un rôle sur la scène politique fédérale.

Pour toutes ces raisons, selon le mot de Lavisse, « on le tenait dans la ouate » et de peur qu’il ne se dégoûtât ou qu’il n’accumulât les impairs, on ne lui montrait que les beaux côtés du métier de candidat. Ses lieutenants comptaient lui dessiller les yeux au lendemain de l’élection quand les avantages l’emporteraient sur les inconvénients.


En rentrant de ses tournées, Bernard Massénac qui a accueilli Lucienne en disant à ses amis qu’il ne laisserait pas un enfant de son fils, même illégitime, dans la misère, trouve la jeune femme, jambes nues, qui lessive le parquet. Son désir s’égare sur elle.

Lucienne ne sort jamais. Elle aime le vieillard qu’elle croit le père de Pierre. Depuis qu’elle est là, il est timide avec les bonnes. Quand il donne des banquets politiques, il trouve toujours un prétexte pour l’éloigner de la maison. Il s’est débarrassé des parasites qui avaient fini par transformer sa maison en un corps de garde. Il a invité Anna à tenir compagnie à Lucienne et il la loge. Tous ses actes tendent vers un seul but, encore secret pour Lucienne, mais que sa compagne a deviné. Il voudrait lui offrir de l’épouser. Mais il ne sait comment lui apprendre du même coup que Pierre est un étranger pour lui et qu’il l’aime.

Vers minuit, Lucienne est éveillée en sursaut par une sensation de chatouillement à la plante du pied. Elle tourne le commutateur de sa lampe de lit et aperçoit la cause de son brusque réveil. Bernard Massénac est à genoux au pied du lit. Elle est quelques secondes avant de comprendre. Et alors, elle pousse un cri. Le malheureux, effrayé, dans sa grande chemise de nuit ridicule, reste figé dans cette posture, ne trouvant pas de mots pour s’expliquer.

Il dit :

— Je suis comme un chien à vos pieds. Lucienne, je suis un chien.

— Vous êtes dégoûtant, dit-elle. Sortez !

Le malheureux se lève péniblement. Dans cette grande chemise blanche, les cheveux ébouriffés, le ventre ballant, il a l’air d’une vieille femme. Pour marcher, il relève sa chemise, ce qui le rend plus ridicule.

— Je vous demande pardon, je vous demande pardon, répète-t-il. Je ne demandais qu’à vous aimer comme un chien.

— J’ai honte pour vous, dit Lucienne, maintenant complètement éveillée. Promettez-moi que vous ne recommencerez plus.

— Je vous le promets, dit-il. Vous êtes sans parents, Lucienne, je n’ai plus d’enfant, je vous adopterai et vous hériterez de tout.

— Laissez-moi dormir, dit-elle et, de grâce, taisez-vous.

— Qu’est-ce qui se passe, dit la bonne ? attirée par ce bruit insolite.

— Je viens d’offrir à Lucienne de devenir ma fille et elle refuse.

— Elle a raison. Vous êtes trop jeune pour être son père. Vous pourriez être son mari. Allez, laissez-la dormir.

La bonne, qui n’a rien compris à l’aventure et qui n’a rien vu de la scène, éclate de rire :

— Pour un rigolo, c’est un rigolo. A-t-on idée de déranger les gens dans leur sommeil pour les adopter ? Si j’étais vous, ma petite, j’y regarderais à deux fois avant de repousser un homme qui a au moins un million et que la femme qu’il aimera mènera par le bout du nez.

Lucienne fut profondément troublée par cette scène. Ce serait trop dire qu’elle découvrit les abîmes de l’aberration amoureuse, mais elle les pressentit confusément. Comme elle avait bon cœur, elle éprouva de la pitié pour le malheureux.

Après le départ de son protecteur, Lucienne courut à son enfant qui dormait paisiblement dans une pièce voisine. Elle le sentait tout à coup menacé. Mais elle était prisonnière de Bernard Massénac. Dans sa simplicité, elle avait peur qu’il ne manigançât un ordre de cour pour lui enlever son enfant si elle le quittait.

Chaque jour, la vie devenait un peu moins supportable. Massénac la surveillait. Craignant qu’elle ne profitât de la nuit pour aller rejoindre un amant imaginaire, il plantait des épingles droites dans le pas de sa porte pour s’assurer qu’elle ne quittait pas sa chambre. Le matin, quand les épingles étaient renversées, il lui faisait des scènes, puis lui demandait pardon.

II

Auguste Prieur a fait un mariage d’amour qui est en même temps un mariage de raison. Les Lantoine sont riches et influents à Deuville. Avant ses fiançailles avec Marguerite, alors que la jeune fille hésitante avait fui à Montréal, chez une de ses amies, pour se donner le temps de réfléchir, Auguste était devenu amoureux de sa cadette, Claire. « Ce n’est pas moi que tu aimes, lui a dit Marguerite à son retour, ce sont les Lantoine. » Conquérir un homme pour Claire signifiait l’enlever à une rivale trop sûre d’elle-même et indigne de son bonheur. « Tu traites mal Auguste, avait-elle dit à Marguerite, tu ne mérites pas qu’il t’aime. »

Cet incident, que sa jeune sœur prenait au sérieux, avait révélé brusquement Marguerite à elle-même et, trois mois plus tard, elle épousait Auguste. Claire convola avec un camarade d’enfance. Elle ne faisait depuis, que de courtes visites espacées aux Prieur.

Avocat en renom, promis au plus brillant avenir, Auguste désire un fils qui continue son nom. Marguerite ne le désire pas moins. Enfin leur vœu se réalise. La grossesse n’a pas été pénible, mais le moment critique approche : l’accouchement.

Affalé dans un fauteuil, Auguste ressent un bien-être incompréhensible. Toute la fatigue, accumulée depuis deux jours, est descendue dans ses jambes. Il ne s’endort plus, il ne désire rien ; les jambes étendues devant lui, il pourrait veiller encore vingt-quatre heures.

La fenêtre est ouverte. Quand il tourne le dos au lit, dans l’intervalle des crises, il discerne les feux des postes d’aiguillage, leur face rouge tournée de son côté. Il entend le halètement de la locomotive de cour qui laisse un wagon sur la voie de rassemblement, puis reprend sa course avec ce grincement particulier que font les locomotives qui reculent. Il n’ose pas allumer sa pipe. Dans son état, Marguerite ne peut tolérer l’odeur du tabac. Il ne peut quitter la pièce, il ose à peine respirer. Dans un moment, les douleurs vont reprendre et Marguerite va l’appeler. Pourra-t-il se relever ? Il pense au supplice de La Ballue. Combien de jours un homme peut-il résister, debout, immobile, dans une position intenable. Dans quelques heures, tout sera terminé. Il retournera à son bureau. Il a l’habitude de la marche au grand air. Ses jambes sont fortes et bien plantées dans son corps.

Marguerite a bougé. Combien de temps a-t-il été assis ? Un temps assez court et cependant assez long. Elle l’appelle. Il se lève et s’approche du lit. La veilleuse éclaire d’une lueur mauve le fond de la chambre. « Je sais que je vais mourir », dit-elle.

Il la console. On ne meurt pas d’un accouchement. Et pendant qu’il parle, une inquiétude l’étreint. Il arrive qu’on en meure. Mais c’est rare. Mme Prieur a mis au monde quatre enfants et elle vit encore à cinquante-cinq ans. La mère de Marguerite a six enfants. Pourquoi n’est-elle pas venue ? Tout à l’heure, Marguerite lui a dit en pensant à elle : « Tu es ma mère. » Maintenant, elle dit : « J’ai un pressentiment que je ne survivrai pas. » Elle continue : « Que fait donc le médecin ? » — « Il a dit que ce ne serait pas avant le matin. »

— « Va chercher la garde, je n’en puis plus de souffrir. » Elle s’agrippe à son épaule et lui mord le bras. Entre les crises, elle ne se repose plus que quelques minutes — « Je vais chercher la garde », dit-il. « Non. Reste près de moi, ne t’en va pas. »

Il se dégage doucement et sort dans le corridor. La garde monte. Il sait que c’est inutile. Elle entre, les mains recouvertes d’une serviette blanche. Il détourne la tête. Quelqu’un d’autre est là, quelqu’un qui sait ; il se sent soulagé. Il a envie de sortir un peu, de marcher le long du corridor pour se désankyloser. Il sait que Marguerite ne le lui permettra pas.

Il se reproche de ne pas être assez affectueux. Marguerite ne sortait plus à cause de sa grossesse. « Je ne te vois presque pas », dit-elle. C’est vrai. Il rentre fatigué à six heures et il lit le journal, heureux qu’elle soit là, mais ne pensant pas qu’elle aurait peut-être besoin de causer. Hier, elle avait une escarbille dans l’œil. Après le souper, elle lui demanda de l’enlever. Il chercha et ne découvrit qu’une petite coupure sous la paupière inférieure. Il se reproche maintenant de ne pas avoir cherché plus longtemps.

Pendant son voyage de noces, il ne la quittait pas, n’avait de vie qu’avec elle et par elle. Un soir, à Saratoga, ils étaient descendus dans la salle de bal vers huit heures et s’étaient assis près de la vasque. Le maître d’hôtel, croyant qu’ils voulaient danser, avait fait réunir les musiciens…

La garde se détourne du lit. Auguste a remarqué qu’elle n’adresse jamais la parole à Marguerite. Elle dit : « Il n’y a rien à faire, monsieur, tout va bien. » Il n’est pas rassuré. Marguerite crie : « Auguste, viens ! » Il se penche sur elle, elle le serre de ses deux bras où toutes ses forces se sont portées. Dans ses yeux, pendant les crises qui se prolongent au point qu’elles ne lui laissent presque plus de répit, passent des visions d’épouvante. Le regard est tourné en dedans et les lèvres se figent dans un rictus mécanique qui n’a plus rien d’humain. Il s’efforce de la rassurer. Il est calme, plus calme qu’on ne l’est à quatre heures du matin, quand on n’a pas dormi depuis trente-six heures. « C’est de ta faute », crie-t-elle avec colère. Elle vocifère des phrases incohérentes pendant que la douleur passe. Il sent sourdre en lui une faculté nouvelle qui lui est adjointe, avec sa fonction propre, la douceur. Ce sentiment qu’il éprouve ne découle pas de son amour : il en est comme le dédoublement. « Excuse-moi, dit-elle aussitôt, je ne sais pas ce que je dis. » Son visage est tordu par la douleur ; ses lèvres contractées découvrent ses dents, elle ne repose que sur les pointes des talons et de la nuque. Et pour ne pas crier, elle lui mord le bras. Il ne peut rien pour elle. Dans la douleur, comme dans l’amour, ou la mort, nous sommes seuls, irrémédiablement. Il a cru qu’elle allait mourir et il eut donné sa vie pour qu’elle vive, mais il ne peut rien que rester là et compatir.

Dans la cour du chemin de fer, à la pointe du pylône de l’est, les quatre gros phares brillent étrangement dans l’aube, comme des étoiles visibles en plein jour. La locomotive continue son ménage. L’un après l’autre, les wagons sont chassés sur la voie de rassemblement. Un train de marchandise se prépare, auquel viennent se souder les derniers wagons.

Le médecin est entré. Il cause en bas, avec la garde. Marguerite ne sait pas que le jour est là. En apercevant le praticien, elle crie : « Docteur, je vais mourir. » Il sourit, cligne de l’œil vers Auguste. Celui-ci sent sa responsabilité tomber à zéro. Il se hâte de sortir dans le corridor, se remplit les poumons d’air. Le médecin vient fermer la porte. « Dans une heure, dit-il, elle se reposera ». Encore une heure. Toute la nuit, il a attendu ce moment. Il n’a pas pensé un seul instant à celui qui va naître, pour lequel Marguerite a enduré toute cette douleur. Auguste prie machinalement, par petits appels. Il a la certitude d’être entendu.

Ces consolations de la prière qu’il ressentait si souvent enfant, il les retrouve avec sa pureté. La paternité est une grâce sublime, susceptible de transformer entièrement un être, s’il consentait à se soumettre à son action. Mais l’ambition, le calcul réapparaissent bientôt ; les effets de la grâce se résorbent, l’action reprend la place de la vie.

— Je suis père ! Je suis père ! répète-t-il en arpentant le salon. Il ne me manquait que cela pour être député. Maintenant Deuville est à moi, à moi !

Puis s’exaltant :

— Qu’est-ce qui m’empêchera d’être un jour ministre !

III

Vendredi, le vendredi qui précède l’élection. Dans un restaurant grec, juché sur un tabouret élevé, les coudes sur le zinc, un client déjeune de deux rôties servies avec de la confiture aux oranges et un café noir. Il s’est installé sur le premier tabouret, près de la rue et il guette. La rue est déserte. La chaussée mouillée reflète une lumière grise.

L’inconnu paraît contrarié qu’il ne se passe rien. Son parapluie, accroché au zinc se balance dans un équilibre précaire. L’homme est un petit maigre au teint jaune. Il a l’air d’un maître d’école échappé d’un roman de Dickens. Un de ces êtres qui ne semblent vivre que pour le malheur des autres. On ne voit pas son front à cause du chapeau melon qu’il n’a pas enlevé. Les yeux sont petits, grisâtres, encadrés dans des petits verres à monture d’or.

Cyrille Lecerf voudrait pouvoir se rendre invisible, traverser la rue, pénétrer dans la maison d’en face. Dans quelques instants, les policiers seront là. Ils seront deux. Avant ce jour, il n’avait encore dénoncé personne. La sensation n’est pas désagréable. Sans lui, Bernard Massénac serait encore libre. Il l’est encore. Oui, mais pour peu de temps. Aura-t-il peur ? Il a hâte de le voir sortir, la tête basse, les menottes aux poings.

Lecerf a vidé sa tasse. Rien encore, en face. Le patron le regarde. Tout à l’heure, ils ont échangé des banalités, mais le patron devine que l’inconnu n’a pas le goût de parler. Un étrange client qui semble bien plus intéressé par le spectacle de la rue vide que par le café qu’il boit distraitement. On le devine en attente.

— La rue est bien tranquille, dit le patron, espérant amorcer la conversation.

— Est-ce toujours ainsi ?

— C’est plus vivant à midi quand les enfants rentrent de la classe.

— Servez-moi un autre café.

Le restaurateur continue :

— Le soir, il y a encore des fêtes en face, vous savez, chez Massénac, mais depuis qu’il a recueilli la femme de son fils, c’est plutôt rare… Autrefois, (il s’interrompt pour poser la tasse de café devant son interlocuteur) le bonhomme donnait des fêtes qui se prolongeaient pendant deux ou trois jours. Et, je vous en donne ma parole, ça buvait ferme et ça se battait.

Mis en verve, il poursuit :

— C’était le bon temps. Toute la cuisine se faisait ici. Et ils n’étaient pas difficiles. Vous ne savez pas tout ce que cette femme me fait perdre. Surtout en temps d’élections, comme maintenant.

— Quelle femme ? demande Lecerf qui n’écoute ce récit que d’une oreille.

— La femme de son fils. Entre nous, il veille sur elle plus jalousement qu’on ne veille sur une bru.

— Ah ! dit Lecerf.

Cette exclamation ne lui a pas été arrachée par la phrase du restaurateur, mais par l’arrivée de la voiture de la police.

— Il y a de la visite chez Massénac. La police…

— Des agents en congé qui vont boire un verre avec lui. Il en vient souvent.

Les deux hommes attendent à la porte, guindés. Par habitude, quand on vient leur ouvrir, ils enlèvent leur chapeau. Ce geste dépouille leur visite de tout caractère officiel et gâte un moment le plaisir de Lecerf. Quelques minutes plus tard, un taxi s’arrête à la porte, une jeune femme y monte. Il l’envoie chercher son avocat. Les deux policiers sont toujours dans la maison.

— Qu’est-ce qu’ils attendent donc ?

Le cri d’une sirène éclate derrière le restaurant ; d’autres lui répondent. Les policiers sont toujours enfermés avec Massénac.

À la fin, ils sortent, Massénac derrière eux, riant de toutes ses dents comme pour narguer Lecerf que pourtant il ne voit pas. Sans hâte, il referme la porte. Tous les trois montent dans la voiture qui démarre aussitôt.

L’enthousiasme de Lecerf se refroidit.

Cyrille Lecerf était un dévot consumé par l’ambition. Il mesurait à peine quatre pieds et dix. C’était la tragédie de sa vie. Il songeait sans cesse, à se poser, en causant avec un interlocuteur, dans une position élevée. Dans la rue, il manœuvrait pour tenir celui qui lui parlait sur la chaussée, pendant qu’il se haussait sur le trottoir.

Tous les jours depuis des années, il assistait dans le premier banc, à la messe du curé et, les jours de quête, il déposait ostensiblement un billet dans l’assiette. Membre actif des congrégations et sociétés pieuses, Lecerf ne manquait aucune occasion de se mettre en évidence. Malgré tous ses efforts, il n’était pas aimé de ses co-sociétaires et ne parvenait à occuper aucune charge. On lui reprochait son intransigeance et son esprit dominateur avec ses égaux.

Il ne visait à rien moins qu’être l’arbitre de la vie spirituelle et morale de Deuville. Il ne recherchait pas le prestige ou la gloire, mais uniquement la puissance. Et encore, il ne la cherchait pas pour elle-même, mais pour Dieu et l’Église. Ses semblables se jugent humbles et dévoués au bien et ils le sont à leur façon. Ils ne s’analysent pas, ne s’interrogent pas. Ils finissent par s’identifier à la vérité, imbus qu’ils sont de l’idée qu’un catholique ne peut se tromper, même quand il est ignorant, dans la mesure où il agit pour la plus grande gloire de Dieu. « Si l’Église comptait plus de catholiques décidés, disait-il, on aurait tôt fait de réduire le mal à l’impuissance ». Le mal, c’étaient les hérétiques, les Juifs, les politiciens. « Mon ambition, c’est de faire de Deuville un lieu où les « étrangers à notre foi » se sentiront mal à l’aise ».

Il cachait si bien son ambition, montrait un tel dévouement qu’il trompa la confiance du curé de Saint-Augustin, l’abbé Étienne, qui déplorait que sa loyauté et son dévouement restassent inemployés. Celui-ci le convoqua au presbytère.

— Vous êtes propriétaire, monsieur Lecerf ?

— Oh oui, monsieur le curé, répondit le dévot, en prenant son air le plus soumis. J’ai deux maisons louées à des bons catholiques en plus de celle que j’habite.

— Comment se fait-il que vous n’ayez encore jamais été élu à aucune charge ?

— Je ne suis pas très populaire, dans la paroisse, monsieur le curé. Voyez-vous, je vis tranquillement avec ma femme malade.

— Je me charge de vous, dit l’abbé Étienne. Vous serez le prochain directeur de la Société religieuse. Cette charge avait été le modeste début de Lecerf.

Lecerf avait deux raisons de vouloir perdre Massénac : sa haine du député, qui l’avait naguère humilié, et le tribun lui-même qui le tenait par la crainte du chantage. Le tribun avait pris les moyens de s’assurer l’appui de certaines personnes par des procédés assez peu élégants, mais efficaces.

Massénac excellait à un genre particulier de chantage. Quand il voulait compromettre un père de famille, il l’invitait à une petite fête intime à sa demeure. Il revenait à la charge jusqu’à ce que ses victimes, ayant épuisé toutes leurs excuses, se laissent entraîner dans son antre. Là, tout procédait familièrement. Massénac n’était pas avec un homme depuis une demi-heure qu’il le tutoyait et l’appelait par son prénom, quels que soient le rang et les titres du personnage. Il avait la gaité facile et dès le premier verre « de fort », il ne savait plus, de son propre aveu, ce qu’il disait. On buvait à la santé du député, du Premier Ministre, du Pape, santés qui ne se refusent pas et, chaque fois, il fallait vider son verre.

Quand tout le monde était un peu éméché, apparaissait une danseuse. Lentement, avec des minauderies, elle se dévêtait. Puis, à un signal donné, elle allait s’asseoir sur les genoux de la victime. Comme par hasard à ce moment, une ampoule de magnésium illuminait la salle. « Comment est-il encore entré ici celui-là ? » s’étonnait Massénac. « C’est un photographe amateur. Ne vous inquiétez pas. J’arrangerai cela ». Parfois avant la fin de la danse, la victime, encore consciente, prétextait un engagement et se levait. La danseuse se jetait alors à son cou et la photo n’en était que plus accablante. Massénac avait fait ce coup à Cyrille Lecerf. Il faut dire à la décharge du député de Deuville que s’il profitait des services de Massénac, il ignorait comment celui-ci persuadait les récalcitrants.

Avec quelques-uns ce coup-là n’était pas possible, Massénac alors les faisait filer, fouillait leur passé, dénichait un scandale ou un petit fait trouble susceptible sous certains angles de porter préjudice. Il pratiquait ce chantage à l’intérieur du parti, rarement dans le camp adverse et toujours pour des raisons politiques. Sa « boîte aux souvenirs » comme il l’appelait eût valu $100,000. entre des mains moins scrupuleuses.

Lecerf ignorait l’étendue des preuves recueillies par Massénac, mais en pensant au tribun, il se rappelait certains incidents de sa jeunesse, les vergers où il allait voler des pommes avec des camarades, les poursuites dans la cour de triage quand ils étaient surpris à piller un wagon de marchandise. Il n’avait jamais été pris. Il tenait de cette époque le goût des bandes, de l’aventure, du risque, son mépris de ses semblables. Quelques jeunes gens, s’étant risqués sans lui dans une affaire, avaient été pris et internés dans une école de réforme. Son prestige en avait été accru. On ne faisait jamais un coup sans lui. Il y avait aussi les filles. Aucune ne lui résistait. Il se rappelait Laure, une grande blonde, qui était belle d’une beauté animale et sensuelle, et qui venait le rejoindre dans sa chambre à deux heures du matin. Il se rappelait le tapis de l’escalier, le grincement de la porte, le lavabo de faïence, le lit ridicule… Laure était son aînée de deux ou trois ans. Il lui avait donné une bague, ornée d’une améthyste, volée à sa mère. Son seul cadeau. Elle ne lui demandait jamais rien. Quand il était sans le sou, elle lui apportait un dollar ou deux. Il les multipliait par dix dans une seule après-midi à l’arrière de la salle de billard, où l’on faisait la partie de poker.

Tout cela, c’était à Montréal. Il avait changé depuis. Pourquoi y avait-il dans le monde des maîtres-chanteurs ?

Il y avait aussi une affaire assez obscure qui avait précédé son départ de la ville. Un soir, son chef de bureau l’avait appelé au téléphone.

— Il paraît, lui avait-il dit, que vous vous amusez avec la petite Piret.

Lecerf ne s’était pas mépris sur le sens dégoûtant que son chef donnait au mot s’amuser. Il lui était arrivé de laisser entrer la jeune fille dans le bureau, de lui serrer le bras et même de lui donner en jouant une tape sur la cuisse.

— L’affaire est devant le gérant, avait continué le chef. Peu importe ce que je crois. Êtes-vous capable de vous disculper ? Je vous dis la chose pour vous mettre en garde.

Et il avait raccroché.

À ce moment, Lecerf était marié. Comment avait-on pu déformer la vérité au point de lui faire un crime d’un innocent badinage. Le lendemain, la jeune fille ne parut pas. Il alla s’expliquer avec Mme Piret. Celle-ci en le voyant n’avait qu’entr’ouvert la porte et lui avait jeté au visage :

— Vous vous expliquerez avec mon mari.

— Mais au moins dites-moi ce qui est arrivé.

— La petite nous a tout dit, dit-elle sombrement. Je ne puis vous dire si mon mari va vous faire arrêter.

Elle avait refermé la porte. Un instant, dans l’escalier hostile, Lecerf avait eu un moment de découragement. Le sang affluait à son cerveau. Il existait un fondement à cette histoire, sa manie de pincer les cuisses de la jeune fille. Il se débattait dans un cercle de petite dimension. Une chose ne faisait pas de doute, c’est qu’on pouvait l’accuser.

Le soir, horrifié, il n’eut pas le courage de raconter l’événement à sa femme, mais il lui annonça qu’il avait obtenu une situation à Deuville. Il se rappelait la nuque blonde de la jeune fille, son odeur un peu aigre…

IV

Le Progrès de Deuville, l’unique journal du comté, a, sous l’influence de Cyrille Lecerf, son rédacteur adjoint, fait la campagne contre Auguste Prieur. Il a bataillé mollement, au gré de Lecerf, et celui-ci a beau jeu d’accuser le rédacteur en chef, dont il envie le poste, d’avoir, par son indécision, nui au candidat du Progrès.

Depuis l’arrestation de Bernard Massénac, le moineau qu’était Lecerf se croit un faucon. Il porte beau. Il maudit le temps où, par scrupule, il était serviable jusqu’à la servilité. L’élection de son ennemi va se tourner à son avantage. La veille, l’imprimeur a convoqué le rédacteur en chef, après la visite de Lecerf et lui a demandé sa démission.

— Je n’ai plus confiance en vous.

— Mais, monsieur, je n’ai rien fait pour être renvoyé comme cela. J’ai suivi vos directives.

— Et c’est moi qui ai eu tort n’est-ce pas ? Lecerf a plus de flair que vous. Quand je donne ma confiance c’est toute entière, quand je la retire…

Le journaliste retourne à son bureau. Il traverse la salle rectangulaire, pauvrement éclairée, au milieu de laquelle une demi-douzaine de petites tables se font face. Quelques-unes portent une dactylotype, les autres sont dans un désordre indescriptible. Il y a de tout : un chapeau désuet, des boîtes vides, des bouteilles, des almanachs, des livres de références et un dictionnaire aux pages écornées. Au fond, sous la fenêtre, un pupitre, fraîchement ciré, luit au soleil.

Le bureau que le rédacteur partage avec Lecerf, donne sur la rue, éclairé par une grande glace garnie dans sa partie inférieure d’un rideau opaque et séparé de la salle par un comptoir et une grille.

Il regarde ses compagnons et se dit : Pour eux rien ne change. Aucun d’eux ne regrettera mon départ. On ne regrette personne dans les journaux. On n’en a pas le temps. Et puis, les journalistes que leur attachement au journal et la misère commune rapprochent quelque temps, sont des individus sans contacts profonds entre eux. Ils viennent de milieux trop différents. Leurs ambitions sont trop différentes.

Demain, un nouveau viendra s’ajouter au personnel : pour le nombre. Le nombre est sacré dans un journal. S’il est déjà du métier, il se sentira chez lui dans cette salle de rédaction semblable à toutes les salles de rédaction de l’Amérique. Si c’est un novice, il tremblera de tous ses membres en entendant au-dessus de la sourde clameur des machines les vociférations du chef de l’information ; il aura la nausée. Abandonné dans son coin, il aspirera de toute son âme au jour où au lieu de lui dire « monsieur », on accueillera son entrée par un chapelet de jurons cordiaux.

Le rédacteur en chef se rappelle le jour où, muni de ses diplômes, il est allé frapper à la porte du directeur d’un journal de Montréal. C’était sa troisième visite en une semaine. Surpris sans doute de son acharnement, le directeur l’avait invité à venir le lendemain subir un examen. Il avait rédigé son propos nerveusement, imaginant qu’on chronométrait son travail. Puis, il courut porter les feuilles qu’il venait de noircir à un personnage à visière qui occupait une longue table, sous une fenêtre, et qu’il supposait être le directeur de l’information. Sans le regarder, ce dernier lui dit : « Mettez ça là » — et ne s’occupa plus de lui. Il était retourné à ses autres affaires convaincu d’avoir perdu son temps. Deux jours plus tard, le directeur lui téléphonait et lui demandait pourquoi il n’était pas à son poste. Il était journaliste.

« La salle de rédaction regorgeait des mêmes ivrognes, des mêmes illettrés, des mêmes rebuts des autres journaux que j’ai en ce moment devant moi, pense-t-il. Le même pochard pittoresque disparaissait régulièrement à la fin du mois et, quand la faim et le froid l’avaient dégrisé, il envoyait en avant-garde au directeur de l’information, un ange de l’égout, toujours le même, pour lui préparer les voies. Comme aujourd’hui, certains services étaient mis en coupe réglée par leurs titulaires, en particulier, un louche individu, sinistre personnage d’écumeur, qui retenait non seulement les pots-de-vin, mais même les pourboires. »

Des journalistes distingués émergeaient de cette fange. Le meilleur et le pire voisinaient, collaboraient, fraternisant dans cette atmosphère si profondément humaine, si admirablement sympathique à la déchéance comme à la douleur que sont toutes les salles de rédaction des journaux.

Il s’était dès le début lié avec un compagnon de peine du nom de Médan, une belle imagination dont une affreuse maladie des poumons avait fait un vieillard à vingt-cinq ans. Ils avaient souvent dîné ensemble dans son petit appartement meublé, situé dans le quartier interlope. Ce Médan fabriquait en série des petits traités à deux sous pour un imprimeur. Il l’aidait parfois et tous les deux partageaient généreusement le cachet.

La loyauté au journal, la camaraderie lui avaient pendant deux ans empêché de voir la grandeur et les misères de ce métier. Au moment de quitter ce milieu, ses yeux s’étaient ouverts.

Il y avait deux ans de cela. « Que vais-je devenir ? se demande-t-il. Je suis trop pénétré de l’esprit de corps pour ne pas regretter les beaux côtés de ce sublime et dégradant métier. »

Dès que Lecerf eut appris la démission de son chef, il alla s’installer dans le bureau du directeur et pendant les trois semaines que l’autre passa au journal pour remplir les conditions de son contrat, il le traita comme un subalterne congédié, retardant la composition de ses articles, contremandant ses ordres et lui rendant la vie impossible.

V

Auguste Prieur se soulève dans son lit, la tête bien dégagée de l’oreiller, et il attend en alerte le retour de la douleur qui vient de l’éveiller. Il tend l’oreille, dans la nuit, comme s’il espérait surprendre un bruit qui trahisse le passage du mal. Au dehors la pluie tombe, une pluie de fin d’octobre, monotone et froide. Maintenant, complètement éveillé, le nouveau député de Deuville sent les pulsations de son cœur le long d’une ligne qui relie les deux épaules. Au moindre mouvement, les battements de son cœur lui résonnent dans la gorge. Il se dresse au milieu du lit, repousse ses couvertures. Quand il est immobile, il ne sent rien. Il lève le bras droit et aussitôt, les battements de son cœur se répercutent dans sa tête. Il répète les mêmes mouvements jusqu’à ce qu’il ne lui reste aucun doute. Un sentiment d’insécurité l’envahit. Il tente de l’écarter en pensant au repos dont il a besoin, à la longueur des heures de la nuit quand on est éveillé. Il se tourne sur le côté et ferme les yeux. « Cette inquiétude est intolérable ». Il se sent profondément malheureux.

Il allume la petite lampe de chevet et consulte son bracelet-montre : deux heures. Demain, il verra son médecin. « Vous êtes atteint d’une maladie de cœur, condamné désormais à l’inaction totale. » Non, non, mon Dieu, ne m’abandonnez pas ! « C’est un malaise passager. Vous avez eu tort de vous affoler. Votre cœur survivra à tous les autres organes. » Pourtant le mal est là. « Musculaire, mon cher député… »

À côté de lui, Marguerite dort profondément, le corps replié en chien de fusil, épuisée par les mille petits soins que réclame un nouveau-né. Il s’étend sur le dos, la tête appuyée sur les paumes. Ainsi, il ressent son mal. Il éprouve le besoin de se familiariser avec la douleur puisque, pense-t-il, il leur faudra désormais vivre ensemble.

Il compare son sort à celui de Julien Pollender, son collègue à la Chambre et le plus jeune député de la législature. Pollender est riche, fort comme un chêne, intelligent… Il n’a que vingt-huit ans. Auguste, qui se croit atteint d’une maladie de cœur lui envie sa santé, son dynamisme latent, sa richesse qui lui permettrait une cure de soleil en Californie. Il se défend contre une poussée d’envie. « Je n’ai pas à me ronger les sangs au sujet de Pollender. » Un cardiaque prudent peut encore accomplir beaucoup. Avec des ménagements. Toujours des précautions, des défenses, le monde rétréci, l’hébétude… Jusqu’au matin, il se débat entre la crainte et l’espoir, mais ce dernier sentiment domine.

L’odeur tiède des fanes délavées par la pluie, entre par la croisée ouverte. Marguerite s’éveille, voit la petite lampe allumée.

— Tu ne dormais pas, dit-elle. Pourquoi ne m’as-tu pas éveillée ?

Il hésite à lui révéler la cause de son insomnie. Pourquoi l’alarmer inutilement en lui parlant de la douleur qu’il a ressentie et qui peut bien être sans conséquences.

— Je n’avais plus sommeil, dit-il.

— Oh ! déjà six heures, dit-elle en apercevant le cadran.

Marguerite Prieur, de cinq années plus jeune qu’Auguste, est l’une des plus belles femmes de Deuville. Elle a le teint clair des blondes, d’un blanc légèrement hâlé, les traits fins, les yeux sombres. On la sent vive, affectueuse, ardente…

Elle passe un négligé et court à la cuisine préparer le biberon. Auguste met le feu sous la cafetière. La bonne, qu’on ne peut loger faute d’espace, n’arrive qu’à dix heures. À table, Auguste est repris par ses problèmes d’avocat et de député. Marguerite s’affaire autour de lui.

Auguste développe une idée que sa femme écoute d’une oreille distraite. Il s’interrompt. Marguerite connaît le mécanisme de sa pensée. Elle n’en voit que la routine et les procédés. Chaque homme a non seulement sa façon de sentir, mais une pente d’esprit qui lui est propre. Ses paradoxes, ses hyperboles peuvent encore produire de l’effet sur ceux qui le rencontrent occasionnellement, mais pour les êtres qui vivent avec lui ses réactions n’ont plus de mystère. La pensée a perdu cet élément d’imprévu qui excite la curiosité ; elle est aussitôt décomposée et classée selon les manies, les phobies du causeur. Il se forme ainsi un climat où aucune grande pensée ne peut naître. Auguste en a plus ou moins pris son parti. Il prend sa revanche à la Cour et dans les salons.

— Tu ne me parles jamais de tes affaires, Auguste, dit Marguerite.

— Que veux-tu que je te dise ?

Elle apprend par ses amis les succès qu’il obtient devant les tribunaux. Dans les salons, Auguste se découvre des réserves d’anecdotes personnelles qu’elle est humiliée de ne pas connaître la première.

— Tu retrouves ta langue et ton feu chez Mme Laflamme ! dit Marguerite avec aigreur en pensant à la soirée de la veille.

— Ce n’est pas la même chose, dit-il sans lever les yeux de son journal, j’ai raconté des anecdotes que tu as oubliées…


La rue a aujourd’hui une beauté presque spirituelle. C’est une fête de couleurs vives que la lumière désincarne. Contraste des arbres bruns avec tout ce qui luit et vit d’une vie soleilleuse. Les arbres seuls ne semblent pas participer à l’enchantement. Dépouillés, on ne les voit pas, mais on devine leur présence à l’amas de feuilles que la brise roule à leurs pieds et dans la rue. Dans les ruelles transversales, protégés du gel, des ormes ont encore leur feuillage. Un grand chien roux et un danois quémandent des caresses aux passants.

Auguste se sent pris d’un sentiment d’affection pour tout ce qu’il voit : les voitures, les chiens, les arbres, les maisons, les usines, les enfants. Il est utile. Il a un rôle dans Deuville : il veut servir. À Deuville, le pouvoir est divisé entre le clergé, la finance et le député. Mais ce dernier exerce le pouvoir le plus immédiat. Il est un petit seigneur pendant quatre ans. Il distribue les emplois, dispense les contrats, les bourses et les octrois. Une lettre de sa main peut ouvrir presque toutes les portes. Son pouvoir politique n’est limité que par celui du maire quand celui-ci n’est pas du même parti. Car le maire a aussi sa police, ses listes secrètes, ses partisans et sa part de patronage. Le maire Géret n’est pas encombrant, c’est un personnage qui cherche à se faire pardonner la fortune qu’il a réalisée dans des spéculations.

Le député de Deuville est, au physique, un homme impressionnant. De taille plus haute que la moyenne, il a les épaules larges, la tête carrée, la démarche énergique. Le front haut, à peine incliné, commence à se dégarnir au-dessus des tempes. Le nez, étroit et long, est relié à la bouche, sensible et nerveuse, par deux arcs légers. Il a des yeux limpides, qui vous regardent bien en face, et qui achèvent de donner à l’ensemble de sa physionomie quel­que chose d’ouvert, de franc, de sympathique. Son visage sait admirablement exprimer la surprise, la tristesse, l’ennui, l’inintérêt.

Le médecin est surpris de le voir arriver à neuf heures. Il écoute, impassible, la descrip­tion minutieuse et angoissée que son célèbre patient lui fait des symptômes qu’il a observés. À la demande du praticien, Auguste enlève sa chemise et ses chaussures et s’étend sur le lit d’hôpital. Le médecin isole au moyen de petits tapis de caoutchouc rouge ses deux bras et sa jambe gauche. Puis il insère une plaque de métal plombé sur sa cheville gauche et à ses deux poignets, avec une bande mouillée comme celle qui sert pour l’épreuve des pres­sions artérielles. Il met alors en branle des instruments compliqués dont une roue vitrée qu’il déclenche après force calculs.

À peine sorti du cabinet du médecin, Auguste se sent rassuré. L’esprit libre, il déambule lentement dans la rue. Inconsciemment, il fait un détour par le quartier où se trouve Seymour Hall et il a le cœur serré en apercevant la façade de briques rouges, les murs de moellons. Ses parents logent maintenant dans un appartement exigu, rue Principale. Depuis des années, personne n’habite la vieille maison. On pourrait l’acquérir pour une somme dérisoire. Mais qu’en faire ? Sa restauration ruinerait un millionnaire. Il retourne à la rue Principale.

En se rendant à son bureau qui occupe le premier étage d’un immeuble neuf, en face du Palais, le député pense à sa jeunesse, à Germaine, mariée pendant qu’il était encore à l’université et malheureuse en ménage. Et Pierre ? Pierre Massénac navigue quelque part dans le Pacifique. Il écrit parfois des lettres, brèves comme une entrée au journal du bord. Auguste est le seul qui donne encore des nouvelles à l’exilé. Il y a longtemps qu’il n’a pas écrit. Il sent de la répugnance à poursuivre cette correspondance. Le Prieur d’aujourd’hui ne peut plus être l’ami d’un aventurier. Il chasse aussitôt cette pensée.

Claude Prieur, qui n’a jamais montré aucune prédisposition pour l’étude, a suivi son père dans les chemins de fer. Protégé par celui-ci, puis par des amis, quand le surintendant a pris sa retraite, il a suivi la filière des promotions à Toronto, à Montréal. En ce moment, il habite l’Ouest. On le prépare pour un poste important dans l’administration. Il ne s’est pas marié.

Sa sœur Louise est maintenant une jeune fille accomplie. Auguste est fier d’elle. Elle ressemble à sa mère, mais elle est encore plus belle que celle-ci ne l’était. Elle a les yeux noirs, le front dégagé, les lèvres pleines et sensuelles, le teint d’une chaude blancheur. Auguste rêve de la marier à Julien Pollender, son collègue du comté de Fontile. Pollender a aimé Armande Aquinault et l’a perdue ; il vit comme un ermite dans la capitale. Ce serait le mari idéal pour la sœur du député de Deuville. D’autant plus que les Pollender sont immensément riches. Aucun parti n’est trop brillant pour Louise. Discrètement, il lui a parlé de son jeune collègue. Au cours de la prochaine session, il amènera Louise dans la capitale et la présentera au député de Fontile. « Et si celui-ci ne lui plaît pas, si elle a d’autres idées. » Elle est jeune. Les Prieur sont une famille qui monte. Ils doivent monter ensemble. Le ma­riage de Louise avec Julien Pollender flatte la vanité d’Auguste, mais il sert aussi son am­bition. « Ah ! si c’était déjà fait. Il faut que ce mariage se fasse. »

Il monte lentement l’escalier qui le conduit à son bureau. « Il faut ménager ton cœur, se dit-il. Peut-être me trouver un bureau au rez-de-chaussée. » Sa secrétaire l’accueille, surprise par son allure solennelle. Il se fait apporter l’agenda de la journée et un mémoire des ap­pels téléphoniques reçus en son absence.

— Rappelez Me Nachaud, dit-il. Je ne dic­terai pas ce matin.

Le député de Deuville regarde distraitement le courrier placé devant lui. Rien d’important. Dans son panier attend un rapport de sa police secrète sur l’état des esprits dans le comté. Les critiques commencent à surgir ici et là. On est trop près du temps où tout indice de mécon­tentement, si peu justifié qu’il fût, était accueilli avec transport dans son entourage. La situa­tion est renversée. Ses adversaires sont à l’œuvre. Il lève les yeux vers son grand oncle représenté sur la toile dans une de ces attitudes qu’affectent les grands hommes quand ils posent pour la postérité. Sanglé dans une redingote noire, le regard chargé d’effluves magnétiques, la ligne des lèvres légèrement tombante aux commissures, le beau tribun semble proclamer son intégrité et son désenchantement. Devenu député, Auguste s’est rappelé cet illustre personnage. Il lui donne la place d’honneur dans son bureau.

Auguste Prieur ne se fait pas d’illusion au sujet de la politique.

Maintenant engagé dans la partie, il fait l’apprentissage de la vie mesquine qui est celle du député en dehors des mois de session. Il lui répugne de tenir des fiches sur les personnages influents et tarés, de marchander le patronage, de prodiguer les poignées de main et les discours, d’intervenir dans les querelles de préséance qui éclatent à tout propos dans son entourage ; enfin de contempler son ambition dans le prisme des désirs de ses subalternes, tous attachés à ses basques comme des nains encombrants et dangereux.

À dix heures moins dix, il traverse la rue et pénètre au Palais où il ne rencontre que des avocats du parti, car la légende s’accrédite que pour avoir justice il faut être représenté par un avocat du parti. Il rend poliment leur salut aux fonctionnaires, selon leur importance, et il s’arrête un moment dans le bureau du greffier. Le député de Deuville a une façon de regarder au delà des gens qui écarte les importuns.

VI

À son retour, à onze heures, il contourne l’antichambre et pénètre dans son bureau par l’entrée particulière. À sa profonde surprise, un individu a pris place sous le portrait du grand oncle, dans le fauteuil réservé aux visiteurs de marque. Il est entouré d’une épaisse fumée. S’il est une chose que le député de Deuville supporte mal, c’est qu’on l’attende dans son cabinet. Il en éprouve aussitôt un violent sentiment de colère contre l’intrus et contre sa secrétaire qui l’a introduit.

— Bonjours Auguste, dit le visiteur.

Le député dépose son chapeau avec dignité et sans répondre ou même jeter un regard au visiteur, il va prendre place derrière sa table de travail. Pendant quelques instants, il range des papiers. Il songe à appeler sa secrétaire et à la morigéner devant l’intrus. Puis il se ravise et sort dans l’antichambre.

— Excusez-moi, dit la jeune fille. C’est monsieur Bérard qui a introduit M. Bernard Massénac dans votre bureau.

Lucien Bérard est l’associé de Prieur et le fils du fondateur de la société. Auguste sent tomber sa colère. Il rentre dans son bureau.

En dépit de sa malpropreté, de ses chaussures délavées, Bernard Massénac en impose. Cet homme, on le sent, n’a jamais eu froid aux yeux.

— Tu n’as pas besoin de faire ton Prince de Galles avec moi, dit-il.

Ce tutoiement, cette insolence, achèvent de le rendre antipathique. Sans attendre la réponse, il continue :

— Tu te demandes ce que je fais ici ?

— Je ne vous comprends pas, dit froidement le député.

Bernard Massénac éclate d’un gros rire et dit sans cesser de mâcher son infect cigare :

— Maintenant parlons sérieusement. Tu me reconnais. Je suis Massénac, l’homme qui a gagné ton élection. Nous allons nous voir souvent à partir de lundi ; autant être en bonnes relations, hein !

Auguste se rappelle sa première surprise au lendemain de l’élection de recevoir un compte pour des marchandises commandées en son nom et à son insu par Massénac. Il a dû payer, mais ce procédé l’a dégoûté de l’individu. Cette seconde expérience n’est pas moins pénible.

— Ton défaut, Auguste, si tu me permets de te le dire, c’est que tu es trop collet monté avec les amis.

Pendant ce discours, Prieur a repris son aplomb. Il n’est pas loin d’être amusé par la truculence de son organisateur.

— Venons-en à ce qui vous amène, dit-il.

— Remarque que je pourrais prendre un autre avocat et t’aimerais peut-être mieux ça, vu que le criminel ce n’est pas dans tes cordes, mais pas si fou ! Je me dis : Si je suis défendu par le député, ma cause est gagnée d’avance et l’opinion est avec moi.

— Vous avez raison de dire que je ne plaide pas de causes criminelles.

— Tout le monde me connaît et je n’ai rien à cacher. Alors, si le député me défend, c’est que je suis victime d’une manœuvre politique dirigée contre lui. Tu comprends : on m’accuse pour te nuire. Mais tu peux faire un tort énorme aux adversaires avec ce procès. Je vais te laisser sortir des affaires qui vont faire dresser les cheveux sur la tête du juge.

— Avez-vous apporté la sommation ?

— Non. Je vais tout te dire en deux mots. On m’accuse de détournement de fonds ou de quelque chose comme ça. C’est à propos des allocations. Je les ai distribuées d’après la liste électorale.

— Combien de morts a-t-on relevés sur la liste ?

— Est-ce que je sais ?

— Combien y en a-t-il ?

— Une quarantaine.

— Et l’argent ?

— Quoi ?

— Où est-il allé ?

— J’ai construit un chemin. On va probablement m’accuser aussi d’avoir fait travailler un tas de sans-cœur.

— Au chemin ?

— Oui. Puisque je les fais vivre…

— Avec l’argent du gouvernement ?

— Celui-là ou un autre, je ne veux pas encourager la paresse… Il y a aussi mon chauffeur.

À ce moment, Auguste Prieur aperçoit sous son buvard, une petite note signé Lavisse. « Massénac sera à ton bureau à onze heures. Écoute son histoire, mais ne prends aucune décision (il avait souligné aucune) avant de me parler. » Le député regarde en silence son visiteur.

— Tu as besoin de réfléchir, dit l’intrus. J’attendrai ta réponse demain.

Et il sort, entouré de fumée. Resté seul, le député ouvre toute grande la fenêtre et sonne sa secrétaire.

Il est bientôt rejoint par le Procureur de la Couronne. Nachand est grand et large d’épaules avec une tendance à se rejeter le torse en arrière, ce qui lui donne même à la Cour l’air d’un spectateur désintéressé. Il a le front large, le nez long et pincé, les yeux obliques. Fils naturel d’un personnage qui a eu son heure de célébrité, il s’entoure d’une atmosphère de pruderie. Il surveille sans cesse son maintien et son visage, poussant la circonspection jusqu’à ne parler que du coin de la bouche, sans jamais écarter les lèvres.

— Tu as vu Massénac, dit-il, en entrant, au député.

— Je l’ai vu et je refuse de le défendre.

— Ne sois pas si catégorique, Prieur.

Le député de Deuville sait au fond de lui-même qu’il défendra Bernard Massénac mais il voudrait être acculé à le faire. Le cynisme de Nachand le révolte. Après le départ du Procureur qu’il ne retient que quelques minutes, il téléphone à Sam Lavisse.

— J’ai à te parler, dit-il, viens immédiatement.

— J’attendais ton appel, répond Lavisse, et j’ai fait préparer un petit salon chez Bourret.

VII

C’est dans une petite rue, fréquentée des voyageurs de commerce, que se dissimule l’établissement Bourret. De la rue, à travers une baie vitrée, le passant peut apercevoir de petites tables, couvertes de nappes à carreaux rouges et blancs, des ustensiles d’argent bien frotté que le soleil fait miroiter, et, circulant au milieu de cette fête, des jeunes filles en uniformes noirs à poignets et à cols blancs.

Les bonnes cuisines sont rares, leur réputation s’étend rapidement, mais à Deuville, un tel établissement eut été voué sûrement à la faillite. Le patron, Napoléon Bourret, un gros cuisinier au visage épanoui, bouffi de graisse, aux petits yeux madrés et aux lèvres d’un rouge sanglant, l’avait compris. Aussi toutes les serveuses, jeunes et stylées, recrutées avec le plus grand soin et renouvelées souvent, jouaient-elles un rôle important dans la maison. Le dîneur qui entrait là par hasard, ne pouvait manquer d’apprécier les plats, le ser­vice, la propreté du linge, mais pour peu qu’il fût perspicace, il devinait qu’il se passait au­tour de lui plus de choses qu’on n’en pouvait voir sans indiscrétion. Le nombre des serveuses, les frôlements discrets, la prédilection des arri­vants pour certaines tables, cette familiarité que la communauté de plaisir établit entre les initiés venaient confirmer cette impression.

Derrière la caisse, dissimulée au fond de la salle, s’ouvrait un couloir conduisant aux sa­lons particuliers. Dès l’entrée de ces pièces un luxe insolent bravait le regard. Des tentures, rappelant ces maisons où les bourgeois de la fin du siècle aimaient à s’amuser, lambris­saient les murs ; un escalier, couvert de rouge, conduisait à un passage discrètement éclairé qui s’ouvrait du côté de la rivière sur une vaste salle de jeu et du côté de la rue sur une série de petits salons particuliers.

Monté depuis quelques instants, Sam Lavisse, qui s’était arrêté devant un tableau re­présentant une scène galante, fut rejoint par Maître Bourret.

— Tout est-il à votre satisfaction ? demanda l’amphitryon en clignant de l’œil.

Ce disant, il recula d’un pas, fronça le sourcil et d’une main savante, replaça un verre qui lui paraissait hors de ligne.

— Comment vont les affaires ? dit Lavisse.

— On ne se plaint pas, monsieur Lavisse. Mais le personnel ! Ah ! le personnel, quelles andouilles ! Elles n’ont pas ça dans le sang, monsieur, elles n’ont pas ça dans le sang. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes petites misères.

— Comme apéritif, vous servirez trois Martinis et un porto.

— Entendu. Voici monsieur le député. Bonjour monsieur le député. Excusez-moi. Je reviens moi-même avec l’apéritif.

Ils furent bientôt rejoints par Nachand, qui occupait le poste de substitut du Procureur général, accompagné de Migneron, son adjoint.

C’étaient les trois grands personnages administratifs de Deuville. Lavisse n’occupait aucune charge publique, mais il n’en était pas moins actif. À titre de trésorier du parti, il servait d’intermédiaire entre les « amis du régime » et le député.

Comme il l’avait promis à Lavisse, Prieur se donna tout entier au plaisir de la dégustation. Les sauces étaient nuancées à souhait, et le vin lui réchauffait doucement le cerveau, répandant un délicieux engourdissement dans les membres.

— Mon cher Lavisse, dit-il, après le cognac, je ne veux pas défendre ton Massénac.

— Notre Massénac, dit Nachand qui, en guise de sourire, montra ses dents. Nachand était toujours grave au point de paraître empesé.

— Je suis entièrement de ton avis, dit Lavisse, n’en parlons plus.

Prieur fut désarçonné par ce facile succès. Lavisse était son ami ; ils n’avaient aucun secret l’un pour l’autre. Migneron parlait peu d’ordinaire. Il craignait de déplaire au député et paraissait embarrassé d’être venu.

— Pourquoi prends-tu cette attitude, Sam ? demanda le député.

Lavisse ne répondit pas immédiatement ; il regardait Prieur. À la fin, il dit :

— Tu veux que je te parle les yeux dans les yeux ; eh bien, Auguste, c’est parce que je crois que tu n’es pas un politicien et que tu ne peux pas le devenir comme ça. Si tu étais un politicien, je te dirais : Il faut défendre Bernard Massénac, tu le défendrais et le sauverais. Mais tel que je te connais, si tu acceptes de le défendre, tu le feras à contrecœur et tu te ruineras avec lui. Je veux dire que tu perdras ta réputation car pour ta carrière politique, elle finit avant de commencer. Veux-tu que je te fasse une prédiction : dans quelques mois tu perdras le patronage. Oh ! tu ne t’en apercevras pas immédiatement, mais on fera des nominations sans te consulter ; tes amis seront suspects ; etc. Tu seras le député de Deuville, mais tu n’auras plus la grâce. Toutes tes démarches se feront dans le vide. Tu continueras de faire des discours, on te laissera voter avec le parti, pendant que ton successeur fera les nominations et dirigera le comté.

— Je ne pense qu’à l’infamie de défendre un Massénac et à la honte de garder de tels individus dans le parti.

— Tu ne connais pas Bernard Massénac, dit Nachand. Massénac n’est pas une exception dans la politique et tu le sais. Tu tolères un Bourret comme un moindre mal, tu accordes des licences à nos amis, mais là encore, tu restes dans ton rôle de représentant de Deuville et du parti qui t’a élu. Je sais que tu ne tiens pas beaucoup à l’argent. Mais tu as l’espoir que tes services te vaudront un ministère. Eh bien, Massénac n’a pas cet espoir et le parti ne compte pas moins sur lui que sur toi.

— En d’autres mots, tout le tort de Massénac est d’être maladroit, et…

— … et modeste. Laisse-lui son petit chemin, sa servante et son chauffeur. C’est son ministère à lui.

Ils finirent par convaincre Auguste Prieur de défendre Massénac.

— Il faut que je retourne à l’étude.

— Et moi, chez Massénac. Je veux t’éviter le plus possible les occasions de le rencontrer.

De retour à son bureau, Prieur l’esprit excité par le vin, ne voyait plus d’un œil aussi défavorable la perspective de défendre ce malencontreux client. À la façon d’un bon avocat, il voyait déjà dans son esprit la ligne de défense qu’il adopterait. Il ne manquerait pas de témoins de caractère et insisterait pour le jury sur l’intention politique des accusateurs.

Dans tout cela, il fallait surtout garder une certaine indépendance d’attitude. Il s’identifierait suffisamment à la cause pour manifester à la Cour qu’un jugement contre son client lui porterait préjudice ; mais d’autre part, et pour le grand public, il tenait à laisser l’impression qu’il n’était pas de connivence avec l’organisateur.

À quatre heures, le député de Deuville se rendit chez son médecin pour apprendre le résultat de sa radiocardiographie. « Je ne vois rien d’anormal, dit le praticien ; la douleur que vous avez ressentie était musculaire… »

Auguste n’entend pas le reste. Son esprit bondit hors du cabinet trop étroit. Il voudrait se montrer poli, écouter les conseils de l’homme de science, mais il en est incapable. Il décroche son chapeau, prend congé comme dans un rêve et descend en courant le petit escalier qui débouche rue Principale, heureux comme un écolier en vacances…


Il était dans cette disposition quand il retourna à sa demeure.

— Es-tu content de ta journée, Auguste ? demanda rituellement Mme Prieur.

En dépliant sa serviette, elle posait tous les soirs la même question dans les mêmes mots et recevait invariablement la même réponse.

— Où as-tu pris le déjeuner ?

— Chez Bourret avec Sam et Nachand.

— Qu’est-ce qu’on vous a servi !

— Une coquille de mollusques délicieuse et un gigot.

— Qui as-tu vu à part Sam ?

— Seulement des clients. Mais j’en ai un nouveau dans une cause criminelle.

— Je croyais que tu n’acceptais que des causes civiles.

— Ce n’est pas une règle, dit-il, très lentement, de sa voix de Cour. Il m’arrive souvent de donner des conseils à mes clients concernant des affaires qui relèvent des tribunaux criminels. Tu comprends, un avocat a des clients, non des causes. Mais maintenant que je suis député, il est possible que j’aie à négliger un peu ma pratique ordinaire pour m’occuper d’intérêts, disons politiques.

— Et qui est ce client ?

— Tu ne le connais pas. C’est Bernard Massénac.

— Ce gros personnage populacier ; je ne l’aime pas.

M. Bernard Massénac, que tu n’aimes pas, est l’un des plus importants organisateurs du parti.

— Prends garde, Auguste, quelque chose me dit que cette affaire-là peut te faire beaucoup de tort. Je n’aime pas l’idée de te voir défendre un criminel. Pourquoi s’est-il adressé à toi ? On ne manque pas de criminaliste dans Deuville.

— Ce n’est pas un criminel, c’est tout au plus un accusé et puis il n’a confiance qu’en moi. Je ne dis pas que sa confiance m’honore, mais je serai heureux de lui rendre service et de me l’attacher.

— Réfléchis bien avant de t’engager. J’ai toujours dit que tu n’étais pas fait pour la politique.

— Ne recommençons pas cette discussion. J’ai accepté de le défendre.

— Mais tu peux prétexter un engagement antérieur auquel tu n’avais pas pensé…

— Je t’en prie, laisse-moi décider de ce que j’ai à faire.

— Tu ne m’empêcheras pas de croire qu’on se sert de toi.

— C’est librement que j’ai accepté de défen­dre Massénac (qui est le père d’un de mes an­ciens amis) et en vue d’avantages politiques in­contestables.

Marguerite connaissait son mari et elle rai­sonna que ce départ de sa règle de ne pas s’oc­cuper de causes criminelles était motivé par une pression extérieure.

Quant au député, il était malheureux de n’a­voir pas trouvé les mots qu’il fallait pour com­muniquer à sa femme une confiance qu’il était loin de ressentir lui-même.

VIII

Bernard Massénac n’a jamais eu peur de sa vie. Mais ce matin-là, en laçant ses bottines, — il n’avait jamais adopté le soulier, le trouvant trop moderne — il a une sensation qu’il ne connaissait pas encore, comme si ses poumons se vidaient tout à coup. C’est le plus près qu’il viendra jamais de connaître la peur. Il se relève, aperçoit son ventre dans le miroir et détourne les yeux.

— Auguste arrangera bien cela. Après tout, il ne peut pas laisser condamner comme un criminel celui qui l’a fait élire. Et puis il a encore besoin de moi.

Bernard Massénac n’a pas appris à penser sans parler. Il lui faut un auditeur sympathique. Tous les prétextes sont bons. Comme au temps d’Eugénie, il ne trouve jamais ses effets.

— Lucienne !

— Oui.

— Où as-tu mis ma chemise ponceau ? On ne trouve rien ici.

Lucienne ouvre un tiroir et lui tend la chemise.

— Elle était là, à sa place.

— Je ne l’ai pas vue. Penses-tu que je devrais retourner voir Prieur ? Il est allé à Québec ; il devait voir le Procureur général pour faire retirer le dossier, mais mon ami au Palais me dit que le dossier est toujours là.

— Il n’a peut-être pas réussi comme il le pensait.

— Il n’a peut-être pas essayé. Je ne veux pas être le mouton de la farce, moi. La cause doit être entendue demain.

— Ces affaires-là sont souvent ajournées.

— J’ai hâte d’en avoir le cœur net.

— Ne vous inquiétez donc pas.

— Quelque chose me dit que Prieur me joue dans le dos. Ça ne se passera pas comme ça, je vais aller lui parler les yeux dans les yeux.

Mais il ne vit pas le député. La secrétaire qui le reçut lui apprit que M. Prieur était « en dehors de la ville ». À l’appartement, il reçut la même réponse. Prieur se cachait. Les choses allaient mal.

Il courut chez Lavisse.

— Ne crains rien, dit le trésorier du parti, tu peux mettre ta confiance en Prieur.

— Il a échoué à Québec et en cour je n’ai pas beaucoup de chances parce que M. Prieur ne veut pas de témoins. C’est ça avec un avocat qui a des principes. S’il m’avait écouté, il n’y aurait pas eu de cause contre moi.

— Prieur a son idée et il ne te laissera pas tomber. Si tu es trouvé coupable, on s’arrangera pour que tu ne restes pas longtemps en prison.

— En prison ! Mais je ne veux pas y aller même une journée. Ce n’est pas à un menu fretin que vous avez affaire, c’est à Bernard Massénac et je ne vous laisserai pas l’oublier, ni toi ni Prieur.

— Ne t’inquiètes pas et surtout pas de coup de tête. Je te promets que tout va s’arranger. Tu as confiance en moi. Prends ma parole et reste tranquille.

Lavisse chercha en vain le député. Il était introuvable. À son tour, il commença à redouter le pire pour Massénac et pour le parti.


Le jour du procès, le député en est arrivé à regarder la cause de Massénac avec une certaine sympathie légale. Le client et même l’enjeu de la cause ont disparu et il ne voit plus dans la défense en préparation qu’un problème à résoudre. Il entre véritablement dans le jeu avec la détermination de triompher de l’adversaire, de réduire ses preuves à néant. Dans ce processus, il passe du calcul et de la méditation à un état de véritable passion et c’est avec impatience qu’il attend l’entrée du juge.

Le député de Deuville a peu pratiqué le droit criminel. Mais il possède à fond sa procédure. Par elle-même la cause a un fort accent de persécution. Convaincue de la culpabilité de Massénac et déterminée à briser son influence politique, la police, pressée par l’approche des élections, n’a pris aucune des précautions les plus élémentaires. Ainsi, on n’a pas hésité à surprendre la foi de la ménagère de Massénac et à l’intimider pour se faire révéler l’existence du coffret de sûreté du tribun et en obtenir la clef. Presque toute la preuve repose sur des documents ainsi obtenus. Sous un gouvernement favorable à la police, intéressé à la perte du tribun, la Couronne aurait la partie facile. Mais les circonstances sont renversées.

Pendant l’interrogatoire des jurés, Massénac s’impatiente du peu d’intérêt que son défenseur prend à cette procédure. Il y voit un mauvais présage. Prieur sourit et de la main signifie à son collègue de la Couronne qu’il n’entend récu­ser aucun des appelés. Les jurés prêtent ser­ment et la séance commence. Prieur est debout, dynamique et agressif.

Le député de Deuville n’a pas de peine, dès le début du procès, à montrer l’hostilité des té­moins de la police, congédiés depuis les élec­tions. Ces préliminaires amusent la foule et le jury et permettent à Prieur de montrer dès le début l’intention politique cachée sous l’accu­sation.

Mais c’est une surprise, même pour le jeune Migneron, à qui Nachand a confié la poursuite, quand Prieur s’objecte à la production de la preuve obtenue illégalement.

Pour le public qui remplit la salle d’audience comme pour le jury, le procès devient une joute entre la défense et la Couronne, où l’accusé est oublié. Le juge et le Procureur sont bien dis­posés envers le député, tout le monde le sait, mais celui-ci ne paraît attendre d’eux aucune faveur. Et cela même, aux yeux du jury, gran­dit son prestige.

À ce stage des procédures, l’avocat du parti défait qui a préparé la cause sous le précédent régime est appelé par Migneron, qui redoute de se voir acculé à une défaite humiliante. Il refuse son conseil.

À la fin, le juge s’impatiente et demande à la Couronne comment elle entend procéder. « On nous a remis une cause désespérée, dit Migneron, après avoir consulté Nachand, accouru en toute hâte. Nous n’avons pas de preuve à offrir. »

Massénac bénéficie d’un non-lieu, deux jours après l’ouverture du procès que toute la ville attendait comme un événement extraordinaire. La première surprise passée, le tribun est humilié d’être relégué dans l’ombre. Aussitôt libéré, il court serrer la main de son défenseur et annonce que pour fêter son acquittement, il va donner un grand banquet politique. Nachand et Lavisse ont toutes les peines du monde à lui faire comprendre que son acquittement est basé sur des points techniques et que la Cour ne l’a aucunement exonéré.

IX

La nouvelle de l’acquittement du « défenseur de l’ouvrier », de « l’ami des pauvres », se répandit dans Deuville comme une traînée de poudre. Le syndicat déclara officieusement un congé pour célébrer cet événement. Les usines se vidèrent et un triomphe fut organisé dans le quartier populaire. Les ouvriers, sortis des usines à midi burent jusqu’à la nuit.

Auguste Prieur mesure le degré de popularité de son organisateur. Il n’attend pas les conseils de Nachand et de Lavisse pour se joindre à la fête.

Au milieu des discours, Anna vient avertir Bernard Massénac que Lucienne s’apprête à fuir avec son enfant. Le tribun s’esquive et court à la maison.

Il trouve Lucienne en train de fermer une petite valise dans laquelle elle emporte tout ce qui lui appartient. Le linge du bébé remplit un coffre, gonflé à craquer et attaché au moyen d’une courroie de cuir.

D’un coup de pied, Bernard fait éclater la charpente du petit coffre qui se vide de son contenu sur le parquet. Il saisit la jeune femme aux cheveux et la frappe au visage, sur le dos, partout où il peut l’atteindre de son bras libre.

— Tu partiras quand je te le dirai, crie-t-il. C’est moi qui suis le maître ici.

Son visage, tuméfié par la colère et l’alcool, semble prêt à éclater. Lucienne, tombée à genoux, sanglote, tout en se tordant pour éviter les puissants moulinets de son agresseur.

— Je vous en prie, dit-elle, quand il est un peu calmé, laissez-moi partir.

— C’est ce salaud de Pierre qui veut te reprendre. Qu’il vienne donc te chercher. Il verra de quel bois je me chauffe. S’il met les pieds ici, je te jure qu’il n’en sortira pas vivant. Toi non plus. Je te conseille de lui dire cela, à ton amoureux.

En parlant, il a lâché prise et tourne autour de la pièce. Lucienne a peur qu’il ne se porte à des actes de violence sur son fils et elle dit pour détourner son attention.

— Laissez-moi partir. Vous ne savez pas ce que vous faites.

— Tu ne sortiras pas d’ici vivante.

— Oh ! mon Dieu. Je ne vous en veux pas. Mais laissez-moi partir. Si je reste ici, je deviendrai folle.

— Jamais, jamais. Quand Pierre t’a abandonnée, tu es venue à moi et je t’ai recueillie. Ce n’est pas pour que tu retournes à lui au premier signe.

— Il ne m’a pas parlé. Et si je pars d’ici c’est pour aller à Montréal.

— Et de quoi vivras-tu à Montréal, avec un enfant sur les bras ?

Il a raison. Que ferait-elle, abandonnée à elle-même dans une ville étrangère. Ici, même si elle est malheureuse, elle a un lit pour son enfant. Mais chaque jour, elle a un peu plus horreur de son protecteur. Il la dégoûte. Elle voudrait mourir. Mais la pensée de son enfant la retient.

— Anna t’empêchera de faire des folies. Et si tu déjoues sa surveillance, rappelle-toi que je te rejoindrai où que tu ailles.

Quand il a la certitude que la jeune femme ne songe pas à une autre tentative ce jour-là, Bernard Massénac retourne à sa fête, où il boit toute la nuit.

Après le départ de Bernard, Lucienne se laisse aller à sa douleur. Elle pleure de soulagement et de pitié sur la femme qu’elle est devenue. Un ressort s’est brisé en elle, la rendant incapable de résistance et même de volonté. Si elle a encore honte, ce n’est pas de son état, mais des coups qu’elle reçoit. Au fond de son cœur, elle est presque contente d’être retenue de force dans cette maison, témoin de son humiliation et de sa déchéance. Où irait-elle ? Sa jeunesse s’est flétrie avec sa beauté. Les coups de la brute qui la possède, suivis de caresses et de cajoleries, lui sont devenus indifférents. Elle a peur mais ce n’est pas des événements, si pénibles fussent-ils, c’est d’elle-même. Jusqu’où peut-on descendre dans l’abjection ? La pensée de son enfant la pousse parfois à se révolter, mais ses élans durent peu.

Pourtant quand elle a appris le retour de Pierre, elle a retrouvé un peu de courage. C’est alors qu’elle a voulu fuir. Mais secrètement peut-être espérait-elle que Bernard surprendrait ses préparatifs, l’arrêterait. « Je ne serais jamais délivrée de moi-même. Et mon petit Pierre qu’en ferais-je ? »

X

Quelques jours plus tôt, Pierre Massénac était descendu du train avec un homme que personne ne connaissait à Deuville. C’était un vieillard timide et branlant du chef, qui regardait autour de lui avec des yeux d’enfants. On s’aperçut bientôt qu’il ne parlait jamais. Il répondait « oui, oui » à tout ce qu’on lui disait et se hâtait de détourner les yeux. Massénac ne le laissait jamais seul. L’ancien cuisinier Lancinet, car c’était lui, buvait les paroles du jeune homme et le servait comme un esclave.

Massénac, après avoir haï sa mère et son père, avait trouvé en cet idiot un être qui avait besoin de lui et sur lequel il reportait toute son affection. La nature a de ces singularités. Elle s’en sert comme d’un contrepoids à nos sentiments anormaux. Pierre trouvait peut-être dans les services filiaux qu’il rendait au pauvre d’esprit, le moyen de compenser pour son ingratitude envers Eugénie et Bernard Massénac. Cette amitié entre les deux hommes avait commencé, à Auckland, le jour où le jeune homme avait arraché Lancinet des mains d’Arnim et du quartier-maître qui voulaient lui faire un mauvais parti. Mirion, qui avait été le protecteur de l’idiot, était mort en mer, l’année précédente. Lancinet ne quittait plus Massénac.

Pendant des années, quand le jeune homme risquait sa vie tous les jours dans les mers du Sud, il avait rêvé au temps où riche enfin, il pourrait laisser couler les heures, nonchalamment étendu dans un bain tiède. Il tenait enfin le pouvoir de réaliser tous ses vœux.

Quand il faisait la contrebande des armes en Orient, le risque constant de la mort, d’une mort ignominieuse le grandissait, mais il savourait en même temps sa vengeance de la société qui l’avait humilié. Dans les rencontres avec les patrouilles côtières, Pierre faisait volontiers le coup de feu avec ses hommes, bien qu’il ne fût en quelque sorte responsable que de la navigation. Il voyait tomber les hommes autour de lui, mais jamais il n’avait pensé qu’il pût mourir ainsi.

Son plaisir était de boire la nuit avec quelques camarades de rencontre et de dormir autant qu’il le pouvait. Il ne connaissait pas d’autre forme de délassement.

La veille, à Montréal, il était entré chez un tailleur italien et avait commandé douze complets. Le tailleur n’avait même pas bronché, habitué qu’il était à tous les genres de clients, depuis le père de famille dont l’épouse veut faire rabattre les prix, jusqu’aux joueurs qui commandent des flanelles presque roses.

— Ah, monsieur, dit le tailleur, on ne sait plus s’habiller. Les hommes manquent d’audace dans l’habillement.

Tout en parlant, il avait débarrassé le jeune homme de son veston et prenait la mesure de sa poitrine. Il s’arrêta tout à coup et se planta en face de son client.

— Toutes les femmes sont à l’homme qui sait s’habiller, dit-il. J’ai un client, il me dit : « Tony, j’ai tourné la tête de deux, de trois, de cinq femmes avec ton dernier complet. » Et lui, il faut bien le dire, il n’a que l’habit. Ah ! laissez-moi faire ! Remettez-vous-en à moi de tout, excepté la chaussure. Mais je vous enverrai chez un bottier de mes amis, un type dans mon genre…

Massénac avait du plaisir à causer avec les fournisseurs. Pendant dix ans, il avait dû garder le masque de l’autorité, commandant des équipages malais ou chinois. Il fallait être dur ; la discipline lui avait tenu lieu de pensée.

Depuis son retour en Amérique, il parlait à tout le monde. Les échanges les plus anodins lui paraissaient chargés de cordialité.

Il apprit, en descendant du train, l’élection de Prieur. Il en fut heureux. Quand il s’enquit de Lucienne, on lui révéla qu’elle habitait maintenant avec Bernard Massénac.

Il retourna peu dans le milieu interlope où il avait accoutumé de vivre quand il venait à Deuville. Les années passées en mer l’avaient complètement transformé. Il avait la tête carrée, couverte d’une épaisse chevelure noire, et il donnait une impression de force peu ordinaire.

Il tenta à plusieurs reprises de se rapprocher de Prieur, mais celui-ci trouvait sans cesse des prétextes pour ne pas le recevoir.


Auguste a un peu honte de son ancien ami. Louise Prieur n’a pas à son égard les mêmes sentiments. C’est une jeune fille volontaire, qui blâme Auguste de mettre son ambition au-dessus de son amitié.

Elle n’a jamais oublié le garçon sauvage pour lequel à treize ans Auguste avait une grande admiration. Elle était gênée devant lui. Pour l’amadouer, Pierre lui avait fait un compliment. « Louise est la plus jolie », avait-il dit. Personne ne la trouvait belle. Claude et Auguste la méprisaient parce qu’elle était une fillette.

À cette époque, Auguste se querellait à tout propos avec Louise dont il voulait gouverner la vie, mais quand elle était absente une journée, il était inquiet. Il veillait sur elle jalousement.

Auguste, qui a appris que Louise revoit son ancien ami, a cru la dégoûter en racontant devant elle l’épisode de Lucienne. Mais l’effet a été contraire à celui qu’il attendait.

— Massénac me plaît tel qu’il est, dit Louise. Comme je t’aime tel que tu es devenu, Auguste.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Je n’insinue rien. Je t’ai vu flatter Bernard Massénac, le défendre quand tu le savais coupable. Je connais bien des choses que tu croies cachées et que tout le monde répète dans Deuville. Je n’aime pas beaucoup après cela que tu me fasses la morale.

— Massénac ne te courtise que pour se venger de moi.

— C’est faux. Massénac souffre de ton indifférence ; il ne te déteste pas.

— Mais Louise, j’ai d’autres idées pour toi. Je ne t’en ai jamais parlé, car je veux te laisser libre d’épouser l’homme de ton choix, mais je suis député maintenant, j’ai des relations, je te présenterai d’autres jeunes hommes, Julien Pollender, par exemple.

— Le fils du banquier ?

— Le député de Fontile.

— Je n’épouserai pas un homme pour servir ton ambition.

— Je ne pense qu’à toi.

— Pierre m’aime. Je sais tout ce que tu peux me dire à son sujet. Il n’a pas de secret pour moi.

— Massénac t’a dit qu’il t’aimait ?

— Rassure-toi, il n’a pas encore parlé.

Louise accepte de suivre son frère à Québec où les Prieur reçoivent beaucoup. Julien Pollender est un familier de la maison.

XI

La jeune fille a manifesté le désir de voir les oies sauvages. Julien Pollender offre de la conduire au Cap Tourmente. Auguste et Marguerite les accompagnent. Partis au lever du soleil, ils s’arrêtent pour déjeuner dans une auberge et descendent vers huit heures dans une ferme située à environ un demi-mille du fleuve. De cet endroit, on entend les cris rauques et discordants de milliers d’oies invisibles, semblables au tumulte d’une armée. Julien a apporté des jumelles et, à l’aide de cet instrument, Louise aperçoit une flotte de milliers de petits navires de papier balancés sur les vagues. Ce sont les oies.

Les deux femmes chaussent des bottes et le petit groupe s’engage dans le chemin tracé à travers les battures, immense étendue de terre, engraissée par les alluvions du fleuve, et où croit une végétation de joncs et de riz à canard.

Au loin, le Cap Tourmente, inaccessible à l’homme, remplit l’horizon de sa masse pierreuse, hérissée d’arbres.

Le paysan, sur la terre duquel ils sont descendus, leur dit que les « voyageuses » sont moins nombreuses cette année. Selon lui, le printemps n’a pas été propice aux couvées.

Louise a précédé les autres. Julien la rejoint. Il parle des chasses auxquelles il a pris part. C’était en octobre. Il a assisté à l’arrivée des oies. Elles revenaient, comme maintenant de l’Ungava et du Labrador. Quand leurs bandes arrivent, elles obscurcissent le ciel. Pour les tuer il faut les surprendre, caché dans un enfoncement du sol, pendant qu’elles s’ébattent au-dessus de la campagne. Il lui désigne deux oies isolées dans une petite anse.

— Ce sont les sentinelles. Elles sont maintenant à portée du fusil. À chaque pas que nous ferons, elles vont s’éloigner.

Elles s’éloignent en effet, sans hâte, mais constamment, maintenant entre elles et les visiteurs une distance toujours égale. Sur le fleuve, les petits papiers blancs continuent de se balancer sur les vagues. Un coup de feu lointain cingle l’air. Des centaines d’oies s’élèvent dans le ciel mais la masse ne bouge pas. Quand elles volent on les distingue mieux.

La jeune fille écoute parler Julien Pollender, si peu semblable au portrait qu’elle a imaginé. Ce grand garçon sincère, égoïste comme tous les hommes, est capable de compréhension et d’affection. Une femme a donné sa vie pour lui et elle l’aime d’avoir inspiré un tel sentiment. Elle pourrait s’attacher à lui si son cœur n’appartenait, depuis qu’elle l’a revu, à Pierre Massénac. Elle pense : Ceux qui admirent un homme accompli, habile dans les choses du monde, ayant de l’esprit, de l’entregent et du cœur, n’imaginent pas contre quelles forces il s’est formé. Il suffit cependant qu’on s’arrête à sa propre vie. Combien de maladies, d’accidents, de dangers, de tentations, de pièges, de hasards, guettent les hommes entre la naissance et la maturité. L’homme moderne doit s’assimiler six ou sept siècles de civilisation avant l’âge de vingt ans. De cette course bien peu sortent indemnes. Et le talent, le génie sont la conséquence de conquêtes sur les psychoses, les inhibitions, les fautes et les crimes mêmes, de résistance au milieu, à l’hérédité et à l’éducation. Toute adolescence est jonchée de cadavres d’êtres mythiques, mais aussi d’êtres humains.

Julien, la voyant absorbée, s’est éloigné de quelques pas et scrute l’horizon de ses jumelles. Elle frissonne.

— Il n’y a plus rien à voir ici, dit Auguste à sa femme.

Ils retournent à l’auto.

XII

Pierre a rendez-vous avec le propriétaire du Progrès de Deuville, M. Ludovic Astries. Les Astries sont financièrement embarrassés. Le jeune homme tient ce renseignement de l’indiscrétion d’une vieille fille qui était en pension chez eux et qui les a quittés à la suite d’une querelle. « Je ne crois pas mal parler de mon prochain en disant qu’ils sont bien revenus de leur grandeur », répète-t-elle à qui veut l’entendre. « Depuis les élections, c’est tous les jours vendredi chez eux. »

Pierre a vu là une occasion de placer une partie de son capital inactif et du même coup de se réconcilier avec Auguste Prieur. Le journal peut rendre de grands services politiques dans une petite ville. Sa clientèle d’ailleurs est répandue dans tout le comté. Pierre a pressenti l’imprimeur. Ils ont convenu d’un prix, mais quand le jeune homme a parlé de paiement, M. Astries lui fait remarquer que les paiements doivent être répartis sur une période de cinq ans. Il tient à cette clause. Les intérêts sont fixés à un taux usuraire, et Astries qui garde la première hypothèque sur l’entreprise, a probablement l’arrière-pensée de reprendre le journal qui ne peut que péricliter sous la direction d’un jeune homme sans expérience.

Pierre devine cette arrière-pensée. Il ne montre aucun empressement à signer le contrat.

— C’est une affaire exceptionnelle, explique Astries. Je vous donne un journal, une imprimerie, des contrats, sans compter l’achalandage, et qu’est-ce que je reçois en retour : le même montant que je retirerais moi-même des opérations. Le journal se payera lui-même et vous en resterez le propriétaire.

— Mais je veux faire un placement et vous m’offrez une spéculation.

— Placez votre argent dans une autre affaire. Elles ne manquent pas. Et cinq années sont vite passées.

Pierre finit par accepter l’hypothèque et le plan de remboursement, mais après avoir obtenu de meilleures conditions d’intérêt.

Le contrat est à peine signé que le beau-père du député, M. Lantoine se présente chez Astries. Il le trouve en pleine exubérance, marchant de long en large dans son cabinet et se frottant vigoureusement les mains.

— Je viens vous offrir d’acheter le Progrès, dit l’industriel.

— Il n’est plus à moi depuis une heure, répond Astries. Je l’ai vendu ainsi que l’imprimerie à M. Pierre Massénac.

— À Pierre Massénac ? Mais peut-il vous payer ?

— Monsieur Massénac est millionnaire, s’écrie l’imprimeur ; multi-millionnaire. Je tiens mes renseignements de la Banque. Il a un compte dans les six chiffres.

— Mais ce n’est qu’au septième que commence le million.

— Six chiffres me suffisent.

Et, rendu facétieux par son bonheur, il ajoute :

— C’est comme une femme qui s’était fait enlever deux fois le même sein.

M. Lantoine ne cache pas son dépit. Il ne se pardonne pas d’être arrivé trop tard. Depuis la naissance de son petit-fils ses sentiments à l’égard de son gendre ont rapidement évolué. La méfiance qu’Auguste Prieur « intellectuel » et petit associé dans une étude légale lui a inspirée au moment de son mariage avec Marguerite, s’est résorbée devant les succès du jeune homme et fait place à un sentiment d’attente anxieuse. L’industriel prend fort au sérieux l’aventure politique de son gendre. Il lui reconnaît de l’ambition, de l’énergie, des qualités qui autorisent les plus grands espoirs.

La veille, il a conçu un plan pour donner le journal de Deuville à son petit-fils. Il a même préparé la phrase qu’il dira en remettant les titres à Auguste : « Voici quelque chose de plus solide à laisser à ton fils qu’une étude d’avocat de petite ville. »

Sa déception, en apprenant la vente du journal, ne connaît plus de bornes. Il se retient d’injurier Astries dont le bonheur lui paraît un défi.


Pierre veut faire une agréable surprise à Auguste en lui remettant lui-même le premier numéro du journal publié sous sa direction.

— Louise, dit-il, en voyant la jeune fille, j’ai trouvé le moyen de me réconcilier avec Auguste Je viens d’acheter le Progrès.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de votre projet ? lui demande-t-elle.

— Je ne suis pas encore habitué à me confier, Louise, mais je m’habituerai.

— Je vous pardonne cette fois, mais à l’avenir…

— Je ne vous cacherai rien. Quelle sera, pensez-vous, la réaction d’Auguste ?

— Il sera sans doute flatté de voir tous les frais que vous faites pour lui seul.

— C’est surtout pour vous, Louise.

— Je veux bien vous croire, dit-elle avec coquetterie.

— Si nous allions ensemble célébrer cet événement.

— Merci. Mais ce soir je suis engagée.

— Ah ! fit-il.

— J’ai promis à maman de dîner à la maison. Mon frère Claude, que nous n’avions pas vu depuis six mois, retourne demain à son poste à Winnipeg.

Elle ajouta après un moment :

— Auguste sera là. Je veux lui annoncer la nouvelle.


Pendant que les jeunes gens font des projets d’avenir. M. Lantoine court au bureau d’Auguste. Il trouve le député seul et lui annonce l’achat du Progrès.

— C’est impossible ! dit Auguste.

— Astries me l’a affirmé. Il ajoute que Pierre a rapporté une fortune de l’Orient. J’ai l’impression que ton ancien ami a des ambitions politiques.

— Il ne manque plus qu’il se réconcilie avec Bernard…

— C’est un coup à prévoir. Mais d’ici quatre ans, il peut se passer bien des choses. Tu pourrais le revoir, lui obtenir des contrats, le faire participer aux avantages du pouvoir.

— Excellente idée. Je l’inviterai à déjeuner demain à la maison.

À ce moment, Lavisse entre en trombe dans le bureau du député.

— Le Progrès prépare une campagne contre toi. Regarde.

Et Lavisse met sous les yeux de Prieur une épreuve d’imprimerie. Auguste et M. Lantoine sont atterrés. Il est impossible de se méprendre sur le sens de cette lettre signée par l’Évêque et qui accuse le député d’immoralité.

L’Église jouit dans la province d’une autorité presque indiscutée. Elle se souvient des services qu’elle a rendus après la conquête de 1763. À cette époque, elle fut le pivot de la résistance ; le curé assuma une autorité à laquelle on s’en remit de toutes les questions et cette autorité fit échec au conquérant. Au plus fort de la bataille, la voix du plus énergique ne souffre pas de réplique. L’Église a gardé de ces temps héroïques des habitudes de décision et d’autorité qui scandalisent parfois.

À Deuville, il est plutôt rare de voir l’Évêque intervenir dans la politique. Celui-ci, ancien supérieur du collège où Auguste a fait ses études, paraissait jusqu’ici bien disposé envers le député.

Voici ce qui s’était passé.

Lecerf avait eu une idée de génie. Il rédigea une lettre où sans le nommer, il accusait le député de protéger le vice dans Deuville. Pour éviter toute confusion avec le maire, il parlait de celui-ci dans un autre paragraphe de sa lettre. Et ce document, il le signa du nom de l’Évêque et le remit au journal dont il était le rédacteur.

Un typographe, partisan de Prieur, tira clandestinement une épreuve de l’article et la fit porter au Procureur de la Couronne. Nachand envoya aussitôt Lavisse au bureau du député.

Celui-ci réunit son conseil en toute hâte. Nachand entra au moment où le député prenait congé de M. Lantoine.

— C’est un coup de Lecerf, prétendait Lavisse.

Prieur leur raconta l’entrevue qu’il venait d’avoir avec son beau-père.

— Si Pierre Massénac est là-dessous…

— Mais il n’a pas eu le temps de machiner une attaque aussi élaborée en une heure, dit sagement Migneron.

— Mais puisque le document émane de l’évêché ?

Ils relurent attentivement la lettre.

Prieur récusant l’évidence voulait se rendre au journal et demander à voir la signature. Il ne pouvait pas croire que l’Évêque eut signé un tel document, mais il redoutait que devant le fait accompli, il ne voulut pas désavouer Lecerf. Nachand s’offrit d’y aller à sa place. Au journal, Lecerf répondit aimablement au Procureur, cherchant le nom de celui qui avait, disait-il, trahi sa confiance. Mais quand Nachand demanda à voir la signature, l’imposteur pris à l’improviste, rougit jusqu’aux oreilles et perdit contenance. Il fit mine de chercher la lettre dans ses papiers, mais ne la trouva pas.

M. Lecerf, dit Nachand, M. Prieur est en ce moment à l’évêché.

— Il se serait épargné bien de la peine en venant directement à moi, dit le malheureux, la voix blanche.

— Mais puisque le document émane de l’évêché.

— Dans l’Église, il y a une hiérarchie établie…

— Mais la Société religieuse n’en fait pas partie. Si cette lettre paraît, vous vous exposez à une poursuite en libelle.

— Je ne demande qu’à ne pas la publier si M. le député veut bien me convaincre qu’il n’est pas de mèche avec ce Monsieur Massénac.

M. Lecerf, je regrette, mais dans ce cas c’est à vous que la preuve incombe.

— Je ne demande à M. le député que de me convaincre…

Lecerf n’avait pas repris son assurance depuis le début de l’entretien. Il ne cherchait maintenant qu’un moyen de reculer avec les honneurs.

— M. le député vous a chargé de me demander de ne pas publier cette lettre, je veux bien…

— Il ne demande pas, il exige.

— Je vais donner des ordres pour qu’on retire cette lettre. Mais je ne le fais…

Nachand eut envie de lui demander comment il pouvait retirer la lettre de l’Évêque sans le consulter, mais il avait appris, dans sa profession, à ne pas pousser trop loin les victoires. Il avait hâte de rentrer au bureau du député, où les têtes du parti, convoquées en toute hâte, attendaient, autour de Prieur, le résultat de ses démarches. Le voyage du député à l’évêché avait été inventé de toutes pièces pour surprendre Lecerf. Le coup avait réussi au-delà de toute espérance.

— Il faut le rendre impuissant, dit Sam. Je suggère, Auguste, que tu portes toute l’affaire à l’évêché.

— Non, dit Prieur, nous ne gagnerions rien. Je crois que la leçon ne sera pas perdue.

— Dans le fond, dit Migneron, je suis convaincu qu’il est sincère. Il a le fanatisme d’un croisé, égaré dans le monde moderne.

— Il n’espère rien pour lui. Il vit comme un saint, mais il ne vit que pour dominer.

— Quand un homme comme lui exerce un pouvoir, il s’identifie à la cause qu’il défend. Tu l’as blessé et alors qu’il est mû par la rancune, je suis convaincu qu’en sa conscience, il se croit le champion de la vertu.

— Conclusion pratique, dit Sam, un nettoyage s’impose.

— Céder immédiatement serait un aveu de culpabilité.

— Non, pas immédiatement. Mais d’ici deux mois il faudra sacrifier quelqu’un.

— Il est malheureux que nous ne puissions toucher à Massénac ; mais, ajouta Sam en riant, il ne comprendrait pas la plaisanterie.

— Il me faut un bouc émissaire, dit le Commissaire de police.

— Même deux.

— Bourret est tout indiqué.

— Nous suspendrons son permis pour quelques mois. Sam, il faudra que tu le préviennes. Tâche de lui faire comprendre…

XIII

Lecerf, resté seul, après le départ de Nachand, se rendit compte de la gravité du faux pas que son zèle lui avait inspiré. Il s’arrêta peu à l’acte même, mais il ne pouvait trop se grossir ses conséquences. Il s’était compromis aux yeux de l’évêque. Qu’il eût raison pour le fond et qu’il ait été poussé par les sentiments les plus désintéressés ne faisait aucun doute dans son esprit. Mais il n’en restait pas moins que sans consulter l’Évêque, il s’était permis de l’engager dans une affaire qui venait de rater.

Nous avons déjà dit que Lecerf n’était pas aimé de ses confrères ; il possédait cependant un ami dévoué dans la personne du curé, l’abbé Étienne.

Dès la première rencontre l’abbé Étienne en imposait aux plus cyniques par sa grande charité. Ses paroissiens disaient de lui : « Celui-là est un saint ; il ferait croire même les incroyants. » De haute taille, les épaules larges, il ressemblait aux portraits populaires de l’Évêque de Maux.

L’abbé Étienne était accueillant aussi bien aux idées qu’aux hommes. N’ayant aucune prédisposition pour l’administration, il était resté longtemps vicaire. Il ne s’en était pas plaint, trouvant dans les travaux souvent inutiles, une occasion d’aider son prochain et de se perfectionner dans la vertu. Il savait que les œuvres de Dieu sont des œuvres où la charité, la patience et la prière font plus que tous les autres moyens. En dépit de sa culture — outre le latin, il lisait couramment le grec et l’hébreu — il avait gardé une foi de charbonnier. Quand il commentait l’Évangile, le dimanche, il visait ses fidèles au cœur. Il a besoin de moi, se dit-il, en voyant entrer le directeur de la Société religieuse. « Mon Dieu, faites que je puisse l’aider. »

Après les échanges de politesse habituelle, le curé sortit son pot de tabac et le tendit au visiteur. Pendant quelques minutes, les deux hommes fumèrent en silence comme il leur était arrivé souvent de le faire, alors que Lecerf venait se détendre en causant avec son ami.

Le cabinet de travail de l’abbé Étienne correspondait au portrait physique de son habitant. C’était une grande pièce, aux murs blanchis, ornés de portraits de famille et de reproduction de tableaux célèbres. La bibliothèque occupait un des murs depuis le sol jusqu’au plafond. Dans un coin, sur une étagère pivotante s’entassaient des revues théologiques. Trois fauteuils rembourrés de crin et usés aux coudes et une table chargée de livres et de papiers complétaient l’ameublement. Un certain désordre, le désordre du travail et de la vie, et une odeur de poussière et de tabac révélaient que cette pièce était celle où le prêtre se tenait le plus souvent.

En face de l’abbé Étienne, Lecerf était écrasé. De tempérament nerveux, impulsif, agressivement tourné vers l’action, il ne reculait pas volontiers. Toute discussion lui était une occasion de s’opposer et de s’ancrer dans le parti qu’il avait instinctivement choisi.

Depuis son arrivée, Lecerf était impatient de se décharger le cœur, mais son hôte dirigeait avec dextérité la conversation sur des sujets anodins. Il voulait lui donner le temps de se laisser imprégner par la paix studieuse de la pièce. Il avait pour cela ses raisons. Il ne voulait pas se laisser entraîner, ni laisser l’autre s’engager aventureusement dans des confidences emportées.

Après le tabac, ils dégustèrent un verre de cognac. Lecerf, impatient d’abord, finit par se laisser pacifier et, dans un élan de joie, il envia la vie studieuse de son ami. La contemplation et l’étude, qui lui étaient inconnues, lui parurent désirables. Ce mouvement passé, il redevint lui-même. Alors l’abbé Étienne, qui n’avait rien perdu de ces mouvements intérieurs, le laissa parler…

— Je n’ai pas à vous juger, mon ami, dit-il enfin, puisque vous vous adressez à l’ami plutôt qu’au prêtre. Cependant je ne saurais trop vous mettre en garde contre votre tempérament. Vous êtes un violent et « violenti rapiunt illud » (il prononçait le latin à la française) mais c’est contre nous-même que nous devons conquérir le ciel, non contre les autres. Notre tâche, à nous catholiques, est à la fois spirituelle et temporelle. On nous consulte plus souvent au sujet du monde qu’au sujet du ciel. Et puis nous sommes des hommes comme les autres, bon sang ! Regardez-nous, les prêtres. Ce caractère que nous imprime le sacerdoce, plût à Dieu qu’il changeât notre nature et nos inclinations. Mais après vingt ans, trente ans de prêtrise, nous sommes aussi faibles, aussi exposés, et moins innocents que le jour où le Christ nous a oints.

— Mais la place du catholique est au combat.

— C’est vrai. Mais partout, il doit s’efforcer d’agir comme son divin Modèle. De plus en plus, l’Église se spiritualise. Elle était naguère une grande puissance temporelle. Elle possédait des États et le Pape déposait les rois et les princes. Aujourd’hui, il n’est pas un pape qui accepterait de revenir en arrière et de recouvrer territoires et puissance sur les princes. L’Église, en perdant son corps, s’est rapprochée de l’Esprit. C’est ce que nous avons le plus de mal à comprendre. Mais c’est ce que le Christ nous enseigne.

En quittant son ami, Lecerf réfléchissait à ses paroles. Mais c’étaient le ton pénétré et l’émotion de l’abbé Étienne qui agissaient sur lui.

Pierre n’eut pas d’autre choix, en apprenant l’affaire de la lettre de l’évêque que de congé­dier Lecerf. Il rappela aussitôt le journaliste évincé quelques mois plus tôt par l’entrepre­nant et belliqueux président de la Société reli­gieuse, mais le jeune Massénac conserva la direction du Progrès.

XIV

Quelques jours après son installation, on lui annonça la visite de Bernard Massénac. En entendant ce nom, prononcé avec respect par son secrétaire, Pierre fut ému. Le jeune homme n’avait pas parlé à son père adoptif depuis la mort d’Eugénie. Les deux hommes évitaient d’un commun accord les occasions de se rencontrer. De caractère violent tous les deux, ils ne pouvaient être indifférents l’un pour l’autre. Bernard Massénac n’avait jamais beaucoup contrarié son fils adoptif. N’ayant jamais compris les sentiments de l’adolescent, il n’avait vu dans l’hostilité de celui-ci à l’égard d’Eugénie que le résultat de ces malentendus qui éclatent dans les familles, quand les garçons atteignent leur treizième année.

De son côté, Pierre se sentait parfois attiré par ce qu’il avait de dynamisme et de violence combattive dans le tribun. Celui-ci vivait avec Lucienne, mais Pierre mettait tout le poids de cette faute sur la jeune femme.

Tels étaient les sentiments du directeur du Progrès quand on lui annonça la visite de Bernard Massénac. Le tribun avait vieilli. Il avait toujours l’air aussi négligé, mais il mettait une certaine coquetterie dans le choix de ses cravates et de l’étoffe de son complet. Il aborda Pierre, comme s’il l’avait vu la veille, avec une bonhommie qui dans les circonstances ne manquait pas de grandeur.

— Nous sommes du même bord, dit-il. Puis il ajouta : Vous nous poussez vous autres, les jeunes, mais c’est naturel.

Pierre, pris au dépourvu, ne savait que répondre.

— Je suis vieux, continua le tribun. Je ne pensais jamais voir le jour où je viendrais te demander une faveur. Mais ce jour-là est venu.

— Si je puis vous être utile… dit Pierre.

— Tu le peux, fiston, tu le peux. Je voudrais te demander de ne pas m’attaquer dans ta feuille. Tu comprends, je suis trop vieux pour apprendre de nouveaux tours. Les miens ne sont plus à la mode. Mais vous pouvez faire bien du mal à un homme avec vos phrases, vous autres…

Le jeune homme sentit son cœur fondre. Bernard Massénac le suppliait, lui, son fils adoptif.

— Je vous promets que le journal ne vous attaquera jamais personnellement, mais quant aux organisations dont vous faites partie…

— Ça me suffit, dit-il. Et qui sait, on a peut-être des petites ambitions politiques, et dans ça, la politique, le vieux est encore bon.

Le jeune homme protesta :

— Auguste est mon ami.

— Le mien aussi, du moins il le dit. Mais Prieur joue au moins sur trois ou quatre damiers. Sans moi, continua-t-il, il ne serait rien. Ne laisse personne te dire le contraire. Je l’ai fait et je puis le défaire. Tu es jeune, mon Pierre, et personne ne connaît l’avenir.

— Même si Auguste me trahissait, je ne m’opposerais pas à lui sur le terrain politique.

— Laisse-moi mes illusions de vieux renard.

— Je vous les laisse volontiers. Et je vous le répète : Le journal ne vous attaquera jamais personnellement.

— Je voulais te l’entendre dire. Je voudrais qu’Eugénie soit vivante pour te voir aujourd’hui. C’est elle qui serait fière.

Pierre détourna les yeux.

— Je savais que tu voulais partir depuis longtemps. Je n’oublierai jamais que tu es resté jusqu’à ce qu’elle ait fermé les yeux.

— Taisez-vous !

— Tu l’aimais bien au fond, toi aussi. Mais chienne de vie, chacun sa destinée, hein ?

Bernard Massénac essuya ses yeux du revers de sa main et se leva. Il hésitait à inviter le jeune homme chez lui à cause de Lucienne. Celui-ci comprit son embarras et lui dit :

— Venez me voir parfois. Je vous recevrai avec plaisir.

Quand il fut sorti, Pierre se mit à la fenêtre et le regarda s’éloigner. Il resta à rêver et ne s’aperçut pas que tous les employés étaient partis et qu’il était seul.

TROISIÈME PARTIE

I

En entrant dans la chambre, un arrangement insolite frappe son regard. Sa valise gît ouverte sur le plancher ; il y voit son complet gris, son nécessaire de toilette. Son père comptait sans doute les emprunter plutôt que de s’exposer à retourner chez lui. Mais cette explication est bien vague. Que faisait Bernard Massénac dans la chambre de son fils adoptif au moment de sa mort ? « Où est-il allé ensuite ? Et comment ai-je appris qu’il était mort ? Il est clair qu’il a été surpris pendant qu’il préparait la valise, car celle-ci est restée ouverte. » Pierre éprouve un poignant regret. Il est interloqué de découvrir des éléments de ce mystère dans sa chambre. « Il faut avertir la police », pense-t-il.

Cette valise ouverte est remplie de ses effets à lui, Pierre, comme si c’est lui qui allait partir. Non, il n’aurait pas choisi cette toute petite valise pour un si grand voyage, au bout du néant. Et puis, tout dans la pièce indique que celui qui se disposait à partir, ne pensait pas être dérangé dans ses préparatifs. Il se hâtait vers l’éternité, vers l’auteur de la nature, l’auteur de la nature ? le néant, l’autorité, non ce n’est pas ce mot, je l’avais tout à l’heure, l’éternité, l’éternité. Il a laissé la valise ouverte ; il a ensuite posé le nécessaire de toilette sur la chaise et il est parti pour aller à cet endroit de sa mort. Tous ses préparatifs ont été vains, c’est ce que dit au regard, en entrant, la valise ouverte sur le tapis et le nécessaire sur la chaise. Pierre ressent soudain devant cette valise le désir irrésistible de partir à son tour. Il s’approche de la table, vérifie la présence du tube à barbe et des lames dans le nécessaire. On frappe. Il est paralysé de frayeur.

Il ouvre les yeux. Il gît par terre dans une pièce qu’il ne reconnaît pas. Il a l’impression d’être entouré de vapeurs très denses, où percent de petites flammes, sans aucun soutien, comme on en voit dans certaines peintures religieuses. Au même moment, il ressent une vive douleur au poumon et s’éveille avec l’idée arrêtée de fuir, « fuir à tout prix, fuir sans perdre une minute ».

Le cauchemar continue. Des volutes de fumée blanche s’infiltrent par les interstices de la porte et du vasistas. La sensation du danger l’éveille tout à fait. Des pas retentissent dans le corridor. La pièce où il se trouve lui rappelle une chambre de son enfance. Comment est-il venu dans la maison de son père adoptif ?

Son premier mouvement, commandé par l’instinct de préservation, le conduit à la fenêtre qui ouvre sur la ruelle. En une enjambée, il atteint le pavé. À ce moment, dans son esprit affaibli revient le commandement impératif de se cacher, de fuir. Pourquoi ? Son esprit est lourd, empâté ; ses réflexes absurdes, un sentiment de terreur panique s’empare de son être. Il court, non pas du côté de la rue toute proche où il aperçoit un attroupement, mais comme un malfaiteur, vers le fond de la ruelle. Il a l’impression qu’on le suit et il se jette dans une porte entre-bâillée qu’il referme aussitôt sur lui.

Son instinct ne l’a pas trompé ; il était suivi. Les pas hésitent un instant près de son refuge, puis s’éloignent rapidement dans la direction de la rue transversale. De nouveau tout autour de lui se brouille et il perd conscience, si on peut donner le nom de conscience, à l’état somnambulique où il se débat depuis son réveil.

Quand il revient à lui, il est environ midi. Il se trouve dans l’entrée d’un hangar donnant sur la ruelle. Le jour lui fait mal aux yeux et chacun de ses mouvements retentit dans sa tête. Tous ses muscles sont ankylosés et la douleur lui arrache de petits cris vite réprimés qui le soulagent. Il n’a aucune idée et si un policier l’interrogeait, il serait absolument incapable de décliner intelligemment son nom et son adresse. Il ne pense qu’à ses mouvements : « Encore dix pas et je vais atteindre cette porte, encore dix pas et je m’appuierai contre ce mur ». Son but atteint, il se laisse aller à une joie enfantine, mais avant d’avoir pu se reposer, il repart, regardant fixement un nouveau but. Au moment d’atteindre la rue, il marche à peu près normalement. Des voitures sillonnent la chaussée en tous sens. « Pourrais-je atteindre le trottoir sans être renversé », se demande-t-il. De l’autre côté de cet espace dangereux, il aperçoit un restaurant. Il a soif. « Tu ne dois pas t’arrêter », lui répète une voix familière, celle qui l’a conduit avec des intermittences, depuis sa fuite de la chambre enfumée. « Tu ne dois pas t’arrêter ». Il s’entend répéter cette phrase toute simple et, profitant d’une accalmie, il s’élance sur la chaussée. « Tu ne dois pas t’arrêter ! tu ne dois pas t’arrêter ! » Il atteint en titubant la bordure du trottoir opposé et ayant de nouveau rassemblé ses forces, il ouvre la porte du restaurant. « Un verre d’eau », demande-t-il. Mais sans doute sa voix n’atteint-elle pas la serveuse. Cependant devant sa pâleur, elle comprend qu’il est malade. Après un temps qui lui paraît trop long, elle lui apporte de l’eau. Il entend rire, un rire familier… le sien. Il tente de soulever le verre, mais sa main tremble et retombe sans force. « Assoyez-vous », dit quelqu’un. On lui apporte une chaise. Mais il répète : « Tu ne dois pas t’arrêter ». La serveuse porte le verre à ses lèvres. L’eau pure, miroitant au soleil, lui brûle la langue. Il est ébloui et se retient au bord du comptoir. Il parvient à articuler : « Merci » et sort dans la rue. « Il faut demander une ambulance », dit une voix. Mais déjà, il a fui.

Il fait chaud. Il lui semble que tout le monde le regarde. Il s’engage dans la première ruelle venue, marche au hasard, aspirant de tout son être à se reposer mais ne pouvant se soustraire à l’impérieuse volonté de la voix qui lui commande de ne pas s’arrêter.

Pendant des heures, hébété, incapable de coordonner ses pensées ou ses mouvements, il marche, cherchant par instinct les ruelles, presque désertes.

Mais à mesure qu’il marche, ses mouvements perdent de leur imprécision, sa volonté reprend son empire sur ses muscles, il hâte le pas et il s’aperçoit tout à coup qu’il a faim.

Ses jambes sont très lourdes. Avec le retour de la lucidité, la fatigue se fait sentir. Mais enfin, il est de nouveau maître de ses mouvements. Pour s’en convaincre il tire son mouchoir de sa poche, porte la main à sa tête et s’éponge le front. Il en éprouve un sentiment de sécurité extraordinaire. Manger… De nouveau, il se sent empoigné par l’inquiétude. Celle-ci a pris la place de sa terreur de la nuit dont elle est dans un homme fort, vigoureux et jeune, la seule forme consciente.

Il lui semble sentir sur sa nuque le poids presque matériel d’un regard. Il se retourne vivement. Des gens le dépassent. Un policier, marchant lentement, l’examine de la tête aux pieds puis, sans doute, satisfait de son examen, continue sa route.

À la maison, le concierge le salue de l’air le plus naturel et il lui apprend que son compagnon n’est pas rentré la veille. Pierre Massénac insère la clef dans la serrure, et réprime un commencement de panique. « Si je continue, pense-t-il, mon ombre va me faire peur. » Où est le vieillard ? Que fait-il seul dans Deuville, où il ne connaît personne ? Pierre ouvre avec précaution la porte de l’armoire à glace, du cabinet de toilette, vérifie la porte de communication qui donne sur la chambre voisine. À ce moment, ses yeux se portent sur la glace et il sursaute.

Un inconnu vient d’ouvrir la porte de sa chambre. Un mouvement de colère le précipite vers l’intrus. Mais l’autre soulève sa casquette et lui dit :

— Excusez-moi. Je me suis trompé de porte.

Le jeune homme reste là, tout tremblant, les poings serrés. Il tourne la clef et par mesure de précaution fait pivoter le verrou. Lentement, il se dévêt et prend un bain froid. Son cœur, fouetté par le contact de l’eau glacée, l’oppresse. Mais il se sent revigoré. Sans éteindre les lumières, il s’étend sur son lit et s’endort…

II

À cinq heures, Pierre s’éveille et frappe à la porte de Lancinet. Pas de réponse. L’idiot n’est pas rentré.

Pierre s’est enivré trop de fois dans sa vie pour ne pas distinguer cet état de celui où il s’est trouvé en s’éveillant dans la maison de son beau-père. Il n’a aucun doute. Quelqu’un l’a drogué. Mais qui et pourquoi ? La veille, il a soupé en compagnie de l’idiot dans un caboulot situé près de la gare. Au cours de la soirée, un individu s’est joint à eux, mais il ne se rappelle plus la physionomie de cet homme que, d’ailleurs, il ne connaît pas.

Il se rappelle aussi qu’il est parti seul avec Lancinet, mais là s’arrête sa mémoire. Est-il possible qu’il se soit présenté chez Bernard Massénac dans cet état. L’idiot n’était pas ivre. Il ne s’enivrait jamais. Il l’aurait retenu.

« Il faut que je retrouve Lancinet, se dit-il, si je veux savoir ce qui s’est passé. Il faut que je le retrouve avant qu’il ne lui arrive un malheur. Lancinet est comme un enfant, incapable de se gouverner seul. »

Rue principale, la foule est dense, le courant humain solide ; les mêmes visages vous accompagnent indéfiniment. La solitude, au milieu de cette foule est aussi complète, aussi intacte que dans une forêt. À certains moments, on n’avance que pas à pas, à d’autres, une éclaircie se produit, mais le cours est presque toujours lent, animé et régulier. On rit, on s’interpelle ; cette symphonie de voix, dont les bruits de la rue forment la trame, se meut le long d’un décor toujours changeant, qu’on regarde à peine en dépit de la crudité de l’éclairage.

Mais ce soir, Massénac n’est pas sensible à ce mouvement. Il a l’impression que tout le monde le regarde. Il s’arrête plusieurs fois, un peu nerveux malgré lui. On chuchote sur son passage. Serait-il arrivé malheur à Lancinet ? Il s’approche d’un kiosque de journaux, regarde les manchettes et reste hébété. Bernard Massénac a péri, la veille, dans l’incendie de sa demeure. Un frisson parcourt l’épine dorsale du jeune homme. La veille, il s’est échappé d’une maison en flammes. Que faisait-il là ? Pourquoi y était-il allé ? Il éprouve une profonde pitié pour le malheureux vieillard. En fait, depuis la mort d’Eugénie, il a purgé son cœur de toute haine.

Il se rappelle la visite du tribun au journal. Le vieillard paraissait inquiet et abattu. Pressentait-il sa fin prochaine ? La sueur perle au front du jeune homme. Se peut-il que son père adoptif ait été assassiné ? En imagination, Pierre se voit déjà dans la boîte aux accusés. Louise est là, dans la salle, en vêtements de deuil, épiant sur le visage de son ami les sentiments mêlés qui agitent son âme.

Non ! Il doit éviter même de penser à cela. « Pauvre vieux Bernard ! Ce n’était pas un mauvais bougre. » « C’est moi qui ai fait Prieur et je puis le défaire », disait-il. Il l’a peut-être dit trop haut. Il a peut-être été entendu. Des gens puissants comptaient sur Auguste. On a tué le tribun pour l’empêcher de mettre sa menace à exécution. Non.

Et Lancinet ? L’idiot est incapable de tuer un homme en face ; mais l’assommer dans son sommeil et mettre le feu… Alors, Pierre se rappelle les confidences qu’il a faites à l’idiot sur son père adoptif, la haine qu’il lisait dans les yeux du cuisinier de bord pendant ses récits. Ce serait trop horrible.

Et, tout à coup, il s’avise que Lancinet a peut-être péri dans l’incendie. Pierre s’arrache au trottoir. Il marche rapidement. Il a bientôt fait la tournée des endroits où il a l’habitude d’aller avec l’idiot. Partout, le jeune homme a reçu la même réponse. Personne n’a vu Lancinet.

En rentrant à son appartement, Pierre y trouve une sommation de comparaître le lendemain devant la Cour du coroner.

III

Le coroner de Deuville, un médecin que Pierre connaît bien, qui l’a traité dans son enfance, siège dans un salon funéraire. La ville n’a pas de salle pour les enquêtes de ce genre, ni de morgue. Les cadavres sont conservés à tour de rôle dans deux salons funéraires, tous les deux propriété de conseillers municipaux.

— Donnez-moi un enterrement de première classe par semaine, disait le directeur Patrau et je vivrai gros et gras.

— Je ne suis pas à l’hôtel de ville pour m’occuper de vos intérêts, lui avait rétorqué le conseiller Gell, qui dirigeait aussi une entreprise de funérailles. À la suite de cette querelle, le conseil avait décidé de leur confier les cadavres à tour de rôle.

C’était le tour de Patrau quand le corps calciné de Bernard Massénac fut retiré des décombres de sa maison.

L’enquête eut lieu dans une petite salle, humide et mal entretenue, pauvrement éclairée par une petite fenêtre donnant sur le mur de béton de la salle d’embaumement. Le mobilier consistait en un pupitre à coulisse pour le coroner, une douzaine de chaises pour les témoins et le public et deux bancs étroits pour le jury. Aux murs, pendaient des calendriers annonçant les services des salons funéraires Patrau.

Le coroner, un médecin d’environ cinquante ans, et qui souffrait d’un léger défaut de langue, portait des verres à monture d’or. Le jury fut assermenté et, comme le Procureur de la Couronne n’était pas représenté, le coroner interrogea lui-même les témoins. La découverte du corps avait été faite par les pompiers. On pria ensuite Pierre d’identifier le cadavre qu’il avait vu quelques minutes auparavant.

— Vous avez vu le corps ?

— Je l’ai vu.

— Pouvez-vous l’identifier positivement ?

— Oui.

— C’est celui de votre père ?

— Non, dit Pierre, c’est celui de Bernard Massénac, mon père adoptif.

— Merci, dit le coroner, redoutant une scène.

Le coroner fit alors appeler Lucienne. Elle entra, soutenue par Anna, le visage décomposé, les yeux hagards. Cette douleur chez une femme que Pierre avait connue vive et pétillante d’esprit l’émut profondément. Il ne put s’empêcher de constater que sa grossesse et la vie qu’elle menait depuis un an chez Bernard Massénac avait transformé la jeune fille en une femme déjà lourde. À la demande du magistrat, elle déclina en sanglotant son nom et son adresse, puis sans attendre la suite des questions, elle cria que son enfant avait disparu.

Ce fut une sensation dans la cour. L’enquête devait porter sur les circonstances de la mort de Bernard Massénac, et tout à coup, le public apprenait qu’un enfant avait aussi péri dans l’incendie.

— Il n’était pas dans son lit quand les pompiers sont arrivés à moi, dit la pauvre mère en sanglotant. J’ai cru qu’il avait été secouru avant moi, mais personnes ne l’a vu…

Toute l’assistance regardait Massénac. On savait qu’il était le père. À ce moment, Lucienne perdit connaissance et il fallut l’emporter. Pendant ce temps, un observateur du bureau du Procureur était allé avertir Nachand. Celui-ci faisait son entrée au moment où le chef des pompiers racontait que Bernard Massénac avait été surpris par les flammes dans son lit. Quand ses hommes étaient entrés dans la maison, ils avaient, comme c’est leur devoir, cherché l’enfant dans la pièce où sa mère prétendait l’avoir couché, mais le lit était vide.

On fit revenir Lucienne.

— L’enfant marchait-il, demanda le coroner.

— Il se tenait debout, mais…

— Il couchait dans un lit à côtés hauts.

— Oui.

— À votre avis, pouvait-il en sortir seul ?

— Non.

— Vous jurez que vous l’y aviez couché vous-même.

— Oui.

— Merci madame.

Il fallait se rendre à l’évidence que l’enfant avait été enlevé. Il était donc peu probable qu’il eût ensuite péri dans l’incendie.

— Monsieur le coroner, dit Nachand, avec sa dignité coutumière et comme s’il se fut agi de la Cour du Banc du Roi.

— Oui, monsieur le Procureur.

— M. le coroner, en vue de la déclaration du témoin, je suggère que l’audience soit ajournée afin de permettre à mon département et à la police de faire enquête.

Le directeur de la sûreté était présent. C’était un quinquagénaire trapu au teint couperosé, au ventre bedonnant. Nachand le prit à part et lui parla longuement. Nachand, même en s’adressant au coroner, parlait du coin de la bouche, sans desserrer les lèvres. Quand il quitta le policier, celui-ci rougit jusqu’aux oreilles.

Le foul-play est très rare dans les petites villes. On n’y connaît à peu près que des crimes passionnels dans toute leur brutalité, mais aussi par rapport à la police, dans toute leur simplicité. En quittant le Procureur, le directeur de la sûreté pria Pierre Massénac de se rendre au poste.

IV

La police était logée à l’étroit dans une ancienne maison particulière située près du Palais de Justice. Pierre s’engagea dans ce labyrinthe. Il passa devant un sergent, assis sur un tabouret élevé derrière une porte coupée en son milieu. Le long du corridor s’ouvraient quatre autres portes, mais aucune ne portait la mention « chef de police ». Le sergent avait l’air si occupé à son standard que Massénac ne voulut pas attendre son bon plaisir. Il se dirigea vers l’escalier.

— Le bureau du chef, lui dit un détective, est à la tête de l’escalier. Il ajouta après un silence :

— Je vous ai déjà vu quelque part.

— Je suis Pierre Massénac.

— Ah ! fit le détective et il détourna la tête. Puis se ravisant :

— Tu perds ton temps, dit-il. Si tu as besoin de la police, il faut la faire toi-même. Il n’y a pas de police à Deuville. C’est une farce. Le chef est un classeur de petits papiers, le mignon des politiciens. Les autres sont à l’avenant. Prenons l’inspecteur. Qui est-il ? Un bon détective ? Non, le fils du président de la Commission de police. Où a-t-il acquis son expérience ? Dans sa chambre, par correspondance. Mais il est inspecteur. Il est arrivé un matin et il était inspecteur. Il l’est depuis. C’est son premier cas important. Il va faire de la bouillie. Gare au premier suspect qui lui tombera dans les mains.

Le directeur de la sûreté était une créature de Nachand. Comme il n’avait aucune compétence, on avait adjoint un ancien policier de métier, dévoué au parti. Mais celui-ci, comme on a pu le voir par sa conversation avec Pierre Massénac, ne semblait pas un homme à se fouler la rate dans l’exercice de son métier.

Le directeur en titre de la sûreté avait un laboratoire d’empreintes où il passait ses journées, assumant les responsabilités sans en avoir connaissance. Quand il s’inquiétait du travail de la Sûreté, on l’assurait qu’un expert de son importance rendait d’insignes services dans le laboratoire. On lui faisait signer tout ce qu’on voulait et il était assommé de détails fastidieux sur les affaires insignifiantes que ses adjoints compliquaient à dessein.

On fit sous son nom une campagne d’épuration contre les protégés de l’ancien régime, mais quand le parti eut pris le dessus, la morale ne trouva plus rien à redire.

Dès le début, il avait eu la main malheureuse. Au moment où il prêtait le serment d’office, en plein midi, des bandits avaient fait irruption dans un grand magasin et y avaient raflé une somme considérable. Ne manquant pas de courage, il s’était précipité à la poursuite des bandits, mais il était bientôt revenu bredouille. C’était une déveine. Mais il l’aggrava en promettant aux journalistes l’arrestation des voleurs dans les 48 heures. Au bout de 48 heures, il prophétisa de nouveau que des arrestations étaient imminentes, 24 heures plus tard, elles étaient prochaines. Puis l’affaire tomba dans l’oubli. Mais voilà qu’un bon jour, vingt-quatre heures après un vol dans une villa, le nouveau chef arrêtait en différents endroits de la ville, quatre présumés voleurs, et, pour comble d’efficacité, il recouvrait en entier le butin volé.

L’affaire fit sensation. Mais l’avocat chargé de la défense des prévenus déclara au tribunal que ses clients avaient dénoncé un complice et que la police refusait de l’arrêter. Il se trouvait que ce complice était l’indicateur de police qui avait, pour aider son chef, machiné le coup, promis l’impunité à ses voleurs puis les avait dénoncés après avoir mis le butin en sûreté. Le scandale ne connut plus de borne. Et la Couronne eût toutes les peines à empêcher la preuve contre la police.

Cette mauvaise publicité, s’ajoutant à la méfiance et à l’insubordination de ses hommes, avait brisé les derniers ressorts du faux-chef. Il eut désormais le complexe de l’échec. Le criminel ne fut plus pour lui un ennemi personnel, mais une source d’embêtements et de tracas, une occasion de critiques pour lui et son service.

Il interrogea Pierre Massénac sur la disparition de son compagnon.

— Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

— Dans la nuit de l’incendie.

— Où ?

— À l’hôtel du Chemin de fer. J’avais bu. Quand je suis revenu à moi, j’étais dans une ruelle et j’avais un fort mal de tête.

— Et Lancinet ?

— Il n’était pas avec moi. Je ne l’ai pas revu.

— Votre père adoptif avait-il des ennemis ?

— Je ne sais rien de sa vie depuis que j’ai quitté la maison, il y a plusieurs années.

— Lucienne avait été votre amie avant de vivre avec M. Massénac ?

— Oui.

— Pourquoi l’avez-vous quittée ?

— Pour reprendre la mer.

— Saviez-vous qu’elle était enceinte à ce moment ?

— Non.

— Seriez-vous resté si vous l’aviez su ?

— Je ne sais pas.

— D’après certains témoignages, M. Bernard Massénac paraissait jaloux de la jeune femme.

— Je n’en sais rien.

— Vous ne songez pas à quitter Deuville pour reprendre la mer ?

— Non.

— C’est cela. Tenez-vous à la disposition de la police jusqu’à l’enquête.

À cet interrogatoire à bâtons rompus, le jeune homme répondait sans intérêt. Il se rappelait les paroles du détective au sujet de la police. Pour un innocent, susceptible d’être soupçonné, ces méthodes étaient inquiétantes.

Les autres interrogatoires furent dans ce goût. On ne retrouva pas l’enfant disparu, ni Lancinet. Le directeur de la Sûreté tenait pour la théorie de l’accident. Mais Nachand voulait avoir un coupable, Pierre Massénac. Dans le public, Lecerf laissait entendre que le député protégeait l’assassin.

V

— Il faut faire arrêter Pierre Massénac, dit Nachand.

— Mais nous n’avons aucune preuve, répondit Prieur.

— C’est l’occasion pour toi de montrer que la justice est impartiale dans ton comté. On insistera sur le fait qu’il était un de tes amis.

— Pourquoi ne pas croire à la possibilité d’un accident ?

— Sais-tu qu’on t’accuse de protéger le coupable.

— Moi, c’est impossible.

Il savait bien que c’était vrai.

— Si tu ne fais rien, tu es perdu comme homme politique.

— Je verrai Massénac demain, dit le député.

Le dimanche matin, la rue est presque déserte, les bureaux sont inoccupés. Massénac arriva au bureau du député vers dix heures. Il paraissait avoir couché avec ses vêtements. Épuisé par une nuit de cauchemars, il ne s’était pas soucié de se raser. Il avait les yeux injectés de sang, les paupières en feu, l’haleine forte. Un instant, dans l’antichambre hostile, il s’était découragé. À quoi bon lutter ? On l’accusait déjà publiquement d’avoir tué son beau-père et son fils.

— Je sais, dit-il en entrant, que tu veux me perdre, Auguste. Tu as besoin d’une victime.

— Les circonstances…

— Quelles circonstances ? Tu me connais assez, Auguste, pour savoir que si j’avais voulu tuer le vieux, je l’aurais fait il y a longtemps.

— Écoute Pierre. Je ne puis te faire acquitter si tu es coupable. Mais je suis puissant ici. Si tu veux me dire ce que tu as fait de l’enfant…

— Je ne sais rien. Est-ce comme moi d’enlever mon propre fils ?

— Tu détestais ton père adoptif, et on t’a entendu proférer des menaces contre Lucienne. De plus, tu as été vu ivre-mort le soir du meurtre, dans le quartier où demeurait Bernard Massénac.

— Je te jure que je ne l’ai pas tué.

— Qui l’a fait ?

— Je ne sais pas. Peut-être toi, Auguste. Peut-être Lecerf, que le vieux faisait chanter, peut-être une autre de ses victimes.

— Je ne suis pas un tueur, moi, dit Auguste.

— J’en suis peut-être un à tes yeux, Prieur, mais je ne m’attaquerais pas à un vieillard, ni à un enfant.

— Adieu, Pierre.

À la porte de sa maison, Pierre trouva Louise Prieur. Il ne l’avait pas revue depuis la mort de son beau-père. Il eut honte qu’elle le vit dans l’état où il se trouvait.

— Pierre, dit-elle, je sais que vous venez de voir Auguste. Que vous a-t-il dit ?

— Il m’a demandé si j’avais tué mon père adoptif.

— Il ne vous a pas accusé ?

— Non. Mais j’ai l’impression qu’il n’attend que l’occasion pour me faire arrêter. Il a bien changé.

— Il est entouré de gens sans aveux qui se servent de lui. Pierre, j’ai l’impression que c’est Lancinet qui tient la clef de ce mystère. Il faut le retrouver. Nous allons le chercher en­semble.

— J’ai cherché partout. D’ailleurs, que le diable l’emporte.

— Qu’allez-vous faire ?

— Ils ne me prendront pas vivant.

— Ne dites pas cela. Pensez à ceux qui vous aiment, qui ont confiance en vous.

— Dieu sait que j’ai haï mon père adoptif, que j’ai même désiré le tuer, mais il y a des années que je lui ai pardonné. Puis après un silence :

— Ne faut-il pas que la société se venge des êtres comme moi ?

Je sais que vous êtes innocent de ce meurtre et je veux que vous m’aidiez à le prouver.

VI

Ce soir-là, Louise se rendit chez Auguste. Mais il venait de sortir. Elle ne pouvait le sui­vre chez Nachand, où il avait réuni les têtes du parti. Nachand voulait une arrestation.

— Quelles preuves as-tu contre Massénac, lui demande Auguste ?

— Il détestait son père adoptif, il a été vu dans le quartier le soir de l’incendie.

— Qui l’a vu ?

— Je ne sais pas, c’est ce qu’on dit.

— Il te faut plus que cela pour obtenir une accusation.

— Je le sais. Mais si nous abandonnons Mas­sénac, il ne reste que la théorie de l’accident. Acceptons-la un instant pour les fins de la dis­cussion, comment alors expliques-tu la dispari­tion de l’enfant ?

— Que veux-tu que Massénac qui n’a pas quitté Deuville ait fait de celui-ci ?

— Tu défends Massénac parce que c’est l’ami de Louise.

— C’est faux.

— Cèdes, Prieur. S’il est innocent, il sera acquitté.

— Je connais Massénac, il ne se laissera pas prendre vivant.

— Sa mort clora l’affaire.

— Jamais.

— L’opinion tient Massénac pour le coupable.

— C’est faux. C’est moi qu’on accuse.

— Vas-tu te laisser ruiner pour Massénac ?

— J’ai un moyen de prouver que je suis innocent, et du même coup de trouver le coupable, s’il n’est pas déjà trop tard.

— Et quel est ce moyen ? dit Nachand en pâlissant.

— C’est de remettre l’affaire entre les mains du Procureur général.

Cette menace éclata comme une bombe dans le cercle de cinq personnes parmi lesquelles se trouvait peut-être l’assassin de Bernard Massénac.

— Tu es fou ! Auguste. Nous mettre entre les mains d’étrangers.

— Avez-vous quelque chose à cacher ? demanda le député, qui pressentit pour la première fois que l’opinion publique ne se trompait peut-être pas en l’accusant de protéger les coupables.

Il était jeune. Il eut tout à coup froid. Il avait cru connaître les passions politiques : il reconnut que dans ce domaine un Nachand, hypocrite et fourbe, un Lavisse, qui eût vendu sa mère pour rester dans le parti, un Patrau, brutal et sournois : tous étaient des maîtres. Il pensa à Massénac qu’il avait été bien près de sacrifier.

Ses « lieutenants », les têtes du parti n’en menaient pas large en ce moment. Habitués à tout « arranger » quand le parti est au pouvoir, ils croyaient pouvoir tuer impunément.

— Si le verdict de demain est un verdict de meurtre, dit-il, je fais ma demande au Procureur général.

— Mais, dit Nachand, tu sais bien que Bernard Massénac faisait chanter tout le parti. Tout cela va sortir.

— Je le regretterai, mais je préfère nuire au parti que de prendre part à une injustice.

Ils ne tentèrent pas de le fléchir, car au silence qui s’était fait dans le groupe quand il avait parlé du Procureur général, chacun avait eu peur de son voisin.

La police travailla toute la nuit dans les décombres de la maison de Massénac. Et le lendemain matin, à la cour du coroner, le Procureur Nachand procédait pour la Couronne. Il interrogea longuement Pierre, sans bienveillance, puis il fit reprendre toutes les dépositions. Le directeur de la sûreté, corroboré par le chef des pompiers, prouva que l’incendie avait été allumé accidentellement. Le jury ne délibéra que quelques minutes et rendit un verdict de mort accidentelle.

VII

En dépit des recherches, on ne retrouva ni l’enfant, ni l’idiot avant plusieurs semaines. Un soir, il entra chez Pierre avec l’enfant et s’écroula sur le parquet. Le pauvre hère paraissait l’ombre de lui-même. Pierre appela la police, et un médecin. On transporta le malheureux à l’hôpital et on remit l’enfant à Lucienne. Le petit n’avait pas trop souffert durant sa séquestration.

Le chef de police demandait un mandat contre Lancinet. Nachand refusa. La scène terrible qui s’était déroulée dans le bureau du député le soir où Prieur avait menacé le petit groupe de l’intervention du Procureur général lui revint à la mémoire. Il y a des secrets qu’on ne peut partager avec personne.

— Je veux interroger moi-même Lancinet avant de rouvrir le dossier, dit-il.

Le soir, il se rendit à l’hôpital en compagnie d’un secrétaire mais à la dernière minute, il laissa ce dernier à la porte. Que se passa-t-il dans la chambre entre le Procureur de la Couronne et l’idiot pendant les deux heures qu’ils restèrent enfermés ensemble ? Quand Nachand sortit enfin, il paraissait exténué comme après une longue veille. Il renvoya le secrétaire et se rendit chez le député.

— Tu avais raison, dit-il en entrant, Massénac était innocent. Lancinet l’avait drogué et enfermé dans une chambre de la maison de son père adoptif.

— Mais pourquoi ?

— C’est son secret. N’oublie pas que nous avons affaire à un idiot. Il n’a pas été facile de lui arracher cette confession bien que, sentant sa fin prochaine, il ait consenti à me révéler son crime.

— Il t’a dit qu’il avait tué Bernard Massénac.

— Non. C’est là le plus drôle. Il prétend qu’il s’était rendu à sa demeure pour tuer le tribun, mais qu’il a trouvé celui-ci déjà froid. Il était mort, probablement d’une attaque cardiaque. Il a alors mis le feu, puis pris de remords il est entré dans la maison pour sauver le petit Pierre.

— A-t-il expliqué pourquoi il a laissé son protecteur dans la maison en flammes ?

— Il refuse de répondre à toutes les questions que je lui pose sur Pierre Massénac. On peut supposer qu’il haïssait le jeune homme d’une de ses haines inexplicables qui prennent la forme de la folie. Il a cependant admis que son inten­tion était que Pierre fût accusé du meurtre.

— Cette confession m’enlève un grand poids de la poitrine.

— Tu soupçonnais l’un de nous.

— Après la dernière réunion tenue ici, je ne savais plus quoi penser. Tout s’arrange bien ainsi.

— Lancinet sera interné dès qu’il pourra quitter l’hôpital.

L’idiot ne fut pas interné. Il mourut peu de jours après cette conversation.

Dans son testament, Bernard Massénac par­tageait ses biens entre Lucienne et Pierre. Le jeune homme était généreux. À Deuville, l’ar­gent fait oublier bien des choses et il était riche. On avait peu à lui pardonner. Son âge l’excu­sait, de même que la vie rude qu’il avait menée dans son enfance. D’autre part, par reconnais­sance pour les services rendus par son beau-père, le peuple le soutenait.

Pierre avait évité de revoir Louise, convaincu que la famille de la jeune fille, et Auguste le premier, le jugeaient indigne d’aspirer à sa main. Mais dans son cœur, il n’en continuait pas moins de l’aimer.

C’est un peu pour reconquérir l’estime de Louise qu’il n’avait pas abandonné le journal et était resté à Deuville. Sous son impulsion, la feuille terne qu’il avait acquise, était devenue un véritable journal. La publicité affluait, le tirage augmentait de jour en jour. Il avait maintenant dans les mains, une force auprès de laquelle celle de Bernard Massénac eût paru dérisoire. Nachand avait été le premier à s’en rendre compte.

Louise Prieur attendait que Pierre revienne à elle. Son intuition lui avait fait deviner que c’était pour elle que le jeune homme accomplissait ces miracles. L’amour l’aidait.

— Pierre Massénac est devenu un citoyen important, dit-elle un jour à Auguste. En fait, il est en passe de devenir le premier citoyen de Deuville.

— Après Auguste pourtant, dit Mme Prieur.

— Avant moi, maman. Nous aurons des élections dans deux ans et s’il se déclare contre moi, la partie sera dure…

— Tu plaisantes, Auguste, dit M. Prieur.

— Je n’ai jamais été plus sérieux. Évidemment Louise a quelque pouvoir sur lui.

Louise rougit, mais ne releva pas cette phrase.

VIII

Auguste, voyant que ses ouvertures à Louise n’avaient pas été comprises, prit sur lui d’aller saluer Massénac à son bureau. À peine s’était-il fait annoncer que Pierre accourut dans l’antichambre et lui serra affectueusement la main. Ils parlèrent du passé encore proche.

Auguste, pour rendre sa visite plausible, si l’accueil de son ami n’était pas enthousiaste, avait pris la précaution de se munir d’un contrat de publicité.

— Tu n’as pas à prendre ces moyens avec moi, lui dit Pierre.

Et faisant allusion à son pari d’enfant, il ajouta en riant :

— Je suis toujours ton serviteur.

— Je te rends ta liberté, si je ne l’ai pas déjà fait, dit Auguste. Mais à une condition, c’est que nous retournions ensemble pêcher la truite dans notre ruisseau.

— J’accepte. Nomme le jour.

— Demain, à six heures. Je viendrai te cher­cher.

Il regarda longuement son ami, puis rassuré sans doute par la franchise de son regard, il ajouta :

— Puis-je inviter Louise ?

— Je n’osais te le demander. Je serai très heureux de la revoir.

Massénac, qui avait l’habitude de se lever à cinq heures depuis qu’il dirigeait le journal, attendit ses amis jusqu’à sept heures.

— Vous êtes en retard, leur dit-il en les aper­cevant.

— La coupable, c’est Louise, répondit Au­guste en désignant sa jeune sœur.

Louise, en talons bas, portait une jupe de laine grise et un maillot de laine jaune qui mou­lait sa poitrine. Elle n’avait pas mis de bas et chaussait de gros souliers de marche. La gros­sièreté de cet accoutrement, calculé pour faire ressortir la finesse du visage et la perfection du corps, produisit son effet sur Pierre. Elle vit son avantage et en profita.

— Je sais que vous n’aimez pas vous encom­brer de jeunes filles quand vous allez pêcher, dit-elle, mais je vous promets de ne pas vous déranger.

L’empressement de Pierre à protester fit rire la jeune fille. Auguste était heureux.

— Je me sens rajeuni de dix ans, dit-il en mettant le pied dans l’eau pour atteindre une grosse pierre qui divisait le courant. Pierre et Louise suivaient le bord du ruisseau. Ils s’engagèrent dans un sentier sous les arbres.

— Il a fallu que je fasse les premiers pas pour vous revoir, dit-elle.

— Pardonnez-moi, Louise, je voulais me rendre digne avant de parler à vos parents.

— Idiot, dit-elle. J’aurais tout quitté pour te suivre.

— C’est ce que je ne voulais pas. C’est mieux ainsi. Auguste a besoin de moi et j’ai besoin de lui. Personne ne s’opposera maintenant à notre mariage.

— Vous ne m’avez jamais dit que vous m’aimiez.

Il l’entraîna dans un épais fourré. Auguste, heureux comme un enfant, assuré de sa prochaine élection, se donnait tout entier à la pêche.

— J’en ai quatre, cria-t-il.

Mais ils ne l’entendirent pas.



Quelques jours avant le mariage, Lucienne se présenta chez Louise.

Elle portait une robe rouge et balançait au bout de son bras une bourse violette en agitant une série de fins bracelets de platine.

— Vous allez épouser Pierre, dit-elle.

Louise inclina la tête en signe d’assentiment.

— Ce que j’ai à vous dire est bien compliqué, continua Lucienne. Vous comprenez que je ne puis plus rester à Deuville. Non. Tout ici, me rappelle des mauvais souvenirs. Maintenant que je suis riche, je veux aller vivre à Montréal.

La jeune fille ne devinait pas l’objet de ces confidences. Elle n’était pas ennuyée, mais mal à l’aise.

— Je suis encore jeune, je me marierai peut-être.

— C’est tout à fait légitime, dit-elle.

— N’est-ce pas ? Seulement il y a mon fils que j’adore et dont je ne voudrais me séparer pour rien au monde.

— Je vous comprends, madame.

— Oui, mais que deviendra-t-il avec moi à Montréal ? Je compte sortir, m’amuser un peu. Ma vie n’a jamais été gaie. Et puis comme je vous le dis, je suis riche…

Louise avait enfin compris. Elle ne nuança pas sa pensée.

— Pour ma part, je suis prête à l’adopter, si Pierre…

— Parlez-lui-en. Ce n’est pas comme si l’enfant n’avait pas de père, n’est-ce pas ?

Le soir, quand Pierre apprit cette démarche, il éclata en sanglots. Il revit son enfance de fils abandonné.

— La vie recommence, pensa-t-il.

Achevé d’imprimer, à Montréal,
sur les presses de
Thérien Frères Limitée
le 26 mai 1948 pour
Les Éditions de l’Arbre, Inc.