Les Désirs et les jours/3/05

Texte établi par L’Arbre (1p. 232-235).
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V

— Il faut faire arrêter Pierre Massénac, dit Nachand.

— Mais nous n’avons aucune preuve, répondit Prieur.

— C’est l’occasion pour toi de montrer que la justice est impartiale dans ton comté. On insistera sur le fait qu’il était un de tes amis.

— Pourquoi ne pas croire à la possibilité d’un accident ?

— Sais-tu qu’on t’accuse de protéger le coupable.

— Moi, c’est impossible.

Il savait bien que c’était vrai.

— Si tu ne fais rien, tu es perdu comme homme politique.

— Je verrai Massénac demain, dit le député.

Le dimanche matin, la rue est presque déserte, les bureaux sont inoccupés. Massénac arriva au bureau du député vers dix heures. Il paraissait avoir couché avec ses vêtements. Épuisé par une nuit de cauchemars, il ne s’était pas soucié de se raser. Il avait les yeux injectés de sang, les paupières en feu, l’haleine forte. Un instant, dans l’antichambre hostile, il s’était découragé. À quoi bon lutter ? On l’accusait déjà publiquement d’avoir tué son beau-père et son fils.

— Je sais, dit-il en entrant, que tu veux me perdre, Auguste. Tu as besoin d’une victime.

— Les circonstances…

— Quelles circonstances ? Tu me connais assez, Auguste, pour savoir que si j’avais voulu tuer le vieux, je l’aurais fait il y a longtemps.

— Écoute Pierre. Je ne puis te faire acquitter si tu es coupable. Mais je suis puissant ici. Si tu veux me dire ce que tu as fait de l’enfant…

— Je ne sais rien. Est-ce comme moi d’enlever mon propre fils ?

— Tu détestais ton père adoptif, et on t’a entendu proférer des menaces contre Lucienne. De plus, tu as été vu ivre-mort le soir du meurtre, dans le quartier où demeurait Bernard Massénac.

— Je te jure que je ne l’ai pas tué.

— Qui l’a fait ?

— Je ne sais pas. Peut-être toi, Auguste. Peut-être Lecerf, que le vieux faisait chanter, peut-être une autre de ses victimes.

— Je ne suis pas un tueur, moi, dit Auguste.

— J’en suis peut-être un à tes yeux, Prieur, mais je ne m’attaquerais pas à un vieillard, ni à un enfant.

— Adieu, Pierre.

À la porte de sa maison, Pierre trouva Louise Prieur. Il ne l’avait pas revue depuis la mort de son beau-père. Il eut honte qu’elle le vit dans l’état où il se trouvait.

— Pierre, dit-elle, je sais que vous venez de voir Auguste. Que vous a-t-il dit ?

— Il m’a demandé si j’avais tué mon père adoptif.

— Il ne vous a pas accusé ?

— Non. Mais j’ai l’impression qu’il n’attend que l’occasion pour me faire arrêter. Il a bien changé.

— Il est entouré de gens sans aveux qui se servent de lui. Pierre, j’ai l’impression que c’est Lancinet qui tient la clef de ce mystère. Il faut le retrouver. Nous allons le chercher en­semble.

— J’ai cherché partout. D’ailleurs, que le diable l’emporte.

— Qu’allez-vous faire ?

— Ils ne me prendront pas vivant.

— Ne dites pas cela. Pensez à ceux qui vous aiment, qui ont confiance en vous.

— Dieu sait que j’ai haï mon père adoptif, que j’ai même désiré le tuer, mais il y a des années que je lui ai pardonné. Puis après un silence :

— Ne faut-il pas que la société se venge des êtres comme moi ?

Je sais que vous êtes innocent de ce meurtre et je veux que vous m’aidiez à le prouver.