Les Désirs et les jours/3/03

Texte établi par L’Arbre (1p. 221-225).
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III

Le coroner de Deuville, un médecin que Pierre connaît bien, qui l’a traité dans son enfance, siège dans un salon funéraire. La ville n’a pas de salle pour les enquêtes de ce genre, ni de morgue. Les cadavres sont conservés à tour de rôle dans deux salons funéraires, tous les deux propriété de conseillers municipaux.

— Donnez-moi un enterrement de première classe par semaine, disait le directeur Patrau et je vivrai gros et gras.

— Je ne suis pas à l’hôtel de ville pour m’occuper de vos intérêts, lui avait rétorqué le conseiller Gell, qui dirigeait aussi une entreprise de funérailles. À la suite de cette querelle, le conseil avait décidé de leur confier les cadavres à tour de rôle.

C’était le tour de Patrau quand le corps calciné de Bernard Massénac fut retiré des décombres de sa maison.

L’enquête eut lieu dans une petite salle, humide et mal entretenue, pauvrement éclairée par une petite fenêtre donnant sur le mur de béton de la salle d’embaumement. Le mobilier consistait en un pupitre à coulisse pour le coroner, une douzaine de chaises pour les témoins et le public et deux bancs étroits pour le jury. Aux murs, pendaient des calendriers annonçant les services des salons funéraires Patrau.

Le coroner, un médecin d’environ cinquante ans, et qui souffrait d’un léger défaut de langue, portait des verres à monture d’or. Le jury fut assermenté et, comme le Procureur de la Couronne n’était pas représenté, le coroner interrogea lui-même les témoins. La découverte du corps avait été faite par les pompiers. On pria ensuite Pierre d’identifier le cadavre qu’il avait vu quelques minutes auparavant.

— Vous avez vu le corps ?

— Je l’ai vu.

— Pouvez-vous l’identifier positivement ?

— Oui.

— C’est celui de votre père ?

— Non, dit Pierre, c’est celui de Bernard Massénac, mon père adoptif.

— Merci, dit le coroner, redoutant une scène.

Le coroner fit alors appeler Lucienne. Elle entra, soutenue par Anna, le visage décomposé, les yeux hagards. Cette douleur chez une femme que Pierre avait connue vive et pétillante d’esprit l’émut profondément. Il ne put s’empêcher de constater que sa grossesse et la vie qu’elle menait depuis un an chez Bernard Massénac avait transformé la jeune fille en une femme déjà lourde. À la demande du magistrat, elle déclina en sanglotant son nom et son adresse, puis sans attendre la suite des questions, elle cria que son enfant avait disparu.

Ce fut une sensation dans la cour. L’enquête devait porter sur les circonstances de la mort de Bernard Massénac, et tout à coup, le public apprenait qu’un enfant avait aussi péri dans l’incendie.

— Il n’était pas dans son lit quand les pompiers sont arrivés à moi, dit la pauvre mère en sanglotant. J’ai cru qu’il avait été secouru avant moi, mais personnes ne l’a vu…

Toute l’assistance regardait Massénac. On savait qu’il était le père. À ce moment, Lucienne perdit connaissance et il fallut l’emporter. Pendant ce temps, un observateur du bureau du Procureur était allé avertir Nachand. Celui-ci faisait son entrée au moment où le chef des pompiers racontait que Bernard Massénac avait été surpris par les flammes dans son lit. Quand ses hommes étaient entrés dans la maison, ils avaient, comme c’est leur devoir, cherché l’enfant dans la pièce où sa mère prétendait l’avoir couché, mais le lit était vide.

On fit revenir Lucienne.

— L’enfant marchait-il, demanda le coroner.

— Il se tenait debout, mais…

— Il couchait dans un lit à côtés hauts.

— Oui.

— À votre avis, pouvait-il en sortir seul ?

— Non.

— Vous jurez que vous l’y aviez couché vous-même.

— Oui.

— Merci madame.

Il fallait se rendre à l’évidence que l’enfant avait été enlevé. Il était donc peu probable qu’il eût ensuite péri dans l’incendie.

— Monsieur le coroner, dit Nachand, avec sa dignité coutumière et comme s’il se fut agi de la Cour du Banc du Roi.

— Oui, monsieur le Procureur.

— M. le coroner, en vue de la déclaration du témoin, je suggère que l’audience soit ajournée afin de permettre à mon département et à la police de faire enquête.

Le directeur de la sûreté était présent. C’était un quinquagénaire trapu au teint couperosé, au ventre bedonnant. Nachand le prit à part et lui parla longuement. Nachand, même en s’adressant au coroner, parlait du coin de la bouche, sans desserrer les lèvres. Quand il quitta le policier, celui-ci rougit jusqu’aux oreilles.

Le foul-play est très rare dans les petites villes. On n’y connaît à peu près que des crimes passionnels dans toute leur brutalité, mais aussi par rapport à la police, dans toute leur simplicité. En quittant le Procureur, le directeur de la sûreté pria Pierre Massénac de se rendre au poste.