Les Désirs et les jours/2/13

Texte établi par L’Arbre (1p. 199-204).
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XIII

Lecerf, resté seul, après le départ de Nachand, se rendit compte de la gravité du faux pas que son zèle lui avait inspiré. Il s’arrêta peu à l’acte même, mais il ne pouvait trop se grossir ses conséquences. Il s’était compromis aux yeux de l’évêque. Qu’il eût raison pour le fond et qu’il ait été poussé par les sentiments les plus désintéressés ne faisait aucun doute dans son esprit. Mais il n’en restait pas moins que sans consulter l’Évêque, il s’était permis de l’engager dans une affaire qui venait de rater.

Nous avons déjà dit que Lecerf n’était pas aimé de ses confrères ; il possédait cependant un ami dévoué dans la personne du curé, l’abbé Étienne.

Dès la première rencontre l’abbé Étienne en imposait aux plus cyniques par sa grande charité. Ses paroissiens disaient de lui : « Celui-là est un saint ; il ferait croire même les incroyants. » De haute taille, les épaules larges, il ressemblait aux portraits populaires de l’Évêque de Maux.

L’abbé Étienne était accueillant aussi bien aux idées qu’aux hommes. N’ayant aucune prédisposition pour l’administration, il était resté longtemps vicaire. Il ne s’en était pas plaint, trouvant dans les travaux souvent inutiles, une occasion d’aider son prochain et de se perfectionner dans la vertu. Il savait que les œuvres de Dieu sont des œuvres où la charité, la patience et la prière font plus que tous les autres moyens. En dépit de sa culture — outre le latin, il lisait couramment le grec et l’hébreu — il avait gardé une foi de charbonnier. Quand il commentait l’Évangile, le dimanche, il visait ses fidèles au cœur. Il a besoin de moi, se dit-il, en voyant entrer le directeur de la Société religieuse. « Mon Dieu, faites que je puisse l’aider. »

Après les échanges de politesse habituelle, le curé sortit son pot de tabac et le tendit au visiteur. Pendant quelques minutes, les deux hommes fumèrent en silence comme il leur était arrivé souvent de le faire, alors que Lecerf venait se détendre en causant avec son ami.

Le cabinet de travail de l’abbé Étienne correspondait au portrait physique de son habitant. C’était une grande pièce, aux murs blanchis, ornés de portraits de famille et de reproduction de tableaux célèbres. La bibliothèque occupait un des murs depuis le sol jusqu’au plafond. Dans un coin, sur une étagère pivotante s’entassaient des revues théologiques. Trois fauteuils rembourrés de crin et usés aux coudes et une table chargée de livres et de papiers complétaient l’ameublement. Un certain désordre, le désordre du travail et de la vie, et une odeur de poussière et de tabac révélaient que cette pièce était celle où le prêtre se tenait le plus souvent.

En face de l’abbé Étienne, Lecerf était écrasé. De tempérament nerveux, impulsif, agressivement tourné vers l’action, il ne reculait pas volontiers. Toute discussion lui était une occasion de s’opposer et de s’ancrer dans le parti qu’il avait instinctivement choisi.

Depuis son arrivée, Lecerf était impatient de se décharger le cœur, mais son hôte dirigeait avec dextérité la conversation sur des sujets anodins. Il voulait lui donner le temps de se laisser imprégner par la paix studieuse de la pièce. Il avait pour cela ses raisons. Il ne voulait pas se laisser entraîner, ni laisser l’autre s’engager aventureusement dans des confidences emportées.

Après le tabac, ils dégustèrent un verre de cognac. Lecerf, impatient d’abord, finit par se laisser pacifier et, dans un élan de joie, il envia la vie studieuse de son ami. La contemplation et l’étude, qui lui étaient inconnues, lui parurent désirables. Ce mouvement passé, il redevint lui-même. Alors l’abbé Étienne, qui n’avait rien perdu de ces mouvements intérieurs, le laissa parler…

— Je n’ai pas à vous juger, mon ami, dit-il enfin, puisque vous vous adressez à l’ami plutôt qu’au prêtre. Cependant je ne saurais trop vous mettre en garde contre votre tempérament. Vous êtes un violent et « violenti rapiunt illud » (il prononçait le latin à la française) mais c’est contre nous-même que nous devons conquérir le ciel, non contre les autres. Notre tâche, à nous catholiques, est à la fois spirituelle et temporelle. On nous consulte plus souvent au sujet du monde qu’au sujet du ciel. Et puis nous sommes des hommes comme les autres, bon sang ! Regardez-nous, les prêtres. Ce caractère que nous imprime le sacerdoce, plût à Dieu qu’il changeât notre nature et nos inclinations. Mais après vingt ans, trente ans de prêtrise, nous sommes aussi faibles, aussi exposés, et moins innocents que le jour où le Christ nous a oints.

— Mais la place du catholique est au combat.

— C’est vrai. Mais partout, il doit s’efforcer d’agir comme son divin Modèle. De plus en plus, l’Église se spiritualise. Elle était naguère une grande puissance temporelle. Elle possédait des États et le Pape déposait les rois et les princes. Aujourd’hui, il n’est pas un pape qui accepterait de revenir en arrière et de recouvrer territoires et puissance sur les princes. L’Église, en perdant son corps, s’est rapprochée de l’Esprit. C’est ce que nous avons le plus de mal à comprendre. Mais c’est ce que le Christ nous enseigne.

En quittant son ami, Lecerf réfléchissait à ses paroles. Mais c’étaient le ton pénétré et l’émotion de l’abbé Étienne qui agissaient sur lui.

Pierre n’eut pas d’autre choix, en apprenant l’affaire de la lettre de l’évêque que de congé­dier Lecerf. Il rappela aussitôt le journaliste évincé quelques mois plus tôt par l’entrepre­nant et belliqueux président de la Société reli­gieuse, mais le jeune Massénac conserva la direction du Progrès.