Les Désirs et les jours/2/11

Texte établi par L’Arbre (1p. 184-187).
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XI

La jeune fille a manifesté le désir de voir les oies sauvages. Julien Pollender offre de la conduire au Cap Tourmente. Auguste et Marguerite les accompagnent. Partis au lever du soleil, ils s’arrêtent pour déjeuner dans une auberge et descendent vers huit heures dans une ferme située à environ un demi-mille du fleuve. De cet endroit, on entend les cris rauques et discordants de milliers d’oies invisibles, semblables au tumulte d’une armée. Julien a apporté des jumelles et, à l’aide de cet instrument, Louise aperçoit une flotte de milliers de petits navires de papier balancés sur les vagues. Ce sont les oies.

Les deux femmes chaussent des bottes et le petit groupe s’engage dans le chemin tracé à travers les battures, immense étendue de terre, engraissée par les alluvions du fleuve, et où croit une végétation de joncs et de riz à canard.

Au loin, le Cap Tourmente, inaccessible à l’homme, remplit l’horizon de sa masse pierreuse, hérissée d’arbres.

Le paysan, sur la terre duquel ils sont descendus, leur dit que les « voyageuses » sont moins nombreuses cette année. Selon lui, le printemps n’a pas été propice aux couvées.

Louise a précédé les autres. Julien la rejoint. Il parle des chasses auxquelles il a pris part. C’était en octobre. Il a assisté à l’arrivée des oies. Elles revenaient, comme maintenant de l’Ungava et du Labrador. Quand leurs bandes arrivent, elles obscurcissent le ciel. Pour les tuer il faut les surprendre, caché dans un enfoncement du sol, pendant qu’elles s’ébattent au-dessus de la campagne. Il lui désigne deux oies isolées dans une petite anse.

— Ce sont les sentinelles. Elles sont maintenant à portée du fusil. À chaque pas que nous ferons, elles vont s’éloigner.

Elles s’éloignent en effet, sans hâte, mais constamment, maintenant entre elles et les visiteurs une distance toujours égale. Sur le fleuve, les petits papiers blancs continuent de se balancer sur les vagues. Un coup de feu lointain cingle l’air. Des centaines d’oies s’élèvent dans le ciel mais la masse ne bouge pas. Quand elles volent on les distingue mieux.

La jeune fille écoute parler Julien Pollender, si peu semblable au portrait qu’elle a imaginé. Ce grand garçon sincère, égoïste comme tous les hommes, est capable de compréhension et d’affection. Une femme a donné sa vie pour lui et elle l’aime d’avoir inspiré un tel sentiment. Elle pourrait s’attacher à lui si son cœur n’appartenait, depuis qu’elle l’a revu, à Pierre Massénac. Elle pense : Ceux qui admirent un homme accompli, habile dans les choses du monde, ayant de l’esprit, de l’entregent et du cœur, n’imaginent pas contre quelles forces il s’est formé. Il suffit cependant qu’on s’arrête à sa propre vie. Combien de maladies, d’accidents, de dangers, de tentations, de pièges, de hasards, guettent les hommes entre la naissance et la maturité. L’homme moderne doit s’assimiler six ou sept siècles de civilisation avant l’âge de vingt ans. De cette course bien peu sortent indemnes. Et le talent, le génie sont la conséquence de conquêtes sur les psychoses, les inhibitions, les fautes et les crimes mêmes, de résistance au milieu, à l’hérédité et à l’éducation. Toute adolescence est jonchée de cadavres d’êtres mythiques, mais aussi d’êtres humains.

Julien, la voyant absorbée, s’est éloigné de quelques pas et scrute l’horizon de ses jumelles. Elle frissonne.

— Il n’y a plus rien à voir ici, dit Auguste à sa femme.

Ils retournent à l’auto.