Les Désirs et les jours/2/01

Texte établi par L’Arbre (1p. 107-115).
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I

Après la mort d’Eugénie et le départ de Pierre, Bernard Massénac tint conseil presque tous les jours dans les tavernes. Il y jouissait d’une grande popularité. Ses airs de penseur en imposaient ; son indulgence pour les vices d’autrui, sa prodigalité faisaient le reste.

Il aimait par dessus tout la pompe, les cérémonies. C’était une sorte de Louis XIV barbare, toujours en représentations, même dans sa maison où, depuis la mort de sa femme, il entretenait à l’année une dizaine de parasites. Il ne dédaignait pas de prêter main-forte dans les déménagements et ne sortait qu’entouré de trois ou quatre forts à bras, prêts à toutes les besognes. Son train de vie était considérable et il récompensait généreusement les moindres services. N’ayant aucune prétention intellectuelle, il disait à qui voulait l’entendre : « Je n’ai aucune instruction et je ne suis pas plus fin qu’un autre, mais avec Massénac vous avez un homme qui prend vos intérêts et qui fait de vos intérêts les siens. » Presque tous les sans-métier travaillaient pour lui, mangeaient gratuitement dans ses tavernes et buvaient à ses frais. Bernard Massénac représentait une grande force politique.

Il s’occupait depuis toujours de politique municipale, à titre d’organisateur. En récompense de ses services, il avait été nommé à la présidence de la commission des travaux de secours et il participait largement à l’octroi du menu patronage de Deuville.

Amis et ennemis reconnaissaient son « fairplay ». On savait qu’il était incapable de rancune ou même de ressentiment. Il ne ménageait pas ses adversaires et n’entendait pas qu’on le ménage ; mais au lendemain de l’élection où il triomphait invariablement, il allait rencontrer ses adversaires et faisait solennellement la paix.

Bernard Massénac n’était pas un inconnu pour Auguste Prieur. Le jeune avocat avait entrevu le tribun une ou deux fois dans sa jeunesse, mais depuis le départ de son ami Pierre, il ne l’avait pas revu. Il connaissait comme tout le monde sa réputation de politicien, mais quand, après la convention où il avait été choisi candidat, on lui dit qu’il ne pouvait être élu sans l’appui de Massénac, il fut profondément surpris.

— Bernard Massénac est l’homme qui contrôle le plus grand nombre de votes dans Deuville, lui dit Nachand. Il est très fier de son pouvoir.

— Quand voulez-vous que je le reçoive ?

— Ce n’est pas lui qui viendra à nous. Il faut que nous allions à lui.

Lavisse et Nachand entreprirent d’expliquer à Auguste Prieur la conduite qu’il devait tenir devant le tribun.

— Si tu lui plais, tu es assuré d’un vote considérable.

— D’ailleurs nous serons avec lui, dit Lavisse à Nachand. Il n’aura qu’à faire comme nous.

Prieur, conduit par ses amis dans la taverne où trônait le tribun trouva devant lui un homme d’environ soixante ans, aux cheveux encore noirs, au nez recourbé, aux vêtements fagotés. Le faux-col et les poignets de sa chemise, légèrement roulés, étaient crasseux. Le visage replet, d’une teinte grisâtre, à poil rare, était traversé d’une balafre horizontale au-dessus des sourcils. Quand il réfléchissait, il promenait dans ses cheveux une main moite, cernée aux jointures et terminée par des ongles verdâtres. Les cheveux, rejetés en arrière, retombaient comme deux ailes sur les oreilles. Tel apparaissait le formidable Massénac.

Auguste Prieur, qui s’efforçait d’être aimable, fit une piètre impression sur lui. C’était un avocat distingué et Massénac n’ignorait pas qu’avant son entrée dans la politique, il n’eût jamais regardé son futur organisateur. En l’absence de Prieur, on disait à Bernard Massénac : « Prieur est un timide. Il faut lui laisser le temps de s’habituer au peuple. » D’autre part, Lavisse et Nachand répétaient à Prieur : « Massénac est un grossier personnage, mais nous ne pouvons nous passer de lui. Sois aimable jusqu’aux élections. »

Bernard Massénac prit tous les moyens imaginables pour faire accepter Prieur dans le peuple. Voyant que l’avocat n’avait aucune chance par lui-même de devenir populaire, il s’identifia à lui. Au cours d’une assemblée orageuse, il s’était écrié dans un mouvement de passion : « Qui est-ce qui a fait des faux serments pour vous empêcher d’être conscrits en 1917 ? ». D’une seule voix, la salle avait répondu : « C’est toi. C’est pas Prieur. Il n’avait pas encore le nombril sec. » « Eh bien, rétorqua le tribun, si vous voulez me prouver votre reconnaissance, votez pour Prieur. » Ce fut désormais le point culminant de tous ses discours.

« Nachand et Lavisse, ses principaux lieutenants, s’efforçaient de cacher tout ce qui pouvait blesser le jeune avocat dont ils avaient besoin. Prieur faisait ses premières armes. Il avait une conception purement livresque de la politique, mais par contre, son blason était immaculé. Il appartenait par sa famille au milieu des chemins de fer, où son père était aimé, et par sa profession à l’aristocratie de Deuville. Il fréquentait Marguerite Lantoine et M. Lantoine commandait de puissants appuis financiers. Enfin, un de ses grands oncles avait joué un rôle sur la scène politique fédérale.

Pour toutes ces raisons, selon le mot de Lavisse, « on le tenait dans la ouate » et de peur qu’il ne se dégoûtât ou qu’il n’accumulât les impairs, on ne lui montrait que les beaux côtés du métier de candidat. Ses lieutenants comptaient lui dessiller les yeux au lendemain de l’élection quand les avantages l’emporteraient sur les inconvénients.


En rentrant de ses tournées, Bernard Massénac qui a accueilli Lucienne en disant à ses amis qu’il ne laisserait pas un enfant de son fils, même illégitime, dans la misère, trouve la jeune femme, jambes nues, qui lessive le parquet. Son désir s’égare sur elle.

Lucienne ne sort jamais. Elle aime le vieillard qu’elle croit le père de Pierre. Depuis qu’elle est là, il est timide avec les bonnes. Quand il donne des banquets politiques, il trouve toujours un prétexte pour l’éloigner de la maison. Il s’est débarrassé des parasites qui avaient fini par transformer sa maison en un corps de garde. Il a invité Anna à tenir compagnie à Lucienne et il la loge. Tous ses actes tendent vers un seul but, encore secret pour Lucienne, mais que sa compagne a deviné. Il voudrait lui offrir de l’épouser. Mais il ne sait comment lui apprendre du même coup que Pierre est un étranger pour lui et qu’il l’aime.

Vers minuit, Lucienne est éveillée en sursaut par une sensation de chatouillement à la plante du pied. Elle tourne le commutateur de sa lampe de lit et aperçoit la cause de son brusque réveil. Bernard Massénac est à genoux au pied du lit. Elle est quelques secondes avant de comprendre. Et alors, elle pousse un cri. Le malheureux, effrayé, dans sa grande chemise de nuit ridicule, reste figé dans cette posture, ne trouvant pas de mots pour s’expliquer.

Il dit :

— Je suis comme un chien à vos pieds. Lucienne, je suis un chien.

— Vous êtes dégoûtant, dit-elle. Sortez !

Le malheureux se lève péniblement. Dans cette grande chemise blanche, les cheveux ébouriffés, le ventre ballant, il a l’air d’une vieille femme. Pour marcher, il relève sa chemise, ce qui le rend plus ridicule.

— Je vous demande pardon, je vous demande pardon, répète-t-il. Je ne demandais qu’à vous aimer comme un chien.

— J’ai honte pour vous, dit Lucienne, maintenant complètement éveillée. Promettez-moi que vous ne recommencerez plus.

— Je vous le promets, dit-il. Vous êtes sans parents, Lucienne, je n’ai plus d’enfant, je vous adopterai et vous hériterez de tout.

— Laissez-moi dormir, dit-elle et, de grâce, taisez-vous.

— Qu’est-ce qui se passe, dit la bonne ? attirée par ce bruit insolite.

— Je viens d’offrir à Lucienne de devenir ma fille et elle refuse.

— Elle a raison. Vous êtes trop jeune pour être son père. Vous pourriez être son mari. Allez, laissez-la dormir.

La bonne, qui n’a rien compris à l’aventure et qui n’a rien vu de la scène, éclate de rire :

— Pour un rigolo, c’est un rigolo. A-t-on idée de déranger les gens dans leur sommeil pour les adopter ? Si j’étais vous, ma petite, j’y regarderais à deux fois avant de repousser un homme qui a au moins un million et que la femme qu’il aimera mènera par le bout du nez.

Lucienne fut profondément troublée par cette scène. Ce serait trop dire qu’elle découvrit les abîmes de l’aberration amoureuse, mais elle les pressentit confusément. Comme elle avait bon cœur, elle éprouva de la pitié pour le malheureux.

Après le départ de son protecteur, Lucienne courut à son enfant qui dormait paisiblement dans une pièce voisine. Elle le sentait tout à coup menacé. Mais elle était prisonnière de Bernard Massénac. Dans sa simplicité, elle avait peur qu’il ne manigançât un ordre de cour pour lui enlever son enfant si elle le quittait.

Chaque jour, la vie devenait un peu moins supportable. Massénac la surveillait. Craignant qu’elle ne profitât de la nuit pour aller rejoindre un amant imaginaire, il plantait des épingles droites dans le pas de sa porte pour s’assurer qu’elle ne quittait pas sa chambre. Le matin, quand les épingles étaient renversées, il lui faisait des scènes, puis lui demandait pardon.