Les Désirs et les jours/1/08

Texte établi par L’Arbre (1p. 66-71).
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VIII

Vers cinq heures, les nuages accumulés par le feu de l’après-midi envahissent le ciel. Pierre, immobile dans une chaise longue, sur la vérendah, fixe le trou noir que forme à distance la porte à guillotine de la cour d’un tonnelier. La rue est déserte. C’est l’heure où, dans les familles pauvres, les enfants absorbent un souper hâtif.

Pierre pense à l’avenir. Il souffre de se sentir inutile. Il voudrait assumer des responsabilités, retrouver le matin en s’éveillant des problèmes d’hommes à résoudre. Il aurait le courage de lutter contre tout le monde. Mais il est inutile. Il n’a rien ; il ne peut rien. Il a seize ans.

Depuis longtemps déjà, il a l’idée que c’est par la femme qu’on entre dans le plein de la vie. Une femme comme Germaine Lavelle. L’image de la jeune fille se détache sur le fond gris de ses pensées, accompagnée d’un désir indéfini. Tout d’abord son dessein n’est pas de lui parler, mais de se dissimuler quelque part et de la regarder sans être vu d’elle. Pourtant Pierre n’a rien d’un rêveur. Il n’a pas au sujet des femmes les mêmes illusions qu’Auguste. Mais la timidité de Massénac vient de son ignorance des usages. Si seulement, il pouvait entraîner Germaine hors de son milieu…

Il soigne particulièrement sa toilette, enduit de gomine ses cheveux rebelles, frotte ses joues et sa nuque d’eau de Cologne. À huit heures, il se dirige, d’un pas décidé, vers l’hôtel où Auguste lui a dit que Germaine va danser.

Au moment où il va pénétrer dans le premier salon, Germaine en sort et s’arrête à quelques pas de lui. Elle ne paraît pas le voir et poursuit en anglais une conversation commencée avec un jeune homme en habit. En la voyant si vive, parlant si familièrement une langue étrangère, Pierre croit s’être trompé. Pourtant ce sont bien le teint chaud, et le regard, les cheveux fauves qu’il a admirés le dimanche précédent. Comme si elle voulait dissiper tout doute quant à son identité, Germaine retourne dans la salle et reparaît presque aussitôt avec son frère Maurice.

Maurice aborde familièrement Massénac, havarde un moment sans s’occuper de sa sœur, puis il s’excuse et disparaît. Pierre regarde Germaine qui sourit.

— Viens, dit-il sans préambule.

Il a presque crié cet appel et il attend angoissé la réaction de la jeune fille. Il devrait parler pour enlever à cette invitation ce qu’elle a de sauvage, mais il ne trouve rien.

Germaine continue de sourire.

— Bonsoir Pierre, dit-elle, comme si elle n’avait pas entendu. Puis se ravisant, elle ajoute : Où allons-nous ?

— Au cinéma.

— Comme c’est amusant, j’y pensais justement quand vous êtes entré. Mais avant de partir, il faut que je dise un mot à Auguste.

— Il est ici ?

— Oh ! non, je vais lui téléphoner.

Il veut s’éloigner par discrétion, mais elle le rappelle.

— Qu’allez-vous lui dire ?

— Je ne sais pas, dit-elle, en décrochant le récepteur.

Une voix répond. Elle retrouve un ton indifférent :

— Je suis dans une cabine de téléphone, à l’hôtel. Je voulais te demander si tu veux venir me chercher chez ma tante, ce soir, vers minuit.

— …

— Ça m’aurait fait plaisir. Nous aurions pu revenir à pieds et manger quelque chose avant de rentrer.

Et après un silence.

— Je te verrai demain.

Tout ceci est un mensonge. La jeune fille a téléphoné à Auguste pour être certaine qu’il ne tentera pas de la rejoindre. Germaine conçoit l’action d’une façon simple comme la ligne droite. Elle pense que les complications sont créées exprès. Tout son art consiste donc à distraire l’adversaire, à inventer de faux indices.

Massénac, s’il tenait à tromper sur lui-même, ne jugerait pas qu’il a réussi s’il ne pouvait tromper tout le monde. Germaine élimine ces scrupules et ces complications. Elle ne tient d’ailleurs à tromper que le temps qu’il lui faut pour obtenir un avantage sans même envisager le démenti qu’elle se donnera le lendemain.

En raccrochant le cornet, elle redevient une petite fille et, aussitôt, Pierre oublie la duperie dont il vient d’être le témoin et le bénéficiaire.

Une odeur de jasmin monte de sa robe noire, trop longue. Pierre sent son sang-froid le quitter.

— Attends-moi un instant, dit-elle, en sor­tant de son réticule un petit nécessaire de toi­lette.

Il parle pour conjurer la magie de ce corps et pour ne pas se laisser aller au trouble qui l’émeut jusque dans les lombes. Il lui tend les bras pour l’aider à se lever, mais elle décline son assistance et reste devant lui, provocante.

— Allons au cinéma, dit-il.

Ce soir-là, en revenant rue de la Manufacture, Pierre Massénac se sent déborder de joie. Main­tenant qu’il est seul, le jeune homme repasse dans son esprit les mots, les gestes de Germaine, il leur trouve un langage secret, et s’exalte à la pensée qu’il la reverra souvent.

Pierre et Germaine dansent ensemble tous les soirs mais ils sont toujours aussi étrangers que le jour où Auguste les a présentés l’un à l’autre. Quand Pierre n’arrive pas le premier, la jeune fille ne l’attend pas ; elle part avec un autre. Le jeune homme souffre de cette indiffé­rence irritante.

En dépit de ses allures, du plaisir qu’elle éprouve à danser tous les soirs, Germaine est restée une petite fille qui ne voit dans les garçons que des compagnons de plaisir. Elle préfère ceux qui comme elle s’adonnent au jeu sans arrière-pensée amoureuse. Aussi, ne tarde-t-elle pas à se lasser de Pierre, qui à ce point de vue ressemble à Auguste. Elle le taquine, se moque de ses airs langoureux, réussit à rendre le jeune homme très mal avec lui-même.

— Tu n’as pas de plaisir avec moi, dit-elle, pourquoi continues-tu à me chercher ?

— Il n’y a pas que le jeu dans la vie.

— Pour moi, il n’y a que cela, du moins en ce moment.

Pierre la voit moins souvent. Elle ne paraît pas souffrir de son éloignement et le traite en camarade. L’aventure de Massénac s’est terminée comme celle d’Auguste.