Les Désirs et les jours/1/03

Texte établi par L’Arbre (1p. 24-29).
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III

Depuis quelque temps, Auguste s’est lié d’amitié avec un jeune voisin, Johnny Closey avec lequel il s’entretient en anglais. Celui-ci amène le « Frenchman » partout.

Le père de Closey est marchand de bois. Ce matin-là, en arrivant dans la cour, Auguste trouve Johnny juché sur un squelette de véhicule, composé de quatre roues reliées par une perche et traîné par deux chevaux. M. Closey installe le jeune Prieur sur la perche, devant Johnny et l’attelage s’ébranle. La chaussée est cahotante et leur position précaire. Johnny, qui se tient à son ami, ne paraît pas s’en inquiéter, mais celui-ci a hâte de descendre. Il a le pressentiment que quelque chose ne va pas. Dans la rue Saint-Joseph, les roues enfoncent jusqu’au moyeu dans la terre ameublie par les pluies.

C’est le milieu de novembre. Tout à coup, du côté de la gare s’élève une rumeur de cloches et de sirène qui grossit bientôt, emplissant la ville. Des gens courent dans la rue. « It must be something about the war », dit M. Closey. Auguste, sensible à cette atmosphère a le cœur serré. Il a peur et il n’a pas peur ; il sent une exaltation qui, joyeuse ou triste, se traduira par des larmes. À ce moment, une des femmes qui courent en agitant leur tablier, se jette devant les chevaux en criant : « La guerre est finie, la guerre est finie, M. Closey. » Les chevaux effrayés se câbrent et font un brusque écart avant de se lancer en avant. Auguste s’agrippe à M. Closey, mais Johnny, surpris par la brusquerie de la secousse, culbute sous la roue. Le charretier mâte ses bêtes et suivi d’Auguste, il court à l’endroit où l’enfant est tombé. La chaussée l’a englouti tout entier. Mais il se relève seul. Une boue fétide lui remplit la bouche, les yeux, et les oreilles. Personne n’ose le toucher. À la fin, son père le conduit sous la pompe d’une écurie voisine et on le décrotte. Il n’a aucun mal.

La paix n’amena aucun changement dans l’existence d’Auguste, car la guerre n’avait pas existé pour lui. Les événements obscurs et lointains que ce mot recouvrait pénétraient mal dans l’univers de l’enfant. Son oncle, après la scène du salon, n’avait plus été inquiété. D’ailleurs, marié et père de trois enfants, il n’était pas mobilisable. Cette époque resta mémorable parce que Johnny Closey avait failli mourir emprisonné dans la boue et aussi parce que M. Prieur, quelques jours après l’armistice, entra dans l’Ordre des Chevaliers de Colomb.

M. Prieur a si peur de montrer son émotion, qu’à Noël, aux fêtes, avant les voyages et dans toutes les circonstances extraordinaires, il fait invariablement une colère. Il fit une de ces colères à Georgette pour une vétille, le jour de son initiation de Chevalier.

Georgette, pour lui faire plaisir, avait été cueillir un bouquet de pivoines blanches qu’elle avait disposées dans des vases sur la cheminée et sur une des bibliothèques. Les grosses fleurs blanches, largement épanouies, mettaient une note de joie dans le grand salon sombre. On avait l’impression à la nuit tombante de traverser un jardin. Malheureusement, Georgette n’avait pas remarqué que le feuillage des pivoines était rempli de grosses fourmis. Celles-ci s’étaient répandues sur le parquet et craquaient sous les pieds.

M. Prieur s’emporta contre les fourmis, puis contre la bonne qui les avait apportées, avant d’apercevoir les fleurs. Quand il devina l’intention bienveillante, il était trop tard. Georgette, humiliée, quitta la maison.

Auguste ne comprit pas qu’il ne reverrait plus Georgette. Après son départ, et pendant plusieurs jours, il errait dans la maison, cherchant la bonne à laquelle il était presque aussi attaché qu’à sa mère. Puis il s’habitua.

Les trains ramenant par milliers les soldats de la côte s’arrêtaient quelques minutes à Deuville. Le menu peuple et ceux qui avaient des parents à la guerre envahissaient les quais. En dépit des règlements sévères qui interdisaient aux militaires de descendre des wagons, quelques-uns enfreignaient la consigne. Ils chantaient, dansaient, embrassaient les jeunes filles, jetaient aux enfants des colifichets et des pièces de monnaie étrangère. Les cris et les chants duraient jusqu’au départ du train.

Enfin, ce fut le tour du régiment de Deuville. Toute la ville pavoisa. On avait construit une estrade sur le quai de l’ouest, comme on faisait pour la réception des personnages royaux, et tous les notables y prirent place. Auguste, placé entre son père et sa mère dans une des fenêtres de la gare, n’avait jamais vu une telle af­fluence de gens. Il ne reconnut pas tout d’abord Roy Coste, planté devant son peloton, et qui paraissait le héros de la fête. Après les dis­cours, le régiment défila rue Principale et se rendit à l’église.

Deuville prenait goût aux grandes manifesta­tions. Cette année-là, on célébra d’une façon grandiose la fête du Travail. C’était la revan­che de l’ouvrier sur le militaire et rien ne fut épargné pour dépasser en splendeur le retour des soldats. Les mêmes drapeaux flottèrent sur les édifices, une estrade fut érigée à la gare, et une procession de vingt chars allégoriques reje­ta dans l’ombre le défilé militaire du printemps.

Au milieu des notables, marchait un person­nage, le plus applaudi de la procession, et dont Auguste devait se rappeler le nom : Bernard Massénac.

Puis un mal étrange fit son apparition. On n’en parla pas beaucoup au début. Mais les morts se multipliaient. Les journaux furent pleins de ces mots effrayants : la grippe espa­gnole. Les Prieurs, inquiets pour les enfants, prenaient toutes sortes de précautions. Plus de crème glacée le dimanche, plus de bonbons autres que ceux que confectionnait Mme Prieur, plus de jeux dans les champs. Devant cette menace, comme au moment de la conscription, la famille se repliait sur elle-même. Rue Principale, Auguste pouvait voir un entrepôt ouvert où des hommes clouaient le dimanche comme la semaine. Ils fabriquaient des boîtes en bois neuf sans ornement, sans peinture, dans lesquelles on enterrait les victimes de l’épidémie. Tout le jour, on clouait. Les fabricants fournissaient à peine à la demande. On ne faisait plus de beaux cercueils, même pour les riches.

Des hommes et des femmes dont Auguste avait entendu les noms tombaient et ne se relevaient plus.