Les Désirs de Jean Servien/Texte entier

Calmann-Lévy (p. --248).

ANATOLE FRANCE
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


LES DÉSIRS


DE


JEAN SERVIEN




PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, rue auber, 3



Droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays.


I


Jean Servien naquit dans une arrière-boutique de la rue Notre-Dame-des-Champs. Son père était relieur et travaillait pour les couvents. Jean fut un petit enfant chétif que sa mère nourrissait tout en cousant les livres, feuille à feuille, avec l’aiguille courbe. Un jour qu’elle traversait la boutique en chantonnant une romance dont les paroles exprimaient pour elle la splendeur confuse des ambitions maternelles, le pied lui glissa sur le carreau humide de colle.

Elle leva instinctivement le bras pour protéger l’enfant qu’elle tenait contre son sein, et, de sa poitrine découverte, heurta rudement l’angle de fonte de la presse. Elle ne sentit pas d’abord une très vive douleur, mais il lui vint au sein un abcès qui se ferma et se rouvrit, puis une fièvre hectique qui l’étendit au lit.

Là, pendant les heures infinies du soir, de son seul bras libre, elle entourait son petit enfant en lui murmurant d’un souffle embrasé quelques lambeaux de sa chère romance :

Comme un pêcheur, quand l’aube est près d’éclore,
Vient épier le réveil de l’aurore…

Elle aimait surtout le refrain régulier et changeant dont elle berçait son Jean qui devenait tour à tour, au gré de la chanson, général, avocat et « lévite » en espérance.

En femme du peuple qui ne connaissait les hautes fonctions sociales que par quelques éclats de leur pompe extérieure et par les révélations informes des portiers, des valets et des cuisinières, elle rêvait son fils à vingt ans plus beau qu’un archange et couvert de décorations, dans un salon plein de fleurs, au milieu de femmes du monde ayant toutes d’aussi bonnes manières que les actrices du Gymnase :

En attendant, sur mes genoux,
Beau cavalier, endormez-vous.

Puis elle contemplait ce même fils, debout cette fois dans le prétoire, l’hermine à l’épaule, sauvant par son éloquence la vie et l’honneur de quelque illustre client :

En attendant, sur mes genoux,
Bel avocat, endormez-vous.

Elle le voyait ensuite en brillant uniforme, dans la mitraille, sur un cheval cabré, remportant une victoire, comme ceux dont elle avait vu les portraits, un dimanche à Versailles :

En attendant, sur mes genoux,
Beau général, endormez-vous.

Mais quand la nuit envahissait la chambre, une nouvelle image étalait à ses yeux d’incomparables splendeurs.

Dans sa maternité à la fois orgueilleuse et humble, elle contemplait, du fond obscur d’un sanctuaire, son fils, son Jean, revêtu d’ornements sacerdotaux, élevant le ciboire dans la nef parfumée par les battements d’aile des chérubins à demi visibles. Et elle frémissait comme la mère d’un dieu, cette pauvre ouvrière malade dont l’enfant chétif languissait près d’elle dans le mauvais air d’une arrière-boutique :

En attendant, sur mes genoux,
Mon beau lévite, endormez-vous.

Un soir, comme son mari lui tendait une potion, elle lui dit avec un accent de regret :

— « Pourquoi m’as-tu appelée ? Je voyais la Sainte Vierge dans des fleurs, des pierreries, des lumières. C’était si beau ! »

Elle ajouta qu’elle ne souffrait plus, qu’elle voulait que son Jean apprît le latin. Et elle mourut.


II


Le veuf, qui était beauceron, envoya son fils dans le département d’Eure-et-Loir, au village, chez ses parents. Quant à lui, robuste et résigné, économe par instinct comme un patron et comme un père, il ne quittait le tablier de serge verte que pour aller le dimanche au cimetière. Il pendait une couronne au bras de la croix noire et, s’il faisait chaud, s’asseyait, au retour, sur le boulevard, contre la grille d’un marchand de vins. Là, en vidant lentement son verre, il regardait passer les mères et les petits enfants.

Ces jeunes femmes qu’il voyait venir et s’éloigner lui étaient de rapides images de sa Clotilde et lui inspiraient de la mélancolie sans qu’il s’en rendît compte, car il n’était pas habitué à réfléchir.

Le temps coula. Peu à peu, le souvenir de la morte prit dans la mémoire du relieur un caractère de douceur et de vague. Une nuit il essaya, sans y réussir, de se représenter la figure de Clotilde, alors il se dit qu’il pourrait peut-être retrouver les traits de la mère sur le visage de l’enfant, et il lui vint un grand désir de revoir et de reprendre ce reste de celle qui n’était plus.

Le matin, il écrivit à sa vieille sœur la Servien une lettre pour la prier de venir s’installer avec le petit dans la rue Notre-Dame des Champs. La Servien, qui avait vécu longtemps à Paris, à la charge de son frère, car elle était paresseuse avec délices, consentit à revenir vivre dans une ville où, disait-elle, les gens sont libres et ne dépendent point de leurs voisins.

Un soir d’automne, elle fit son entrée par la gare de l’Ouest avec son Jean et ses paniers, droite, sèche, l’œil enflammé, prête à défendre le petit contre des périls imaginaires. Le relieur embrassa l’enfant et dit :

— « C’est bon ! »

Puis il le mit à califourchon sur ses épaules et, lui recommandant de se bien tenir aux cheveux de son père, il l’emporta fièrement à la maison.

Jean avait sept ans. Des habitudes furent bientôt prises. À midi, la vieille fille mettait son châle et s’en allait avec l’enfant du côté de Grenelle.

Ils suivaient tous deux les larges allées bordées de murs écaillés et de cabarets peints en rouge. Le plus souvent un ciel gris pommelé comme les percherons qui passaient recouvrait avec une douce tristesse le faubourg tranquille. Elle s’asseyait sur un banc et, pendant que le petit jouait au pied d’un arbre, elle tricotait un bas et conversait avec un invalide à qui elle confiait qu’il était dur de vivre chez les autres.

Un jour, un des derniers beaux jours de l’automne, Jean accroupi à terre piquait dans le sable humide et fin des écorces de platanes. Cette puissance d’illusion qui fait vivre les enfants dans un miracle perpétuel changeait pour lui une poignée de terre et de bois en de merveilleuses galeries, en des châteaux féeriques ; il en battit des mains ; il en bondit de joie. Alors, il se sentit pris dans quelque chose de doux et de parfumé. C’était la robe d’une dame qui passait et dont il ne vit rien, sinon qu’elle souriait en l’écartant doucement. Il alla dire à sa tante :

— « Comme elle sent bon, la dame ! »

La Servien murmura que les grandes dames ne valaient pas mieux que les autres et qu’elle s’estimait plus, avec sa jupe de mérinos, que toutes ces mijaurées en falbalas.

Elle ajouta :

— « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Mais Jean ne comprenait pas ce langage. Cette soie parfumée qui avait effleuré sa joue lui laissa le souvenir doux et vague d’une caresse dans une apparition.


III


Un soir d’été, comme le relieur prenait le frais devant sa porte, un gros homme au nez rouge, assez vieux et qui portait un gilet écarlate taché de graisse, le salua avec politesse et mystère et lui dit d’une voix chantante à laquelle l’artisan lui-même reconnut un accent italien :

— « Monsieur, j’ai traduit la Jerusalem liberata, le chef-d’œuvre immortel de Torquato Tasso. »

Et il avait en effet un gros cahier de papier sous le bras.

— « Oui, monsieur, j’ai consacré mes veilles à cette tâche glorieuse et ingrate. Sans famille, sans patrie, j’ai écrit ma traduction dans des soupentes obscures et glacées, sur du papier à chandelle, sur des cartes à jouer, sur des cornets à tabac ! Voilà quelle a été la tâche du proscrit. Vous, monsieur, vous vivez dans votre pays, au sein d’une famille florissante, du moins je le souhaite. »

À ces mots, qui le frappaient par leur ampleur et leur étrangeté, le relieur songea à la morte qu’il avait aimée et il la revit, roulant ses beaux cheveux, comme aux premiers matins.

Le gros homme poursuivit :

— « Je dis : l’homme est une plante que les orages tuent en le déracinant.

« Voici votre fils, n’est-il pas vrai ? Il vous ressemble. »

Et posant la main sur la tête de Jean, qui, pendu à la veste de son père, s’étonnait de ce gilet rouge et de ce parler chantant, il demanda si l’enfant apprenait bien ses leçons, s’il devenait un savant, s’il n’étudierait pas bientôt la langue latine.

— « Cette noble langue, ajouta-t-il, dont les monuments inimitables m’ont fait si souvent oublier mes infortunes.

« Oui, monsieur, j’ai souvent déjeuné d’une page de Tacite et soupé d’une satire de Juvénal. »

À ces mots, il imprima subitement la tristesse sur sa face enluminée, et baissant la voix :

— « Pardonnez-moi, monsieur, si je vous tends le casque de Bélisaire. Je suis le marquis Tudesco, de Venise. Quand j’aurai reçu du libraire le prix de mon labeur, je n’oublierai pas que vous m’aurez assisté d’une pièce de monnaie dans mes plus dures épreuves. »

Le relieur, fort endurci contre tous les mendiants qui les soirs d’hiver entraient avec la bise dans sa boutique, éprouvait, au contraire, une sorte de sympathie et de respect pour le marquis Tudesco. Il lui glissa une pièce de vingt sous dans la main.

Alors, le vieillard, d’un air inspiré :

« Il y a, dit-il, une nation malheureuse, l’Italie ; une nation généreuse, la France ; et un lien qui les unit, l’humanité.

« Quelle vertu ! l’humanité ! l’humanité ! »

Cependant le relieur songeait aux dernières paroles de sa femme : « Je veux que mon Jean apprenne le latin. » Il hésita, puis, voyant M. Tudesco saluer en souriant pour partir :

— « Monsieur, lui dit-il, si vous vouliez donner deux ou trois fois par semaine des leçons de français et de latin à cet enfant, nous pourrions nous entendre. »

Le marquis Tudesco ne parut point surpris. Il sourit et dit :

— « Certes, monsieur, puisqu’il vous est agréable, je me ferai une grande joie d’initier votre fils aux mystères du rudiment latin.

« Nous ferons de lui un homme et un citoyen, et Dieu sait jusqu’où ira mon élève, en ce beau pays de liberté et d’humanité. Il peut devenir ambassadeur, mon cher monsieur. Je dis : savoir c’est pouvoir.

— « Vous reconnaîtrez la boutique, dit le relieur ; il y a mon nom sur l’enseigne. »

Le marquis Tudesco, ayant caressé l’oreille du fils et salué le père avec une familiarité noble, s’éloigna d’un pas encore léger.


IV


Le marquis Tudesco revint, sourit à la Servien qui lui lançait des regards empoisonnés, salua le relieur de l’air d’un protecteur discret et fit acheter des grammaires.

Il donna d’abord ses leçons assez régulièrement. Il s’était pris de goût pour ces récitations de noms et de verbes qu’il écoutait d’un air vénérable et propice, en déployant lentement son cornet de tabac, et qu’il entrecoupait de réflexions badines dont la bonhomie, relevée d’une pointe de férocité, trahissait son génie de sacripant bon apôtre. Il était facétieux et grave, et feignait longtemps de ne pas voir sur la table le verre rempli de vin à son intention.

Le relieur, le considérant comme un homme capable mais désordonné, le traitait avec beaucoup d’égards, car les vices de conduite ne nous choquent guère que chez des voisins, ou tout au plus chez des compatriotes. Jean s’amusait à son insu des malices et de l’éloquence de ce vieillard, qui réunissait en lui le prélat et le bouffon. Les récits de ce rare conteur passaient l’intelligence de l’enfant mais non sans y laisser certaines impressions confuses d’audace, d’ironie et de cynisme. Seule la Servien gardait à cet homme une haine et un mépris entiers. Elle ne s’expliquait point sur lui, mais elle opposait un visage rigide, à longues peaux, et deux yeux de flamme aux salutations courtoises que le professeur ne manquait jamais de lui faire, avec un tour particulier de ses petites prunelles grises.

Un jour le marquis Tudesco entra dans la boutique en titubant ; ses yeux qui pétillaient et sa bouche arrondie par une disposition à l’éloquence et à la volupté, son nez capable, ses joues roses de beau vieillard, ses mains grasses entr’ouvertes et son gros ventre lestement porté lui donnaient, sous le veston et le feutre, une parfaite ressemblance avec un petit dieu agreste de ses ancêtres, le vieux Silène.

La leçon fut, ce jour-là, vague et capricieuse. Jean récitait d’un ton monotone : moneo, mones, monet… monebam, monebas, monebatTout à coup, M. Tudesco se poussa en avant, fit horriblement grincer sa chaise et, posant le bras sur l’épaule de son élève, lui dit :

— « Jeune enfant, je vais te donner aujourd’hui une leçon plus profitable que tout le misérable enseignement dans lequel je me suis renfermé jusqu’à présent.

« C’est une leçon de philosophie transcendante : Écoute-moi bien, jeune enfant. Si tu t’élèves un jour au-dessus de ta condition et si tu parviens à prendre connaissance de toi-même et du monde, tu reconnaîtras que les hommes n’agissent que par égard à l’opinion de leurs semblables, en quoi ils sont, per Bacco ! de bien grands insensés. Ils craignent qu’on les blâme et souhaitent qu’on les loue.

« Ils ne savent donc pas, les sots, que le monde ne se soucie pas plus d’eux que d’une noisette et que leurs plus chers amis les verront glorifiés ou déshonorés sans perdre une bouchée de leur festin. Apprends de moi, caro figliuolo, que l’opinion ne vaut pas le sacrifice d’un seul de nos désirs. Si tu mets cela dans ta tête, tu seras un homme fort et tu pourras te vanter d’être l’élève du marquis Tudesco, de Venise, le proscrit qui a traduit dans une soupente glacée, sur du papier à chandelles, le poème immortel de Torquato Tasso. Quel labeur ! »

L’enfant écoutait, sans le comprendre, ce bavardage d’ivrogne philosophe ; mais M. Tudesco lui faisait l’effet d’un homme singulier, effrayant, et plus grand de cent pieds que tous ceux qu’il avait encore vus.

Le professeur s’échauffait :

« Eh ! s’écria-t-il, en se levant, quel prix l’immortel et infortuné Torquato Tasso remporta-t-il de tout son génie ? Quelques baisers furtifs sur les marches d’un palais. Et il mourut de faim dans un infâme hôpital. Je dis : l’opinion ! l’opinion, cette reine du monde : je lui arracherai sa couronne et son sceptre. L’opinion, elle règne sur la pauvre Italie, comme sur le reste du monde. Ah ! l’Italie ! quelle fulgurante épée viendra donc un jour briser ses fers, comme je brise cette chaise ? »

En effet il avait saisi sa chaise par le dossier et il la frappait rudement contre le plancher.

Mais il s’arrêta tout à coup, sourit finement et dit à mi-voix :

— « Non, non, marquis Tudesco, laissez, laissez cette pauvre Venise en proie à la barbarie tudesque. Les fers de la patrie, c’est le gagne-pain du proscrit. »

Le menton dans sa cravate, il riait en lui-même et son gilet se soulevait par saccades.

La Servien, qui assistait à la leçon en tricotant un bas et qui depuis quelques instants, ses lunettes relevées au milieu du front, observait le professeur d’un air stupéfait et défiant, s’écria comme en elle-même :

— « Si ce n’est pas abominable de venir chez les gens quand on est ivre ! »

M. Tudesco ne sembla pas l’entendre. Il était redevenu calme et facétieux.

— « Jeune enfant, dit-il, écrivez la matière d’un thème. Écrivez : « La pire des choses… la pire des choses… écrivez… est une femme vieille et méchante. »

Et, se levant, il salua la Servien avec la grâce noble d’un prélat, donna une tape amicale sur la joue de l’enfant, puis sortit.

Mais à compter de la leçon suivante, il étala tous ses respects et toutes ses grâces devant la vieille femme. Il arrondissait les coudes, mettait sa bouche en cœur, faisait la roue. Elle ne se rendait pas et gardait une immobilité haineuse de vieille chouette.

Mais un jour qu’elle cherchait ses lunettes, ce qui était son occupation ordinaire, M. Tudesco lui offrit les siennes et l’obligea à les essayer ; elle les trouva à sa vue et en éprouva pour lui un peu de sympathie. L’Italien, profitant de cet avantage, entra en conversation et dit habilement du mal des riches. La bonne femme l’approuva. Il s’ensuivit un petit commerce de menus propos. Tudesco avait des remèdes contre la pituite. Cela aussi fut bien reçu. Il redoubla de câlineries, et la concierge, qui le voyait sourire sur le pas de la porte, dit à la tante Servien : « C’est votre amoureux. » La tante avait beau dire qu’à son âge on n’avait pas besoin d’amoureux, elle était flattée. M. Tudesco y gagna ce qu’il voulait, c’est-à-dire d’avoir, à chaque leçon, son verre rempli jusqu’au bord. On lui laissait même, par politesse, le litre quand il n’était qu’à moitié plein. Mais il avait le tort de le vider.

Il demanda un jour du fromage. « Ce qu’il en faut, dit-il, pour le repas d’une souris. Les souris aiment, comme moi, l’ombre, le silence et les livres ; elles vivent de miettes, comme moi. »

Ces façons de sage indigent firent un mauvais effet ; la tante redevint muette et sombre.

M. Tudesco disparut au printemps.


V


Le relieur, bien qu’il gagnât peu, se résolut à faire entrer son Jean dans une pension où l’enfant pût recevoir un enseignement régulier et complet. Il choisit un externat voisin du Luxembourg, parce qu’il vit la tête d’un acacia sur le mur et que la maison lui sembla gaie.

Jean, nouveau et petit (il avait alors onze ans), garda pendant quelques semaines la stupeur dont l’accablaient la brutalité joyeuse des écoliers et l’épaisse gravité des maîtres. Peu à peu, il s’accoutuma à sa tâche, s’appropria quelques-unes des ruses par lesquelles on évite les punitions, inspira à ses camarades assez d’indifférence pour qu’ils ne lui volassent plus sa casquette et apprit à jouer aux billes. Mais il n’aimait guère la pension et, à cinq heures du soir, quand la prière était dite et la gibecière bouclée, il se jetait d’un élan joyeux dans la rue toute dorée par le soleil couchant. Dans l’ivresse de la liberté, il faisait de grands bonds, voyait tout, gens et bêtes, voitures et boutiques, sous un charme, et il en mordait de plaisir le bras, la main, de la Servien qui l’accompagnait en portant la gibecière et le panier.

Les soirées étaient paisibles. Jean faisait des bonshommes et rêvait sur ses cahiers à un bout de la table que la Servien achevait de desservir. Le père lisait. En vieillissant il avait pris goût aux livres ; il lisait les fables de La Fontaine, l’Histoire de France d’Anquetil et le Dictionnaire philosophique de Voltaire, « pour se rendre compte », disait-il. Sa sœur tentait vainement de l’interrompre par quelques aigres observations sur les voisins ou sur « le gros homme qui n’était pas revenu », car elle s’était obstinée à ne point retenir le nom du marquis Tudesco.


VI


Jean fut bientôt occupé tout entier par le catéchisme, les sermons, les cantiques qui précèdent la première communion. Enivré de chants d’orgue, parfumé d’encens et de fleurs, chargé de scapulaires, de chapelets, de médailles et d’images, il prit, comme ses camarades, un air important et un ton de retenue. Il se montrait dur et froid envers sa tante qui ne parlait pas avec assez d’exaltation du « grand jour ». Bien qu’elle eût mené longtemps son neveu chaque dimanche à la messe, elle n’était pas dévote. Probablement elle confondait dans une commune haine le luxe des riches et les pompes du culte. On l’avait plus d’une fois entendue sur les bancs des boulevards déclarer à quelque invalide qu’elle avait de la religion, mais qu’elle n’aimait pas les prêtres, qu’elle priait Dieu chez elle et que ses prières valaient bien celles qu’on faisait dans les églises en étalant des crinolines. Le père s’associait mieux à la nouvelle humeur de l’enfant. Il se sentait intéressé et presque ému. Il tenait à relier lui-même un livre de messe pour la cérémonie.

Quand vinrent les jours de retraites et de confessions générales, Jean s’enfla d’un vague orgueil. Il attendait quelque chose d’extraordinaire. Le soir, en sortant de Saint-Sulpice, avec deux ou trois de ses camarades, il se sentait enveloppé d’une atmosphère de miracles ; il lui semblait nécessaire que quelque chose de divin s’accomplît. Ces enfants se racontaient des histoires étranges et pieuses qu’ils avaient lues dans quelque petit livre d’édification. C’était l’apparition d’un moine sorti de la tombe avec les pieds et les mains percés et le côté ouvert ; ou quelque religieuse, belle comme les figures voilées des tableaux d’église, expiant dans le feu de l’enfer des péchés mystérieux. Jean avait son histoire préférée. Il contait en frissonnant que saint François de Borgia, après la mort de la reine Isabelle, qui était d’une beauté magnifique, dut faire ouvrir le cercueil où elle reposait dans sa robe brodée de perles ; son imagination refaisait cette morte royale, la revêtait de toutes les magies de l’inconnu et épiait sur elle les enchantements de la beauté dans les abîmes de la mort. Et tout en parlant, il entendait, par le crépuscule, passer des soupirs dans les platanes du Luxembourg.

Le grand jour vint. Le relieur, qui assistait à la cérémonie avec la Servien, songea à sa femme, et pleura.

Il approuva entièrement l’exhortation du curé, dans laquelle le jeune homme sans foi était comparé au coursier sans frein qui vole aux précipices. Cette comparaison le frappa ; et il lui arriva longtemps après de la citer avec complaisance. Il résolut de lire la Bible, comme il avait lu Voltaire, « pour se rendre compte ».

Jean quitta la nappe de lin, surpris d’être le même et déjà déçu. Il ne devait plus jamais ressentir la ferveur première.


VII


Les vacances approchaient. Par un midi brûlant, Jean était assis à l’ombre sur le parapet qui bordait la cour du côté du jardin du maître. Il jouait mollement à la marelle phénicienne avec un camarade joli comme une fille sous ses cheveux bouclés et dans sa veste de coutil écru.

— « Ewans, lui dit Jean, en poussant un petit caillou le long d’une des lignes tracées au fusain sur la margelle de pierre, Ewans, tu dois bien t’ennuyer d’être pensionnaire ?

— « Maman ne peut pas me garder chez elle », répondit Ewans.

Servien demanda pourquoi.

— « Parce que… », répondit Ewans.

Il regarda longtemps le caillou blanc qui lui servait à jouer, puis il ajouta :

— « Maman voyage.

— « Et ton père ?

— « Il est en Amérique. Je ne l’ai jamais vu. Tu as perdu. Recommençons. »

Servien, qui s’intéressait à Mme Ewans à cause des magnifiques boîtes de bonbons qu’elle apportait à son enfant, fit cette question :

— « Tu l’aimes bien, ta mère ? »

L’autre répondit :

— « Pardi ! »

Puis il ajouta :

— « Il faudra que tu viennes me voir un jour, pendant les vacances, chez maman. Tu verras : c’est très joli chez nous ; il y a des canapés et des coussins à n’en pas finir. Mais il ne faudra pas tarder, parce que nous irons bientôt à la mer. »

Un maigre domestique parut dans la cour et jeta au milieu des cris aigus des écoliers un appel que n’entendirent pas les deux joueurs de marelle. Un gros garçon, qui se tenait par punition seul contre le mur avec la tranquillité de l’habitude, souffla dans ses deux mains ajustées en cornet :

— « Ewans, on te demande au parloir. »

Le surveillant s’approcha :

— « Monsieur Garneret, dit-il, vous ferez ce soir une demi-heure de piquet pour avoir rompu le silence qui vous était ordonné. Monsieur Ewans, allez au parloir. »

Ewans battit des mains, sauta de joie et dit à son ami :

— « C’est maman ! Je lui dirai que tu viendras à la maison. »

Servien, rougissant de plaisir, balbutia qu’il demanderait la permission à son père. Mais Ewans avait déjà traversé la cour en laissant derrière lui un sillage de poussière.

La permission fut aisément donnée par M. Servien, bien persuadé que tous les enfants admis dans un pensionnat si coûteux étaient issus de parents bien situés dans le monde et dont la fréquentation ne pouvait être qu’avantageuse aux manières présentes et à l’établissement futur de son fils.

Les renseignements que Jean lui donna sur Mme Ewans devaient paraître excessivement vagues, mais le relieur était accoutumé à ce que les mœurs des gens riches fussent enveloppées pour lui d’un impénétrable mystère.

La tante Servien fit à ce sujet quelques observations très générales touchant les gens qui vont en voiture. Puis elle se rappela l’histoire d’une grande dame qui, comme Mme Ewans, avait mis son fils en pension et qui, de plus, fut compromise dans une affaire de pots-de-vin, sous Louis-Philippe.

Elle ajouta en manière de conclusion que l’habit ne fait pas le moine, qu’elle se croyait, bien que ne portant pas de chapeaux, plus honnête que les femmes de « la haute », toutes des sucrées, et elle plaça son proverbe préféré : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Jean n’avait jamais vu de ceintures dorées ; mais l’image, dans son vague, lui souriait.

Les vacances étant venues, la tante, un jeudi, après le déjeuner, tira de l’armoire un gilet blanc. Jean, tout endimanché, monta sur un omnibus qui le conduisit à la rue de Rivoli. Il monta quatre étages d’un escalier dont le tapis, fixé aux degrés par des tringles de cuivre, lui parut surprenant.

Les notes d’un piano arrivaient sur le palier. Il sonna, rougit et regretta d’avoir sonné. Il eût voulu s’enfuir. Une femme de chambre ouvrit la porte. Edgar Ewans était derrière elle, dans un de ces costumes de toile écrue qu’il portait si aisément.

— « Viens », lui dit-il.

Et il l’entraîna dans un salon dont les rideaux mi-clos laissaient passer des flèches de lumière qui se brisaient en éclats sur des glaces et des appliques dorées. Une odeur irritante et douce traînait dans cette pièce étouffée par l’abondance des sièges capitonnés et l’amas des coussins.

Jean aperçut dans cette ombre une dame trop différente de celles qu’il avait remarquées jusque-là pour pouvoir se faire une idée de sa nature, de sa beauté, de son âge. Il n’avait jamais vu d’yeux d’un éclat si vif sur une peau si mate, ni de lèvres si rouges, souriant avec une telle expression d’habitude et presque de fatigue. Elle était assise devant son piano dont elle agaçait lentement les touches, sans former aucune phrase mélodique. Jean voyait surtout d’elle une chevelure dont l’arrangement le frappait comme quelque chose de mystérieux et de beau.

Elle tourna la tête vers lui et, caressant d’une main la blonde de son peignoir :

— « Vous êtes l’ami d’Edgar ? dit-elle, d’un ton cordial, mais d’une voix qui sembla rude à l’enfant, dans ce salon parfumé comme une chapelle.

— « Oui, madame.

— « Vous plaisez-vous à la pension ?

— « Oui, madame.

— « Les maîtres ne sont pas trop sévères ?

— « Non, madame.

— « Vous n’avez plus votre mère ? »

À cette question, la voix de Mme Ewans s’était adoucie.

— « Non, madame.

— « Que fait votre père ?

— « Il est relieur, madame. »

Et le fils du relieur rougit en faisant cette réponse. En cette seconde, il eût bien consenti à ne jamais revoir son père, qu’il aimait, s’il eût pu, à ce prix, passer pour le fils d’un capitaine de frégate ou d’un secrétaire d’ambassade. Il songea tout à coup qu’un de ses condisciples était fils d’un médecin célèbre et que le portrait de ce médecin était exposé dans les vitrines des papetiers.

C’était un père comme celui-là qu’il fallait annoncer à Mme Ewans. Par quelle injustice ne le pouvait-il pas ? Il était honteux, comme s’il avait dit une inconvenance.

Mais la mère de son ami l’avait écouté avec une indifférence parfaite.

Elle continuait à promener ses doigts au hasard sur le clavier.

Puis :

— « Il faut bien vous amuser aujourd’hui, mes enfants. Nous irons nous promener. Voulez-vous que je vous mène à la fête de Saint-Cloud ? »

Edgar fut d’avis qu’on y allât, à cause des chevaux de bois.

Mme Ewans se leva, rajusta par un joli geste ses cheveux cendrés et donna en passant un regard oblique à la glace.

— « Je vais m’habiller, dit-elle ; ce ne sera pas long. »

Pendant qu’elle s’habillait, son fils, assis au piano, cherchait à se rappeler un air d’opéra bouffe, et Jean, mal à l’aise sur le bord de sa chaise, contemplait dans le salon des choses étranges et somptueuses qui lui semblaient tenir mystérieusement à la personne de Mme Ewans et qui le troublaient presque autant qu’elle-même l’avait troublé.

Enveloppée d’une odeur légère et d’un frisson de soie, elle reparut en ajustant les brides du chapeau qui lui faisait un léger diadème.

Elle souriait.

Edgar la regarda :

— « Maman, il y a quelque chose… Je ne sais pas quoi, qui te change. »

Elle contempla dans la glace sa chevelure dont la couleur blonde avait des reflets d’un violet pâle.

— « Il n’y a rien, dit-elle ; seulement j’ai mis de la poudre dans mes cheveux. »

Elle ajouta :

— « Comme l’Impératrice. »

Et elle sourit encore.

Elle mettait ses gants. On sonna. La femme de chambre vint dire à sa maîtresse que M. Delbèque attendait.

Mme Ewans fit la moue et dit qu’elle ne pouvait recevoir ; la femme de chambre fit tout bas quelques observations très sèches. Mme Ewans haussa les épaules.

— « Vous, restez là ! » dit-elle aux enfants, et elle passa dans la salle à manger d’où s’éleva bientôt le murmure de deux voix.

Jean demanda tout bas à Edgar qui était ce monsieur.

— « M. Delbèque, répondit Edgar. Il a des chevaux et une voiture. Il vend des cochons. Un jour, il nous a menés au théâtre, maman et moi. »

Jean était surpris et un peu choqué de ce que M. Delbèque vendît des cochons. Mais il n’en dit rien ci demanda si c’était un parent.

— « Non, dit Edgar, c’est un de nos amis. Il y a longtemps… au moins un an que nous le connaissons. »

Jean, revenant à son idée, fit cette question : « Est-ce que tu lui as vu vendre ses cochons ?

— « Que tu es bête ! répondit Edgar ; il les vend en gros ! Maman dit que c’est un fameux métier. Il a un porte-cigare avec un bout d’ambre et une femme toute nue sculptée en écume de mer. Imagine-toi que l’autre jour, il est venu conter à maman que sa femme lui faisait des scènes abominables. »

Mme Ewans passa la tête par la porte entr’ouverte :

— « Allons, dit-elle, allons ! »

Et ils allèrent. À peine dans la rue, un homme qui fumait salua familièrement la jeune femme, d’un geste de sa main gantée. Elle murmura entre ses dents :

— « Nous n’en aurons jamais fini ! »

L’homme dit en grasseyant :

— « Chère amie, j’allais chez vous vous offrir une boîte de cigarettes du Levant. Mais je vois que vous promenez une pension, ma parole d’honneur ! une pension. Vous prenez des élèves. Tous mes compliments. Faites-en des hommes, chère amie, faites-en des hommes. »

Mme Ewans, le sourcil froncé et les lèvres pincées, répondit :

— « Je suis avec mon fils et un ami de mon fils. »

Le monsieur considéra au hasard un des enfants qui se trouva être Jean Servien.

— « Très bien, très bien, dit-il. Ce garçon-là est votre fils ?

— « Ah ! non, par exemple ! » s’écria-t-elle avec vivacité.

Jean se sentit comme renié et, pendant que, d’un beau geste, elle posait la main sur l’épaule de son fils, il remarquait la tenue aisée et le costume élégant de son camarade, et il regardait avec dégoût sa propre jaquette taillée par la Servien dans une redingote du relieur.

— « Aura-t-on l’honneur de vous voir ce soir aux Bouffes ? demanda le monsieur.

— « Non ! » répondit Mme Ewans, et du bout de son ombrelle elle poussa les enfants en avant.

Ils vont tous trois légers sous les marronniers des Tuileries, traversent le pont, descendent sur la berge, enjambent la passerelle branlante, puis le ponton d’embarquement.

Ils sont à bord du bateau à vapeur qui exhale au soleil une robuste odeur de goudron. Les longs parapets gris passent, puis les berges boisées.

Saint-Cloud ! Dès que les amarres sont jetées, Mme Ewans saute sur le pont du débarcadère. Elle va droit au bruit des clarinettes et des grosses caisses, avec ses petits compagnons qu’elle guide du bout de son ombrelle.

Ce fut une grande surprise pour Jean, quand Mme Ewans lui fit « essayer sa chance » à la loterie. Il s’était déjà promené avec la Servien dans les foires de banlieue, mais sa tante l’y avait détourné si énergiquement de toute dépense, qu’il croyait les tourniquets et les tirs réservés à une classe de personnes dont il n’était pas. Mme Ewans prit un grand intérêt au jeu de son fils à qui elle recommanda de pousser fortement la manivelle.

Elle avait sur la chance les idées les plus superstitieuses. Elle « appelait » les gros lots. Elle battait les mains quand Edgar gagnait un coquetier ; les coups malheureux la désolaient, soit qu’elle fût aveuglément cupide pour le bien de son fils, soit plutôt qu’elle vît dans cette malchance un présage. Après deux ou trois tours de perte, elle écarta son fils, fit tourner le disque de bois si brusquement que son faix de porcelaine et de verrerie en tinta, et elle joua pour son propre compte une fois, deux fois, vingt fois, trente fois, avec fureur. Ce fut ensuite toute une affaire de changer les petits lots contre un gros, suivant l’usage. Elle se décida pour un service à bière dont elle donna les pièces à porter aux deux amis. Ce n’était qu’un commencement. Elle retint les enfants à chaque boutique. Elle leur fit tirer des macarons au jeu de la rouge et de la noire. Elle leur fit éprouver leur adresse dans tous les tirs, avec des arbalètes chargées de petits cylindres de terre glaise, avec des pistolets et des carabines à capsules et balles de plomb, à toutes les distances, sur toutes les cibles, contre des figurines de plâtre, des pipes tournantes, des poupées et contre l’œuf dansant à la cime d’un jet d’eau.

Jean Servien n’avait jamais fait un tel exercice, ni usé si vite de tant de choses diverses.

Les yeux criblés de formes brutales et de couleurs criardes, la gorge brûlée de poussière, coudoyé, pressé, poussé, bousculé par la foule, il était ivre de cette débauche de jeux.

Il voyait Mme Ewans ouvrir sans cesse son petit porte-monnaie en cuir de Russie, et une puissance nouvelle lui était révélée. Ce n’était pas tout encore. Il fallut faire tourner la toupie hollandaise, monter sur les chevaux de bois, rouler du haut des montagnes russes, et tourner dans les gondoles vénitiennes, se faire peser dans la balance, toucher le bras de la femme-torpille.

Mais Mme Ewans revenait sans cesse devant la maringote d’une somnambule translucide de Paris munie d’un certificat signé par le ministre de l’Agriculture et du Commerce et par trois médecins de la Faculté. Elle regardait avec envie les bonnes monter en rougissant dans la voiture meublée d’un lit et de deux chaises ; mais elle n’osait pas monter comme elles.

Elle se rappelait qu’une somnambule avait aidé une de ses amies à retrouver des couverts volés.

Elle avait même consulté une tireuse de cartes peu de temps avant la naissance d’Edgar, et celle-ci lui avait annoncé un garçon. Ils étaient las tous les trois et chargés de porcelaine, de verrerie, de mirlitons, de bâtons de sucre de pomme, de pains d’épice et de macarons. Ils entrèrent pourtant dans la baraque des figurines de cire, où ils virent le corps de monseigneur Sibour exposé dans la chapelle ardente de l’archevêché, l’exécution de Marie Stuart, des membres atteints de différentes maladies hideuses et une Géorgienne sortant du bain. Un écriteau indiquait que cette Géorgienne était le type le plus pur de la beauté féminine. Mme Ewans l’examina avec une curiosité qui bien vite devint malveillante.

— « On dira tout ce qu’on voudra, murmura-t-elle ; je ne voudrais pas pour tout au monde avoir des pieds si grands et une taille si forte. Et puis, ces figures régulières ne plaisent pas du tout. On aime mieux un visage expressif. »

Quand ils sortirent de la baraque, le soleil était bas et la poussière flottait en nuages d’or sur la foule des femmes, des ouvriers et des militaires.

C’était l’heure de dîner. Mais en passant devant le cirque des singes, Mme Ewans vit une telle queue de curieux se couler sous la draperie de toile à matelas de l’estrade, qu’elle ne put résister à la force de l’exemple. Du reste une curiosité l’attirait vers les singes qu’on lui avait dits sensibles à la beauté des femmes. Mais le spectacle détourna ses idées. Elle vit un caniche en pantalon rouge fusillé comme déserteur malgré sa mine honnête. Les larmes lui en vinrent aux yeux, tant elle était sensible aux illusions du théâtre !

— « C’est pourtant vrai, dit-elle, le cœur gros. On a vu des pauvres militaires fusillés pour avoir couru sans permission au lit de mort de leur mère, ou pour avoir souffleté un officier insolent. »

Quelque vieille chanson de Béranger, entendue chez des ouvriers, dans son enfance plébéienne, lui remontait à la mémoire et ajoutait à son attendrissement. Elle raconta la lamentable histoire du chien condamné, et rendit les deux enfants tout tristes.

Mais au pied même du cirque, un marchand de mirlitons, coiffé d’un casque de papier, les fit éclater de rire.

Il fallait songer à dîner. Elle savait une auberge, au bord de la Seine, où l’on pourrait manger une friture sous la tonnelle. Ils y allèrent.

La Parisienne et la cabaretière se saluèrent d’un clignement d’œil. Il y avait longtemps que celle-ci n’avait vu madame, elle ne connaissait pas les deux petits messieurs ; mais ils étaient tout de même bien mignons. Mme Ewans commanda le repas comme eût fait un connaisseur, savamment et dans l’argot des restaurants. Elle, son chapeau débridé ; eux, le dos contre la treille, ils savouraient en silence leur lassitude délicieuse. Ils voyaient la rivière et ses berges vertes à travers une arcade de vigne vierge. Leur pensée coulait insensiblement comme l’eau qu’ils regardaient. L’ombre et la fraîcheur du soir vinrent les caresser mollement. C’est alors que Jean Servien, en regardant Mme Ewans, éprouva pour la première fois la douceur de se sentir près d’une femme.

Bientôt, échauffé par un peu de vin mêlé d’eau qu’il avait bu, il ne vit plus rien que ses rêves pleins d’images élégantes, absurdes et nobles. Et c’est environné de ces visions qu’il retourna à la fête, où l’entraîna Mme Ewans, insatiable de spectacle et de bruit. Des arcs lumineux s’élevaient à intervalles réguliers sur l’avenue bordée d’échoppes et de tréteaux, mais les allées latérales étaient sombres et désertes sous leurs grands arbres noirs. Des couples y passaient lentement. Le bruit des musiques foraines y venait en s’adoucissant. Ils étaient là, quand un orchestre de clarinettes, de trombones et d’ophicléides éclata près d’eux, en jouant une polka de bal public. Dès les premières mesures, Mme Ewans n’y put tenir. Elle attira Jean contre elle, lui arrangea les bras dans les siens et, d’un coup de hanche l’élevant de terre, se mit à danser avec lui. Elle se balançait au rythme de la musique ; mais lui, gauche et troublé, ne s’enlevait pas ; il la retardait et la heurtait. Elle se détacha brusquement de lui et dit avec une impatience sèche :

— « Vous ne savez donc pas danser ! Viens, Edgar. »

Elle fit, dans l’ombre, quelques temps de danse avec lui. Puis, rose et souriante :

— « À la bonne heure ! » dit-elle.

Servien, sentant son impuissance, était devenu sombre. Une colère sourde lui montait au cœur. Il souffrait, et il se sentait un besoin de haïr.

Le retour en fiacre fut silencieux.

Jean se rompait les jambes pour ne pas frôler les genoux de Mme Ewans qui sommeillait au fond de la voiture. Elle le laissa descendre devant sa porte sans se réveiller tout à fait pour lui dire : « Adieu, monsieur. »

En rentrant au logis, il s’aperçut pour la première fois d’une odeur de colle qui lui sembla insupportable. La chambre où il avait longtemps dormi heureux et aimé lui parut misérable. Il s’assit sur son lit et regarda avec une tristesse amère le bénitier de porcelaine dorée, l’estampe commémorative de sa première communion, la cuvette posée sur la commode et, dans les angles, des piles de cartons et de papiers vernis pour reliures.

Tout ce qui l’entourait lui semblait animé contre lui d’un esprit méchant et injuste. Il entendait de la pièce voisine son père qui ronflait. Il se le figura à son établi, avec son tablier de serge, tranquille, content. Quelle honte ! Et, pour la seconde fois dans un tour de cadran, il rougit de son père.

Ses songes furent pesants ; il rêva qu’il tournait indéfiniment dans des appareils compliqués, sans pouvoir éviter de toucher le genou de Mme Ewans, malgré la peur qu’il en avait.

Il vit aussi, dans un champ, d’innombrables cochons de marbre, élevés sur des socles de pierre, et M. Delbèque se promenant lentement au milieu de ces troupeaux inanimés.


VIII


Le lendemain, il se réveilla maussade et abattu.

— « Eh bien ! lui dit son père, en aspirant avec bruit chaque cuillerée d’une écuelle de soupe, eh bien ! t’es-tu amusé hier, mon garçon ? »

Il répondit brièvement et avec répugnance. Tout lui soulevait le cœur. La robe d’indienne de sa tante lui donnait une sorte de rage.

Le père faisait des questions minutieuses ; il aurait eu plaisir à refaire, tout en mangeant son potage, la promenade de son fils. Il avait vu Saint-Cloud du temps qu’il était militaire. Mais il n’y était jamais retourné depuis. Il avait une idée : ils iraient tous trois à Versailles ; sa sœur aurait soin de faire cuire la veille un morceau de veau qu’on pût emporter. Ils visiteraient le musée, mangeraient sur le tapis vert et prendraient beaucoup de plaisir.

Jean, à qui ces projets faisaient horreur, ouvrit ses cahiers et mit la tête dans ses livres, pour se dispenser d’entendre davantage et de répondre. Il se mettait d’ordinaire plus lentement à l’ouvrage. Son père lui en fit la remarque, en le louant de son zèle.

— « Il faut, dit-il, s’amuser quand c’est l’heure de l’amusement et travailler quand c’est l’heure du travail. »

Et il se mit à laminer sa peau de chagrin.

Jean rêva. Il avait entrevu tout un monde qu’il savait à jamais fermé pour lui et vers lequel toutes les forces de sa jeune nature l’entraînaient irrésistiblement. Il n’imaginait pas que Mme Ewans pût être jamais différente de ce qu’il l’avait vue. Il ne se la figura ni autrement vêtue, ni autrement environnée. Il ne savait rien des femmes ; celle-là lui était apparue toute maternelle, et c’était une mère comme Mme Ewans qu’il eût voulu avoir. Mais avec quels battements de cœur et quelle chaleur au front il évoquait cette mère chimérique !

À compter de la journée de Saint-Cloud, Jean se crut malheureux et il le devint en effet. Il s’efforça d’être insoumis ; il était fier de rompre la discipline et de mépriser les châtiments.

Il suivait avec ses camarades de pension les classes d’un lycée du quartier Latin. Dès qu’il avait pris sa place sur le plus haut des gradins de la salle bien chauffée, il lisait quelque roman sentimental, dissimulé sous des piles d’auteurs latins et grecs. Parfois le professeur découvrait, malgré sa myopie, le livre clandestin. Jean avait ses heures d’éclat. Ses versions étaient remarquables, sinon par l’exactitude, du moins par l’élégance. De même, il n’était pas sans exemple qu’on relevât dans ses thèmes des tournures heureuses. Il fit, sur ce sujet : « La vierge Théano défendant Alcibiade contre les Athéniens irrités », un discours latin qui, chaudement approuvé par M. Duruy, alors inspecteur de l’Instruction publique, valut à l’élève quelques semaines de popularité scolaire.

Il allait, les jours de congé, sur les boulevards et il contemplait avidement, à travers les glaces des boutiques, les bijoux, les étoffes, les bronzes, les photographies de femmes, les mille choses dont les caprices frivoles lui semblaient les formes nécessaires du bonheur.

Entré en philosophie, il eut son premier chapeau de haute forme et il fuma des cigarettes, en compagnie. Son esprit avait quelque chose de brillant et de fin qui amusait ses camarades. Il leur était supérieur par l’imagination.

Ses dernières vacances se passèrent d’une façon tolérable. Son père, le trouvant un peu pâle, l’envoya au village chez des parents chartrains. Jean, après les longs dîners de la ferme, allait s’asseoir sous un arbre, et lisait un roman. Parfois il allait à la ville dans la voiture du meunier. Souvent il recevait le long de la route la pluie qui tombait tristement à la tombée du jour. Puis il avait le plaisir de se sécher à la grande cheminée d’une auberge du faubourg, devant le tournebroche odorant. Il lui arriva même de chasser avec un fusil à pierre en compagnie de son cousin le meunier. Enfin, il pouvait se flatter, à son retour, d’être allé à la campagne.


IX


À dix-huit ans, il fut reçu bachelier.

Le soir de l’examen, M. Servien déboucha une bouteille cachetée, qu’il gardait depuis longtemps en vue de cette solennité domestique et dont le vin, en se dépouillant, était devenu rose.

— « Un jeune homme qui a son diplôme dans sa poche peut entrer par toutes les portes », disait M. Servien, en buvant avec respect ce vin passé, qui avait été bon.

Jean expédia lestement le repas de famille et courut au théâtre. Il ne connaissait encore les spectacles que par les affiches. Il choisit, pour cette soirée, un grand théâtre où l’on jouait une tragédie. Il prit son billet de parterre avec l’espoir confus d’entrer dans un monde de passions et de voluptés. Tout est trouble aux âmes troublées. En entrant dans la salle, il fut surpris et contristé du peu de spectateurs qu’il y avait aux fauteuils et dans les loges. Mais dès qu’il entendit les premiers grincements des violons qu’on accordait, il regarda fixement la toile, qui se leva enfin.

Alors, il vit, dans un palais romain, debout, accoudée au dossier d’un siège antique, une femme qui portait sur sa robe de laine blanche la palla couleur de safran. Elle récitait, dans le bruit des pas, des étoffes et des petits bancs, un long monologue, et faisait des gestes lents. Il sentit en la voyant une joie inconnue qui peu à peu devint aiguë et presque douloureuse. La succession des scènes amena sur le théâtre une confidente, puis un héros, puis des comparses. Mais il ne voyait que la première apparition. Ses regards s’attachaient avidement à elle ; ils caressaient les deux bras nus, autour desquels jouaient des anneaux ; ils glissaient le long de la hanche, sous la haute ceinture ; ils plongeaient dans les cheveux bruns, ondulés sur le front et liés au chignon par trois bandelettes blanches ; ils se pressaient contre cette bouche qui remuait et contre les dents humides que, par moments, un reflet de la rampe faisait étinceler. Il voulait sentir, prendre, retenir cette chose belle et vivante qui lui était offerte en spectacle ; il l’enveloppait, l’étreignait des yeux.

L’entr’acte (car on change de décor au cours de cette tragédie) lui sembla fastidieux. Ses voisins parlaient politique ; on se passait devant lui des quartiers d’oranges ; le marchand de journaux et le loueur de lorgnettes l’assourdissaient. Il redoutait que quelque événement subit vînt interrompre le spectacle.

La toile se releva sur des scènes de politique cornélienne, qui n’existèrent pas pour Servien. Par bonheur, la belle figure en robe blanche reparut. Mais il la regardait trop ; il ne la voyait plus ; à force de fixer son regard sur les longs pendants d’or qui tombaient des oreilles de l’actrice, il était ébloui ; ses yeux humides se fermaient et il n’entendait plus que le tintement clair de ses tempes.

Par un grand effort, lors de la scène finale, il la revit et l’entendit d’une manière nette et précise et non point toutefois comme une personne naturelle, car alors elle revêtait pour lui la simplicité d’une vision surhumaine. Et quand, au signal de la sonnette, la toile se déroula pour la dernière fois, il eut la sensation d’un irréparable écroulement.

On joua ensuite le Tartuffe, mais ni la verve correcte des comédiens, ni le joli visage et les épaules rondes d’Elmire, ni les beaux bras de la soubrette, ni les jeunes yeux de l’ingénue, ni les grands vers heureux qui remplissaient la salle réveillée ne remuèrent son âme arrêtée sur les lèvres d’une tragédienne.

En sortant, le premier souffle d’air frais qui lui frappa le visage dissipa son ivresse. Il se remit à sentir et à penser. Mais il ne pensait qu’à la tragédienne et ne voyait distinctement que l’image de cette femme. Cette obsession dans les rues noires lui était douce, et il fit de longs détours sur les quais pour prolonger son rêve, emportant de volupté autant et plus qu’il n’en pouvait contenir. Il était heureux parce qu’il était las ; nul désir ne s’élevait dans son âme accablée d’une fatigue délicieuse et ses yeux seuls avaient pourvu jusqu’à l’excès aux appétits de sa nature vierge.

Il tomba à demi vêtu sur son lit, avec la joie de garder une belle image dans son âme. Le seul besoin qu’il éprouvât était de s’anéantir dans le sommeil enchanté qui pesait sur ses paupières d’adolescent.

À son réveil il chercha des yeux quelque chose. Il ne savait pas encore qu’il était amoureux, mais quelque chose lui manquait. Il n’eut pourtant d’autre envie que de lire les vers qu’il avait entendu réciter par l’actrice. Il prit sur son étagère un tome de Corneille et lut le rôle d’Émilie. Tous les vers l’enchantaient également parce qu’ils ranimaient tous en lui le même souvenir.

Son père et sa tante avec lesquels il vivait n’avaient plus pour lui un sens et une figure bien nets.

Leurs plus rudes familiarités ne pouvaient le distraire, et les brutalités d’une vie étroite et pauvre ne troublèrent point sa fête intérieure. Tout le jour, au fond de la boutique où l’odeur de colle forte se mêlait au fumet de la soupe aux choux, il vivait dans une incomparable splendeur. Son petit livre, criblé de coups d’ongles aux couplets d’Émilie, suffisait à l’entretenir dans la plus belle des illusions. Une image et des sons, c’était pour lui le monde.

En peu de jours il sut par cœur tous les vers de la tragédie ; il les récitait d’une voix enflée et lente, et sa tante lui disait après chaque tirade, tout en épluchant des légumes :

— « Tu veux donc te faire curé, que tu prêches comme à l’église ? »

Mais elle approuvait en somme ces exercices et, quand M. Servien se plaignait en se grattant la tête de ce que son fils ne se décidât à embrasser aucune profession, elle prenait toujours la défense « du petit » et fermait la bouche au relieur en lui déclarant qu’il n’entendait rien à rien.

Le bonhomme retournait alors à sa peau de mouton. Mais, bien qu’il ne se fît pas une idée très nette de ce qui se passait dans l’esprit de son fils, parce que celui-ci, étant devenu « un monsieur », échappait à sa compétence, il s’inquiétait de ce qu’un repos, légitime d’ailleurs à la suite d’un examen heureusement subi, se prolongeât ainsi. Il était pressé de voir son fils gagner quelque argent dans une administration. On lui avait parlé de l’Hôtel de Ville et des ministères, et il cherchait dans sa tête s’il ne trouverait pas quelque protecteur dans sa clientèle. Mais il n’était pas homme à brusquer les choses.

Un jour que Jean Servien faisait une de ces longues promenades dont il avait pris l’habitude, il lut sur l’affiche que son Émilie, Mlle Gabrielle T***, jouait dans le spectacle du soir. Cette fois, il mit, malgré l’opposition de sa tante, ses habits du dimanche, fit apprêter ses cheveux au fer et s’assit à l’orchestre. Il la revit !

Tout d’abord, elle lui sembla moins belle qu’il ne se l’était figurée. Il avait tant travaillé, tant veillé sur la première image emportée d’elle que cette image s’était transformée à son insu, et le type même qui l’avait formée n’y répondait plus. Puis il était déconcerté de ne revoir ni la stola blanche et le manteau couleur de safran, ni les bracelets et les bandelettes qui lui avaient semblé tenir à la chair qu’ils ornaient. Maintenant, elle portait le turban de Roxane et le léger pantalon noué à la cheville. Il ne s’habitua que peu à peu à ce changement. Il reconnut qu’elle avait les bras un peu grêles et qu’une de ses dents était en arrière de la blanche rangée. Mais à la longue ces défauts lui furent agréables parce qu’ils étaient en elle, et il l’en aima davantage. Cette fois, par le changement qui est l’essence même de la vie et par l’imperfection qui est le caractère des êtres vivants, elle lui inspirait un intérêt sensuel et l’idée d’une chose humaine à laquelle on pouvait se prendre et se mêler. Son admiration fut alors pénétrée d’attendrissement et pleine d’une tristesse infinie. Il pleura.

Le lendemain il eut un grand désir de la voir telle qu’elle était dans la vie, en toilette de ville. C’était déjà quelque chose d’intime que de la rencontrer dans la rue. Un soir qu’elle jouait, il la guetta à la porte de l’administration par laquelle sortirent tour à tour les machinistes, les acteurs, les gardes de Paris, les pompiers, les habilleuses, les comédiennes, puis elle, bien enveloppée dans son manteau de fourrure, un bouquet à la main, grande, et si blanche dans l’ombre, qu’elle lui semblait éclairée par une lumière intérieure. Elle attendit sur le seuil qu’on fît avancer une voiture.

Il pressa de ses deux mains sa poitrine et craignit de mourir.

Quand il fut sur le quai désert, il arracha une feuille à une branche qui pendait d’un platane. Puis, accoudé au parapet du pont, il jeta cette feuille dans le fleuve et il la regarda couler au fil de cette eau argentée par la lune et semée de feux tremblants. Il la regarda aussi longtemps qu’il put la voir : c’était son propre emblème. Il s’abandonnait, lui aussi, au courant d’une passion brillante et qu’il croyait profonde.


X


Il y avait, cette année-là, une exposition universelle sur le Champ de Mars. C’était, sur les avenues, au soleil et dans la poussière, un long fourmillement d’hommes. Jean franchit le tourniquet du péage et entra dans le palais de fonte. Il suivait encore son amour, car il associait celle qu’il aimait à toutes les représentations de l’art et du luxe. Il prit le parc et alla droit à l’édicule égyptien. L’Égypte avait occupé ses rêves du temps qu’il ne songeait pas qu’à une femme. Dans l’allée de sphinx et devant le temple peint, il ressentit cette impression de poésie qui se dégage des femmes anciennes et singulières et que ressentent vivement les amoureux. Le sanctuaire lui sembla vénérable, malgré l’usage forain auquel il servait dans cette exhibition universelle. En voyant les bijoux de la reine Aahotep qui vécut et fut belle au temps des patriarches, il songea avec mélancolie à ce qui avait été et n’était plus. Il se représenta les cheveux noirs qui avaient parfumé ce diadème de sphinx, les bras fins et bruns que ces perles d’or et de lapis avaient touchés, les épaules sur lesquelles ces ailes de vautour s’étaient posées, les seins aigus que ces chaînes, que ces gorgerins avaient pressés, la poitrine contre laquelle ce scarabée d’or aux élytres bleues tiédissait autrefois, la petite main royale qui avait tenu ce poignard couvert de fleurs et de têtes de femmes. Il ne pouvait concevoir que ce qui était un songe pour lui eût été une réalité pour d’autres hommes. Il se perdait à suivre l’écoulement des choses. Il se disait qu’une autre forme vivante s’évanouirait à son heure et qu’il serait vain alors qu’elle eût été tant désirée. Cette idée l’attrista et le calma. Il pensait, devant ces bijoux funéraires, à tous ces hommes qui dans l’abîme des temps avaient tour à tour aimé, convoité, joui, souffert, que la mort avait pris affamés ou repus et qu’elle avait également comblés. Une tristesse tranquille l’envahit, et il resta immobile, la tête dans ses mains.


XI


Le lendemain, pendant le déjeuner, Jean remarqua pour la première fois que son père avait l’air vénérable et bon. Le relieur, en effet, prenait avec l’âge une sorte de beauté. Son front, sous les boucles de ses cheveux blancs, s’était poli et révélait l’habitude des pensées calmes et honnêtes. L’âge, en rendant moins aisé le jeu des membres, cachait les déformations causées par le travail de l’atelier sous les déformations plus solennelles que le long travail de la vie imprime uniformément à tous les hommes. Le vieillard avait lu, réfléchi, tendu vers le mieux avec bonne volonté et reçu cette onction que la foi religieuse donne aux simples : car il était devenu pieux, et il suivait les offices de sa paroisse. Jean se dit qu’aimer ce père serait chose facile et douce, et il résolut d’entrer dans une vie de travail et de sacrifice. Mais il n’avait pas d’état et il ne savait que faire.

Enfermé dans sa chambre, il eut pitié de lui-même et il voulut se redonner la paix du cœur, le calme des sens, la bonne vie qui s’en était allée avec cette feuille de platane livrée, l’autre soir, au fil de l’eau. Ayant ouvert un roman, à la première page d’amour il rejeta le livre, se mit à lire un récit de voyages et suivit un explorateur anglais dans le palais de roseaux du roi de l’Ouganda. Il remonta le Nil à Ourondogami : les hippopotames renâclaient dans l’eau, les floricains et les pintades prenaient leur vol, tandis qu’un troupeau d’antilopes fuyait dans les hautes herbes. Il fut rappelé de si loin par sa tante qui criait dans l’escalier :

— « Petit ! petit ! descends dans la boutique ; ton père t’appelle ! »

Un gros homme sanguin, voûté comme on l’est par l’habitude du bureau, était assis près du comptoir. M. Servien le regardait d’un air soumis.

Quand Jean parut, l’étranger demanda si c’était là le jeune homme en question. Il ajouta d’un ton bourru :

— « Vous êtes tous les mêmes. Vous travaillez, vous suez, vous vous épuisez pour faire de vos fils des bacheliers et vous croyez que le lendemain de l’examen ces gaillards-là seront nommés ambassadeurs. Pour Dieu ! ne nous donnez plus de bacheliers. Nous ne savons qu’en faire… Les bacheliers ! ils encombrent le pavé ; ils sont cochers de fiacre, ils distribuent des prospectus dans les rues. Il en meurt à l’hôpital, il en va au bagne. Pourquoi n’avez-vous pas appris votre métier à votre fils ? Pourquoi n’avez-vous pas fait de lui un relieur ?… Oh ! je le sais bien ! vous n’avez pas besoin de me le dire : c’est par ambition. Eh bien ! un jour votre fils crèvera de faim en rougissant de vous, et ce sera bien fait ! L’État ! dites-vous, l’État ! vous n’avez que ce mot-là dans la bouche. Mais il est encombré, l’État ! Aux Finances, on nous envoie des bacheliers qui ne savent pas l’orthographe : qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de tous ces clampins-là ? »

Il passa la main sur son front rouge. Puis, marquant d’un geste qu’il s’adressait à Jean :

— « Au moins avez-vous une bonne écriture ? »

M. Servien répondit pour son fils qu’elle était lisible.

— « Lisible ! lisible ! reprit le protecteur en agitant ses joues lourdes. Une écriture d’expéditionnaire doit être régulière. Jeune homme, votre écriture est-elle régulière ? »

Jean dit qu’il ne savait pas, qu’elle avait pu être gâtée, qu’il y avait attaché peu d’importance.

L’homme fronça les sourcils.

— « C’est un tort, dit-il ; et j’ose dire qu’il y a chez les jeunes gens une affectation puérile à ne pas écrire convenablement… Je puis avoir une certaine influence au ministère, mais il ne faut pas me demander l’impossible. »

À ces mots, le relieur fit un geste timide. Il n’avait pas l’air, en vérité, d’un homme qui demande l’impossible.

L’homme se leva.

— « Vous prendrez, dit-il à Jean, des leçons d’écriture et de calcul. Vous avez huit mois devant vous. Dans huit mois le ministre ouvrira une session d’examens. Je vous ferai inscrire. Mettez-vous à l’œuvre sans perdre une minute. »

Ayant dit, il tira sa montre, comme pour voir si, en effet, son protégé laissait passer une seule minute avant de commencer sa tâche. Il recommanda au relieur de se mettre sans retard aux livres qu’il lui donnait à cartonner, et il sortit. Quand le relieur l’eut reconduit jusqu’à sa voiture :

— « Jean, mon garçon, dit-il, M. Bargemont, à qui j’ai parlé de toi et que tu viens d’entendre, t’aidera à entrer au ministère des Finances où il occupe une grande position. Tu as compris ce qu’il t’a dit pour les examens : tu connais, Dieu merci ! ces choses-là mieux que moi. Je ne suis qu’un ignorant, mon garçon, mais je suis ton père. Écoute bien ce que je veux t’expliquer, afin que, de ce jour-ci jusqu’au jour où j’irai retrouver ta pauvre mère, nous puissions nous regarder tranquillement en face et nous comprendre d’un clin d’œil. Ta mère t’a bien aimé, Jean. Il n’y a pas de mine d’or qui puisse donner une idée de la richesse du cœur qu’avait cette femme-là. Dès qu’elle te vit venir au monde elle vécut, autant dire, plus en toi qu’en elle. Son amour était trop fort. Enfin elle est morte. Ce n’est la faute de personne. »

Le vieillard tourna involontairement les yeux vers l’angle le plus obscur de la boutique, et Jean, regardant du même côté, vit dans l’ombre les formes anguleuses de la presse à bras.

M. Servien poursuivit :

— « Elle me demanda en mourant de faire de toi un homme instruit, parce qu’elle savait que l’instruction est la clef qui ouvre toutes les portes.

« J’ai voulu ce qu’elle avait voulu. Elle n’était plus là, Jean, et quand la parole d’un mort vous remonte aux oreilles et vous dit : « J’ordonne pour le bien », il faut obéir. Je m’y suis pris comme j’ai pu, mais sans doute que Dieu était avec moi, puisque j’ai réussi. Te voilà instruit, c’est bon ! mais il ne faut pas que ce qui est fait pour le bien tourne pour le mal. Le mal, c’est l’oisiveté. J’ai travaillé comme une bête de somme et j’ai, du matin au soir, la bricole au cou, donné de fameux coups de collier. Je me rappelle particulièrement un train de cartonnages pour la maison Pigoreau qui me tint debout pendant trente-six heures consécutives. Et cette année-ci encore, pour payer tes examens, j’ai accepté une commande dans le genre anglais qui m’a donné une peine terrible parce que ce n’est pas mon genre à moi et qu’à mon âge on n’est pas bon pour faire du nouveau. Ils voulaient une façon légère, avec un carton souple comme du papier. J’en ai pleuré, mais j’ai réussi. C’est un fameux outil, que la main d’un ouvrier ! Mais le cerveau d’un homme instruit est un outil bien plus merveilleux encore, et celui-là tu l’as, grâce à Dieu d’abord, à ta mère ensuite. C’est elle qui a eu l’idée de t’instruire, je n’ai fait que suivre cette idée. Ta besogne sera plus douce que la mienne, mais il faudra que tu la fasses. Je suis pauvre, tu le sais ; mais je serais riche que je ne te donnerais pas les moyens de vivre sans rien faire, parce que ce serait te donner des vices et de la honte. Ah ! si je savais que ton instruction t’eût fait prendre le goût de la paresse, je regretterais de n’avoir pas fait de toi un ouvrier comme moi. Mais je suis certain que tu as du cœur ; tu n’as pas encore pris ton élan : voilà tout ! Les commencements seront durs ; M. Bargemont l’a bien dit. L’État est encombré ; il y a trop de bacheliers, ce qui est tout de même un bien. D’ailleurs, je suis là ; je t’aiderai, je travaillerai pour toi ; mes bras sont bons encore. Tu auras de l’argent de poche, car il en faut dans le monde où tu vas. Nous nous gênerons. Mais aide-toi, sois brave à l’ouvrage, cogne fort et pousse droit. On n’en est pas moins gai pour cela. Ta besogne faite, ris, chante, amuse-toi, mon garçon ; ce n’est pas moi qui y trouverai à redire. Et, quand tu auras une belle position, si je suis encore de ce monde, ne crains rien : je ne te gênerai pas. Je ne fais pas de bruit, moi. Je me cacherai dans un petit trou avec ta tante, et personne n’entendra parler du bonhomme. »

La tante, qui s’était glissée dans la boutique depuis un moment, éclata en sanglots ; elle voulait bien, comme son frère, se cacher dans un coin ; mais quand son neveu serait dans les grandeurs, elle irait tous les jours mettre de l’ordre chez lui. Elle ne voulait pas laisser « le petit » en proie aux femmes de ménage, qu’on devrait plutôt nommer les femmes de déménagement.

— « Ces créatures, disait-elle, ont de grands cabas dans lesquels s’engouffrent bouteilles, poulets froids et autres bons morceaux, linge fin, vieille toile, huile, sucre et bougie, bref tout le bien des riches. Non, je ne souffrirai pas que mon petit Jean soit sucé tout vif par de pareils vampires. C’est moi qui tiendrai ton ménage. On ne saura pas que je suis sa tante. Et quand on le saurait, personne, j’aime à le croire, n’y trouverait à redire. Je ne vois pas pourquoi on aurait honte de moi. On pourrait mettre toute ma vie au grand jour sans que j’aie à rougir. Et il y a bien des duchesses qui ne pourraient pas en dire autant. Quant à abandonner l’enfant de peur de lui faire du tort, c’est une idée qui ne m’étonne pas de toi, Servien, parce que tu as toujours été un peu simple. Moi, je resterai toute ma vie avec Jean. N’est-ce pas, mon petit, que tu ne renverras jamais ta vieille tante ? Et qu’est-ce qui saurait faire ton lit comme moi, mon loup ? »

Jean promit sincèrement, oh ! bien sincèrement, à son père une vie laborieuse. Puis il s’enferma dans sa chambre et il se représenta d’avance une suite de jours austères et réguliers.

Il arrangea sa vie pour le travail. Le matin, il copiait sur un coin de l’établi des modèles d’écriture. Après le déjeuner, il faisait de l’arithmétique dans sa chambre. Le soir, il traversait le jardin du Luxembourg pour aller rue Soufflot chez un vieux répétiteur qui lui faisait des dictées et lui posait des règles d’intérêt simple. Quand il avait atteint la grille qui touche à la fontaine Médicis, il tournait la tête pour voir les statues de femmes qui lui apparaissaient sur la terrasse comme de blancs fantômes, sous les arbres. Il avait laissé, dans le chemin de la vie, une autre ombre charmante.

Il ne lisait jamais une affiche de théâtre, et il oubliait ses poètes préférés, de peur de souffrir.


XII


Cette vie en coulant lui parut douce dans sa monotonie et il y trouvait un goût salubre. Un soir, comme il descendait l’escalier du vieux répétiteur, un gros homme lui présenta avec un geste arrondi la carte d’un traiteur du voisinage, dont il tenait un millier sous son bras gauche, puis s’arrêtant tout à coup, s’écria :

— « Per Bacco ! je reconnais mon élève. Droit et souple comme un jeune arbre, voici M. Jean Servien ! »

C’était le marquis Tudesco qui parlait ainsi. Il n’avait plus son gilet rouge ; il portait à la place une sorte de camisole en toile à matelas, mais sur son lumineux visage aux petits yeux ronds et au nez aquilin, il gardait une gaieté malicieuse de vieux perroquet.

Jean, surpris et content après tout de le revoir, lui demanda affectueusement ce qu’il devenait.

— « Hé ! vous le voyez, répondit le marquis ; je distribue aux passants la carte d’un empoisonneur du quartier, et par là je mérite de ne point manquer de la vénéneuse cuisine à la gloire de laquelle je travaille. Camoëns tendit la main dans les rues de Lisbonne. Tudesco tend les siennes sur le pavé de la moderne Babylone, mais c’est pour donner et non pour recevoir : déjeuners à 1 fr. 25 ; dîners à 1 fr. 75. »

Et il tendait un de ses papiers à un homme qui passa, les mains dans les poches, sans le prendre. Alors le marquis Tudesco s’écria en soupirant : « Et pourtant j’ai traduit la Jerusalem liberata, le chef-d’œuvre de l’immortel Torquato Tasso ! Mais les grossiers libraires méprisent ce fruit de mes veilles, et du haut des cieux la Muse se voile la face pour n’être pas témoin de l’injure faite à son nourrisson.

— Et qu’êtes-vous devenu depuis tout le temps qu’on ne vous a vu ? demanda le jeune homme avec candeur.

— Dieu seul le sait, et encore, je crois qu’il l’a oublié. »

Telle fut la réponse du marquis Tudesco.

Il noua son millier de prospectus dans une toilette et, prenant le bras de son élève, le poussa vers la rue Saint-Jacques.

— « Jeune ami, dit-il, voyez que le dôme du Panthéon est à moitié caché par le brouillard. L’école de Salerne enseigne que l’humidité du soir est funeste à l’estomac. Il y a près d’ici un honnête établissement où nous pourrons causer comme deux philosophes, et je devine que votre secret désir est d’y conduire le vieux maître qui vous a initié aux mystères du rudiment latin. »

Ils entrèrent dans une boutique parfumée d’une odeur de kirsch et d’absinthe qui prit Servien au cœur. La salle était étroite et longue, et, contre les murs, des tonneaux vernis à robinets de cuivre formaient une double rangée dont la perspective se perdait dans un lointain, rendu plus profond par la fumée de tabac qui traînait dans l’air sous les becs de gaz. Assis devant les petites tables de bois peint, des buveurs, vêtus de noir avec de longs chapeaux de soie cassés et lustrés par la pluie, fumaient silencieusement. À la gueule du poêle, quelques jambes maigres s’allongeaient et un filet de vapeur montait de la pointe des bottes. Une impression de torpeur pesait sur toutes ces figures blêmes.

Tandis que M. Tudesco distribuait des poignées de main à de vieilles connaissances, Jean, saisi d’une grande tristesse, entendait des lambeaux de conversation. C’étaient des plaintes de pions sur la cuisine des marchands de soupe, des grognements paisibles d’ivrognes enchantés de leur propre sagesse, des projets de fortune, des discussions politiques, des propos salés sur l’amour et les femmes, et aussi cette phrase :

« L’harmonie des sphères emplit les espaces infinis, et, si nous ne l’entendons pas, c’est, comme dit Platon, parce que nous avons les oreilles bouchées avec de la terre. »

M. Tudesco mangea des cerises à l’eau-de-vie avec une grande élégance. Puis le garçon servit du dantzig dans deux petites coupes de verre. Jean admira cette liqueur blanche, semée de paillettes d’or, et M. Tudesco redemanda « deux dantzig ». Puis, soulevant sa coupe :

— « À la santé de M. Servien, votre vénérable père, dit-il. Il est vert et florissant, du moins je le souhaite ; c’est un homme supérieur à sa condition mécanique et mercantile par son caractère bienveillant pour les savants nécessiteux. Et madame votre tante ? Elle tricote encore des bas avec le même zèle. Du moins je le souhaite. C’est une dame austère. Je devine que vous voulez commander encore un dantzig, mon jeune ami. »

Jean regarda autour de lui : le débit de liqueurs était transfiguré ; les tonneaux lui semblaient énormes, avec leurs robinets qui étincelaient, et il les voyait prolongés indéfiniment dans une atmosphère vibrante et dorée. Mais ce qui grandissait le plus à ses yeux, c’était le marquis Tudesco ; le vieillard lui apparaissait véritablement comme un géant légendaire, et il attendait de lui des prodiges.

Tudesco souriait :

— « Vous ne buvez pas, mon jeune ami. Je devine que vous êtes amoureux. Ah ! l’amour, c’est à la fois ce qu’il y a de plus doux et de plus amer au monde. Moi aussi j’ai senti mon cœur palpiter pour une femme. Mais j’ai passé, depuis de longues années, le temps d’aimer. Je suis maintenant un vieil homme opprimé par l’adverse fortune ; mais en un temps plus serein, il y avait à Rome une diva d’une beauté si magnifique et d’un génie si touchant, que des cardinaux s’égorgeaient à la porte de sa loge : hé bien ! cette sublime créature, je l’ai pressée contre ma poitrine, et l’on m’a rapporté depuis qu’à son dernier soupir elle a murmuré mon nom. Je suis comme un vieux temple en ruine, déshonoré par l’injure du temps et des hommes, mais à jamais sanctifié par la déesse. »

Ce récit, soit qu’il rappelât emphatiquement quelque banale aventure de la jeunesse de l’Italien, soit plutôt qu’il fût imaginé d’après des lectures romanesques, fut accepté par le jeune Servien comme une vérité frappante. L’effet en fut foudroyant. Il vit aussitôt, avec la netteté de la plus miraculeuse apparition, au milieu des buveurs, la tragédienne qu’il aimait, les cheveux noués à l’antique, ses longs pendants d’or lui tombant de chaque oreille, les bras nus, toute blanche avec des lèvres rouges. Et il s’écria :

— « Moi aussi, j’aime une actrice ! »

Il buvait, sans savoir quoi ; mais il sentait couler dans sa gorge un philtre qui ranimait son amour. Alors les paroles lui montèrent aux lèvres à flots pressés. La représentation de Cinna, celle de Bajazet, la mâle beauté d’Émilie, la férocité délicieuse de Roxane, la tragédienne rencontrée en manteau de velours avec un visage si clair dans les ombres de la nuit, les rêves, les désirs, l’impossibilité d’oublier, il raconta tout avec des cris et des larmes.

M. Tudesco tendait l’oreille en lapant goutte à goutte un verre de chartreuse et en prenant du tabac dans un cornet de papier. Parfois il approuvait de la tête, et il écoutait avec l’air de quelqu’un qui guette. Quand il jugea qu’après de longs retours et des recommencements sans nombre, les confidences étaient épuisées, il prit un air grave, posa sa belle main de prélat sur l’épaule de Servien et dit :

— « Ah ! mon jeune ami, si je croyais que la chose que vous ressentez fût le véritable amour… mais je ne le crois pas. »

Et il secoua la tête et laissa retomber sa main. Jean protesta. Tant souffrir, n’était-ce pas aimer ?

M. Tudesco reprit :

— « Si je croyais que cette chose fût le véritable amour… mais je ne le crois pas encore. »

Jean répondit avec une grande violence, il parla de mort et de couteau planté dans le cœur.

M. Tudesco répéta pour la troisième fois :

— « Je ne crois pas que ce soit le véritable amour. »

Alors Jean devint furieux, et il se mit à froisser et à arracher son gilet, comme pour montrer son cœur à nu. M. Tudesco lui prit les mains et lui dit doucement :

— « Hé bien, mon jeune ami, puisque vous ressentez le véritable amour, je vous aiderai. Je suis un grand tacticien, et si le roi Carlo-Alberto avait lu un mémoire militaire que je lui envoyai, il aurait gagné la bataille de Novare. Il ne lut pas mon mémoire et la bataille fut perdue, mais ce fut une défaite glorieuse. Oh ! combien fortunés les fils de l’Italie qui moururent pour leur mère dans cette sainte bataille ! Les hymnes des poètes et les larmes des femmes leur firent des funérailles dignes d’envie. Je dis : quelle belle et héroïque chose, la jeunesse ! quelles divines flammes s’échappent des jeunes poitrines pour remonter vers le Créateur ! J’admire surtout les jeunes gens qui se précipitent dans les aventures de la guerre et du sentiment, avec l’impétuosité naturelle de leur âge. »

Le Tasse, Novare et la diva tant aimée des cardinaux se mêlaient dans la tête échauffée de Jean Servien qui, avec un sentiment sublime et confus, serra la main du vieux misérable. Il ne voyait plus rien distinctement ; il croyait nager dans une atmosphère de métal fondu.

M. Tudesco, qui buvait en ce moment-là un verre de kummel, montra son gilet de toile à matelas.

— « Le malheur, dit-il, est que je suis vêtu à la manière d’un philosophe. Comment me montrer dans un tel coutume chez des femmes élégantes ? C’est dommage ! car il me serait facile de me présenter chez une actrice d’un grand théâtre. J’ai traduit la Jérusalem délivrée, ce chef-d’œuvre de Torquato Tasso ; je pourrais proposer à la tragédienne que vous aimez et qui est digne de votre amour, du moins je le souhaite, une adaptation française de la Myrrha du fameux Alfieri. Quelle éloquence, quel feu dans cette tragédie ! Le rôle de Myrrha est sublime et terrible : elle voudra le jouer. Pendant ce temps vous traduisez Myrrha en vers français ; puis je vous introduis avec votre manuscrit dans le sanctuaire de Melpomène ; vous y apportez la gloire et l’amour ! Quel rêve, heureux jeune homme !… Mais, hélas ! ce n’est qu’un rêve, car je ne puis pas pénétrer dans un boudoir sous cette enveloppe grossière et sordide. »

Cependant on fermait le débit ; il fallait sortir. Jean se sentit si étourdi au grand air qu’il ne sut pas comment il avait perdu M. Tudesco, après lui avoir vidé son porte-monnaie dans la main.

Il erra toute la nuit, par la pluie. Il courait dans les flaques d’eau qui lui éclaboussaient le visage. Les projets les plus fous s’élevaient, s’entrechoquaient et s’écroulaient dans sa tête retentissante. Parfois il s’arrêtait pour essuyer la sueur de son front, puis il reprenait sa course. La fatigue le calma ; il eut alors une idée nette. Il alla droit à la maison où demeurait l’actrice et contempla de la rue ses fenêtres closes et noires, puis, s’approchant de la porte-cochère, il la baisa.


XIII


À partir de cette nuit, Jean Servien passa ses journées à traduire Myrrha par lambeaux, avec une peine infinie. Ce travail lui ayant un peu appris à faire les vers, il composa une élégie qu’il envoya par la poste à la tragédienne. Et cette poésie, écrite dans les larmes, était banale et froide comme un devoir d’écolier. Il y parlait pourtant de cette belle image de femme attachée à ses yeux et de la porte baisée dans une nuit de folie. M. Servien voyait avec inquiétude son fils, inexact, distrait, hagard, rentrer tard dans la nuit et se lever à peine à midi. Sous le regard muet du père, le fils baissait les yeux. Mais sa vie n’était plus dans la maison, elle était tout entière là-bas, près de l’inconnue, dans des régions qu’il imaginait éclatantes de poésie, de richesse et de volupté.

Il retrouvait parfois, à un coin de rue, le marquis Tudesco qui ne parvenait pas à remplacer son gilet de toile à matelas et qui, d’ailleurs, conseillait à Jean d’adresser ses vœux à des demoiselles de magasin.

Quand vint l’été, les affiches de théâtre annoncèrent coup sur coup Mithridate, Adrienne Lecouvreur, Rodogune, les Enfants d’Edouard, la Fiammina. Jean, ayant obtenu le prix de sa place par ruse, par mensonge, en exploitant sa tante ou en glissant les doigts dans la caisse, assistait d’un fauteuil d’orchestre aux éclatantes transfigurations de celle qu’il aimait. Il la voyait, tour à tour ceinte du bandeau blanc des vierges de la Hellas, semblable à ces figures taillées si pures dans le marbre des bas-reliefs antiques et qui semblent revêtues d’une inaltérable innocence ; puis en robe à ramages, avec des boucles poudrées sur ses épaules nues, dont la minceur avait un accent indéfinissable et un goût de verte volupté, comparable alors à quelque amoureux pastel du temps jadis que le fils du relieur avait vu chez les marchands du quai Voltaire ; puis coiffée d’un épervier d’or, ceinte de lames d’or sur lesquelles des rubis dessinaient des signes magiques, et revêtue de la magnificence inhumaine d’une reine d’Orient ; puis sous le chaperon noir, en pointe sur le front, et dans la sombre robe de velours d’une veuve royale dont il semblait qu’on eût vu le portrait religieusement conservé dans un salon du Louvre ; puis enfin (et c’était ainsi qu’il la trouvait le plus désirable) en amazone moderne, prise du col au talon dans une étroite robe de drap et coiffée hardiment d’un mignon chapeau d’homme.

Pour passer sa vie dans ces mondes poétiques, il lisait Racine, les tragiques grecs, Corneille, Shakespeare, les vers de Voltaire sur la mort d’Adrienne Lecouvreur et tout ce qui, dans la littérature moderne, lui semblait élégant ou passionné. Et dans toutes ces créations il ne voyait qu’une image.

Étant allé, un soir, chez le distillateur avec le marquis Tudesco, qui gardait décidément son gilet à carreaux, il fit la connaissance d’un vieillard dont les cheveux blancs se répandaient en boucles sur les épaules et qui avait gardé les yeux bleus d’un enfant. C’était un architecte tombé en ruine avec les petites constructions gothiques qu’il avait élevées à grands frais aux environs de Paris vers 1840. Il se nommait Théroulde ; ce bonhomme, misérable et souriant, abondait en histoires d’artistes et de femmes. Il avait bâti en son beau temps des maisons de campagne pour des actrices et pendu de joyeuses crémaillères, dont le souvenir pétillait encore dans sa tête restée légère. Il n’en était plus à choisir des auditeurs et, mis en verve par du marasquin, il déroulait ses souvenirs comme une riche broderie en loques. Le fils du relieur, voyant un artiste pour la première fois, écoutait le vieux bohème en frissonnant d’enthousiasme. Toutes ces demi-gloires oubliées, toutes ces vieilles jeunesses dont parlait Théroulde et que Servien se représentait en bandeaux plats, une féronnière au front ou bien avec de grosses boucles à l’anglaise sur les joues, comme il les avait vues dans les lithographies moisies qui traînent sur les quais, prenaient pour lui une vie, un éclat inattendus et des familiarités piquantes. Possédé par son idée, il essaya d’amener au temps présent un homme qui semblait si bien connaître les femmes de théâtre. Il parla de la tragédie, mais Théroulde dit que c’était un genre ridicule et récita des parodies. Jean nomma Gabrielle T***.

— « T***, dit l’architecte romantique, j’ai beaucoup connu sa mère. »

Jean n’avait de sa vie entendu une phrase aussi intéressante.

— « Je l’ai connue en 1842, poursuivit Théroulde, à Nantes où elle créa quatorze grands rôles d’opéra en six semaines. Et l’on croit que les chanteuses n’ont rien à faire ! C’est beau, le théâtre ! mais le malheur est qu’il n’y a pas un seul architecte capable de construire avec intelligence une salle de spectacle. Quant à l’aménagement de la scène, il est, même à l’Opéra, d’une naïveté à faire rougir un Polynésien. J’ai imaginé un système de décors circulaires dans le but de supprimer ces bandes de toile qui figurent le ciel sans produire la moindre illusion. J’ai aussi inventé un appareil de quinquets et de réflecteurs situés de manière à éclairer les personnages de haut en bas, comme le soleil, ce qui est rationnel, et non plus de bas en haut, comme la rampe, ce qui est absurde.

— « En effet, dit Servien. Mais vous parliez de la mère de Gabrielle T***.

— « C’était une belle femme, reprit l’architecte, grande, brune, avec de petites moustaches qui lui allaient très bien… Vous concevez l’effet de mon décor circulaire : un ciel immense répandant une lumière égale sur les acteurs et donnant aux formes leurs ombres naturelles. On joue la Muette je suppose ; la cavatine du sommeil résonne sous un ciel diaphane, arrondi en voûte et donnant l’impression de l’infini. L’effet de la musique est doublé ! Fenella se réveille, elle marche à pas rythmés ; son ombre, qui l’accompagne sur le sol, est rythmique comme elle ; c’est la nature et l’art tout ensemble. Voilà ce que j’ai inventé ! Et quant aux moyens d’exécution, ils sont d’une simplicité enfantine. »

Alors il entra dans des explications interminables, employant des termes techniques et s’aidant de tout ce qu’il trouvait sur la table : verres, soucoupes, allumettes. Ses manches râpées, allant et venant, essuyaient le marbre et choquaient les verres. À ce bruit, le marquis Tudesco, qui dormait, entr’ouvrait instinctivement les yeux.

Servien approuvait et disait comprendre, pour en finir. Il conseilla ensuite à l’architecte d’essayer de mettre cette invention en pratique. Le vieillard haussa les épaules. Il y avait longtemps qu’il n’essayait plus rien. Mais au fond il ne lui importait guère que son système fût appliqué. C’était un inventeur !

Ramené une troisième fois, par le jeune homme, à la mère de Gabrielle T*** :

— « Elle n’a jamais bien réussi au théâtre, dit-il ; mais, comme c’était une femme d’ordre, elle fit des économies. Elle frisait la cinquantaine quand je la retrouvai à Paris vivant avec Adolphe, fort joli garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, neveu d’un agent de change. C’était le ménage le plus tendre, le plus gai, le plus mignon du monde. Je n’ai jamais déjeuné une seule fois dans leur petit cinquième de la rue Taitbout sans être attendri jusqu’aux larmes. « Mange, ma chatte. — Bois, mon loup ! » et des regards et des caresses et un air de contentement. Il lui dit un jour : « Ma chatte, ton argent ne te rapporte pas assez, donne-moi tes titres et dans quarante-huit heures j’aurai doublé ton capital. » Elle ouvrit tout doucement son armoire à glace et lui remit ses valeurs une à une, avec un petit tremblement dans les doigts.

« Il les prit sans émotion et lui apporta le soir même un reçu où l’on lisait la signature de son oncle. Trois mois après elle touchait des revenus magnifiques. Le sixième mois Adolphe disparut. La vieille T*** court chez l’oncle avec son chiffon de papier. « Je n’ai jamais signé cela, dit l’agent de change, et mon neveu ne m’a jamais remis de titres. » T*** grimpe comme une folle chez le commissaire de police ; elle apprend qu’Adolphe, exécuté à la Bourse, est parti pour la Belgique, emportant cent vingt mille francs escroqués à une autre vieille femme. Elle ne se remit jamais de ce coup ; mais il faut lui rendre justice : elle élevait sévèrement sa fille et ne plaisantait pas sur le chapitre de la vertu. Cette pauvre Gabrielle doit encore aujourd’hui se sentir la joue chaude rien qu’à penser à ses années de Conservatoire ; car sa mère lui donnait alors, matin et soir, de belles gifles. Je la vois encore, Gabrielle, dans sa robe bleu céleste, courant à ses leçons en grignotant des grains de café. C’était une bonne fille.

— « Vous l’avez connue ! » s’écria Jean pour qui cette confidence était la plus grande aventure d’amour qu’il eût jamais eue.

Le vieillard répondit :

— « Nous avons fait autrefois avec elle, en compagnie d’artistes, de bonnes promenades à cheval et à âne dans les bois de Ville-d’Avray ; elle s’habillait en homme et je me rappelle qu’un jour… » Il acheva tout bas son récit, qui devenait scabreux. Il ajouta qu’il ne la voyait plus guère depuis qu’elle était avec M. Didier, du Crédit Bourguignon. Ce financier avait chassé les artistes ; c’était un personnage guindé, gourmé, plat et ennuyeux.

Jean ne fut ni surpris ni choqué outre mesure d’entendre qu’elle avait un amant, parce que, ayant observé les mœurs des comédiennes dans les proverbes en vers d’Alfred de Musset, il se figurait l’existence de toutes les actrices de Paris comme une fête spirituelle et galante. Il aimait celle-là. Avec ou sans Didier il l’aimait. Elle aurait eu, comme Lesbie, trois cents amants, qu’il l’eût aimée tout autant. N’est-ce point ainsi que vont les passions de tous les hommes ? On aime parce qu’on aime et malgré tout. Quant à se sentir jaloux de M. Didier, il n’y songea même pas. Il n’était pas fou, cet enfant ! Il était jaloux des hommes et des femmes qui la voyaient souvent passer dans la rue et des employés du théâtre qui s’approchaient d’elle les soirs de représentation. Pour le présent ceux-là seuls étaient ses rivaux. Quant au reste, félicités et tortures, il s’en reposait sur l’avenir, sur l’ineffable avenir. D’ailleurs la littérature romantique lui avait inspiré beaucoup d’estime pour les courtisanes, à condition qu’elles fussent accoudées mélancoliquement au balcon de leur palais de marbre.

Ce qui le choquait dans les récits de l’architecte bohème, ce qui blessait son amour sans l’affaiblir, c’est tout ce que ces récits supposaient de vie inélégante dans la jeunesse de l’actrice. La grossièreté lui répugnait plus que tout au monde.

M. Tudesco, certain qu’on lui payerait ses cerises à l’eau-de-vie, ne se donnait pas la peine de parler, et la conversation tombait quand l’architecte reprit négligemment :

— « À propos ! En allant à Bellevue, avant-hier, pour mes affaires, je l’ai rencontrée, jeune homme, votre actrice, à la grille de sa propriété… une maisonnette de rien, bâtie pour durer le temps d’une passion, avec un jardin de six mètres carrés, destiné à donner à un agent de change une idée approximative de la nature. Elle m’a invité à entrer, mais à quoi bon ?… »

Elle était à Bellevue ! Jean oublia tout ce que le récit du vieillard contenait d’ignominieux, et retint seulement qu’elle était à Bellevue, et qu’on pouvait l’y voir dans la familiarité de la campagne.

Il se leva. M. Tudesco le retint par un pan de sa jaquette :

— « Mon jeune ami, j’admire que vous vous éleviez d’un vol audacieux au-dessus des empêchements d’une humble condition, vers la beauté glorieuse et opulente. Vous cueillerez la splendide fleur qui vous attire, du moins je le souhaite. Mais combien il serait préférable que vous eussiez de l’amour pour une simple ouvrière que vous pourriez séduire en lui offrant pour dix centimes de pommes de terre frites et une place au paradis pour voir jouer un mélodrame. Je crains que vous ne soyez dupe de l’opinion, car une femme n’est pas beaucoup différente d’une autre femme, et c’est l’opinion seule, cette maîtresse du monde, qui donne un grand prix aux unes et un petit aux autres. Profitez, mon jeune et très doux ami, de l’expérience que m’ont donnée les vicissitudes de ma fortune, qui sont telles que je suis obligé, à cette heure, de vous emprunter la modique somme de deux livres dix sous. »

Ainsi parla le marquis Tudesco.


XIV


Jean avait monté à pied le coteau de Bellevue. C’était à l’approche du soir. La rue du village, bordée de ronces et de chardons, grimpait entre des murs bas. Devant lui, les bois se perdaient dans un lointain bleui ; à ses pieds s’étendait la ville, avec son fleuve, ses toits, ses clochers et ses dômes, la ville énorme et fumeuse, qui avait allumé les désirs de Servien au gaz des théâtres et nourri ses fièvres dans la poussière des rues. Au couchant, une bande pourprée unissait le ciel à la terre. Une paix délicieuse descendait sur la campagne avec les lueurs tremblantes des premières étoiles. Mais ce n’était pas la paix que Jean Servien venait chercher.

Encore quelques pas sur la chaussée pierreuse, et voici la grille tapissée de vigne vierge, telle qu’on la lui a décrite.

Il la regarde longuement, avec piété. Il admire, à travers les barreaux, entre les branches sombres d’un arbre de Judée, un pavillon blanc à perron de pierre, orné de deux vases bleus. Rien ne bouge aux fenêtres, rien sur le sable de l’allée ; ni voix, ni souffles, ni bruits de pas. Et pourtant, après une longue contemplation, il s’en va presque heureux, l’âme remplie.

Il attendit sous les vieux noyers de l’avenue l’heure où les fenêtres s’éclairent une à une dans la nuit sombre, puis il revint sur ses pas. Comme il passait devant la gare où quelques personnes se hâtaient à l’approche du train, il vit dans cette confusion une grande femme en mantille embrasser une jeune fille qui partait. Ce visage clair sous la mantille, et ces longues mains fines, qui semblaient nues par volupté, comme il les reconnut ! comme il vit cette femme tout entière en un moment ! Ses genoux fléchirent. Il sentit quelque chose de doux, comme s’il allait cesser d’être. Non ! il ne savait pas qu’elle fût si belle, ni qu’elle eût tant de prix ! Et il avait cru l’oublier ! Il avait cru pouvoir vivre hors d’elle, comme si elle n’était pas à elle seule le monde et la vie !

Elle prit la ruelle qui conduisait à sa maison. Elle marchait d’un pas brusque en laissant traîner sa robe qui s’accrochait aux ronces et qu’elle dégageait en ramenant la main en arrière par un mouvement brutal.

Jean, derrière elle, se frottait contre les mêmes ronces, s’y prenait, s’y piquait avec délices.

Elle s’arrêta devant la grille, et son profil, grand et pur, apparut à Jean dans la clarté bleue de la lune. Comme elle fut longtemps à tourner la clef dans la serrure, Jean put observer son visage, d’autant plus voluptueux qu’il n’était empreint d’aucun travail de la pensée. Il gémit de douleur et de colère à l’idée que, dans une seconde, les barreaux de fer se dresseraient entre elle et lui. Il ne voulut pas que ce fût ainsi.

Il s’élança ; il lui prit la main, la pressa, la baisa.

Elle jeta un grand cri de peur, le cri affreux de l’animal. Jean était à genoux sur la pierre du seuil. Il froissait cette main contre ses dents ; il enfonçait les bagues dans ses lèvres.

Une femme de chambre accourut essoufflée avec une bougie éteinte.

— « Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-elle.

Jean lâcha la main qu’il avait marquée d’une goutte de sang et il se releva.

Gabrielle, haletante, cette main sur la poitrine, s’appuya contre la grille.

— « Je veux vous parler, à vous ; je le veux, dit Jean.

— « En voilà des manières ! s’écria la femme de chambre. Passez votre chemin. » Et elle montra avec son chandelier les deux bouts de la rue.

L’actrice avait encore le visage contracté par la peur. Sa lèvre, retroussée et vibrante, découvrait les dents qui brillaient. Mais elle comprit qu’elle n’avait rien à craindre.

— « Que me voulez-vous ? » lui dit-elle.

Il avait perdu son audace depuis qu’il ne touchait plus la main. C’est avec une grande douceur qu’il dit :

— « Madame, je vous en supplie, écoutez-moi seule un moment.

— « Rosalie, dit-elle, après une seconde d’hésitation, faites deux pas dans le jardin. Parlez maintenant, monsieur. »

Et elle resta sur le seuil, laissant la grille entr’ouverte comme elle l’était depuis le moment du baiser.

Il parla dans toute la sincérité de son âme :

— « J’ai seulement à vous dire, madame, que vous ne devez pas me repousser, car je vous aime trop pour vivre sans vous. »

Elle parut chercher dans sa mémoire.

— « N’est-ce pas vous, dit-elle, qui m’avez envoyé des vers ? »

Il répondit que c’était lui.

Elle reprit :

— « Vous m’avez suivie, un soir. Ce n’est pas bien, cela, monsieur, de suivre les dames.

— « Je n’ai suivi que vous, et c’était bien malgré moi.

— « Vous êtes jeune.

— « Oui, mais il y a déjà longtemps que je vous aime.

— « Cela vous est venu tout d’un coup, n’est-ce pas ?

— « Oui, en vous voyant.

— « C’est ce que je pensais. Vous êtes inflammable, à ce qu’il paraît.

— « Je ne sais, madame. Je vous aime et je suis bien malheureux. Je ne sais plus comment vivre, et je ne veux pas mourir, puisque je ne vous verrais plus. Laissez-moi près de vous quelquefois. On doit y être si bien !

— « Mais, monsieur, je ne vous connais pas, moi !

— « C’est mon malheur, cela. Mais comment puis-je être un étranger pour vous ? Vous n’êtes pas, oh, non ! vous n’êtes pas une étrangère pour moi. Je ne connais, je ne sais que vous au monde. »

Et il lui reprit la main, qu’elle lui laissa baiser. Puis :

— « C’est très joli, dit-elle, mais ce n’est pas un état que d’être amoureux. Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous faites ? »

Il répondit avec assez de franchise :

— « Mon père est commerçant ; il me cherche un emploi. »

L’actrice comprit que c’était un menu bourgeois, vivant tranquillement de peu, nourri dans l’épargne, serré, mesquin comme ces petits fournisseurs qui venaient lui demander des acomptes en geignant, et qu’elle rencontrait le dimanche en habit neuf dans les bois de Meudon. Elle ne ressentit pas pour lui l’intérêt qu’il lui eût également inspiré riche avec des bouquets et des bijoux ou pauvre et affamé à lui tirer des larmes. Il fallait l’éblouir ou l’attendrir, cette femme ! Puis elle était habituée à des jeunes gens plus dégourdis. Elle se rappela un petit violon du Conservatoire qui, un soir qu’elle avait du monde, fit mine de partir avec les autres et se cacha dans le cabinet de toilette ; comme elle se déshabillait, se croyant seule, il sortit de sa cachette avec une bouteille de champagne dans chaque main et riant comme un fou. Le nouveau était moins amusant. Pourtant elle lui demanda son nom.

— « Jean Servien.

— « Hé bien, monsieur Jean Servien, je suis fâchée, très fâchée de vous avoir rendu malheureux, puisque vous dites que vous l’êtes. »

Et, comme elle était au fond de son cœur plus flattée que chagrine du mal qu’elle avait causé, elle répéta plusieurs fois qu’elle était très fâchée.

Elle ajouta :

— « Je n’aime pas à faire de la peine aux gens. Chaque fois qu’un jeune homme est malheureux à cause de moi, j’en suis désolée ; mais, de bonne foi, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Allez, et soyez raisonnable. Il est inutile que vous reveniez me voir. D’ailleurs cela serait ridicule. J’ai une vie toute d’intérieur, et il m’est impossible de recevoir des étrangers. »

Il lui dit avec des sanglots :

— « Oh ! je voudrais que vous fussiez pauvre et délaissée. Je viendrais alors et nous serions heureux. »

Elle fut assez surprise qu’il ne lui prît pas la taille et qu’il ne pensât pas à l’entraîner dans le jardin, sous le massif où il y avait un banc. Elle fut un peu déçue et comme embarrassée de n’avoir pas à se défendre. Trouvant que la suite de l’entretien ne répondait pas au début et que ce jeune homme devenait ennuyeux, elle lui poussa la grille au nez et se coula dans le jardin.

Il la vit disparaître dans l’ombre.

Elle emportait à sa main, sur le doigt, à côté d’un saphir, une goutte de sang. Dans sa chambre, en versant de l’eau sur ses mains pour laver ce sang, elle songea que tout ce qu’il y en avait dans les veines de ce jeune homme coulerait pour elle, quand elle le voudrait. Et cette idée la fit sourire. Alors, s’il avait été là, dans cette chambre, près d’elle, peut-être qu’elle ne l’aurait pas renvoyé.


XV


Jean descendit la ruelle et courut par la campagne dans un état d’exaltation qui lui ôtait le sens des réalités et qui supprimait en lui toute joie, toute douleur et toute intelligence. Il ne lui souvenait plus de ce qu’il avait été avant ce baiser sur la main, et il était un étranger pour lui-même. Il lui restait aux lèvres un goût voluptueux qu’il ressentait en les pressant l’une contre l’autre.

Le lendemain matin, son ivresse étant dissipée, il tomba dans un grand abattement. Il se dit que tout était perdu. Il comprit que la grille tapissée de vigne vierge et de lierre, cette grille ouverte à plus d’un, lui était fermée par cette main capricieuse et facile mieux et plus impitoyablement qu’elle n’eût pu l’être par les verrous et les clefs d’une femme chaste. Il devinait que son baiser n’avait pas mis de frisson dans cette chair, et qu’il n’avait pas su mordre sur cette créature.

Il ne savait plus ce qu’il avait dit, mais il savait bien qu’il avait parlé dans la grande sincérité de son âme. Il avait montré son ignorance et sa méprisable candeur. La chose irréparable était faite. Pouvait-on être plus malheureux ? Il avait perdu jusqu’à l’avantage d’être inconnu d’elle.

Bien qu’il n’eût point d’orgueil, il rejeta sur le sort les insuffisances de sa nature. Ainsi donc, songeait-il, il était pauvre et n’avait pas le droit d’aimer. Oh ! s’il était riche et formé à toute la science des oisifs et des heureux, comme les magnificences de sa fortune seraient en harmonie avec les magnificences de son amour ! Quel Dieu inepte et féroce avait muré dans la pauvreté son âme pleine de désirs ?

Il ouvrit sa fenêtre et il vit l’apprenti de son père, qui, en se rendant à l’atelier, abordait sur le trottoir, avec une effronterie toute simple, une brocheuse de sa connaissance. Il donnait des baisers à la fille, sans souci des passants, et sifflait en amateur. La fille malsaine et jolie, admirablement campée dans ses loques sur des bottines bien faites, le retenait en feignant de le repousser. Et vraiment ce garçon robuste et mince dans sa veste de toile bleue avait une grâce faubourienne et le bel air des bals de barrière. En s’en allant, elle retourna plusieurs fois la tête ; mais il examinait les cervelas à la montre d’un charcutier et ne songeait plus à la fille.

Jean, témoin de cette scène, se sentit jaloux de l’apprenti de son père.


XVI


Il lut, ce jour-là, sur les affiches, qu’elle jouait dans le spectacle du soir. Il la guetta à la sortie du théâtre et la vit qui donnait des poignées de main avant de monter en fiacre. Ce qu’il y avait d’âcre et de mauvais en elle, et qu’il n’avait pas remarqué dans la conversation de la veille, le frappa tout à coup. Alors il s’aperçut qu’il la haïssait, qu’il l’exécrait de toute la force de son intelligence, de ses muscles et de ses nerfs. Il eût voulu la déchirer, la broyer. Il ne pouvait soutenir sans fureur l’idée qu’elle se mouvait, qu’elle parlait, qu’elle riait, qu’elle vivait enfin. Il lui semblait bon du moins qu’elle souffrît, que la vie la blessât et fît saigner sa chair. Il fut content à la pensée qu’elle mourrait un jour et que rien alors ne resterait plus d’elle, rien de ses formes, rien de sa chaleur, et qu’on ne verrait plus les jeux magnifiques de la lumière dans sa chevelure, sur ses yeux et sur sa chair tantôt mate et tantôt nacrée. Mais ce corps, qui lui donnait tant de colère, était jeune, tiède et souple pour longtemps encore, et plus d’un à qui il serait offert, le sentirait frémir et s’animer. Elle existerait pour d’autres sans exister pour lui. Cela était-il tolérable ? Oh ! quelles délices de plonger un poignard dans ce sein tout chaud ! oh ! la volupté de bien tenir cette femme renversée sous un genou et de lui dire entre deux coups de couteau :

— « Suis-je ridicule, maintenant ? »

Telles étaient ses imprécations, quand il sentit une main peser sur ses épaules. En se retournant, il vit une singulière figure : un gros nez en pied de marmite, des épaules hautes et fortes, des mains énormes et bien faites, un ensemble malgracieux, puissant et sympathique. Il chercha un instant d’où venait le monstre, puis il s’écria : « Garneret ! »

Et sa mémoire lui représenta en une seconde dans la cour et dans les classes du pensionnat de la rue d’Assas un gros garçon toujours au piquet pendant les récréations, recevant et donnant de grands coups de poing, terrible de sincérité et de courage, laborieux, rude à ses maîtres, sans cesse enguignonné, mais étonnant, de temps à autre, la classe par des coups de génie.

Il eut de la joie à retrouver ce camarade qui lui parut presque vieux avec ses paupières froissées et ses gros traits. Ils se prirent le bras et, en se promenant sur le quai désert, tandis que le léger clapotement de l’eau montait à leurs oreilles dans le silence de la nuit, ils se dirent l’un à l’autre leur passé bien court, leurs idées présentes et leurs espérances infinies. Garneret n’avait pas conjuré son ancien guignon ; il faisait, de l’aube au soir, des travaux gigantesques pour un géographe qui le payait comme le dernier de ses commis ; mais sa large tête était pleine de choses. Il s’occupait de physiologie et se levait avant le soleil pour faire des expériences sur le sens de la lumière chez les invertébrés ; afin d’apprendre à la fois l’anglais et la politique, il traduisait les discours de M. Disraeli, il accompagnait tous les dimanches les élèves de M. Hébert dans leurs excursions géologiques aux environs de Paris ; le soir il faisait aux ouvriers des conférences sur la peinture italienne et l’économie politique et il ne se passait pas une semaine qu’il ne fût terrassé pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures par une migraine atroce. Il passait aussi de longues heures chez sa fiancée, jeune fille sans dot, pas jolie, mais douce et délicate, qu’il adorait et qu’il comptait bien épouser dès qu’il aurait cinq cents francs devant lui.

Servien comprenait mal cette nature de bon ouvrier, pour laquelle le monde est une immense usine où l’on travaille habit bas, les manches retroussées, la sueur au front et une chanson aux lèvres. Il concevait encore moins un amour qui n’était pas né dans les prestiges du théâtre ou parmi les somptuosités de la vie oisive. Mais il sentait à tout cela un grand sens et une véritable force, et, comme il avait besoin de confident, il raconta ses amours à Garneret, avec l’accent d’un amer désespoir et un secret orgueil d’éprouver des douleurs distinguées.

Garneret n’admira pas.

— « Mon bonhomme, dit-il, tu as pris toutes ces idées-là dans des bouquins romantiques. Comment peux-tu aimer cette femme, puisque tu ne la connais pas ? »

Comment ? Jean Servien ne le savait pas ; mais ses nuits, ses jours, les battements de son cœur, la fixité de sa pensée obsédée, tout lui prouvait que cela était. Il se récria ; il parla d’influences mystérieuses, d’affinités, d’effluves et de divine essence.

Garneret se prit la face dans les mains. Il ne comprenait pas.

— « Mais enfin, dit-il, cette femme n’est pas d’une nature différente de celle des autres femmes ! »

Cette idée si simple surprit beaucoup Jean Servien. Elle le choquait à ce point que, pour ne pas l’admettre, il cherchait dans son esprit des raisons désespérées.

Garneret parla des femmes. C’était un esprit judicieux que Garneret.

Il rendait un compte exact des relations des sexes, mais il ne disait point à Jean pourquoi une figure aperçue entre mille donne plus de joie et de douleur que la vie ne semblait pouvoir en contenir. Il essaya pourtant d’expliquer cela, car il était d’humeur raisonnante.

— « C’est bien simple, dit-il ; il y a une douzaine de violons chez un brocanteur. Je passe, moi vulgaire racleur de boyaux, je les accorde, je les essaye et joue sur chacun d’eux à grand renfort de fausses notes Au clair de la lune et J’ai du bon tabac dans ma tabatière ; une musique à faire hurler des chats. Paganini passe après moi ; il explore d’un seul coup d’archet les plus secrètes profondeurs de ces boîtes harmonieuses : le premier violon est sourd, le deuxième aigre, le troisième presque muet, le quatrième enroué, cinq autres n’ont ni force ni justesse, mais le douzième rend sous l’archet du maître des sons suaves et puissants. Paganini reconnaît un Stradivarius ; il l’emporte ; il le garde en jaloux ; il tire de cet instrument, qui aurait toujours été pour moi un sabot sonore, des notes qui font pleurer, qui font aimer et qui donnent l’extase ; il fait un testament pour qu’on renferme ce violon avec lui dans le cercueil. Paganini, c’est l’amant, la machine à table d’harmonie, c’est la femme. Il faut qu’elle soit bien construite, cette machine, et sorte de la boutique d’un savant luthier ; il faut surtout qu’elle tombe aux mains d’un exécutant habile. Mais, mon pauvre Jean, à supposer que ta tragédienne soit un divin instrument de musique amoureuse, je ne te crois pas capable d’en tirer une seule note de volupté… Voyons : je ne passe pas mes nuits à souper avec des femmes de théâtre, mais nous savons ce que c’est qu’une actrice. C’est un animal généralement agréable à voir et à entendre, toujours mal élevé, gâté par la misère d’abord et par le luxe ensuite. Fort occupée de plus, ce qui la rend aussi peu romanesque que possible. Quelque chose comme une concierge devenue princesse et joignant les rancunes de la loge aux caprices du boudoir et aux fatigues de l’étude.

— « Tu n’as pas la prétention d’étonner T*** par des munificences de bon goût. Ton père te donne cent sous par semaine ; c’est beaucoup pour un relieur, mais c’est peu pour une femme dont les robes coûtent de cinq cents à trois mille francs chaque. Et, comme tu n’es ni directeur de théâtre pour signer des engagements, ni auteur dramatique pour donner des rôles, ni journaliste pour faire des articles, ni commis de nouveautés pour profiter d’un caprice dans les hasards de la livraison à domicile, je ne vois pas du tout comment tu pourras te faire aimer et je trouve que ta tragédienne a eu bien raison de te fermer sa grille au nez.

— « Hé bien ! s’écria Jean Servien, je t’ai dit que je l’aimais. Ce n’est pas vrai. Je la hais ! Je la hais pour tous les tourments qu’elle m’a donnés, je la hais parce qu’elle est belle et qu’on l’aime. Et je hais toutes les femmes parce que toutes aiment, et que ce n’est pas moi ! »

Garneret se mit à rire.

— « Franchement, dit-il, elles n’ont pas tout à fait tort de ne pas t’aimer. Tu n’as dans tes passions rien d’affectueux, rien de bienfaisant ni d’utile. Depuis que tu aimes Mlle T***, as-tu jamais pensé un seul moment à lui épargner une peine ? As-tu rêvé de te sacrifier pour elle ? S’est-il glissé quelque chose d’humain dans ton amour ? Y sent-on la force ou la bonté ? Non. Eh bien ! lorsqu’on est de pauvres diables comme nous et qu’on a tout à conquérir dans la vie, il faut être courageux et bon. Il est une heure et demie, je dois me lever à cinq. Bonne nuit. Calme-toi et viens me voir. »


XVII


Il ne restait plus que trois jours à Jean pour se préparer à l’examen pour l’admission au ministère des Finances. Il les passa à la maison, où les figures de son père, de sa tante et de l’apprenti lui semblaient étrangères tant elles étaient sorties de sa pensée. M. Servien, mécontent de son fils, se taisait devant lui par timidité et par délicatesse. La tante le subjuguait par son excès de tendresse radoteuse ; elle entrait la nuit dans sa chambre pour voir s’il dormait bien. Tout le jour elle lui contait ses misères et ses haines.

Ayant surpris ses propres lunettes sur le nez de l’apprenti, elle gardait de cette profanation une sorte d’horreur religieuse.

— « Ce garçon est capable de tout », disait-elle. Un des divertissements de l’apprenti était d’exécuter sur le dos de la vieille fille la danse des Caraïbes anthropophages, qu’il avait vue dans quelque théâtre. Il se mettait dans les cheveux des plumes arrachées à un plumeau ; il tenait entre ses dents un grand couteau sans manche et il s’approchait d’elle, accroupi et sautillant, avec des grimaces féroces qu’il remplaçait peu à peu par l’expression d’une avidité déçue, à mesure qu’il constatait combien sa proie était dure et coriace. Et Jean riait de cette mimique vulgaire et drôle. La tante n’avait jamais eu de ce petit drame joué sur ses talons une idée bien nette ; mais s’étant parfois brusquement retournée, elle avait soupçonné quelque irrévérence. Et pourtant, elle supportait cet enfant parce qu’il était du peuple. Elle ne haïssait vraiment que les riches. Elle s’indignait que sa bouchère fût allée en robe de soie à une messe de mariage.

Il y avait au haut de la rue de Rennes, au bord d’un terrain vague, dans une échoppe, une marchande de pain d’épice poudreux et de bâtons de sucre d’orge rances. Cette femme avait un teint couleur de brique sous une marmotte de cotonnade et des yeux d’un bleu clair et dur. Tout son étal n’avait pas coûté deux francs et quand il faisait du vent, la poussière blanche des maisons en construction le couvrait comme un badigeon. Les bonnes et les mères tiraient vivement les petits enfants qui lorgnaient la marchandise :

— « C’est sale ! » disaient-elles.

Mais cette femme n’avait pas l’air d’entendre ; et l’on eût dit qu’elle ne ressentait plus rien. Elle ne mendiait pas. La Servien lui disait bonjour en passant, l’appelait par son nom, parlait avec elle, devant l’échoppe, quelquefois un quart d’heure. Elles conversaient toutes deux des voisins, des accidents arrivés sur la voie publique, des chevaux maltraités par les cochers, des peines de cette vie et du bon Dieu « qui n’est pas toujours juste ».

Il arriva à Jean d’assister à un de ces entretiens. Cette saveur des petites existences, ce goût particulier des vies misérables, paresseuses et résignées, remuait tout son sang dans ses veines de plébéien. En un moment, entre ces deux vieilles, couleur de pierre, et n’ayant de vie que celle de la rue, tantôt sombre et déserte, tantôt ensoleillée et peuplée, le jeune homme en apprit plus sur l’existence qu’on ne lui en avait enseigné au collège. Sa pensée alla de cette femme à l’autre, si belle et qu’il aimait, et il se fit de la vie une idée mélancolique et large. Il se dit qu’elles mourraient toutes deux, et une affreuse vieille, accroupie devant des gâteaux moisis, lui rendit cette impression de morne sérénité qu’il avait ressentie devant les joyaux funéraires de la reine d’Égypte.


XVIII


Après s’être exercé tout le jour à des petits problèmes d’arithmétique, il s’en alla le soir en habit de travail jusqu’à l’avenue de l’Observatoire. Là, entre deux chandelles, devant un châssis tapissé de romances à vignettes, un homme chantait d’une voix éraillée en s’accompagnant d’une guitare. En cercle autour de lui, des ouvriers et des filles écoutaient la musique. Jean s’y glissa, par cet instinct qui pousse vers la lumière et le bruit les promeneurs distraits et par cette sorte d’amitié pour la foule qui est dans les mœurs parisiennes. Là, plus isolé, plus seul qu’ailleurs, il songeait aux magnificences voluptueuses de quelque belle tragédie d’Euripide ou de Shakespeare. Quelque chose de doux, qu’il ne sentit pas tout d’abord, le touchait et le pressait. Il se retourna et vit une ouvrière en petit chapeau noir, à rubans bleus. Elle était jeune et assez jolie. Il songeait aux grâces terribles et surhumaines d’une Électre ou d’une Lady Macbeth. Elle continua de se tapir contre son dos, jusqu’à ce qu’il tournât de nouveau la tête.

— « Monsieur, lui dit-elle alors, voulez-vous me permettre de passer devant vous ? Je suis si petite ! je ne vous empêcherai pas de voir. »

Elle avait une jolie voix. Sa tête, toute levée et tendue sur un cou potelé, montrait des yeux brillants et des dents saines entre des lèvres gourmandes. Elle se coula, gaie et vibrante, à la place que Jean lui céda sans rien dire.

L’homme à la guitare chanta une romance sur les oiseaux en cage et les fleurs en pots.

— « Moi, dit l’ouvrière à Jean, j’ai des giroflées et des oiseaux, ce sont des serins. »

Il songeait à quelque blanche figure errant sous les créneaux d’une tour.

L’ouvrière reprit :

— « J’en ai deux, vous comprenez, pour pas qu’ils s’ennuient. Deux, c’est un joli nombre, pas vrai ? »

Il s’en alla avec ses visions sous les vieux arbres de l’avenue. Après deux tours de promenade, il vit la petite ouvrière au bras d’un beau garçon, habillé à la mode, avec une grosse chaîne de montre. Ce garçon lui prenait la taille dans l’ombre ; elle riait.

Alors Jean Servien eut regret de l’avoir dédaignée.


XIX


Jean, appelé à subir l’examen, sans préparation suffisante, s’embrouilla dans les entortillements d’une dictée obscure et captieuse et dans des calculs trop longs pour le temps fixé aux candidats. Il rentra désespéré à la maison. Son père essaya par bonté de le rassurer. Mais appelé, à quinze jours de là, par une lettre non affranchie, il fut introduit, après trois heures d’attente, dans le cabinet de M. Bargemont. Il reconnut sa propre dictée dans la main du gros homme.

— « J’ai le regret, lui dit le fonctionnaire, de vous annoncer que vous avez totalement succombé dans les épreuves qui vous étaient imposées. Vous ignorez la langue de votre pays, monsieur : vous écrivez Maisons-Laffitte sans s à maisons. C’est une faute d’orthographe ! et, qui plus est, vous ne barrez point vos t. Comment pouvez-vous ignorer à votre âge qu’un t doit être barré ? C’est inexplicable ! »

Et, frappant à grands coups la feuille de papier sur laquelle les fautes étaient marquées à l’encre rouge, il répétait : « C’est inexplicable ! » Sa face s’empourprait et on lui voyait au front une grosse veine. Quelque chose de singulier dans la physionomie de Jean l’arrêta :

— « Jeune homme, reprit-il, d’un ton plus calme, tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai, soyez-en sûr : mais il ne faut pas me demander l’impossible. Nous ne pouvons pas attacher au service de l’État des jeunes gens qui ignorent l’orthographe jusqu’à écrire Maisons-Laffitte sans s à maisons. C’est en quelque sorte un devoir de patriotisme pour un Français de connaître sa langue. Dans un an, le minière ouvrira une session d’examens ; je vous inscrirai. Vous avez un an devant vous ; travaillez, apprenez votre langue. »

Jean tout rouge, enflammé de haine et de colère, les yeux fixes, la gorge sèche, les dents serrées, incapable de dire un mot, se retourna tout d’une pièce et fit claquer la porte avec un bruit de tonnerre ; des piles de papiers et de livres s’éboulèrent du coup dans le cabinet du chef.

M. Bargemont seul et stupéfait songea toutefois à sauver l’honneur de l’administration. Il rouvrit la porte et cria : « Sortez ! » à Jean qui, repris par sa timidité naturelle, se sauvait comme un voleur dans les corridors.


XX


Dans la cour égayée par une corbeille de rosiers, Jean, une lettre à la main, cherchait à se reconnaître d’après les indications données à voix basse, comme un secret, par le frère portier. Il allait de porte en porte, hésitant, le long du vieux bâtiment désert, quand un petit garçon remarqua son embarras et dit :

— « Vous voulez voir M. le directeur ? Il est dans son cabinet avec maman. Attendez dans le parloir. »

C’était une grande salle blanche, d’aspect assez noble dans sa nudité, malgré de pauvres chaises de crin rangées contre les murs. Sur la cheminée sans glace une mater dolorosa attirait le regard par sa blancheur éclatante. De grosses larmes de marbre étaient arrêtées sur les joues de cette figure, qui exprimait l’engourdissement béat des douleurs saintes. Jean Servien lut cette inscription gravée sur le socle en lettres rouges :

À Monsieur l’abbé Bordier,
en mémoire de
Philippe-Guy de Thiererche,
décédé à Pau
le 11 novembre 1867,
dans sa dix-septième année,
la Comtesse Valentine de Thiererche,
née de Bruille de Saint-Amand.

Laudate pueri dominum.

Alors il oublia ses inquiétudes de solliciteur et l’effroi instinctif qui l’avait saisi au seuil de cette maison silencieuse. Il oublia sa crainte et son espérance… l’espérance d’être pion ! Il assistait au drame domestique et cruel qui lui était révélé par cette inscription. Un enfant d’une des plus grandes familles de France, un élève de l’abbé Bordier, atteint de phtisie au milieu de ses études inutiles et sortant du collège, non pour jouir de la vie et goûter ces magnifiques plaisirs que méprisent ceux-là seuls qui les ont épuisés, mais pour aller mourir dans une ville du Midi entre les bras de sa mère remplie d’une douleur immense, mais pompeuse, à en juger par le symbole de marbre qui la consacre. Il sentait, il voyait cela. Les trois mots latins qui font dire à cette mère : « Enfants, louez le Seigneur qui m’a pris mon enfant », l’étonnaient par leur piété inhumaine, et il admirait aussi qu’on gardât jusque dans la mort un tel air d’aristocratie.

Il s’oubliait dans ces rêveries quand un vieux prêtre lui fit signe d’entrer. Le bonhomme prit la lettre de présentation que Jean lui tendit, mit sur son gros nez des besicles dont les verres étaient ronds, peu s’en faut, comme les deux roues d’un petit chariot d’argent, et lut la lettre en l’éloignant de toute la longueur de son bras. Les fenêtres, qui donnaient sur le jardin, étaient ouvertes ; une branche de vigne vierge venait pendre sur le bureau, au pied d’un crucifix de vieil ivoire. Une petite brise faisait palpiter les papiers comme des ailes blanches. L’abbé Bordier, ayant fini de lire, tourna vers le jeune homme sa large face labourée et son front que l’âge avait admirablement poli. Il ôta ses lunettes et se frotta les yeux. Ses paupières fripées, remontant lentement, découvrirent des prunelles d’un gris qui faisait songer aux matins d’automne. Renversé dans son fauteuil, il allongeait ses pieds chaussés de souliers à boucles d’argent et montrait ses bas noirs.

— « Ainsi donc, mon cher enfant, dit-il, vous voulez, comme me l’apprend mon respectable ami M. l’abbé Marguerite, vous consacrer à l’enseignement ; et votre intention serait de préparer votre licence tout en remplissant les fonctions de maître d’étude. Ce sont des fonctions modestes ; mais il ne tiendra qu’à vous, mon cher enfant, de les relever par le zèle du cœur et la volonté de bien faire. Je vous confierai l’étude des Moyens. M. l’économe vous dira quelles sont nos conditions. »

Jean s’inclina. Il allait sortir. L’abbé Bordier le retint par un geste brusque et lui dit :

— « Vous entendez-vous aux vers ?

— « Aux vers latins ? demanda Jean.

— « Non pas ! aux vers français. Feriez-vous rimer trône et couronne ? L’oreille, il faut l’avouer, n’est pas très satisfaite de cette rime, mais l’exemple des grands écrivains l’autorise. »

À ces mots, le bonhomme saisit un gros cahier.

— « Écoutez, dit-il, écoutez : C’est saint Fabrice qui parle au proconsul Flavius :

Achève, fais dresser l’appareil souhaité
De ma mort, ou plutôt de ma félicité.
Le Roi des Rois, du haut de son céleste trône
Déjà me tend la palme et tresse ma couronne.

« Préférez-vous qu’il dise :

Achève, fais dresser l’appareil souhaité
De ma mort, ou plutôt de ma félicité.
Je vois le Roi des Rois me tendre la couronne,
Quel n’en est pas le prix quand c’est Dieu qui la donne !

« Ces vers sont plus corrects sans doute que les autres, mais ils ont moins de force, et le poète ne doit point sacrifier l’idée à la rime.

Le Roi des Rois, du haut de son céleste trône,
Déjà me tend la palme et tresse ma couronne. »

Cette fois il faisait, en déclamant, les gestes d’offrir et de tresser.

— « C’est mieux, ajouta-t-il, c’est mieux ainsi ! »

Jean, un peu surpris, dit que c’était mieux en effet.

— « N’est-ce pas ? » s’écria le vieux poète.

Et il souriait avec la candeur d’un petit enfant.

Alors il confia à Jean que c’était une tâche difficile que de faire des vers. Il fallait observer la césure, amener la rime sans effort, faire régner une harmonie tantôt forte, tantôt douce, parfois imitative, n’employer que des termes ou nobles ou relevés par quelque circonstance.

Il lut un morceau de sa tragédie parce qu’il avait des doutes sur le nombre de la période, un autre parce qu’il y trouvait des audaces heureuses, puis un troisième afin de faire mieux comprendre les précédents, puis les cinq actes d’un bout à l’autre. Il jouait en lisant, changeait de voix selon les personnages, se démenait, et, pour retenir sa calotte noire qui tombait aux endroits pathétiques, se donnait sur le crâne des coups de poing retentissants.

Cette tragédie sacrée, dont la femme était absente, devait être jouée par les élèves de l’institution dans une solennité. L’année précédente, il avait fait représenter une première tragédie de sa façon, Le Baptême de Clovis. Un religieux, M. Schuver, avait suspendu des guirlandes de roses en papier pour figurer le champ de bataille de Tolbiac et la basilique de Reims. Afin de donner un aspect farouche aux enfants qui représentaient les compagnons de Clovis, la sœur lingère avait relevé jusqu’aux genoux leurs pantalons blancs. Mais l’abbé Bordier souhaitait mieux encore pour sa nouvelle œuvre.

Jean soutint et agrandit cette ambition. Il fut admirable dans ses projets de décors et de costumes. Il voulait que le farouche Flavius siégeât sur une chaise d’ivoire garnie de pourpre, devant un portique peint sur la toile de fond. Il voulait que les costumes des soldats romains fussent copiés sur ceux de la colonne Trajane.

Il ouvrait ainsi des perspectives magnifiques au bonhomme enchanté, ravi, mais inquiet. Car, hélas ! M. Schuver ne valait plus rien comme décorateur quand on le sortait de ses roses en papier. Il fallut que Jean visitât le hangar, et ils recherchèrent tous deux le moyen d’ouvrir la scène et d’agencer des coulisses. Jean prit des mesures, leva un plan, fit un devis. Il y mettait une passion singulière, mais qui ne surprenait pas du tout le vieux poète. Ici un portant, là un praticable. L’acteur entrerait par là…

Le bon prêtre l’arrêta :

— « Dites le récitateur, mon cher enfant ; acteur n’est pas un terme honnête. »

À cela près, ils s’entendirent à merveille. Le jour baissait ; l’ombre démesurée de l’abbé Bordier s’agitait sur le sable du hangar ; sa voix brisée jetait des rimes jusqu’au fond des cours. Et Jean Servien souriait au fantôme, visible pour lui seul, de Gabrielle, son inspiratrice.


XXI


La longue étude du soir se terminait dans un calme profond. Les grands abat-jour des lampes ramenaient la lumière sur les chevelures emmêlées des élèves qui travaillaient ou rêvaient le nez sur leur pupitre. On entendait le craquement du papier, le souffle des enfants et le grincement des plumes de fer. Le plus jeune, les joues encore brunies par la mer, songeait, sur son thème inachevé, à la plage normande et aux châteaux de sable qu’il élevait avec ses petits amis à la marée montante pour lutter contre la lame.

Au fond de la salle, dans la haute chaire où le préfet des études l’avait installé solennellement sous le grand crucifix noir, Jean Servien, la tête dans les mains, lisait quelque poète latin.

Il était pris d’une tristesse infinie, mais il n’avait pas encore le sentiment que sa nouvelle vie fût réelle, et il s’attendait à ce que la salle d’étude s’évanouît tout à coup avec les pupitres chargés de dictionnaires et les jeunes têtes dorées par la lumière des lampes.

Tout à coup une boulette de papier, lancée du fond de la salle, le frappa à la joue. Il pâlit et s’écria en tremblant de colère :

— « Monsieur de Grizolles, sortez ! »

Il y eut des chuchotements, des petits rires, puis l’apaisement se fit. Les plumes grincèrent de nouveau et on se passait les devoirs en cachette pour les copier.

Il était pion.

Son père en avait décidé ainsi sur le conseil de M. Marguerite, vicaire de sa paroisse, ami de l’abbé Bordier. Le relieur, plein de respect pour le savoir, se faisait une haute idée de tous ceux qui le donnent. Ce titre de maître d’étude sonnait bien à ses oreilles. Il lui souriait de voir son fils entrer dans une institution aristocratique et religieuse.

— « Monsieur votre fils, lui disait l’abbé Marguerite, préparera sa licence dans l’intervalle de ses fonctions, et le titre de licencié ès-lettres lui donnera accès dans le haut enseignement. On a vu des maîtres d’étude, devenus grands maîtres de l’Université, s’asseoir dans le fauteuil de M. de Fontanes. »

Ces raisons avaient déterminé le relieur et Jean était pion depuis trois jours.


XXII


Trois mois s’étaient lentement passés. C’était un vendredi ; une écœurante odeur de friture tiède emplissait le réfectoire ; un courant d’air froid saisissait les pieds à travers les chaussures humides ; les murs suintaient et l’on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables de marbre, faisaient avec leurs fourchettes et leurs timbales un bruit agaçant, tandis qu’un de leurs camarades, assis dans la chaire au milieu de la grande salle, lisait, selon la règle, un passage de l’Histoire ancienne de Rollin.

Jean, au bout d’une table, le nez sur son assiette de faïence mal essuyée, avait froid aux pieds et mal au cœur. Quelque chose comme du bois pourri restait au fond de son verre, et les domestiques faisaient circuler des plats de pruneaux dont le jus leur lavait les pouces. Parfois, dans le tintement de la vaisselle, la voix âpre du lecteur de dix-sept ans lui arrivait aux oreilles. Il entendit le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de phrases : Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de l’esprit… sa personne plus puissante que toutes les parures… Elle entra dans le Cydnus… La poupe de son vaisseau était tout éclatante d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent.

Puis les noms caressants de Néréides, de flûtes, de parfums. Alors le sang lui monta aux joues. La femme qui était pour lui l’unique incarnation de tout l’éternel féminin lui apparut avec une netteté prodigieuse ; un douloureux frisson de volupté hérissa tous les poils de sa chair, ses ongles entraient dans la paume de ses mains, et ce qu’il voyait lui causait des souffrances indicibles, des souffrances délicieuses : c’était Gabrielle en peignoir devant les fleurs et les cristaux d’une table élégante et petite. Il voyait nettement et fouillait des yeux tous les plis de la molle étoffe que soulevait à la gorge le souffle de la jeune femme. Son visage, son cou, ses mains animées avaient un éclat extraordinaire et pourtant si naturel que le désir s’en exhalait comme de la réalité même. Le magnifique tissu des lèvres, pleines comme un fruit mûr, et le beau grain de la peau étalaient ces trésors pour lesquels on risque la mort et le crime. C’était la tragédienne enfin vue par les deux yeux qui de tous les yeux du monde avaient su le mieux la voir. Elle n’était pas seule : un homme la regardait dans les prunelles en lui versant à boire. Ils se penchaient l’un vers l’autre. Jean retenait ses sanglots. Tout à coup il lui sembla qu’il tombait du haut d’une tour. Le préfet des études était devant lui et lui disait :

— « Monsieur Servien, voyez voir à punir l’élève Laboriette qui verse son abondance dans la poche de son voisin. »


XXIII


Le préfet des études, avec sa large face plate et ses façons sournoises de moine paysan, agaçait Jean Servien à qui il recommandait tous les jours la fermeté, la fermeté, et qu’il desservait en toute occasion auprès du directeur.

Les premiers temps s’étaient passés dans une monotonie assoupissante. Jean, avec ses manières discrètes, ses délicatesses d’esprit et son air d’indifférence bienveillante, plaisait aux élèves intelligents. Les autres, qu’il ne tracassait pas, le laissaient tranquille, hors un : Henri de Grizolles, joli et féroce, fier de son nom qu’il écrivait en grosses lettres sur ses pantalons clairs, et heureux de nuire, avait, dès le premier jour, déclaré la guerre au pauvre pion. Il versait des bouteilles d’encre dans son pupitre, mettait de la poix sur sa chaise et lançait des pétards au milieu des études.

Le préfet, attiré par le bruit, entrait comme un commissaire de police et recommandait à Jean la fermeté, la fermeté.

Jean afficha, au contraire, une facilité excessive. Un jour, on fit sa caricature. Il la surprit, la regarda et la rendit à l’élève en haussant les épaules.

Cette mansuétude ne fut pas comprise et elle affaiblit son autorité. Les souffrances du pion devinrent aiguës. Il perdit la patience qui allégeait ses maux. Il ne tolérait plus l’agitation joyeuse des enfants, leurs rires, leur contentement léger de vivre. Il punissait, avec un sentiment visible de haine, leur étourderie et jusqu’à leur joie. Puis il tombait dans une sorte d’engourdissement. Il avait des absences pendant lesquelles il n’entendait aucun tapage. Ce devint une mode d’élever des oiseaux, de faire des filets, de jouer de l’arc, et d’imiter le chant du coq dans l’étude de M. Jean Servien. Et les élèves des autres divisions s’échappaient pour voir à travers les vitres cette étude dont on contait tant de merveilles et où des pantins collés au plafond par du papier mâché se balançaient au bout d’un fil.

M. de Grizolles avait installé une véritable baliste pour lancer des haricots à la tête du pion.

Jean chassait M. de Grizolles de l’étude. M. le préfet y réintégrait M. de Grizolles que Jean chassait de nouveau. Et c’était chaque fois un nouveau rapport au directeur. L’abbé Bordier, qui ne parvenait jamais à écouter M. le préfet jusqu’au bout, levait les bras au ciel et s’écriait qu’on le ferait mourir. Mais il lui restait dans l’esprit que le surveillant des Moyens était une cause de trouble.


XXIV


Les dimanches, tout parfumés d’encens, se consumaient en offices dans une allégresse langoureuse. À vêpres, pendant que les psalmodies claires des élèves traînaient dans la chapelle, Jean contemplait quelque figure de femme effacée dans l’ombre des tribunes. C’est là que, pendant l’office, les mères, les sœurs des élèves se tenaient, agenouillées et pourtant hautaines. Au chant de l’Ave maris stella, le fils du relieur levait les yeux sur ces femmes de vieille race dont les moins belles se sentent d’un grand prix et gardent une fierté naturelle et simple. Les chants, l’encens, les fleurs, les images pieuses, tout ce qui fait qu’on se trouble et qu’on prie amollissait son âme et la livrait tremblante à ces patriciennes. Mais c’est Gabrielle qu’il aimait en elles. Il l’appelait, l’évoquait, et tout ce qui dans la religion donne à l’amour l’attrait de la chose défendue prenait pour lui un intérêt puissant. Athée, il aimait le Dieu de Madeleine et goûtait la religion qui a donné aux amants une volupté de plus, la volupté de se perdre.


XXV


Les élèves se fatiguèrent peu à peu d’un tumulte que leur imagination ne savait plus renouveler. M. de Grizolles lui-même renonça à lancer des haricots. Il eut l’idée de faire du chocolat dans son pupitre avec une lampe à esprit-de-vin et une casserole d’argent. Jean le laissa faire, respira et rouvrit son Sophocle. M. le préfet, passant dans la cour, sentit une odeur de cuisine, fouilla les pupitres et trouva la casserole qu’il alla tendre, chaude encore, à M. le directeur en s’écriant : « Voilà ce qu’on fait dans l’étude de M. Servien ! » M. le directeur se frappa le front, dit qu’on le ferait mourir, fit rendre à l’élève sa casserole, manda M. le surveillant et lui adressa de vifs reproches, parce qu’il crut que son devoir l’y obligeait.

Le lendemain qui était jour de congé, Jean alla chez son père pour y passer la journée. Le relieur lui demanda s’il avait bien préparé son examen de professeur.

« Mon garçon, ajouta-t-il, dépêche-toi de prendre un bon rang, si tu veux que je t’y voie. Un de ces jours, ta tante et moi, nous nous en irons les pieds devant. La vieille a eu un étourdissement la semaine passée dans l’escalier. Moi, je ne souffre pas, mais je sens que je suis usé. J’ai beaucoup travaillé sur cette terre. »

Il regarda ses outils, et s’éloigna tout courbé !

Alors Jean rassembla dans ses deux mains les vieux outils usés et luisants, ciseaux, poinçons, couteaux, plioirs, racloirs, et il les baisa.

Il pleurait. Sa tante vint à lui, cherchant ses besicles. Tout bas, en secret, elle lui demanda un peu d’argent. Autrefois elle économisait les sous pour les glisser dans la main « de l’enfant » ; maintenant, plus faible que l’enfant, elle craignait de manquer ; elle avait des cachettes et demandait des secours aux prêtres. D’ailleurs sa tête n’était plus solide. Elle annonçait souvent à son frère qu’elle ne laisserait point passer la semaine sans aller voir les Bideau. Et les Bideau, en leur vivant portiers-tailleurs à Montrouge, étaient morts tous deux, femme et mari, depuis deux ans. Jean lui donna un louis qu’elle prit avec une joie si laide que le pauvre garçon s’enfuit dehors.

Il se trouva, sans savoir comment, sur le quai, près du pont d’Iéna. La journée était claire, mais les murs sombres des bâtiments comme l’aspect gris de la berge disaient que la vie est dure. Dans le fleuve une dragueuse, toute jaune de marnes, vidait l’un après l’autre ses seaux pleins de gravier fangeux. Au bord de l’eau, une robuste potence de chêne déchargeait des pierres meulières en virant sur son axe. Près du pont, contre le parapet, une vieille cuivrée gardait, en tricotant des bas, un étal de vieux gâteaux aux pommes.

Jean Servien songea à son enfance. Sa tante l’avait mené bien des fois sur ce quai. Bien des fois ensemble ils avaient regardé la dragueuse amener à son bord, seau par seau, le fond fangeux du fleuve. Bien des fois sa tante avait échangé des paroles avec la marchande de gâteaux aux pommes, tandis qu’il examinait, sur la table couverte d’une serviette, la carafe qu’emplissait une eau de réglisse et que bouchait un citron. Rien n’était changé, ni la dragueuse, ni les radeaux de bois flotté, ni la marchande de gâteaux, ni les lourds étalons élevés aux quatre angles du pont d’Iéna.

Et Jean Servien entendait les arbres du quai, l’eau de la rivière, les pierres du parapet qui lui criaient :

« Nous te reconnaissons ; tu es le petit garçon que ta tante, en bonnet de paysanne, nous amenait autrefois. Mais nous ne reverrons plus ta tante, ni son châle d’indienne, ni son parapluie qu’elle ouvrait au soleil ; car elle est vieille maintenant et ne promène plus son neveu grandi. Et l’enfant devenu homme a été blessé par la vie, tandis qu’il poursuivait des ombres. »


XXVI


Un jour, pendant la récréation de midi, il fut averti qu’un visiteur le demandait au parloir ; il eut un mouvement de joie, car il était très jeune et comptait encore sur l’inconnu. Il trouva dans le parloir M. Tudesco avec son gilet de toile à matelas et dans la main un chapeau pointu.

— « Mon jeune ami, lui dit l’Italien, j’ai connu, par l’apprenti de monsieur votre père, que vous êtes renfermé dans le sanctuaire des études. Je vous dis : votre fortune est voilée de nuages, du moins je le crains. La médiocrité de votre condition n’est pas dorée comme celle du poète latin, et vous luttez d’un cœur vaillant contre la fortune adverse. C’est pourquoi je viens vous tendre la main, et je vous dis : Vous considérerez comme une marque de mon amitié et de mon estime la demande que je vous fais d’une pièce de cinq livres qui m’est nécessaire pour soutenir une existence consacrée aux études. »

Le parloir s’emplissait de parents et d’élèves. On entendait de gros baisers sonner sur les joues des mères, puis des exclamations : « Comme tu as chaud ! » et de longs chuchotements. Les sœurs des élèves, en toilettes claires, épiaient avec malice les amis de leurs frères, et les papas tiraient de leurs poches des tablettes de chocolat.

M. Tudesco, parfaitement à son aise dans cette belle société, ne semblait pas s’apercevoir de l’horrible gêne du maître d’étude. Celui-ci ayant dit : « Venez, nous serons mieux ailleurs », le gros homme répondit : « Je ne crois pas. »

Il faisait de profondes révérences aux dames qui entraient, et donnait des tapes amicales sur la joue des petits collégiens.

Renversé dans un fauteuil et multipliant de toutes les façons l’effet de son gilet de toile à matelas, il racontait de sa vie ce qui lui en semblait le plus beau :

— « Les destins étaient domptés, disait-il à Servien, ma vie était assurée. Le patron d’un hôtel m’avait confié sa comptabilité et je me livrais chez lui à des calculs de mathématique, non point, comme l’illustre et infortuné Galilée, pour mesurer les astres, mais pour établir avec exactitude les profits et les pertes d’un industriel. Après deux jours de ces fonctions honorables, le commissaire de police fit une descente dans l’hôtel, arrêta le patron et la patronne et emporta mes livres de comptabilité. Non, je n’avais point dompté les destins ! »

Toutes les têtes se tournaient avec de grands yeux vers cet extraordinaire homme. On chuchotait, il y avait des rires étouffés. Jean, se voyant entouré de figures moqueuses et de mines allongées, entraîna Tudesco vers la porte. Mais tandis que, pour prendre congé, le marquis faisait de grandes révérences aux dames, Jean se trouva face à face avec le préfet des études qui lui dit :

— « Monsieur Servien, voyez voir à présider la retenue en l’absence de M. Schuver. »

Le marquis serra la main à son ami, le regarda s’éloigner, puis, se retournant vers les groupes assemblés dans le parloir, il fit un geste à la fois suppliant et noble pour demander le silence.

— « Mesdames et messieurs, dit-il, j’ai traduit dans la langue française, que Brunetto Latini disait être la plus délectable de toutes, la Jerusalem liberata, le chef-d’œuvre glorieux du divin Torquato Tasso. J’ai écrit ce grand ouvrage dans un grenier sans feu, sur du papier à chandelle, sur des cornets de tabac… »

Alors, d’un des coins du parloir, un rire d’enfant partit comme une fusée.

M. Tudesco s’arrêta et sourit, les cheveux épars, l’œil noyé, les bras ouverts comme pour embrasser et bénir ; puis il reprit :

— « Je dis : Le rire de l’innocence, c’est la joie du vieillard infortuné. Je vois d’ici des groupes dignes du pinceau du Corrège et je dis : Heureuses les familles réunies en paix dans le sein de la patrie ! Mesdames et messieurs, excusez-moi si je vous tends le casque de Bélisaire. Je suis un vieil arbre foudroyé. »

Et il tendait de groupe en groupe son feutre pointu où, dans un silence glacial, tombaient une à une de menues pièces d’argent.

Mais tout à coup le préfet des études saisit le chapeau et poussa le vieil homme dehors.

— « Rendez-moi mon chapeau, criait M. Tudesco au préfet qui s’efforçait de restituer les pièces blanches aux donateurs ; rendez le chapeau du vieil homme, le chapeau de l’homme blanchi dans les études. »

Le préfet, rouge de colère, jeta le feutre dans la cour et cria :

— « Filez, ou je vous fais arrêter. »

Le marquis Tudesco s’enfuit lestement.

Le soir même, le maître d’étude, appelé chez le directeur, reçut son congé.

— « Malheureux enfant ! malheureux enfant ! dit l’abbé Bordier en se frappant le front, vous avez causé un scandale inconcevable, inouï dans cette maison, et cela au moment où j’avais tant à faire. »

Et les petits papiers voltigeaient comme de blancs oiseaux sur la table du directeur.

En traversant le parloir, Jean revit la Mater dolorosa et relut les noms de Philippe-Guy de Thiererche et de la comtesse Valentine.

— « Je les hais, dit-il, les dents serrées, je les hais tous. »

Pendant ce temps le bon prêtre se sentait pris de pitié. On lui rompait tous les jours la tête avec des rapports contre Jean Servien. Cette fois il avait cédé ; il avait sacrifié le jeune surveillant ; mais il ne comprenait rien à cette histoire de mendiant. Il se ravisa, il courut à la porte et rappela le maître d’étude.

Jean se retourna vers lui.

— « Non ! dit-il, non ! je ne puis plus supporter cette vie ; je suis malheureux, je souffre, je hais !

— « Pauvre enfant ! » soupira le prêtre en laissant tomber ses bras.

Ce soir-là, il ne fit pas un seul vers de sa tragédie.


XXVII


Le bon relieur ne fit aucun reproche à son fils.

Après dîner, il alla s’asseoir à la porte de sa boutique et regarda la première étoile allumée dans le ciel.

— « Mon garçon, dit-il, je ne suis pas un savant comme toi ; mais j’ai une idée et il ne faut pas me l’ôter, parce qu’elle me console. C’est que, quand j’aurai fini de relier des livres, j’irai dans cette étoile-là. Cette pensée m’est venue de ce que j’ai lu dans le journal que toutes les étoiles étaient des mondes. Comment nommes-tu cette étoile ?

— « Papa, c’est Vénus.

— « Dans mon pays, on dit que c’est l’étoile du Berger. Elle est belle et je pense que ta mère y est. C’est pour cela que je voudrais y aller. »

Le vieillard passa ses doigts tordus sur son front et murmura :

— « Comme on oublie ceux qui sont partis, mon Dieu ! »


Jean recueillit dans des lectures de poètes et dans des promenades rêveuses son âme endolorie. Sa tête s’emplit de visions.

Ce fut bientôt un désordre sublime dans lequel flottaient Ophélie et Cassandre, Marguerite, Délie, Phèdre, Manon et Virginie et, au milieu d’elles, des ombres sans nom encore, presque sans forme et pourtant séduisantes ! Tenant des coupes et des poignards et traînant de longs voiles, elles allaient et venaient, s’effaçaient et se coloraient. Et Jean les entendait qui lui disaient : « Si nous existons jamais, nous existerons par toi. Et quel bonheur ce sera pour toi, Jean Servien, de nous avoir créées. Comme tu nous aimeras ! » Jean Servien leur répondait : « Revenez, revenez, ou plutôt ne me quittez pas. Mais je ne sais comment vous rendre plus visibles ; vous vous effacez dès que je vous contemple, et je ne puis vous prendre dans le filet des beaux vers ! »

Il essaya à plusieurs reprises d’écrire des poèmes, des tragédies, des romans ; mais sa paresse, sa stérilité, ses scrupules et ses délicatesses l’arrêtaient dès les premières lignes et il jetait au feu la page à peine noircie. Bientôt découragé, il tourna ses pensées vers la politique. Les funérailles de Victor Noir, les émeutes de Belleville, le plébiscite, l’occupaient ; il lisait les journaux, se mêlait aux groupes formés sur les boulevards, suivait la foule ameutée des blouses blanches, et était de ceux qui huaient le commissaire de police pendant les trois sommations. Le désordre et les criailleries le grisaient ; son cœur battait, sa poitrine se gonflait, toute son âme s’exaltait au milieu de ces stupides bousculades. Enfin après avoir piétiné côte à côte avec les badauds, bien avant dans la nuit, les jarrets rompus, les côtes endolories, la tête vague, grisé d’emphase et de tapage, il regagnait à travers les rues désertes le faubourg Saint-Germain. Et là, il jetait en passant un regard de haine à quelque hôtel portant un écu à son fronton et dont deux lions de pierre bleuis par la lune gardaient la porte close. Puis, continuant son chemin, il s’imaginait debout, un fusil à la main, sur une barricade, dans la fumée de l’émeute, avec des ouvriers et des jeunes gens des écoles, comme cela se voit dans les lithographies.

Un jour, au mois de juillet, il vit une troupe de blouses blanches qui passait sur le boulevard en criant : « À Berlin ! » Des gamins dépenaillés glapissaient à l’entour. Les bourgeois surpris faisaient la haie, et ne disaient rien ; mais un d’eux, gros, grand et coloré, agita son chapeau et cria :

— « À Berlin ! vive l’Empereur ! »

Jean reconnut M. Bargemont.


XXVIII


La rue du rempart. Des baraques de campement et des fusils en faisceaux gardés par un factionnaire. Les gardes nationaux jouent au bouchon. Un soleil d’automne répand sa clarté magnifique et douce sur les dômes de la ville assiégée. Par-delà les remparts, la campagne grise et nue ; au loin, les casernes des forts, au-dessus desquelles montent des flocons de fumée ; à l’horizon, les collines où les batteries prussiennes qui tirent font traîner des nuages blancs. Le canon gronde. Il gronde depuis un mois ; on ne l’entend plus. Servien et Garneret, portant le képi à passepoil rouge et la vareuse à boutons de cuivre, sont assis sur des sacs de terre et se penchent sur le même livre.

C’était un Virgile, et Jean lisait tout haut les délicieux vers du Silène. Deux jeunes hommes ont surpris le vieillard divin, endormi dans cette ivresse dont il a l’habitude et qui le rend risible en le laissant vénérable ; ils l’ont lié avec des fleurs pour obtenir de lui des chants. Les joues teintes par Églé, la belle Naïade, du suc rouge des mûres, il chante.

« Il chante comment dans le vide immense furent condensés les germes de la terre, de l’air, des mers et aussi du feu subtil ; comme de ces principes sortirent toutes choses et se consolida le tendre globe du monde ; comme alors le sol commença de s’affermir et d’enfermer Nérée dans la mer et de prendre peu à peu les formes des choses. Et déjà la terre s’étonne que brille le premier soleil, et de plus haut les pluies tombent des nuées allégées ; les forêts d’abord commencent à s’élever et de rares animaux errent par les montagnes innommées. »

Et Jean s’interrompait :

— « Que cela, disait-il, peint bien l’âme sérieuse et tendre de Virgile ! Le poète a mis une genèse dans une idylle. L’antiquité le surnommait la Vierge. C’est le nom qu’il faut donner à sa Muse, et il faut se la figurer comme une Mnémosyne méditant sur les travaux des hommes et les causes des choses ! »

Pendant ce temps, Garneret, plus sérieux et le doigt sur le texte, rassemblait ses idées. Les joueurs de bouchon faisaient rouler jusqu’à ses pieds les palets de cuivre ; la cantinière passait et repassait avec son petit tonneau.

— « Vois-tu, Servien, dit-il enfin, dans ces vers, Virgile, ou plutôt le poète alexandrin qu’il imitait, a pressenti la grande hypothèse de Laplace et les théories de Charles Lyell. Il montre la matière cosmique, ce néant d’où tout doit sortir, se condensant pour former des mondes, la jeune écorce du globe se consolidant ; puis la formation des îles et des continents ; au milieu des pluies, l’apparition du soleil, jusque-là voilé par des nuages opaques ; la vie végétale se manifestant avant la vie animale, parce que celle-ci ne peut se soutenir et durer qu’en absorbant les éléments de la première… »

À ce moment il se fit un mouvement dans la rue du rempart. Les joueurs de bouchon s’arrêtèrent et les deux amis levèrent la tête. C’était un convoi de blessés qui passait. Les grandes tapissières, marquées de la croix rouge de Genève, laissaient voir sous leurs rideaux des faces blêmes, entourées de linges sanglants. Des lignards et des mobiles, le bras en écharpe, suivaient à pied. Les gardes nationaux leur tendaient des poignées de tabac et leur demandaient des nouvelles.

Les blessés secouaient la tête et passaient leur chemin.

— « Est-ce que, nous aussi, nous n’allons pas bientôt nous battre ? » s’écria Garneret.

Servien lui répondit :

— « Il faut déposer les traîtres et les incapables qui nous gouvernent, proclamer la Commune et marcher tous contre les Prussiens. »


XXIX


La haine de l’Empire qui l’avait laissé souffrir dans une arrière-boutique et dans une salle d’étude, l’amour de la République dont il attendait tout, avaient échauffé dès le 4 septembre l’enthousiasme guerrier de Jean Servien. Mais il se fatigua vite des longs exercices dans le jardin du Luxembourg et des gardes inutiles au pied des remparts. L’ivresse sentimentale des boutiquiers pris de vin et de patriotisme l’écœurait, et ce jeu au soldat à jeun, dans la boue, lui sembla à la longue d’un goût détestable.

Garneret était, par bonheur, son compagnon de garde, et Servien subissait l’influence de cette pensée ordonnée et riche, soumise au devoir et à la réalité. Cela seul le sauvait d’un amour sans passé comme sans espoir qui prenait la fixité dangereuse d’une maladie mentale.

Il y avait longtemps qu’il n’avait revu Gabrielle. Les théâtres étaient fermés ; il savait seulement, d’après les journaux, qu’elle soignait les blessés dans l’ambulance du théâtre. Il ne la cherchait plus.

Quand il n’était pas de service, il lisait dans son lit (car l’hiver était rude et l’on manquait de bois) ou bien il courait aux nouvelles sur les boulevards et se mêlait aux groupes. Un soir, dans les premiers jours de janvier, comme il passait devant la rue Drouot, il fut attiré par des bruits de voix, et vit M. Bargemont malmené par des gardes nationaux de mauvaise mine.

— « Je suis plus républicain que vous, s’écriait le gros homme ; j’ai toujours protesté contre les infamies de l’Empire. Mais quand vous criez : Vive Blanqui !… permettez… j’ai le droit de crier : Vive Jules Favre ! permettez, j’ai le droit… » Les huées qui s’étaient élevées lui couvrirent la voix. Des gens en képi lui montraient le poing et l’appelaient « traître, capitulard, badingouin ». Sur sa large face, défaite par la peur, restaient encore de vieux plis d’insolence bourgeoise. Une fille qui passait cria : « À l’eau ! » Cent voix répétèrent : « À l’eau ! » À ce moment il se fit une grande poussée et M. Bargemont se jeta dans la cour de la mairie. Une escouade de gardiens de la paix le reçut et se referma sur lui. Il était sauvé !

La foule amassée s’écoula peu à peu et Jean entendit le récit de l’affaire passer de bouche en bouche avec toutes sortes de déformations. Les derniers venus apprirent qu’on venait d’arrêter un général allemand qui s’était introduit comme espion dans Paris, pour livrer la ville avec l’aide des bonapartistes.

Le passage redevenu libre, Jean vit M. Bargemont sortir de la mairie. Il était fort rouge et la manche de son pardessus disloquée.

Jean eut l’idée de le suivre.

Le long des boulevards, il le suivit par amusement, de fort loin et sans s’inquiéter de le perdre ; mais quand le fonctionnaire prit une rue transversale, le jeune homme le serra de plus près ; il ne songeait encore à rien ; un instinct le poussait. M. Bargemont tourna à droite ; la rue assez large était déserte et mal éclairée par des quinquets de pétrole qui remplaçaient les becs de gaz. Cette rue, Jean Servien la connaissait mieux que toute autre. Il y était tant de fois venu ! La forme des portes, la couleur des boutiques, les lettres des enseignes, tout lui en était familier ; il n’y avait pas jusqu’à la sonnette de nuit du pharmacien qui ne lui fût un souvenir et ne l’émût. Le pas des deux hommes retentissait dans le silence. M. Bargemont se retourna. Il fit quelques pas encore et sonna à une porte. Jean Servien l’avait rejoint. Il était là aussi devant la porte. C’était celle qu’il avait embrassée dans une nuit de désespoir, c’était celle de Gabrielle. La porte s’ouvrit. Jean fit un pas et M. Bargemont, entrant le premier, la laissa ouverte, pensant que ce garde national était un locataire qui rentrait. Jean se coula dans l’escalier noir et monta deux étages. M. Bargemont sonnait au troisième palier. On ouvrit. Jean entendit la voix de Gabrielle :

— « Comme tu viens tard, mon cher ; j’ai envoyé Rosalie se coucher ; je t’attendais, tu vois. »

Le gros homme, tout soufflant, répondait :

— « Figure-toi qu’ils ont voulu me jeter à l’eau, ces coquins ! Mais c’est égal, je t’apporte quelque chose de rare et de cher : un pot de beurre !

— « Comme le Petit Chaperon rouge, reprit la voix de Gabrielle. Entre, tu me conteras cela… Entends-tu ?

— « Le canon ? Ça ne cesse pas.

— « Non, le bruit d’une chute dans l’escalier.

— « Tu crois ?

— « Donne-moi la bougie, je vais voir. »

M. Bargemont descendit quelques marches et vit Jean étendu sans mouvement sur le palier.

— « Un ivrogne, dit-il ; il y en a tant ! Ce sont des ivrognes aussi qui voulaient me noyer. »

Il éclairait de sa bougie la face blême de Jean. Gabrielle, penchée sur la rampe, regardait :

— « Ce n’est pas un homme ivre, dit-elle, il est trop pâle. C’est peut-être un malheureux garçon qui meurt de faim. Quand on en est réduit au pain du gouvernement et à la viande de cheval… »

Puis elle regarda plus attentivement sous ses sourcils froncés et murmura :

— « C’est singulier, c’est vraiment singulier !

— « Est-ce que tu le reconnais ? demanda le gros homme.

— « Je cherche à me rappeler… »

Mais déjà elle s’était rappelé le baiser sur la main, devant la grille de la petite maison.

Elle courut dans son appartement, revint avec une carafe et un flacon d’éther, s’agenouilla devant l’homme évanoui, puis, de son bras qu’entourait le brassard blanc des infirmières, elle souleva la tête de Jean. Il rouvrit les yeux, la vit, poussa le plus grand soupir d’amour qui soit jamais sorti d’une poitrine humaine et sentit ses paupières retomber doucement. Il ne se rappelait rien ; seulement elle était penchée sur lui, et elle l’avait caressé de son souffle. Elle lui mouillait les tempes, et il se sentait renaître, délicieusement. M. Bargemont pencha la bougie sur Jean Servien qui, rouvrant les yeux pour la seconde fois, vit la joue rouge du gros homme effleurant l’oreille délicate de la tragédienne. Il poussa un grand cri et s’agita convulsivement.

— « C’est peut-être une crise d’épilepsie », dit M. Bargemont en toussant ; car il s’enrhumait dans cet escalier.

Elle reprit :

— « On ne peut pas laisser un malade sans secours. Réveillez Rosalie. »

Comme il remontait en grognant, Jean s’était remis debout.

Il détournait la tête.

Elle lui dit tout bas :

— « Vous m’aimez donc encore ! »

Il la regarda avec une indéfinissable tristesse :

— « Non, je ne vous aime plus. »

Et il descendit l’escalier en trébuchant. M. Bargemont reparut :

— « C’est particulier, dit-il, Rosalie ne me répond pas. »

L’actrice haussa les épaules.

— « Tenez, allez-vous-en : j’ai une horrible migraine. Allez-vous-en, Bargemont. »


XXX


Elle était la maîtresse de Bargemont ! c’était pour Jean Servien la plus horrible torture et la plus inattendue. Il avait de la haine et du mépris pour ce gros homme dont il connaissait la fausse bonhomie, la brutalité, la sottise et la platitude. Cette face couperosée, ces yeux hors de la tête, ce front traversé par une veine bleu noir, cette main lourde, cette âme louche et vulgaire, était-ce donc là… Oh ! quel dégoût de le penser ! Le dégoût, voilà ce que la nature délicate de Servien ressentait le plus péniblement. Dans sa moralité peu sûre, il aurait pardonné à Gabrielle des vices élégants, des monstruosités exquises, des crimes romanesques. Mais ce Bargemont et son pot de beurre !… Ne jamais posséder la plus désirable des femmes, ne plus la revoir, il le voulait bien encore, mais la savoir dans les bras de cette lourde brute, c’est ce qui lui rendait impossibles la pensée et la vie.

En songeant ainsi, il avait regagné instinctivement son quartier. De longs sifflements lui passaient au-dessus de la tête et il entendait d’effroyables détonations. Des gens le croisaient, coiffés de foulards et portant des matelas sur leur dos. Au coin de la rue de Rennes il heurta du pied un réverbère couché sur le trottoir près d’un mur éventré. Devant la boutique du relieur il vit un grand trou. Il allait ouvrir la porte : un obus l’avait défoncée, et l’on voyait dans l’ombre l’établi culbuté.

Il se rappela alors que les Allemands bombardaient la rive gauche, et il voulut courir dans les rues sous les obus.

Une voix qui sortait de dessous terre l’appela :

— « C’est toi, mon garçon ? Viens vite, tu m’as causé une fameuse inquiétude. Descends, nous sommes installés dans la cave. »

Il suivit son père et trouva des lits dans les caveaux. Le plus grand caveau servait de cuisine et de salon. Là, le relieur montrait sur une carte au concierge et aux locataires la position des armées de secours. La tante Servien, dans l’ombre, les yeux ternes et fixes, suçait lentement du biscuit trempé dans du vin. Elle ne comprenait rien à tout ce qui se passait et gardait de la défiance.

Ce petit monde, ainsi terré depuis la veille au soir, demanda des nouvelles au fils Servien. Puis le relieur reprit les explications qu’on lui avait demandées comme à un ancien militaire et à un homme sérieux.

— « Il s’agit, disait-il, de tendre la main à l’armée de la Loire, à travers le cercle de fer qui nous étreint. L’amiral La Roncière a enlevé les positions d’Épinay en avant de Longjumeau… »

Puis s’adressant à Jean :

— « Mon garçon, trouve donc Longjumeau sur la carte, je n’ai plus mes yeux de vingt ans, et ces chandelles éclairent très mal. »

À ce moment, une formidable explosion secoua les pierres de taille et remplit la cave de poussière. Les femmes poussèrent de grands cris ; le portier alla faire sa ronde, tâtant les murs avec ses grosses clefs ; une énorme araignée courut sur la voûte.

Puis la conversation reprit tranquillement et deux locataires se mirent à jouer aux cartes sur un tonneau.

Jean, brisé de fatigue, s’endormit à terre d’un affreux sommeil.

— « Est-ce que le petit est rentré ? » demanda la tante Servien en suçant son biscuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XXXI


Le bonhomme Servien, en veste de travail, s’approcha du lit ; puis s’en éloignant sur la pointe des pieds :

— « Il dort, monsieur Garneret ; il dort. Le médecin nous dit qu’il est sauvé. C’est un bien bon médecin ! D’ailleurs vous le savez, puisque c’est votre ami et que c’est vous qui nous l’avez amené. Vous nous avez sauvés, monsieur Garneret. »

Et le relieur détourna la tête pour s’essuyer les yeux, alla vers la fenêtre, souleva le rideau et regarda la rue toute claire.

— « Le beau temps va le remettre tout à fait. Mais nous avons passé six semaines affreuses. Je n’ai jamais désespéré, parce qu’il n’est pas naturel qu’un père désespère de la vie de son fils ; pourtant vous savez, monsieur Garneret, qu’il a été bien malade.

« Les voisins ont été très bons pour nous ; mais on n’avait pas ses aises dans cette maudite cave. Pensez, monsieur Garneret, qu’il a fallu lui tenir pendant vingt jours le front dans la glace.

— « Oui, c’est le traitement de la méningite. »

Le relieur se rapprocha de Garneret. Il se grattait l’oreille, il se frottait le front, il se caressait le menton. Il était embarrassé.

« Mon pauvre Jean, dit-il enfin, il est amoureux. Il a une passion ; je l’ai compris par tout ce qu’il disait dans son délire. Je n’ai pas l’habitude de m’occuper de ce qui ne me regarde pas ; mais, comme je vois que la chose est grave, je vous demanderai, dans son intérêt, de me la dire, si vous la savez. »

Garneret haussa les épaules :

— « Une actrice, une tragédienne ! bah ! »

Le relieur réfléchit un instant ; puis :

— « Voyez-vous, monsieur Garneret, bien que j’aie agi pour le mieux à l’égard de mon pauvre garçon, je me fais des reproches. Je me dis que l’instruction que je lui ai donnée l’a détourné du travail et de la vie pratique… Une tragédienne, dites-vous ? Ces goûts-là doivent se prendre dans les collèges. Du temps qu’il allait en classe, je prenais ses cahiers dès qu’il était au lit, et je lisais tout ce qui était en français. C’était pour moi une manière de me rendre compte de son travail ; parce que, tout ignorant qu’on est, on voit bien, avec un peu d’instinct, ce qui est fait proprement et ce qui est galopé. Hé bien ! monsieur Garneret, je fus effrayé de trouver dans ses devoirs tant de pensées exaltées ; il y en avait de très belles, sans doute ; et j’ai recopié sur un papier celles qui m’ont le plus frappé. Mais je me disais : Tous ces discours, toutes ces histoires, prises dans les livres des anciens Romains, vont mettre en effervescence la tête de ce garçon, et il ne saura jamais la vérité des choses. J’avais raison, mon bon monsieur Garneret : et c’est le collège, voyez-vous, qui l’a rendu amoureux d’une tragédienne… »

Jean Servien se souleva sur son lit.

— « C’est toi, Garneret ? Je suis bien content de te voir. »

Puis il tendit l’oreille.

— « Qu’est-ce qu’on entend donc ? »

Garneret lui répondit que c’était le mont Valérien qui tirait sur les remparts. On était en pleine Commune.

— « Vive la Commune ! » s’écria Jean Servien.

Et il posa, en souriant, sa tête sur l’oreiller.


XXXII


Il était guéri et faisait, un livre à la main, une douce promenade dans le jardin du Luxembourg. Il ressentait cet égoïsme innocent, cette pitié de soi-même que donne la convalescence. De sa vie antérieure, il ne voulait rappeler que le souvenir d’un visage charmant penché sur le sien et d’une voix plus belle que la plus belle des musiques, murmurant : « Vous m’aimez donc encore ? » Oh ! certes en ce moment il ne répondrait pas comme dans l’escalier douloureux : « Je ne vous aime plus. » Il répondrait des yeux et des lèvres et en ouvrant les bras : « Je vous aimerai toujours ! » Pourtant l’odieuse figure de l’autre repassait par moments dans sa mémoire et le faisait souffrir. Tout à coup ses yeux furent surpris par un spectacle étrange :

À deux pas de lui, dans le jardin, devant l’orangerie, était M. Tudesco, ample et fleuri, comme à son ordinaire, mais combien différent par le costume ! Il portait une vareuse de garde national, couverte d’aiguillettes étincelantes ; de sa ceinture rouge sortaient deux crosses de pistolet. Il était coiffé d’un képi à cinq galons d’or. Debout au milieu d’un groupe de femmes et d’enfants, il regardait le ciel avec l’attendrissement dont ses petits yeux verts étaient capables. Toute sa personne exprimait la puissance et la bonté. Il tenait sa main droite étendue sur la tête d’un petit garçon et lui adressait ce discours :

— « Jeune citoyen, orgueil de ta mère, ornement des promenades publiques, espoir de la Commune, je t’adresse les paroles du proscrit et je dis : Jeune citoyen, le 18 mars t’a sauvé de l’esclavage. Tu graveras dans ton cœur cette date immortelle.

« Je dis : Nous avons souffert et combattu pour toi. Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »

Ayant ainsi parlé, il remit l’enfant à sa mère et sourit aux citoyennes qui admiraient son éloquence, sa ceinture rouge, ses galons d’or et sa verte vieillesse.

Bien qu’il fût trois heures de l’après-midi, il n’avait pas bu plus que sa capacité, et il marchait en maître, sur le sable des allées, au milieu du peuple.

Jean alla au-devant de lui. Jean avait quelque tendresse pour ce vieil homme. M. Tudesco lui prit la main avec une bonté paternelle et s’écria :

— « Je suis heureux de voir mon cher disciple, le fils de mon intelligence. Monsieur Servien, contemplez ce spectacle et ne l’oubliez jamais : c’est celui d’un peuple libre. »

En effet, les citoyens et les citoyennes marchaient sur les gazons, cueillaient les fleurs des parterres et cassaient les branches des arbres.

Les deux amis voulurent s’asseoir sur un banc ; mais tous étaient occupés par des fédérés de tout grade, qui y ronflaient en tas. C’est pourquoi M. Tudesco pensa qu’il valait mieux aller au café.

Ils en trouvèrent un sur la place de l’Odéon, où M. Tudesco put étaler son éclatant uniforme.

« Je suis ingénieur, dit-il, devant son bitter ; je suis ingénieur au service de la Commune, avec le grade de colonel. »

Jean trouvait cela pourtant bien extraordinaire. M. Tudesco eut beau lui conter ses conférences chez le distillateur avec les chefs de la Commune, il lui semblait étrange que le Tudesco qu’il connaissait fût devenu quelque part ingénieur et colonel. Mais c’était un fait. M. Tudesco, lui, ne s’étonnait pas :

— « La science, disait-il, la science ! Les études ! quelle puissance ! Savoir, c’est pouvoir. Pour vaincre les satellites du despotisme, il faut la science. C’est pourquoi je suis ingénieur avec le grade de colonel. »

Et M. Tudesco raconta qu’il était spécialement préposé à la recherche des souterrains que les suppôts de la tyrannie avaient creusés sous la capitale, à travers les deux bras de la Seine, pour transporter des armes. À la tête d’une escouade de terrassiers, il visitait les palais, les hôpitaux, les casernes et les couvents, défonçant les caves et crevant les tuyaux d’égouts. La science ! la science ! Il visitait aussi les cryptes des églises, pour y découvrir les vestiges de la lubricité des prêtres. Les études ! les études !

Après le bitter, il y eut l’absinthe, et le colonel Tudesco proposa à Servien un poste avantageux à la délégation des Affaires étrangères.

Mais Jean secoua la tête. Il était fatigué et n’avait pas confiance.

— « Je vois ce que c’est, s’écria le colonel en lui tapant sur l’épaule ; vous êtes jeune et amoureux. Il y a deux génies qui soufflent tour à tour leurs inspirations irrésistibles à l’oreille des humains : l’Amour et l’Ambition. L’Amour parle le premier ; et vous l’écoutez encore, mon jeune ami. »

Jean, qui avait bu de l’absinthe, avoua qu’il aimait plus que jamais et qu’il était jaloux. Il raconta l’aventure de l’escalier et se répandit en invectives contre M. Bargemont. Il ne manqua pas de confondre sa cause avec celle de la Commune en représentant l’amant de Gabrielle comme un bonapartiste et un ennemi du peuple.

Le colonel Tudesco tira un carnet de sa poche, y écrivit le nom et l’adresse de Bargemont et s’écria :

— « Si cet homme n’a pas fui comme un lâche, nous en ferons un otage ! Je suis l’ami du citoyen délégué à la Préfecture de Police, et je vous dis : Vous serez vengé de l’infâme Bargemont. Avez-vous lu le décret sur les otages ? non ? Lisez-le. C’est un monument inimitable de la sagesse populaire.

« Je m’arrache à regret à votre compagnie, mon jeune ami. Mais il faut que j’aille découvrir un souterrain que les sœurs de Marie-Joseph ont creusé par méchanceté depuis la prison de Saint-Lazare jusqu’à la maison mère dans le village d’Argenteuil. C’est un long souterrain par lequel elles communiquent avec les traîtres de Versailles. Venez me voir en mon domicile, à l’État-major, place Vendôme. Salut et fraternité. »

Jean paya les consommations du colonel et prit le chemin de sa maison. Les murs étaient tout revêtus d’affiches. Il en lut une à demi couverte par des bulletins de victoires :

« Article IV. Tous accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

« Article V. Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement de la commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article IV, et qui seront désignés par le sort. »

Il fronça le sourcil et songea :

« Est-ce que j’aurais dénoncé un otage ? » Puis il se rassura ; le colonel Tudesco n’était qu’un fantoche et ne pouvait arrêter les gens pour de bon. D’ailleurs, comment croire que Bargemont, chef de service dans un ministère, fût encore à Paris ? Et, après tout, s’il lui arrivait malheur, tant pis pour lui !


XXXIII


Le surlendemain, un fiacre, dont chaque portière laissait passer un canon de fusil, s’arrêta devant la boutique du relieur. Les deux gardes nationaux, qui en sortirent en trébuchant, demandèrent le citoyen Jean Servien, lui remirent un pli cacheté et lui firent signe d’ouvrir la porte toute grande et de les attendre. Ils reparurent bientôt avec un portrait en pied.

C’était celui d’une femme de quarante ans environ, avec un visage jaune, très long et beaucoup trop grand pour surmonter le corps infirme et malingre que revêtait une robe noire de façon modeste. Elle avait l’air triste et soumis. Ses yeux gris exprimaient l’humilité et l’effarement, ses joues pendaient et son menton lui descendait jusqu’à la gorge. Cette figure faisait peine à voir : Jean l’examinait sans y pouvoir rattacher aucun souvenir. Il ouvrit la lettre et lut :

« Commune de Paris. État-major général.
Ordre de remettre au citoyen Jean Servien le portrait de Mme Bargemont.
Le colonel, commandant les souterrains de la Commune,
Tudesco. »

Jean voulut demander aux gardes nationaux ce que cela signifiait, mais déjà le fiacre s’éloignait avec ses deux portières armées de baïonnettes. Et les passants, que rien n’étonnait plus, le suivaient de l’œil un moment.

Jean, resté seul en face du portrait de Mme Bargemont, se demandait pourquoi l’inquiétant Tudesco le lui avait envoyé.

— « Le malheureux, se disait-il, aura arrêté Bargemont et pillé son appartement. »

Mme Bargemont le regardait avec ses vilains yeux de victime. Elle avait l’air si malheureux que Jean fut pris de pitié.

— « La pauvre femme ! » dit-il.

Il retourna la toile contre le mur, et sortit.

Le relieur revenu à son établi eut, bien que nullement curieux, l’idée de regarder ce grand tableau qui encombrait la boutique. Il imagina, en se grattant la tête, que ce pouvait bien être la tragédienne aimée de son fils. Il songea qu’il fallait qu’elle fût bien éprise du jeune homme pour lui envoyer un portrait si grand et si richement encadré. Il ne lui trouvait rien de séduisant.

— « Enfin, se dit-il, elle n’a pas l’air d’une mauvaise femme. »


XXXIV


Jean enjamba quelques gardes nationaux ivres et se trouva dans la salle où se tenait le colonel Tudesco. Le colonel, étendu sur un canapé de satin, ronflait à côté d’un poulet froid. Il avait des éperons. Jean le secoua vivement et lui demanda d’où venait ce portrait, que lui, Jean, n’avait pas le moins du monde l’intention de garder. Le colonel se réveilla, mais sa langue était épaisse et sa mémoire confuse. Les souterrains le préoccupaient. Il les commandait tous et n’en trouvait aucun. Il y avait là quelque chose qui offensait la rectitude de son esprit. La supérieure des sœurs de Marie-Joseph avait refusé de lui livrer le fameux souterrain de Saint-Lazare.

— « Elle a refusé par perversité et peut-être aussi parce qu’il n’existe pas, disait le vieil Italien. Et en vérité, je dis : Si je n’étais pas commandant des souterrains de la capitale, je croirais qu’il n’y en a pas. »

Les idées lui revenaient peu à peu :

— « Jeune homme, vous avez vu le repos du soldat. Que venez-vous demander au vieux défenseur de la liberté ?…

— « Bargemont ? Ce portrait ?…

— « Je sais, je sais. Je me suis rendu chez lui, avec douze hommes, pour l’arrêter, mais il était en fuite, le lâche ! Et j’ai opéré une perquisition dans son appartement. J’ai vu dans le salon le portrait de Mme Bargemont et j’ai dit : Cette dame est aussi triste que M. Jean Servien. Ils sont tous deux victimes de l’infâme Bargemont ; je les réunirai et ils se consoleront. Monsieur Servien, goûtez-moi ce cognac ; il vient de la cave de votre odieux rival. »

Il versa l’eau-de-vie dans deux grands verres et dit en riant :

— « Le cognac d’un ennemi sent bon. »

Puis il retomba sur le canapé en murmurant :

— « Le repos du soldat… »

Il était cramoisi. Jean haussa les épaules et sortit. Il avait à peine ouvert la porte que le vieillard poussa des hurlements dans son sommeil : « Au secours ! au secours ! on me tue. »

Jean Servien vit aussitôt les fédérés de garde se jeter sur lui ; il sentit des canons de revolver sur ses tempes et entendit les fusils qui partaient seuls dans l’antichambre.

Le colonel, en proie au délire alcoolique, se tordait dans des convulsions horribles et hurlait : « Il m’a tué ! Il m’a tué ! »

— « Il a tué le colonel, criaient les fédérés. Il l’a empoisonné. Conduisez-le devant la cour martiale.

— « Fusillez-le de suite. C’est un assassin envoyé par les Versaillais.

— « Au dépôt ! »

Servien niait et se débattait ; il répétait :

— « Vous voyez bien qu’il dort et qu’il est ivre.

— « Il insulte les citoyens !

— « À l’eau !

— « À la lanterne !

— « Fusillez-le ! »

Poussé dans les escaliers à coups de crosse dans les reins, il fut conduit à un officier des fédérés qui signa immédiatement un ordre d’arrestation.


XXXV


Il était au secret dans une cellule du dépôt, depuis seize jours, ou quinze (il ne savait plus). Les heures passaient sur lui horriblement égales et lentes.

Il avait d’abord demandé justice et crié son innocence. Mais il avait compris à la longue que la justice n’avait rien à voir dans son affaire ni dans celle des prêtres et des gendarmes enfermés dans les mêmes murs. Il ne cherchait plus à raisonner avec la folie furieuse de la Commune ; il croyait plus sage de se taire et meilleur d’être oublié, et il craignait bien que tout cela ne finît tragiquement. Une angoisse l’étouffait.

Parfois, dans ses rêveries, il voyait un arbre sur un peu de ciel, et de grosses larmes lui venaient aux yeux.

C’est là, dans cette cellule, qu’il connut les pâles délices du souvenir.

Il songeait à son bonhomme de père assis devant l’établi, ou serrant la vis de la presse ; il songeait à la boutique pleine de livres et de cartons, à sa petite chambre où il lisait des voyages, le soir ; enfin à toutes les choses familières. Et à chaque fois qu’il repassait dans son esprit l’humble et grêle roman de sa vie, il s’indignait d’en voir tous les épisodes dominés et presque remplis par cet ivrogne, ce mendiant de Tudesco ! Cela était vrai, pourtant ! et qu’il regardât ses études, ses amours, ses périls, il voyait sur tout cela la face enluminée du vieux mauvais homme. Quelle honte ! Il avait vécu bien mal ! mais aussi, il avait vécu bien peu, le pauvre enfant ! et, dans sa justice, il se sentait pour lui-même plus de pitié que de colère.

Il songeait tous les jours, il songeait toutes les heures à Gabrielle ; mais comme il sentait pour elle un amour nouveau ! C’était une pensée tranquille et tendre, un sentiment désintéressé, un rêve plein de douceur.

C’était un songe merveilleusement délicat, comme la solitude et le malheur en forment seuls dans les âmes qu’elles arrachent aux rudesses de la vie commune : l’idée d’une belle vie pleine d’ombre, vouée tout entière, sans salaire ni retour, à la femme aimée de loin, comme la vie du bon curé de campagne est vouée au Dieu qui ne descend point du tabernacle.

Son gardien était un bon sous-officier étonné et choqué de ce qui se passait et qui, dans l’effondrement général, se cramponnait à la discipline. Il avait pour ses prisonniers une pitié rude et gauche qui se taisait dans le service et que Jean ne devina pas. Jean n’entendait rien aux militaires. Celui-ci cependant devenait moins roide et plus expansif à mesure que l’armée de la loi se rapprochait.

Ce jour-là, il avait dit au prisonnier, en clignant de l’œil :

— « Bon courage ! il y aura bientôt du nouveau. »

Dans l’après-midi, Jean entendit un bruit lointain de fusillade ; puis tout à coup, la porte de sa cellule s’ouvrit et il vit une avalanche de prisonniers rouler d’un bout à l’autre du corridor. Le gardien avait ouvert toutes les cellules et crié : « Sauve qui peut ! » Jean fut lui-même emporté à travers les escaliers jusqu’à la cour du dépôt et précipité la tête la première contre le mur. Quand il se releva de sa chute étourdissante, les prisonniers avaient disparu. Il était seul devant le guichet ouvert. Il sortit. La fusillade crépitait. La Seine coulait sous les lourdes fumées de Paris incendié. Des pantalons rouges paraissaient sur le quai de l’École. Le Pont-au-Change était couvert de fédérés. Ne sachant où fuir, il allait rentrer dans la prison ; mais des Vengeurs de Lutèce, qui fuyaient lestement, le poussèrent la baïonnette dans les reins vers le Pont-au-Change. Une femme, une cantinière leur criait : « Ne le lâchez pas, faites-lui son affaire. C’est un Versaillais. » La petite troupe s’arrêta sur le Quai-aux-Fleurs, et Jean fut poussé contre le mur de l’Hôtel-Dieu. La cantinière s’agitait devant lui. Échevelée sous son képi galonné, ample de poitrine, cambrée des reins, dressée fièrement sur ses jambes fines et fortes, elle avait la puissance d’une magnifique bête féroce. De sa petite bouche toute ronde sortaient des menaces obscènes, elle agitait un revolver. Les Vengeurs de Lutèce, harassés et stupides, regardaient leur prisonnier, pâle contre le mur, et se regardaient entre eux. Elle les menaçait, interpellait chacun par quelque surnom ignoble, et, passant devant eux avec un balancement de sa croupe puissante, les enveloppait et les pénétrait de son influence.

Ils se formèrent en peloton.

— « Feu ! » cria-t-elle.

Jean étendit les bras en avant.

Deux ou trois coups de feu partirent. Il entendit les balles s’écraser contre le mur. Il n’était pas touché.

— « Feu ! feu ! » répéta la femme avec une obstination d’enfant colère.

Elle avait traversé la bataille, cette fille ! elle avait bu à même les tonneaux défoncés et dormi sur le dos, pêle-mêle avec les hommes, au milieu de la place publique rougie par l’incendie. On ne faisait que tuer autour d’elle, et on n’avait encore tué personne pour elle. Elle voulait qu’on lui fusillât quelqu’un, à la fin ! Et elle criait en trépignant :

— « Feu, feu ! feu ! »

Les fusils s’armaient de nouveau et les canons s’abaissaient ; mais les Vengeurs de Lutèce manquaient d’entrain ; leur chef avait disparu, ils étaient dispersés, ils fuyaient, dégrisés, hébétés, ils comprenaient que la fête était finie. Ils voulaient bien, tout de même, fusiller ce bourgeois-là, avant d’aller se cacher chacun dans son trou.

Jean essaya de dire : « Ne me faites pas souffrir ! » mais la voix s’arrêta dans sa gorge.

Un des Vengeurs regarda du côté du Pont-au-Change et vit les fédérés qui lâchaient pied.

Il dit, en se mettant l’arme à l’épaule :

— « F......s le camp, nom de Dieu ! »

Ils hésitaient. Quelques-uns s’en allaient.

Alors la cantinière hurla :

— « Sacrés c…s ! c’est donc moi qui lui ferai son affaire. »

Elle se jeta sur Jean Servien, lui cracha au visage, se livra du geste et de la voix à des farces d’une obscénité frénétique et lui mit le canon du revolver sur la tempe. Alors il sentit que tout était fini et il attendit.

Pendant une seconde il revit mille choses ; il revit les allées plantées de vieux arbres où sa tante le menait promener jadis ; il se revit lui-même petit enfant heureux et étonné ; il se rappela les châteaux qu’il construisait avec des écorces de platane… Le revolver partit. Jean battit l’air de ses bras et tomba la face en avant. Les hommes l’achevèrent à coups de baïonnette, puis la femme dansa sur le cadavre en poussant des cris de joie.

La bataille se rapprochait. Une fusillade nourrie balaya le quai. La femme partit la dernière. Le corps de Jean Servien resta étendu sur la voie déserte. Son visage avait pris une expression de tranquillité étrange ; il y avait à la tempe un petit trou à peine visible ; du sang et de la boue souillaient ces beaux cheveux qu’une mère avait baisés avec tant d’amour.