Calmann-Lévy (p. 236-239).


XXXIV


Jean enjamba quelques gardes nationaux ivres et se trouva dans la salle où se tenait le colonel Tudesco. Le colonel, étendu sur un canapé de satin, ronflait à côté d’un poulet froid. Il avait des éperons. Jean le secoua vivement et lui demanda d’où venait ce portrait, que lui, Jean, n’avait pas le moins du monde l’intention de garder. Le colonel se réveilla, mais sa langue était épaisse et sa mémoire confuse. Les souterrains le préoccupaient. Il les commandait tous et n’en trouvait aucun. Il y avait là quelque chose qui offensait la rectitude de son esprit. La supérieure des sœurs de Marie-Joseph avait refusé de lui livrer le fameux souterrain de Saint-Lazare.

— « Elle a refusé par perversité et peut-être aussi parce qu’il n’existe pas, disait le vieil Italien. Et en vérité, je dis : Si je n’étais pas commandant des souterrains de la capitale, je croirais qu’il n’y en a pas. »

Les idées lui revenaient peu à peu :

— « Jeune homme, vous avez vu le repos du soldat. Que venez-vous demander au vieux défenseur de la liberté ?…

— « Bargemont ? Ce portrait ?…

— « Je sais, je sais. Je me suis rendu chez lui, avec douze hommes, pour l’arrêter, mais il était en fuite, le lâche ! Et j’ai opéré une perquisition dans son appartement. J’ai vu dans le salon le portrait de Mme  Bargemont et j’ai dit : Cette dame est aussi triste que M. Jean Servien. Ils sont tous deux victimes de l’infâme Bargemont ; je les réunirai et ils se consoleront. Monsieur Servien, goûtez-moi ce cognac ; il vient de la cave de votre odieux rival. »

Il versa l’eau-de-vie dans deux grands verres et dit en riant :

— « Le cognac d’un ennemi sent bon. »

Puis il retomba sur le canapé en murmurant :

— « Le repos du soldat… »

Il était cramoisi. Jean haussa les épaules et sortit. Il avait à peine ouvert la porte que le vieillard poussa des hurlements dans son sommeil : « Au secours ! au secours ! on me tue. »

Jean Servien vit aussitôt les fédérés de garde se jeter sur lui ; il sentit des canons de revolver sur ses tempes et entendit les fusils qui partaient seuls dans l’antichambre.

Le colonel, en proie au délire alcoolique, se tordait dans des convulsions horribles et hurlait : « Il m’a tué ! Il m’a tué ! »

— « Il a tué le colonel, criaient les fédérés. Il l’a empoisonné. Conduisez-le devant la cour martiale.

— « Fusillez-le de suite. C’est un assassin envoyé par les Versaillais.

— « Au dépôt ! »

Servien niait et se débattait ; il répétait :

— « Vous voyez bien qu’il dort et qu’il est ivre.

— « Il insulte les citoyens !

— « À l’eau !

— « À la lanterne !

— « Fusillez-le ! »

Poussé dans les escaliers à coups de crosse dans les reins, il fut conduit à un officier des fédérés qui signa immédiatement un ordre d’arrestation.