Calmann-Lévy (p. 223-231).


XXXII


Il était guéri et faisait, un livre à la main, une douce promenade dans le jardin du Luxembourg. Il ressentait cet égoïsme innocent, cette pitié de soi-même que donne la convalescence. De sa vie antérieure, il ne voulait rappeler que le souvenir d’un visage charmant penché sur le sien et d’une voix plus belle que la plus belle des musiques, murmurant : « Vous m’aimez donc encore ? » Oh ! certes en ce moment il ne répondrait pas comme dans l’escalier douloureux : « Je ne vous aime plus. » Il répondrait des yeux et des lèvres et en ouvrant les bras : « Je vous aimerai toujours ! » Pourtant l’odieuse figure de l’autre repassait par moments dans sa mémoire et le faisait souffrir. Tout à coup ses yeux furent surpris par un spectacle étrange :

À deux pas de lui, dans le jardin, devant l’orangerie, était M. Tudesco, ample et fleuri, comme à son ordinaire, mais combien différent par le costume ! Il portait une vareuse de garde national, couverte d’aiguillettes étincelantes ; de sa ceinture rouge sortaient deux crosses de pistolet. Il était coiffé d’un képi à cinq galons d’or. Debout au milieu d’un groupe de femmes et d’enfants, il regardait le ciel avec l’attendrissement dont ses petits yeux verts étaient capables. Toute sa personne exprimait la puissance et la bonté. Il tenait sa main droite étendue sur la tête d’un petit garçon et lui adressait ce discours :

— « Jeune citoyen, orgueil de ta mère, ornement des promenades publiques, espoir de la Commune, je t’adresse les paroles du proscrit et je dis : Jeune citoyen, le 18 mars t’a sauvé de l’esclavage. Tu graveras dans ton cœur cette date immortelle.

« Je dis : Nous avons souffert et combattu pour toi. Fils des désespérés, tu seras un homme libre ! »

Ayant ainsi parlé, il remit l’enfant à sa mère et sourit aux citoyennes qui admiraient son éloquence, sa ceinture rouge, ses galons d’or et sa verte vieillesse.

Bien qu’il fût trois heures de l’après-midi, il n’avait pas bu plus que sa capacité, et il marchait en maître, sur le sable des allées, au milieu du peuple.

Jean alla au-devant de lui. Jean avait quelque tendresse pour ce vieil homme. M. Tudesco lui prit la main avec une bonté paternelle et s’écria :

— « Je suis heureux de voir mon cher disciple, le fils de mon intelligence. Monsieur Servien, contemplez ce spectacle et ne l’oubliez jamais : c’est celui d’un peuple libre. »

En effet, les citoyens et les citoyennes marchaient sur les gazons, cueillaient les fleurs des parterres et cassaient les branches des arbres.

Les deux amis voulurent s’asseoir sur un banc ; mais tous étaient occupés par des fédérés de tout grade, qui y ronflaient en tas. C’est pourquoi M. Tudesco pensa qu’il valait mieux aller au café.

Ils en trouvèrent un sur la place de l’Odéon, où M. Tudesco put étaler son éclatant uniforme.

« Je suis ingénieur, dit-il, devant son bitter ; je suis ingénieur au service de la Commune, avec le grade de colonel. »

Jean trouvait cela pourtant bien extraordinaire. M. Tudesco eut beau lui conter ses conférences chez le distillateur avec les chefs de la Commune, il lui semblait étrange que le Tudesco qu’il connaissait fût devenu quelque part ingénieur et colonel. Mais c’était un fait. M. Tudesco, lui, ne s’étonnait pas :

— « La science, disait-il, la science ! Les études ! quelle puissance ! Savoir, c’est pouvoir. Pour vaincre les satellites du despotisme, il faut la science. C’est pourquoi je suis ingénieur avec le grade de colonel. »

Et M. Tudesco raconta qu’il était spécialement préposé à la recherche des souterrains que les suppôts de la tyrannie avaient creusés sous la capitale, à travers les deux bras de la Seine, pour transporter des armes. À la tête d’une escouade de terrassiers, il visitait les palais, les hôpitaux, les casernes et les couvents, défonçant les caves et crevant les tuyaux d’égouts. La science ! la science ! Il visitait aussi les cryptes des églises, pour y découvrir les vestiges de la lubricité des prêtres. Les études ! les études !

Après le bitter, il y eut l’absinthe, et le colonel Tudesco proposa à Servien un poste avantageux à la délégation des Affaires étrangères.

Mais Jean secoua la tête. Il était fatigué et n’avait pas confiance.

— « Je vois ce que c’est, s’écria le colonel en lui tapant sur l’épaule ; vous êtes jeune et amoureux. Il y a deux génies qui soufflent tour à tour leurs inspirations irrésistibles à l’oreille des humains : l’Amour et l’Ambition. L’Amour parle le premier ; et vous l’écoutez encore, mon jeune ami. »

Jean, qui avait bu de l’absinthe, avoua qu’il aimait plus que jamais et qu’il était jaloux. Il raconta l’aventure de l’escalier et se répandit en invectives contre M. Bargemont. Il ne manqua pas de confondre sa cause avec celle de la Commune en représentant l’amant de Gabrielle comme un bonapartiste et un ennemi du peuple.

Le colonel Tudesco tira un carnet de sa poche, y écrivit le nom et l’adresse de Bargemont et s’écria :

— « Si cet homme n’a pas fui comme un lâche, nous en ferons un otage ! Je suis l’ami du citoyen délégué à la Préfecture de Police, et je vous dis : Vous serez vengé de l’infâme Bargemont. Avez-vous lu le décret sur les otages ? non ? Lisez-le. C’est un monument inimitable de la sagesse populaire.

« Je m’arrache à regret à votre compagnie, mon jeune ami. Mais il faut que j’aille découvrir un souterrain que les sœurs de Marie-Joseph ont creusé par méchanceté depuis la prison de Saint-Lazare jusqu’à la maison mère dans le village d’Argenteuil. C’est un long souterrain par lequel elles communiquent avec les traîtres de Versailles. Venez me voir en mon domicile, à l’État-major, place Vendôme. Salut et fraternité. »

Jean paya les consommations du colonel et prit le chemin de sa maison. Les murs étaient tout revêtus d’affiches. Il en lut une à demi couverte par des bulletins de victoires :

« Article IV. Tous accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

« Article V. Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement de la commune de Paris sera sur-le-champ suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article IV, et qui seront désignés par le sort. »

Il fronça le sourcil et songea :

« Est-ce que j’aurais dénoncé un otage ? » Puis il se rassura ; le colonel Tudesco n’était qu’un fantoche et ne pouvait arrêter les gens pour de bon. D’ailleurs, comment croire que Bargemont, chef de service dans un ministère, fût encore à Paris ? Et, après tout, s’il lui arrivait malheur, tant pis pour lui !