Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 187-214).

CHAPITRE VII

VISITE DE TAINE À RŒMERSPACHER

M. Taine, sur la fin de sa vie, avait coutume chaque jour de visiter un arbre au square des Invalides et de l’admirer.
(Conversations de Paul Bourget.)
Ceux qui ont l’esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent.
(Pascal.)

Quinze jours après, le journal la Vraie République publiait une étude de Rœmerspacher sur Taine, un peu longue et mal éclairée, mais notable. On y sentait une intelligence mâle qui s’applique uniquement à son objet et ignore les ménagements et les compromis imposés à la plupart des écrivains par leurs soins de carrière. En outre, la page était noble parce que, d’instinct, le jeune auteur pratiquait la grande règle de la compréhension, — qu’il faut toujours dégager, ce qui, dans une œuvre, dans un homme, est digne d’amour.

Renaudin n’en eut pas de compliment à son journal ; ses collaborateurs déclarèrent l’article assommant et le prièrent de laisser là ses « littérateurs ».

Or, le surlendemain, étant à sa table de travail, Rœmerspacher entendit qu’on frappait à sa porte, — la troisième à gauche, au deuxième étage de l’hôtel Cujas, — et, du fond de son unique chambre, sans bouger, il cria :

— Entrez !

Un inconnu, presque un vieillard, plutôt petit, d’aspect grave et simple apparut, examina d’un coup d’œil cette installation d’étudiant, le lit avec des vêtements épars, l’étroite table de toilette, les livres nombreux, tout un ensemble joyeux et sympathique.

— Vous êtes bien monsieur Rœmerspacher ? dit-il. Je suis monsieur Taine.

Évidemment l’illustre philosophe, intéressé par le travail de cet écrivain ignoré, avait passé aux bureaux du journal ; et de là, cédant à sa bienveillance, à la curiosité, il était venu jusqu’à l’hôtel garni où, sous le même toit que trente filles, le jeune garçon s’enivrait de travail.

Et maintenant, M. Taine est assis auprès de Rœmerspacher, il l’examine, il lui applique ces mêmes regards, cette même intelligence, cette méthode aussi, qui ont été ses instruments pour contempler tant d’œuvres d’art, tant de figures historiques, tant de civilisations.

Sturel, dans cette situation, eût ressenti les mouvements de honte et de bonheur suprême que put éprouver Lamartine quand M. de Talleyrand, en 1820, ayant lu les Méditations, lui envoyait un brevet de gloire ; attentif à se montrer digne de cette visite, peut-être, sur le moment, n’en eût-il point joui. Rœmerspacher sut témoigner son profond respect avec simplicité. La seule gêne dont il souffrit, c’est qu’au fond de son âme mille notions se levaient, saluant leur auteur dans ce visiteur royal, et qu’il devait observer les distances entre un modeste étudiant et celui dont il se savait le familier. Rœmerspacher n’est pas un esprit qui subit ; même dans cet instant, il juge. Ce n’est pas sous une impulsion de poète ou de nerveux, c’est par un naïf sentiment de l’équité, encore intact des « trop de zèle ! » que nous jette l’expérience, qu’il voudrait, dans son premier élan, dire à ce vieux monsieur :

« Voici ce que je tiens de vous, et il y a en vous ceci que je comprends, que j’aime et que j’essaie d’acquérir… Mon maître, mon père, comme je suis heureux de vous voir et de me faire reconnaître aux signes indéniables que je porte ! »

Heureusement, ce jeune homme, s’il avait du cœur, possédait aussi du tact ; il s’en tint à répondre quand M. Taine l’interrogeait. Surtout, il tâchait de bien le voir, pour en garder une image complète.

Le philosophe avait alors cinquante-six ans. Enveloppé d’un pardessus de fourrure grise, avec ses lunettes, sa barbe grisonnante, il semblait un personnage du vieux temps, un alchimiste hollandais. Ses cheveux étaient collés, serrés sur sa tête, sans une ondulation. Sa figure creuse et sans teint avait des tons de bois. Il portait sa barbe à peu près comme Alfred de Musset qu’il avait tant aimé, et sa bouche eût été aisément sensuelle. Le nez était busqué, la voûte du front belle, les tempes bien renflées, encore que serrées aux approches du front, et l’arcade sourcilière nette, vive, arrêtée finement. Du fond de ces douces cavernes, le regard venait, à la fois impatient et réservé, retardé par le savoir, semblait-il, et pressé par la curiosité. Et ce caractère, avec la lenteur des gestes, contribuait beaucoup à la dignité d’un ensemble qui aurait pu paraître un peu chétif et universitaire dans certains détails, car M. Taine, par exemple, portait cette après-midi une étroite cravate noire, en satin, comme celle que l’on met le soir.

Le jeune carabin démêla très vite que ces yeux gris de M. Taine, remarquables de douceur, de lumière et de profondeur, étaient inégaux et voyaient un peu de travers ; exactement, il était bigle. Ce regard singulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions et qui doit se réveiller pour saisir la réalité, contribuait à lui donner, quand il causait idées, un air de surveiller sa pensée et non son interlocuteur, et ce défaut devenait une espèce de beauté morale.

— Ma santé est un peu mauvaise, — dit M. Taine, que vieillissait déjà le diabète, dont il devait mourir dix ans plus tard. — Je suis obligé de me promener tous les jours au moins une heure : voulez-vous m’accompagner ? nous causerons en marchant.

Sa voix était très prenante : une voix comme teintée d’accent étranger, qui prononçait les finales euse comme les Lorrains exactement.

Ils descendirent la rue Monsieur-le-Prince, trop agitée, puis gagnèrent la rue de Babylone et des quartiers paisibles. Le vieillard demanda au jeune homme :

— Avez-vous des ressources ?

Et, sur une réponse satisfaisante :

— Je suis content ; voilà le point qui m’inquiétait, vous ayant lu et vous trouvant, à ma grande surprise, si jeune. Je vous crois propre aux spéculations intellectuelles : or, je tiens comme un grave danger pour l’individu et pour la société, la contradiction qu’il y a trop souvent entre un développement cérébral qui nécessite des loisirs, des dépenses, car la grande culture est fort coûteuse, et une condition qui oblige à des besognes… Quels sont vos projets ?

Rœmerspacher expliqua que, tout en menant convenablement sa médecine, il suivait les conférences d’histoire à l’École des Hautes Études.

— Vous n’avez pas encore trouvé votre voie. Ne hâtez pas vos décisions. Prêtez-vous à la vérité qui, peu à peu et d’elle-même, se créera en votre conscience… Pourtant, donnez-vous une méthode, une discipline. Rien n’est plus dangereux que de laisser vaguer son esprit… Comment vivez-vous ? Avez-vous un petit cercle ? des idées communes avec des jeunes gens ?

Rœmerspacher parla de Sturel et de ses camarades qui seraient journaliste, avocats, médecins.

— Êtes-vous enthousiasmé par une idée ? Voudriez-vous faire triompher une conviction philosophique ?

— Sans doute, dit Rœmerspacher assez froidement, il y a des maîtres que nous admirons…

— Enfin, poursuivit M. Taine, quelles sont les idées philosophiques et politiques des jeunes gens ?

Et, comme l’autre hésitait, il ajouta :

— Voyez-vous qu’ils aient un principe directeur, ou qu’ils se préoccupent plus spécialement de quelque problème ?… Nous, par exemple, à votre âge, dans nos causeries indéfinies, nous revenions toujours sur les mêmes points.

— Je sais, dit le jeune homme, ce sont des problèmes fameux : la grande crise de M. Renan à Saint-Sulpice, et son adhésion à la science ; votre protestation contre la philosophie spiritualiste, quand vous réhabilitiez le sensualisme de Condillac… D’une façon plus générale, la grande affaire pour votre génération aura été le passage de l’absolu au relatif… Permettez-moi de vous le dire, monsieur, c’est une étape franchie, et nous sommes sur le point de ne plus comprendre l’angoisse de nos aînés accomplissant cette évolution. Ce n’est pas que nous voulions restaurer des liens que vous avez coupés, mais enfin nous ne pouvons pas plus être matérialistes que spiritualistes. Qu’est-ce que la matière ?… Il faut vous dire que nous avions pour professeur de philosophie un kantien : il nous a exposé avec une force admirable la critique de toute certitude. Dès lors, comment parler des propriétés de la substance universelle ? ses qualités ne sont rien de plus que des états de notre sensibilité ; nous ne connaissons en soi ni les corps, ni les esprits, mais seulement nos rapports avec les mouvements d’une réalité inconnue et à jamais inconnaissable. Le matérialisme est devenu pour nous une doctrine absolument incompréhensible. Ce n’est plus qu’une conception de la vie dont les parlementaires de toutes nuances et leurs journalistes — je suis renseigné par un de mes camarades, rédacteur à la Vraie République, — sont les représentants.

Avec tout cela, Rœmerspacher n’aboutissait pas à une profession de foi décidée. Eh bien ! M. Taine parut goùter que le jeune homme n’improvisât pas quelque belle réponse de circonstance. — Il y a dans notre pays de nombreux esprits qui veulent qu’à tout problème posé on fournisse une solution nette. Grâce à notre éducation littéraire ou, plus exactement, oratoire, nous préférons aux indications délicates d’une pensée qui tâtonne la rotondité d’un beau discours. Mais préciser une question et la laisser en suspens, n’est-ce pas en marquer excellemment l’état ? — Rœmerspacher, qui a si bien défini l’œuvre de ses aînés : « Ils passèrent de l’absolu au relatif », appartient à une génération établie dans le relatif et qui constate pourtant la difficulté de se passer d’un absolu moral. Cet instinct, dont le jeune homme ne prend peut-être pas une conscience claire, se marque par sa répugnance au matérialisme amoral.

Un Taine aurait le droit de s’étonner que ce jeune homme ne distingue pas une éthique dans les méthodes scientifiques qui ont commandé la vie de Renan, de Littré et la sienne propre. Mais cet insatiable curieux de l’esprit humain n’est pas homme à laisser dévier sa petite enquête. Est-il spectacle plus émouvant que de suivre, à vingt-cinq années de distance et chez un être d’élite, l’activité, la force des idées que jadis on a recueillies, élaborées et qui, sans jamais tomber dans le néant, toujours se transformeront ?…

— Si votre maître était un kantien, il a dû vous donner une conception du devoir ?

— Comment donc ! — dit Rœmerspacher, avec son bon rire de carabin méprisant. — L’appel au cœur !… Et puis, la fameuse loi fondamentale de la raison pure pratique : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe de législation universelle. »

Il est évident que le jeune homme tourne ces derniers mots en dérision.

— Cette formule ne vous satisfait pas ? interroge le consciencieux M. Taine.

— Je ne crois pas qu’un seul de mes camarades ait pris au sérieux la péripétie par laquelle Kant ressuscite la certitude. C’est bien théâtral ! et cela nous rappelle que l’ennuyeuse tragédie philosophique du dix-huitième siècle avait déjà des moyens de mélodrame. Pour nous, l’impératif catégorique est réduit à être, comme on l’a dit, le « consultatif catégorique ». J’étais trop votre élève, monsieur, pour demeurer celui de M. Bouteiller et admettre une formule qui implique la possibilité d’une législation universelle. J’en ai parlé souvent avec l’un de mes amis, un catholique, Gallant de Saint-Phlin, et qui s’en tient à la morale théologique. Il oppose à Kant la constatation de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » que vous avez pour nous mille fois contrôlée. Les hommes, de siècle en siècle, comme de pays en pays, conçoivent des morales diverses qui, selon les époques et les climats sont nécessaires et partant justes. Elles sont la vérité tant qu’elles sont nécessaires. Alors, monsieur, nous apportons devant la vie ce que vous ressentiez devant l’œuvre de Balzac : la curiosité la plus passionnée d’une si abondante zoologie.

La figure de Rœmerspacher était charmante de liberté, de force et de politesse. M. Taine, surpris que ses interrogations aboutissent à de si rapides et brutales lumières, insista d’un dernier mot :

— La politique ?

— Oh ! qui peut calculer les conséquences d’une réforme ? Nous approuvons un peu au hasard les programmes qui témoignent des intentions les plus généreuses… Nous nous passerons de système jusqu’à ce que vous nous ayez donné vos conclusions. Cette honnête flatterie ne déplut pas. Le philosophe resta quelques instants à méditer sur le nihilisme ou plutôt sur le vide dénoncé en termes si simples par un jeune homme qui ne semblait ni bas ni médiocre. Tout en marchant, il avait le plus souvent tenu la tête baissée, puis soudain il la relevait pour fixer le ciel. Son regard presque jamais n’allait à hauteur de Rœmerspacher ; évidemment, il suivait exclusivement les idées émises sans les vérifier sur la physionomie de son jeune interlocuteur. Il causait avec une espèce plutôt qu’avec un individu. Tout au moins, était-il tombé sur un excellent spécimen. Rœmerspacher est en voie d’acquérir par ses études la conception rationnelle du monde qui nous est imposée dans l’état actuel des sciences ; mais il révèle autre chose que les besoins logiques de son jugement : les besoins moraux de ses sentiments.

Les réflexions qu’en fit M. Taine l’amenèrent à poser une série de questions plus personnelles et minutieuses : de quel endroit était Rœmerspacher ? s’il avait des parents ? s’ils habitaient Nomeny depuis longtemps ? si l’on peut travailler à la Faculté de Nancy ?

— En 1864, lui disait-il, j’ai admiré le bel aspect opulent et paisible de cette ville. Une pareille cité mériterait de devenir un centre. Mieux que d’aucune ville française, pensais-je alors, on pourrait en faire un Heidelberg. Toutefois, il est bien possible que la concentration des choses de l’esprit à Paris vous ait forcé de venir chercher ici la grande culture.

Il se fit répéter plusieurs fois que le jeune homme, après deux années, vivait encore presque exclusivement avec des Lorrains.

— Ainsi vous avez une sorte de famille, sinon une parenté, des compatriotes, un clan. Les idées sont abstraites ; on ne s’y élève que par un effort : quelque belles qu’elles soient, elles ne suffisent pas au cœur. Ce sera une chose admirable si, grâce à ces compatriotes, vous pouvez introduire dans votre vie la notion de sociabilité. La qualité de galant homme n’est pas, comme on est disposé à le croire, un raffinement de gentilhomme, une élégance à l’usage des privilégiés : elle importe à la moralité générale. Que chacun agisse selon ce qui convient dans son ordre. Respectons chez les autres la dignité humaine et comprenons qu’elle varie pour une part importante selon les milieux, les professions, les circonstances. Voilà ce que sait l’homme sociable, et c’est aussi ce que nous enseigne l’observation de la nature. Si vous formez un groupement, vous serez amené à considérer et à écouter tantôt celui-ci et tantôt celui-là, selon les intérêts que vous examinerez : car ce ne sont pas les mêmes hommes qui sont les plus capables en tout.

Ce point de vue est si nouveau que le jeune homme ne sait pas s’y placer. M. Taine, au hasard d’une conversation, vient d’aborder de biais un ensemble de notions qui forment sa philosophie pratique, la philosophie gœthienne. Il n’en est pas qui contredise plus fortement Kant et M. Bouteiller. Rœmerspacher a reproduit et souligné, dans son article, les arguments par lesquels l’historien condamne toute tentative de refondre les sociétés au nom de la raison pure ; et maintenant l’illustre auteur des Origines lui dévoile brièvement ses conclusions, lui indique comment la meilleure école, le laboratoire social, c’est le groupement, l’association libre… La thèse pourra prendre d’étranges prolongements en Rœmerspacher : un principe quand on le fait admettre à quelqu’un sans l’accompagner des documents, des cas particuliers qui le justifient et le limitent, entraîne des conséquences variées suivant la constitution mentale de ceux qui l’interprètent et l’appliquent.

Ainsi M. Taine s’abstient de compliments. Et Rœmerspacher est assez délicat pour sentir que ce maître, en voulant bien venir jusqu’à sa chambre, puis, en le pressant de questions, lui donne le plus précieux des témoignages. Mais, où le jeune homme fut ému, c’est quand le philosophe parla de soi-même :

— Jusqu’au bout, disait-il, j’espère pouvoir travailler.

Ce beau mot, vivant et fort, « travailler », prononcé avec simplicité, prenait dans cette bouche un son grave qui fascina le jeune homme. Un être qui pressent la mort, s’il nous disait : « J’espère, jusqu’au bout, marcher, voir la lumière, entendre la voix des miens », déjà nous émouvrait par ce mélange de faiblesse, de résignation, mais ceci : « Jusqu’au bout j’espère pouvoir travailler ! » Quelle superbe expression de l’unité d’une vie composée toute pour qu’un homme se consacre à la vérité ! et soudain, relié à cet étranger par un sentiment saint, oui, par un lien religieux, Rœmerspacher sentit dans toutes ses veines un sang chaud que lui envoyait le cœur de ce vieillard.

Voilà donc qu’un jeune garçon qui, de Kant, croyait ne pouvoir utiliser que la dialectique destructive, brusquement, par un très simple accident de la vie, sent jaillir de sa conscience l’acte de foi nécessaire aux opérations élevées de l’esprit. Il dépasse le point de vue rationnel qui, dans l’étude des hauts problèmes, nous fournit seulement des probabilités ; il affirme le vrai, le bien, le beau, comme les aliments qui lui sont nécessaires et vers lesquels aspirent les curiosités de sa raison et les effusions de son cœur. À cette âme de bonne volonté, il faudrait seulement qu’on proposât une formule religieuse acceptable.

Ils étaient arrivés devant le square des Invalides ; M. Taine s’arrêta, mit ses lunettes et, de son honnête parapluie, il indiquait au jeune homme un arbre assez vigoureux, un platane, exactement celui qui se trouve dans la pelouse à la hauteur du trentième barreau de la grille compté depuis l’esplanade. Oui, de son parapluie mal roulé de bourgeois négligent, il désignait le bel être luisant de pluie, inondé de lumière par les destins alternés d’une dernière journée d’avril.

— Combien je l’aime, cet arbre ! Voyez le grain serré de son tronc, ses nœuds vigoureux ! Je ne me lasse pas de l’admirer et de le comprendre. Pendant les mois que je passe à Paris, puisqu’il me faut un but de promenade, c’est lui que j’ai adopté. Par tous les temps, chaque jour, je le visite. Il sera l’ami et le conseiller de mes dernières années… Il me parle de tout ce que j’ai aimé : les roches pyrénéennes, les chênes d’Italie, les peintres vénitiens. Il m’eût réconcilié avec la vie, si les hommes n’ajoutaient pas aux dures nécessités de leur condition tant d’allégresse dans la méchanceté.

« Sentez-vous sa biographie ? Je la distingue dans son ensemble puissant et dans chacun de ses détails qui s’engendrent. Cet arbre est l’image expressive d’une belle existence. Il ignore l’immobilité. Sa jeune force créatrice dès le début lui fixait sa destinée, et sans cesse elle se meut en lui. Puis-je dire que c’est sa force propre ? Non pas ; c’est l’éternelle unité, l’éternelle énigme qui se manifeste dans chaque forme. Ce fut d’abord sous le sol, dans la douce humidité, dans la nuit souterraine, que le germe devint digne de la lumière. Et la lumière alors a permis que la frêle tige se développât, se fortifiât d’états en états. Il n’était pas besoin qu’un maître du dehors intervînt. La platane allègrement étageait ses membres, élançait ses branches, disposait ses feuilles d’année en année jusqu’à sa perfection. Voyez qu’il est d’une santé pure ! Nulle prévalence de son tronc, de ses branches, de ses feuilles ; il est une fédération bruissante. Lui-même il est sa loi, et il l’épanouit… Quelle bonne leçon de rhétorique, et non seulement de l’art du lettré, mais aussi quel guide pour penser ! Lui, le bel objet, ne nous fait pas voir une symétrie à la française, mais la logique d’une âme vivante et ses engendrements. Au terme d’une vie où j’ai tant aimé la logique, il me marque ce que j’eus peut-être de systématique et qui n’exprimait pas toujours ma décision propre, mais une influence extérieure. En éthique surtout je le tiens pour mon maître. Regardez-le bien. Il a eu ses empêchements, lui aussi ; voyez comme il était gêné par les ombres des bâtiments : il a fui vers la droite, s’est orienté vers la liberté, il a développé fortement ses branches en éventail sur l’avenue. Cette masse puissante de verdure obéit à une raison secrète, à la plus sublime philosophie, qui est l’acceptation des nécessités de la vie. Sans se renier, sans s’abandonner, il a tiré des conditions fournies par la réalité le meilleur parti, le plus utile. Depuis les plus grandes branches jusqu’aux plus petites radicelles, tout entier il a opéré le même mouvement… Et maintenant, cet arbre qui, chaque jour avec confiance, accroissait le trésor de ses énergies, il va disparaître parce qu’il a atteint sa perfection. L’activité de la nature, sans cesser de soutenir l’espèce, ne veut pas en faire davantage pour cet individu. Mon beau platane aura vécu. Sa destinée est ainsi bornée par les mêmes lois, qui, ayant assuré sa naissance, amèneront sa mort. Il n’est pas né en un jour, il ne disparaîtra pas non plus en un instant… Déjà en moi des parties se défont et bientôt je m’évanouirai ; ma génération m’accompagnera, et puis un peu plus tard viendra votre tour et celui de vos camarades… »

M. Taine, quand il était heureux d’une idée, d’un développement d’idées surtout, avait pour conclure un sourire extrêmement doux qui plissait ses paupières et jouait autour des lèvres sans presque remuer les joues. Il regarda un instant avec cette bienveillance son compagnon…

Comme ils tournaient sur eux-mêmes pour regagner le quartier Saint-Sulpice, il heurta, laissa tomber son parapluie ; et dans l’effort qu’il fit pour le ramasser, devancé d’ailleurs par le jeune homme, il advint que son pantalon découvrit son cou-de-pied. Rœmerspacher remarqua la forte cheville du vieillard, puis observa son mollet assez développé ; il pensa qu’il devait être de constitution vigoureuse, d’une solide race des Ardennes, affaibli seulement par le travail, et, pour la première fois, il lui vint à l’esprit de considérer M. Taine comme un animal. Précisément le philosophe, qui mâchait d’ordinaire un petit bout de bois pour tromper sa nervosité et sans doute son besoin de fumer, et qui avait toujours sous la main plusieurs de ces morceaux préparés, en prit un dans sa poche et le porta à sa bouche. L’avance du bas de son visage lui donnait, quand il se livrait à cette distraction, l’apparence d’un rongeur. Aux yeux de Rœmerspacher, jusqu’alors, ce qui constituait l’auteur des Origines de la France contemporaine, c’était exclusivement ses idées, sa méthode, ses abstractions. Qu’il fût un corps et le parent des bêtes, cette constatation le surprit : elle le choqua légèrement, parce qu’elle ramenait du ciel sur la terre l’objet de son admiration ; en même temps elle l’émut d’une façon indéfinissable, parce qu’un tel homme était assujetti à toutes les conditions de l’animalité… Voilà des naïvetés, ou plutôt d’excellentes délicatesses ! Rœmerspacher s’aperçut que sa vénération se transformait en un sentiment fraternel. Tandis qu’il reconduisait le vénérable philosophe jusqu’à son logement de la rue Cassette, il s’interprétait soi-même comme un animal philosophe, mais plus jeune, admis à s’approprier l’âme d’un condamné à mort pour lui servir d’immortalité.

Le langage de ce maître faisait une nourriture si vigoureuse, un tel alcool, que ce jeune homme s’en trouvait cérébralement troublé. Brusquement sortie de ses horizons ordinaires, sa pensée oscilla comme l’oiseau qui s’oriente, le prisonnier qu’on libère. Dans cette ivresse d’une mélancolie bizarre, il crut prendre conscience tout à la fois des forces destructrices et conservatrices de l’univers ; il les trouvait tragiquement manifestées en son illustre compagnon : il reconnaissait une forme où la nature avait accumulé d’immenses richesses et qu’elle allait abolir. Quand, sous les eaux limpides de la baie de Vigo, Rœmerspacher contemplerait le repos de l’or, des perles et des diamants légendaires écroulés, ces magnifiques amoncellements susciteraient moins chez lui les facultés du rêve que ne fait l’image de M. Taine englouti dans la mort… Son âme amollie par une émotion métaphysique d’une si voluptueuse poésie en fut plus aisément marquée par cette conversation et prit le sceau de la grande philosophie moniste.

Les paroles de M. Taine, en ce jeune homme qui a des loisirs, épuiseront peu à peu leurs conséquences. Immédiatement ce qu’il entrevoit, c’est la position humble et dépendante de l’individu dans le temps et dans l’espace, dans la collectivité et dans la suite des êtres. Chacun s’efforce de jouer son petit rôle et s’agite comme frissonne chaque feuille du platane ; mais il serait agréable et noble, d’une noblesse et d’un agrément divins, que les feuilles comprissent leur dépendance du platane et comment sa destinée favorise et limite, produit et englobe leurs destinées particulières. Si les hommes connaissaient la force qui sommeillait dans le premier germe et qui successivement les fait apparaître identiques à leurs prédécesseurs et à ceux qui viendront, s’ils pouvaient se confier les lois du vent qui les arrachera de la branche nourricière pour les disperser, quelle conversation d’amour vaudrait l’échange et la contemplation de ces vérités ?… D’avoir approché, à côté de M. Taine, en union avec M. Taine, et d’un cœur modeste mais ému, ces problèmes de l’universel et de l’unité, naît pour Rœmerspacher un contentement joyeux et d’une qualité apaisante et religieuse. Il voudrait être relié avec tous ses semblables, leur communiquer et s’approprier dans l’allégresse, cette curiosité que ne peuvent manquer d’inspirer les lois de la nature, et en même temps cette soumission à laquelle elles ont droit.

Cette visite, ce contact d’un homme illustre avaient trop vivement animé l’adolescent. Il lui fallait communiquer ses impressions. À qui ? au plus digne. Il courut chez Sturel, tremblant de ne pas le trouver. Au premier mot de cette merveilleuse nouvelle, l’avide jeune Lorrain le serrait dans ses bras. Quoi de nouveau allait apparaître dans leur vie ?

Rœmerspacher, ému, rapporta fidèlement les détails de la conversation et de la promenade.

— Je lui ai parlé de vous tous et de Bouteiller. Il sait que la manière dont Kant reconstruit la certitude morale nous semble une duperie… Alors il a voulu plus de détails encore sur notre amitié, sur toi, sur Saint-Phlin. Il m’a dit : « Les idées sont abstraites ; on ne s’y élève que par un effort : quelque belles qu’elles soient, elles ne suffisent pas au cœur de l’homme… » Il nous conseillait de nous unir… À propos d’un arbre, il m’a présenté de la façon la plus émouvante, avec des images extrêmement fortes et vraies, un tableau de la vie tout spinoziste. Évidemment il se rallie à la règle du devoir selon l’Éthique : « Plus quelqu’un s’efforce pour conserver son être, plus il a de vertu ; plus une chose agit, plus elle est parfaite… » C’était en même temps une doctrine d’acceptation, car il m’indiquait que nous ne pouvons échapper à nos lois et que la mort nous borne… Ai-je su lui marquer tout mon respect ? Il m’a engagé à l’aller voir. Je m’en garderai. À notre âge et dans notre situation, un jeune homme empressé peut être soupçonné d’habileté… Je suis tout ivre de la force et de la plénitude de cet entretien. M. Taine vaut encore plus que ses livres.

Les esprits pauvres ou mornes trouvent toujours une désillusion auprès d’un homme illustre : il nous faut une imagination vive pour restituer à celui que nous contemplons l’atmosphère de son œuvre ; mais une âme de feu transfigure tous ses objets. Rœmerspacher et Sturel eussent été capables d’illuminer d’une auréole les vieux habitués du café Voltaire pour ne pas se priver d’admirer. En distinguant l’un d’eux, M. Taine avait justifié leurs ambitions, il les introduisait dans le monde des intelligences, il leur ouvrait les barrières d’un avenir obscur qu’ils sollicitaient de toute leur ardeur. Aussi étaient-ils intéressés à ce qu’il fût le premier génie de l’univers, pour que son témoignage valût davantage. Telle est la récompense du premier grand homme qui tend la main à un adolescent.

Rœmerspacher ayant mené son ami « à l’arbre de Taine », Sturel admira que ce platane poussât contre les Invalides où repose la gloire de Napoléon. Deux éthiques contradictoires se déployaient à cette fin de journée devant leurs imaginations, tandis que du milieu de l’esplanade ils se retournaient pour contempler la glorieuse coupole dorée et le petit bouquet verdissant du square. « J’ai tiré des hommes tout ce qu’ils peuvent donner, dit l’Empereur. » — « Je n’ai pas réveillé les capitales, les peuples, réplique le philosophe, mais j’ai tenu en éveil les parties les plus profondes de mon cerveau. Moi aussi, je domine l’univers : je lui impose les lois de mon esprit. Ce cosmos que je porte passe en beauté le globe que tenait sous sa main Napoléon, car le temps et l’espace ne le bornent point, et il n’est pas une étendue de choses précises et fragmentaires ; en lui, rien n’est isolé, rien ne se termine : tout s’y limite, et s’y prolonge ; rien n’y est faux, rien n’y est complètement vrai : tout y est un élément du vrai, une phase d’un devenir indéfini, dont l’ensemble jamais ne pourra se réaliser que dans mon cerveau. »

Ce dialogue du Platane et du Dôme commandait les pensées des deux amis.

— La sympathie de M. Taine pour un bel arbre qu’il comprend dans toutes ses époques, voilà, dit Rœmerspacher, un raccourci du meilleur emploi qu’un homme puisse faire de son intelligence : ordonner son cerveau, concevoir toutes les manifestations de la nature organique et inorganique et notre âme elle-même comme des parties de l’âme universelle qui englobe tout, comme des parcelles individuelles du grand corps de l’univers ! telle est la seule tâche pour ceux qui veulent vivre noblement. Toi, tu veux faire figure glorieuse devant les hommes : quelle préoccupation indigne d’un homme à qui notre Saint-Phlin a si souvent commenté Pascal et qui, d’autre part, avec moi, a feuilleté des atlas d’astronomie et de micrographie !

— Tu te méprends, répliqua Sturel : dans la poursuite de la gloire je chercherais moins la notoriété et les louanges qu’une dépense d’énergie ; pressentir des dangers, connaître son risque, l’aire face à l’imprévu, supporter des malheurs, c’est avoir sans trêve une animation intérieure. Le programme très honorable : « Vivre pour penser », que s’est fixé M. Taine, suppose l’abandon de parties considérables du devoir intégral : « Être le plus possible. »

— Eh ! dit Rœmerspacher offensé, tu ne veux pas sacrifier la vie active à la contemplative : soit ! Mais puis-je inventer des circonstances ? Je ne suis pas homme à me battre contre des moulins à vent… D’ailleurs, toi-même, l’enthousiaste, tu languis isolé dans tes rêves.

— Qu’un cheval piaffe sous mes fenêtres, je serai vite en chasse !

Les deux étonnants dialecticiens marchaient à travers la cohue de Paris. Chacun écoutait en soi le bruissement de ses pensées.

— Aller à la chasse ! reprit Rœmerspacher au bout d’un long silence ; tes images datent les idées qu’elles expriment. Ce sont des plaisirs barbares, du moins de primitifs ; la vraie vie, aujourd’hui et dans notre ordre, c’est simplement de comprendre le monde. Non ! M. Taine n’a éliminé aucun devoir ; en vivant pour penser, il s’est soumis à sa destinée.

Ils avaient monté la rue Royale, suivi les boulevards jusqu’à la rue Drouot ; maintenant ils grimpaient la rue des Martyrs. Comme un décor, les pensées de ces deux enfants s’interposaient entre leurs yeux et la réalité. Les régions qu’ils parcourent vers ces sept heures du soir, c’est pourtant le grand parc de la vénerie parisienne. Des hommes en quête de filles, les uns légers, bondissants, prêts à s’envoler ; les autres lourds et sous qui leurs jambes s’écrasent. Des femmes aussi : prostituées rapides et éclatantes comme des lumières, trottins et blanchisseuses qui rient en pressant le pas ; étrangères touchées par l’atmosphère de Paris, qui s’offrent et, au premier geste, s’épouvantent. Cette chasse érotique, avec ses arrêts dans la pleine lumière des magasins et sous les becs de gaz, avec ces regards qui dévisagent, elle a la gravité, l’ardeur d’une monomanie. C’est la folie crépusculaire des grandes villes énervées du manque d’oxygène. À cette heure, dans ce centre de Paris, passe aussi la chasse de vanité, tous ceux qui, à un titre quelconque, voudraient qu’on les désignât du doigt, boursiers, journalistes, gens de cercle, cabotins, quelques artistes, tous hystériques convaincus que l’univers partage leurs trépidations. Enfin la chasse d’argent, depuis le négociant qui court à des rendez-vous pour trouver des ressources à son affaire compromise, jusqu’au malheureux qui cherche, avec une âme prête à tous les crimes, les quarante sous de son dîner. Ces trois chasses qui se mêlent, sur ce bitume vicieux et souillé autant que le tapis d’un tripot, ni Sturel ni Rœmerspacher ne les sentait. Si chasseurs et gibier, dans leur élan brutal, les coudoyent sans même se faire reconnaître, c’est que le galop de leurs jeunes idées couvre le hallali du soir parisien. Il y a en eux une brutalité de désir au moins égale à la fureur vitale de tout ce peuple. Les idées de Taine, en se mêlant à cette jeunesse de qui l’âme déjà se tourmentait merveilleusement, viennent d’y multiplier l’énergie.

Fussent-elles les plus fortes et bonnes comme celles-ci pour fonder une religion, des doctrines valent en partie par l’homme en chair et en os qui entreprend de les faire pénétrer dans notre sensibilité. Sturel, qui eût cédé à Taine, retrouvait son opposition naturelle en face de Rœmerspacher. Revenant toujours à son point de vue, l’ami, l’élève d’Astiné déclare :

— Dans ce que tu me rapportes et que je discerne de M. Taine, il y a quelque chose de triste, d’humble ; excuse-moi, Maurice : quelque chose de serf… c’est la doctrine du renoncement… Laisse-moi, Maurice, je veux t’expliquer toute ma pensée. Assurément, je préfère l’intelligence stoïcienne de M. Taine à l’intelligence exploitante que je soupçonne en Bouteiller. Mais un intellectuel qui, à l’encontre de M. Taine, n’aurait pas peur de la vie et qui, à l’encontre de Bouteiller, serait aussi dégagé qu’un magnifique joueur mené par les seules émotions du jeu, oui, un intellectuel avide de toutes les saveurs de la vie voilà le véritable héros.

— Ah ! François ! si tu l’avais vu !…

— Je l’aurais honoré ; mais plus loin, par delà ce maître, j’aspire à ne rien renoncer, à tout absorber pour faire avec tout de l’idéal ?

— Comment, de l’idéal ?

— Mais oui, pour en faire une matière qui intéresse mon âme. Ce que vous appelez une succession de faits vulgaires, un sentiment pour une femme, une intrigue politique, les acclamations populaires, je saurais les ressentir et les interpréter d’une certaine façon indéfinissable, poétique, avec amour. Et ces réalités ainsi ennoblies auraient des prolongements qui se confondraient en moi pour que je fasse d’elles toutes de l’unité, pour que je m’en augmente… Oui, c’est bien cela que je veux dire : absorber tout et en faire de l’idéal.

Ils étaient arrivés à Montmartre. Déjà l’heure du dîner avait passé, sans que de tels fiévreux s’en aperçussent. Ils regardèrent la ville dans ses ténèbres. De toutes les sortes de ténèbres Sturel et Rœmerspacher savaient faire sortir les beautés qui s’y cachent. Comme les magiciens qui retrouvent sous le sol des trésors invisibles, ils évoquaient, à se promener dans Paris, trop piétiné pourtant, bâti, bouleversé, des fantômes, dont ils faisaient leur compagnie. Ils avaient souvent animé le sanglier des Tuileries où s’accoudèrent Fontanes et Chateaubriand ; avec moins d’effort on fait parler Montmartre. Renaudin, habitué des réunions publiques, leur avait décrit l’esprit de cette butte qui, depuis des années, met son honneur à adopter les plus truculentes nouveautés de la politique. Montmartre se montrait à leur imagination gorgé d’éloquences, de désirs, d’épouvantes et de toutes ces fureurs que notre éducation romantique et politique nous dispose à concevoir comme généreuses et fécondes ; gorgé, jamais saturé, et prêt encore à recevoir quelque ivresse nouvelle. Ces maisons basses, ces ombres qui passent auprès d’eux dans la nuit, ces marchands de vin éclatants, toute cette vie installée sur cette terre glaise, à la moindre impulsion, ne va-t-elle pas glisser sur la Ville ? Du quartier des bibliothèques ils sont venus vers ce mont de l’instinct ; dans ce grouillement, Rœmerspacher commence à céder.

— Si tu t’abandonnes à tous les mouvements de la vie, dit-il, quelle part fais-tu à la réflexion ?

— Agir, réplique Sturel, c’est annexer à notre réflexion de plus vastes champs d’expérience. Il faut d’abord dénombrer les sentiments qui bouillonnent dans les êtres et les classer suivant la prise qu’ils offrent à un dominateur. Cela fait, nous pourrons placer des hommes dans des circonstances arrêtées d’avance, et en obtenir des effets prévus. C’est, en somme, soumettre à l’expérimentation des vérités psychologiques. Bel objet pour toi que passionne la science et pour moi qui me préoccupe de dépenser mon activité.

— D’où juges-tu qu’on puisse ainsi mécaniser les hommes ?

— Qui donc l’a jamais contesté ? C’est dans l’Orient que tu en vois les plus fréquents, les plus fameux exemples. Espaces sacrés de l’Orient !… Le don de suggestionner la personnalité des autres et sa propre personnalité se manifeste de différentes manières, selon le génie particulier des époques ; prenons en exemple Loyola : c’est ici même, sur cette butte, qu’il prononça le serment par lequel, avec trois amis, il se partageait le monde…

— « À nous deux ! » disait Rastignac, du haut du Père-Lachaise.

— Maurice, comprends-moi ! Je ne suis pas aigri ni intéressé ; j’ai le cœur joyeux et des désirs purs. Ce n’est pas un héros du bagne, mais un saint, M. Taine, qui nous a menés à cet entretien : il t’a loué, me disais-tu, que nous fussions une société d’amis. Sache que moi, François Sturel, je trouve Rastignac, avec son serment de dominer Paris, honteusement médiocre. Et en Loyola, ce n’est pas le conquérant du monde qui m’attire, mais j’aime qu’il se soit donné une raison héroïque de vivre… Il faut le connaître directement, et non pas à travers les petits journaux anticléricaux, ou les petites images dévotes. C’était un Espagnol enthousiaste et qui avait l’esprit d’aventure. Qu’il se soit mis au service de l’Église et plus particulièrement du Pape, c’est l’emploi de ses facultés, mais cela ne le caractérise pas. Il a fondé une société ; elle est admirable, non point tant par le lien rigoureux qu’il a constitué entre ses membres, que par la façon dont il crée ces membres. Et même il ne les crée pas ; il leur donne une méthode pour que chacun se crée soi-même. Voilà sa force incomparable !… Méthode prodigieuse, par où chacun de nous, dans la solitude et sans intervention extérieure, peut porter au maximum son énergie spirituelle. La méthode de Loyola, c’est l’art d’éveiller en soi des émotions, de perfectionner ses impulsions, de cultiver ses aptitudes, de nous organiser enfin une vie cérébrale telle que nous incorporions l’idéal que nous nous sommes proposé.

Lui et les siens usèrent de ce mécanisme psychologique pour réaliser un type dont la puissance, en pesant sur la destinée des peuples, a irrité l’opinion… Comme toi, comme M. Taine, je voudrais me faire une conception du monde ; mais je vais plus loin, je voudrais qu’elle me fût un motif d’agir, qu’elle donnât une direction aux forces qui sont en moi. N’importe quelle direction, pourvu qu’elle m’entraîne et me soit plus chère que moi-même… Ah ! dans ce désert de Paris, si nous étions quelques-uns à penser en commun ! si nous pouvions découvrir la sphère où, dès le germe primordial, nous fûmes destinés à nous mouvoir !

— Une association ! dit Rœmerspacher. Mais à quelle fin s’associer ? Loyola, ses amis, voulaient participer de la vie de Jésus. Il était leur modèle, leur point d’appui. Mais où trouver maintenant un lien entre des individus ? Quel homme, quelle idée peuvent aujourd’hui fournir à des imaginations le modèle, l’élan initial, l’image exaltante ? Et, après un silence, une hésitation :

— C’est vrai que M. Taine parlait de groupement…

Rœmerspacher a raison d’hésiter. Il sent que l’ardeur de Sturel les engage dans une voie où le philosophe les eût désavoués. « Association ! » c’est vrai ! mais si l’on examine ce qu’entendait M. Taine et ce qu’ils tendent à réaliser, on se convaincra que le. même mot n’est plus le même selon les lieux et les circonstances où il est logé. Un principe produit des fruits variés selon les esprits qui le reçoivent. Maurice Rœmerspacher, de qui la mère mourut quand il était très jeune, a beaucoup vécu sa petite enfance à l’écart, de préférence avec une vieille domestique, la cuisinière, issue des fonds les plus lointains de la paysannerie lorraine. Son service fait, elle lui racontait les histoires des fées, des géants, des magiciens, mêlées de récits de cour d’assises, qui sont plus récents, mais bien beaux aussi. Ces après-midi passées derrière les groseillers, dans le jardin, eurent une influence notable sur l’imagination de Rœmerspacher. Il distingua toujours l’absurde dans la vie, mais il ne le détesta pas quand il ressemblait aux contes de la cuisinière. Voué aux études scientifiques, il aime encore les récits merveilleux : il ne s’endormirait pas sans avoir lu une centaine de pages d’un roman, non pas des études, dites d’observation, mais des constructions imaginatives, si médiocres soient-elles. Et le voici qui pense tout haut :

— Quel singulier garçon tu fais, François ! Il y a en moi quelque chose qui ne renie pas l’ensemble de tes préoccupations ; tu as bien dit cela : découvrir la sphère où nous sommes destinés à nous mouvoir, que nous remplirons de notre vie… Notre enfance, notre passé nous ont portés dans Paris et se taisent. Paris n’est pas un univers saisissable pour nous : c’est un désordre. Eh bien, soit ! Je comprends que tu veuilles organiser notre vie, nous donner un centre, une direction, des idées qui soient notre patrie…

Ainsi le bon sens de Rœmerspacher se rallie aux inquiétudes de Sturel.

Des hommes de vingt-deux ans intéressent peu leur raison dans la recherche de la vérité, mais leur sensibilité, que Pascal nommait « volupté » et « caprice ». À cet âge où l’imagination, comme une aiguille aimantée, s’affole sous des courants insensibles aux esprits rouillés, vers quel point l’attraction d’un illustre passant va-t-elle précipiter ces romanesques de qui le cœur se gonflait de désirs tous les soirs au coucher du soleil sur le Luxembourg ?

M. Taine a indiqué qu’aux individus toute vie venait de la collectivité. Son raisonnement supposait que la beauté et la force pour chacun, c’est de se conformer à sa destinée. Il a dit expressément : « Je mourrai et bientôt viendra votre tour. » Rœmerspacher a constaté que ce maître lui-même était un animal avec les conditions, les phases, les fragilités d’une bête. C’est cela surtout, cette idée de la mort et de leur animalité qui met dans leur sang, comme un aphrodisiaque, la hâte, la frénésie de vivre.

— Réunissons donc nos camarades !… Suret-Lefort, Saint-Phlin, Renaudin, Racadot et Mouchefrin, — conclut Sturel, entraînant son ami au bas des pentes de Montmartre. — Examinons avec eux le plan d’une action commune. Il est temps d’employer la vie.

— Fixe le jour, l’heure, l’endroit, dit Rœmerspacher.

— Nous sommes aujourd’hui le 1er  mai… Eh bien ! au tombeau de l’Empereur, le 5 mai, jour de sa mort.

Les voilà, comme les Orientaux du désert, qui cherchent un prophète !