Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 59-90).

CHAPITRE III

LEUR INSTALLATION À PARIS

Vous avez cru que la République n’était pas seulement le gouvernement le plus propre à mettre en valeur toutes les bonnes volontés, à offrir une issue et une carrière à toutes les ambitions légitimes, à nous protéger contre les révolutions ; vous avez cru qu’elle était de plus une grande et efficace leçon de dignité morale ; vous avez pensé que si les services du maître d’école ont leur valeur, il ne suffisait pourtant pas de l’instituteur pour faire d’un citoyen un homme, qu’il y fallait bien d’autres choses encore et en particulier ce grand enseignement qui est l’esprit de la société où l’on vit.
(Discours de Challemel-Lacour
au Sénat, 19 décembre 1888.)

Quand le train de province, en gare de Paris, dépose le novice, c’est un corps qui tombe dans la foule, où il ne cessera pas de gesticuler et de se transformer jusqu’à ce qu’il en sorte, dégradé ou ennobli, cadavre.

Autour des gares, examinez ces enfants qui viennent avec leurs valises. On voudrait savoir dans quels sentiments, avec quelles vues prophétiques sur eux-mêmes, tous les imperatores, les jeunes capitaines, adolescents marqués pour la domination, vainqueurs qui laisseront une empreinte où des âmes se mouleront, firent leurs premiers vingt pas sur les pavés assourdissants de la cité de Dieu… Dieu, — la plus haute idée commune, ce qui relie, exalte les hommes d’une même génération, — ne se fait plus entendre dans les départements, parce que leurs habitants n’osent plus écouter que l’administration. Il parle seulement dans les villes, ou mieux : dans la Ville. C’est bien ce que pressentaient nos lycéens de Nancy.

Le jour où François Sturel débarque de Lorraine, 31 décembre 1882, Gambetta meurt. Belle date pour naître ! Comme si l’on disait à la mort : « Déblayez ! faites-nous place ! Voici l’équipe de Lorraine. » Une élite de sept jeunes gens, tous joyeux, vient s’offrir aux nécessités de la vie. Corps neufs, actifs, encore mal définis, propres à tous les accommodements ; imaginations avides et nullement averties ; sens chatouilleux de l’innocence vigoureuse.

De cet âge d’un si beau son, — dix-neuf ans ! — Sturel ne pensait pas à jouir, mais se désolait du temps perdu à la campagne où seul, auprès de sa jeune mère, et par la volonté des grand’tantes, il avait préparé ses premiers examens de droit. L’autorisation de poursuivre ses études à Paris, après deux années, enfin il la conquit sur la timidité maternelle, dans une des promenades qu’elle et lui avaient coutume de faire depuis sa petite enfance au long de ces plaines sans caractère, morne horizon qu’enfiévrait leur sentiment violent de l’avenir.

M. Sturel, le père, malgré sa passion exclusive de la chasse avait dû, pour tenir son rang, s’inscrire à la Société d’agriculture : il améliora ses terres, et son revenu tomba de trente mille francs à douze mille. Madame Sturel décida d’en prélever le quart pour son fils. Elle pensait ainsi assurer le bien-être nécessaire à son enfant chéri et de santé délicate. On lui dit qu’une madame Alison, femme d’un grand verrier lorrain, vantait le jardin et la bonne table d’une pension parisienne de la rive gauche où elle habitait une partie de l’année avec sa fille. Madame Sturel jugea que son fils y vivrait décemment et qu’à ses visites elle trouverait place auprès de lui sans le gêner. — François ne remarqua même pas que la sollicitude maternelle restreignait un peu sa liberté. De tous ses désirs le plus pressant tendait vers des êtres pour qui il pût s’enthousiasmer, contrarié par l’angoisse de leur apparaître indigne.

Installé depuis cinq jours à cette villa Coulonvaux, il eût été bien incapable d’en parler dix minutes. C’est la seule construction ancienne de la rue Sainte-Beuve. Elle a, sur le devant, une cour, et, par derrière, un jardin avec de bons arbres. Son enseigne enlevée, elle aurait un air d’hôtel particulier, pourvu que l’on prit soin de chasser la cuisine, installée sur la rue dans la loge élargie, et qui, de son odeur, de son aspect, de son bruit de vaisselle, gâte les premiers pas chez madame de Coulonvaux. Sur les salles à manger et salons du rez-de-chaussée se développent deux étages de chambres où vivaient, en 1882, de ces Anglaises, véritablement viriles, qui passent quelques mois à Paris, un ménage dégoûté de tenir maison, des vieux messieurs, des vieilles dames, des plus jeunes, mais sans agrément : un assemblage de ces créatures mesquines qui semblent toujours avoir les pieds froids. Pour jeune homme, le seul Sturel.

Un adolescent qui a du feu et rien de vulgaire intéresse aisément des vieillards pas trop souffrants et des femmes surtout. Ce nouveau pensionnaire a le bonheur de voir Paris avec des yeux tout neufs ! il est une chose qui vient subir sa destinée, une force qui désire s’épuiser !… De telles réflexions, que François Sturel, dans sa fleur de jeunesse si fière, eût éveillées chez un esprit philosophique, ne se formulaient pas nettement pour ces retraités de l’existence qui le virent un matin prendre place à leur table ; tous, pourtant, il les rajeunit d’une aimable impression de sympathie. Il n’en eut pas conscience ; il y serait, d’ailleurs, demeuré insensible. En ce jeune homme d’esprit audacieux, mais timide d’allure jusqu’à la sauvagerie, s’engendraient et grandissaient des sentiments nouveaux dont le dénombrement l’occupait tout entier.

Le désir sensuel, l’amour de la gloire, la mélancolie tourbillonnaient chez cet évadé. Depuis deux ans, la nuit, des cauchemars lui évoquant le lycée, il se réveillait en sursaut pour crier à son oreiller : « Je suis libre ! libre ! » Il ajoute maintenant : « Libre dans Paris ! » Il lui manque de comprendre sa pleine puissance et de dire : « J’ai dix-neuf ans ! »

Le jeune roi de l’univers !… Ces premiers jours furent animés de la plus violente ivresse. Il aimait le froid qui, par une douleur légère, lui prouvait que cette belle vie toute neuve n’était pas un rêve. Il trouvait de la saveur à l’air qui emplissait sa jeune et fraîche bouche, ouverte pour crier son bonheur. Ce n’était point Paris, mais la solitude qui le possédait. La solitude, plus enivrante que l’amour ! Comme il l’a désirée ! Sa passion s’est encore irritée, depuis le collège, dans les quatre rues de Neufchâteau : maintenant il reçoit d’elle des jouissances qui dépassent son attente. Les rues, les jardins publics, sa chambre lui offrent des voluptés qui le transportent de reconnaissance. Enfin il pourra donc s’occuper de soi-même, et non plus dans le désert lorrain où ses appels ne levaient nul écho, mais dans la ville aventureuse qui suscite et parfois récompense la hardiesse.

Les méditations, les lectures, les fièvres de Sturel ne se souciaient d’aucune morale ; il se demandait seulement les moyens de s’associer à cette vie immense, étendue devant lui. — Misérable singulier ! ce n’est pas assez de dire : « Il se demandait !… » Toutes les énergies assemblées de sa jeunesse aspiraient l’air, frappaient le sol de leur pied et hennissaient comme un régiment de hussards qui attend le signal de la charge.

Le 6 janvier, un jeudi soir, la cloche du dîner le dérangea dans une lecture si intéressante qu’il la poursuivit à table d’hôte. Cela déjà parut peu convenable. En outre, chacun à l’envi commentait le grand événement : les funérailles de Gambetta… les magnificences du cortège, la perte irréparable que c’était pour la France… L’indifférence de Sturel, qui ne se détournait pas de son livre, choqua tout le monde, et madame de Coulonvaux crut devoir une réprimande maternelle à un si jeune homme :

— À votre âge, monsieur Sturel, on préfère aux questions sérieuses un roman bien amusant.

« Toutes ces âmes d’esclaves, se dit le jeune homme, se domestiquent à la mémoire de Gambetta !  » Il répliqua :

— Eh ! madame, je lis un livre sublime.

Aussitôt il craignit un léger ridicule, parce que sentir avec vivacité semblait bouffon au lycée de Nancy, et, sans prendre haleine, il redoubla :

— C’est un livre dont pas une femme ne peut médire.

Il avait un tel feu dans le regard que toutes les sympathies des femmes lui furent acquises. Il baissa la voix pour expliquer à la jeune fille assise auprès de lui ce qu’était la Nouvelle Héloïse, et comme il vit que tous l’écoutaient, une délicieuse rougeur couvrit son front.

… Le menton de madame de Coulonvaux a, dès le premier jour, occupé François Sturel qui le juge puissant et voluptueux. À l’espace informe qu’il voit, chez cette dame, des cheveux aux sourcils et d’une tempe à l’autre, il comprend qu’elle pensera toujours nullement et sans ordre, mais un tel menton décèle qu’elle aimerait à jouir triomphalement de la vie… En vérité les circonstances se prêtent mal au grand pittoresque : madame de Coulonvaux, modelée, au jugement de ce bachelier, pour être Vitellius, tient une pension de famille et joue les majors de table d’hôte ! Ses instincts pervers se bornent à ceci qu’elle aime, tout de même, à voir se contracter la mince figure aux yeux fatigués de François Sturel.

Pour obtenir ce résultat qui divertit toute la table, elle n’a qu’à lui parler comme elle pense. Cette personne d’âme et de corps, est un peu massive, de celles qui nécessitent au moral l’épithète d’« honorables » et au physique de « pectorales » ; — pectoral, cela se dit en zoologie des animaux qui ont la poitrine remarquable d’une manière quelconque, par exemple par la structure osseuse, par la coloration ; c’est par l’ampleur que vaut cette dame. Elle est honorable, parce qu’elle-même honore, sans vérification, les braves agents de police, les intègres magistrats, les éminents et les distingués académiciens, notre « incomparable » Comédie-Française, les Écoles du gouvernement, les membres de l’Université, la Légion d’honneur, toutes « les élites », et tient pour des réalités le décor social et les épithètes fixées par le protocole des honnêtes gens. Cette vision de l’univers en vaut une autre et facilite le rôle de l’administration ; elle irrite un jeune homme qui n’a pas encore perdu l’habitude des petits enfants d’exiger qu’en toutes choses on soit sincère, logique et véridique. Madame de Coulonvaux est en réalité une pauvre innocente, accablée de charges et qui ne tient pas à ce qu’elle dit, tandis que, dans cet âge où l’on croit aux idées simples, Sturel à toutes minutes prend les armes pour défendre ses opinions et se hérisse contre des mots.

— Vous reconnaissez bien, dit-elle, que Gambetta est un grand homme. On n’occupe pas d’aussi hautes situations sans une valeur exceptionnelle.

Sturel, qui penchait à accorder le premier point, soit la qualité de grand homme à Gambetta, fut indigné par l’ampleur de la seconde proposition, à savoir que tout individu appelé à des charges importantes en serait digne. Par mépris, il dédaigna de répondre.

L’administration organisée pour ce pays par Gambetta et que M. Ferry va fortifier, sans y rien modifier, dure et durera. Cette tablée de médiocres ne se trompe pas en constatant l’importance de celui qui vient de mourir : en lui la force a résidé. Seulement ils affirment au petit bonheur, et sans renseignements particuliers. Ils sont disposés à attribuer la même valeur à toute puissance de fait… Eh ! n’est-ce pas de leur part fort raisonnable ? Ils ignorent tout, hors leurs besoins individuels ; pourvu qu’ils soient à l’abri de la misère et de la souffrance, ils se désintéressent de la collectivité et du gouvernement, où d’ailleurs ils n’entendent rien ; ils sont nés pour subir. Dès lors, quand ils inclinent leurs cœurs ignorants et soumis devant un dictateur, honoré d’un enterrement national, ils sont dans la vérité et dans la logique de leur ordre. — En outre, de leur point de vue, ils distinguent en ce jeune garçon l’agaçante fatuité des adolescents inexpérimentés.

Mais pour celui qui d’un lieu supérieur serait à même de les départager, Sturel lui aussi a raison. Il n’est pas d’une espèce à accepter le fait acquis. Un tel esprit a le droit de contrôler chacun des personnages que les nécessités momentanées de la patrie ou des partis installent dans le rôle de grands hommes par le jeu naturel des forces… Son tort, c’est que par manque d’autorité, par une timidité qui a les apparences du dédain, peut-être aussi par incapacité de se formuler, il ne prononce pas les paroles qui eussent mis son âme à la portée de son auditoire.

Au reste, l’univers peut bien enterrer Gambetta ; pour ce jeune homme, ce 6 janvier, Jean-Jacques Rousseau vient de naître.

Madame de Coulonvaux pensa qu’il était conservateur ; elle respectait les opinions des pensionnaires : elle fit signe qu’on n’insistât point. Toutefois, parce qu’elle aurait pu être sa mère et qu’elle aimait à le voir tout frémissant :

— Monsieur Sturel, interrogea-t-elle, jeudi vous êtes parti ; vous nous resterez ce soir, n’est-ce pas ? Le jeudi était le grand jour de la villa. Il y avait réception et souvent on dansait. Des jeunes gens venaient du dehors, introduits par quelque pensionnaire ; à leur tour, ils amenaient des camarades.

Sturel contraria madame de Coulonvaux en répondant qu’il devait sortir.

— Mais enfin, si ces dames vous demandent de les faire danser ?…

— Je ne sais pas danser.

« Voilà, se dit la maîtresse, un petit être du commun. » Et l’accent de sa réplique trahissait de la condescendance :

— On vous apprendra. C’est l’affaire de quatre leçons. La danse est nécessaire à vingt ans, comme le whist à trente.

— Je trouve la danse fort ridicule, — déclara Sturel qui craignit d’être protégé.

Son âpreté lui enleva toutes les sympathies qu’il venait de conquérir.

Ce jeune homme, qui n’avait pas encore aimé et chez qui les moindres incidents, grandis par une imagination incomparable, suscitaient immédiatement une émotion de toute l’âme, était incapable de l’indifférence ou de la frivolité qu’il faut pour une simple conversation. Bien que ses efforts contre sa timidité lui maintinssent un air glacé et cette carnation égale et bleuie, où Cabanis voit l’annonce des grandes facultés de l’âme, son orgueil, son enthousiasme, s’intéressaient aux moindres propos. Sur un mot, sur un geste, il exécrait, admirait son interlocuteur. C’est en frémissant, d’humiliation qu’il se remit à sa lecture ; les lignes dansaient devant lui. Averti par son instinct de la légère coalition que son attitude incompréhensible déterminait, il releva la tête et vit les pensionnaires échanger des regards qui signifiaient : « Quelle arrogance de jeunesse ! » Alors il les défia d’un air si dur qu’ils eurent l’idée de le respecter.

Seule, sa voisine l’examinait avec les yeux les plus beaux du monde, où beaucoup d’amitié apparaissait en même temps qu’une grande envie de rire. Une curieuse image à la Granville, cette jeune fille de dix-sept ans ! C’est la fleur sur sa tige, sa tête délicate orientée par la curiosité comme vers le soleil. Son corps fait pour les parures est tel que tout passant, séduit en une minute, voudrait une occasion de la protéger. Elle plut à Sturel parce qu’elle avait l’air enfant, et qu’il se savait malgré tout un enfant, et quand la conversation générale eut détourné l’attention, il lui dit avec une apparence d’ingénuité, dont il connaissait parfaitement le charme :

— Et pourtant, mademoiselle, je ne suis pas si insensible que ces êtres-là veulent le croire au plaisir qu’on peut trouver tout à l’heure au salon.

Il y avait, cette fois encore, dans son regard une expression timide et brûlante, et, dans la manière de dire : « ces êtres-là », une fierté qui saisit la jeune fille.

François Sturel est vraiment tombé du lycée comme de la lune : il regarde cette jeune fille, lui sourit parce qu’elle lui est agréable, sympathique, mais ne s’inquiète pas même de son nom. Depuis six jours installé à la villa, il ignore qu’il est assis auprès de mademoiselle Thérèse Alison, sa compatriote. Mais il découvre tout à coup qu’il aimerait causer avec elle de l’avenir.

Madame Alison avait épousé un industriel brutal et débauché. Elle s’abstint de plaider en séparation par crainte de nuire à leur fille. Elle passe dix mois de l’année en voyage et à Paris avec la jeune Thérèse, qui eût gêné son père désireux d’user en pacha de ses ouvrières.

Dans une existence errante, madame Alison, profondément imbue des idées d’une petite ville, se préoccupe surtout d’éviter les soupçons que soulève aisément une femme négligée. Mais cette honnête volonté supplée mal au bon sens qui lui manque. Que font ces dames dans la maison Coulonvaux ? À la vie d’appartement, trop isolée et par là peu convenable, madame Alison préfère les mœurs au grand jour de la pension… Et puis d’agréables connaissances qu’on y fait aident à former la jeunesse… C’est par une suite de ces raisonnements gauches et puérils que la pauvre femme a placé Thérèse dans des conditions où la vraie nature de la jeune Lorraine s’est voilée. Il est mauvais de faire voyager les petits enfants et aussi les âmes des femmes. Les meilleures sont d’un seul paysage.

La multiplicité des contacts a si bien vaincu la timidité chez mademoiselle Alison, et la variété des séjours si fort réduit ses préjugés, qu’elle paraîtra aisément suspecte à une société fortement encadrée. Quelle injustice ! au vrai, tous ces milieux, et quelques-uns si ardents, n’ont pas mis sur l’âme de cette petite Lorraine le hâle léger que le soleil impose aux baigneuses de Carlsbad quand il en fait d’éphémères tziganes.

Il faudrait plutôt l’admirer. Dans ces vies libres, sans entrave de parenté ni de mœurs familiales, où toutes coutumes sont confondues, quelle fermeté, quelle dignité sont nécessaires ! Sous des climats qui pourraient saisir, parmi ces jeunes gens les plus désœuvrés, les plus aimables, quel courage, quelle opiniâtre résistance ! Que de dangereuses victoires ne dût-elle pas remporter, chaque saison, dans ces pays de volupté, de la rive niçoise au Danube, où tout intéresse les sens ! Un instant de faiblesse, une inattention par griserie, bonté ! voilà pour en profiter les plus cruels amants, jeunes, forts et qui semblent rêveurs, uniquement préoccupés de l’art de vaincre avec grâce… Mademoiselle Alison traverse ces foyers comme une enfant qu’on taquine et sans faire aucune réflexion, sinon que les impertinents et les importuns pullulent.

Cette candeur, qui n’est pas de l’ignorance, met une franchise tout à fait plaisante dans ses regards et dans ses gestes. De taille moyenne, avec les détails les plus attrayants, elle se développe d’ensemble et trouve dans tous ses mouvements la ligne naturelle. Elle sait montrer des épaules adorables, des mains et des pieds comme de petits bibelots qui ne sont pas faits pour l’usage. Comment croire ce qu’elle dit : « Quand j’étais petite fille, j’avais toujours les doigts déchirés, le corps marqué de bleus et de noirs pour avoir joué avec les garçons et grimpé aux arbres… » Elle ne se méprend pas sur sa puissance de charmer et sur l’impression très vive qu’elle produit. Sa figure d’un teint clair, enveloppée d’amples cheveux châtains, est illuminée de bonheur et de confiance.

Tout le malheur est que cette enfant a pris dans son cosmopolitisme la dangereuse faculté d’emprunter le ton et l’allure de chaque milieu. Elle y sacrifie sa manière propre. C’est le roman de tant de jeunes filles dépourvues de la sécurité et de la gravité que donne l’affection d’un jeune père respecté.

Avec un tempérament naissant, mademoiselle Alison avait des lumières qu’on trouve seulement chez les jeunes femmes déjà averties par la vie, et des curiosités qui leur viennent quand elles sont blasées des premiers succès mondains. Sur la réplique de François Sturel, elle goûta, sans le déterminer nettement, ce qu’il y avait de saveur chez cet être tout composé de désirs et de dédains.

— Eh bien ! monsieur, restez : j’aime à danser, il est vrai, mais avec ceux qui dansent aussi parfaitement que moi ; il n’y en a pas ici. Nous causerons de votre Jean-Jacques.

Le jeune homme, au lieu de répondre, feuilleta son livre et tendit à la jeune fille la lettre XXXIII, de Julie à Saint-Preux : « Ah ! mon ami ! le mauvais refuge pour deux amants qu’une assemblée ! Quel tourment de se voir et de se contraindre ! Il vaudrait mieux cent fois ne pas se voir. Comment avoir l’air tranquille avec tant d’émotions ? Comment être si différent de soi-même ? Comment songer à tant d’objets Quand on n’est occupé que d’un seul ? »

Mademoiselle Alison s’étonna du tour que donnait à leur entretien ce jeune homme qui, pendant six jours, assis près d’elle aux repas, n’avait point su lui adresser un mot de politesse. Elle lui rendit le livre sans observation, mais d’un air glacé. « Tout le monde ici m’offre des leçons », pensa le jeune homme. Et très placidement il déchira la page :

— Puisque cette lettre vous déplaît, il n’y a plus qu’à la supprimer.

On se levait de table, et la jeune fille suivit sa mère, dont le regard de mouton endormi irritait l’injuste François. « Ce pauvre garçon, se disait-elle, a gâché son volume pour une susceptibilité peut-être absurde que j’ai eue. Ce n’est pas tout à fait le petit pion que j’avais cru les premiers jours. Il avait dans ses yeux un éclair qui a réveillé toute cette table de dormeurs. »

La Nouvelle Héloïse vient d’un cabinet de lecture où le jeune homme s’achemine. En longeant le Luxembourg plein de ténèbres, ce petit Lorrain, rêveur et positif, se dit : « C’est à relire toujours, pour apprendre ce que les grandes personnes appellent les sentiments tendres. Ces trois volumes, gardés pendant trois jours, me coûteront déjà dix-huit sous : à ce prix, on doit trouver un exemplaire passable sur les quais ; j’ai abîmé celui-ci, il va falloir que j’en donne le prix fort… » Et puis, il se répète la phrase sublime de Julie à Saint-Preux, dans son billet posthume : « Adieu, mon doux ami ; quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante et son cœur où tu ne seras plus. »

Douloureuse caresse des mots dont frissonne un enfant sous la nuit ! Auprès de telles syllabes, liées par un auteur qui connaissait l’amour, la musique et la solitude, les dix-sept ans d’une fille et sa fraîcheur manquent de romanesque et ne sauraient contenter un novice qui tâtonne au parvis mystérieux de l’amour.

Sturel s’étonne un peu de ce livre où les mouvements de deux êtres jeunes sont dévoilés, excusés et glorifiés. Julie parfois l’offense et lui semble vulgaire. Son objection n’est point que dans ces pages la sensualité mêle ses épanchements à l’éloge de la vertu d’une telle manière qu’on ne sait plus les distinguer ; sa répugnance va contre la Nature même, dont l’écartèrent les méthodes artificielles du lycée. Innocent encore et même peu capable d’imagination précise, s’il pense une seconde à Thérèse Alison, il ne se représente ni ses seins, ni ses hanches, ni même la douceur de ses mains ; elle lui paraît seulement une difficulté à vaincre. À cette époque, indifférent aux arbres, aux prairies, aux couchers de soleil, et n’ayant sur l’amour que des renseignements de bibliothèque, il n’y pouvait trouver que des plaisirs d’intrigue, d’orgueil et de jalousie. Jeune bête royale, aux reins souples, aux griffes désœuvrées, il se préoccupe de cette jolie fille comme du premier bruit au taillis sur sa route de chasse.

Aux étalages de l’Odéon, où, malgré le courant d’air froid, le peuple universitaire tâche de lire au gaz vacillant les livres non coupés, quelqu’un l’interpella. Il posa les Rousseau qu’il comparait aux siens et reconnut Racadot. Ce vieil Honoré lui emprunta cinq francs et lui dit :

— Tu ne reconnaîtrais pas le petit Mouchefrin ! Il a pris au régiment une faculté de boire extraordinaire. Nous avons, en huit jours, avalé notre mois.

La grosse main nue de Racadot, tenant une pomme demi-gelée, faisait peine à voir sous la bise.

— C’est ton dîner ? dit Sturel, croyant plaisanter.

— Mais oui, Mouchefrin est entré avec la Léontine dans un restaurant où nous avons plusieurs fois mangé. On lui fera crédit, et il peut toujours amener une dame : à trois, on nous refuserait… La Léontine, c’est ma maîtresse. Je dîne d’une pomme que lui a donnée un de ses amis.

Les jeunes Français, bien différents des étudiants étrangers qui partagent leur vie au quartier latin, ne tiennent pas à paraître, n’éprouvent aucune gêne d’exposer leur pénurie. Même, les fanfarons de misère abondent. Cependant Racadot s’étendit avec complaisance sur les « cent mille francs » que lui avait laissés sa mère. Il était majeur depuis un mois et saurait bien les exiger. Ayant travaillé pendant une année chez un notaire de Pont-à-Mousson, et aujourd’hui cinquième clerc dans une étude du faubourg Saint-Germain, il connaissait de belles affaires absolument sûres pour un capitaliste. Il retrouva ses avantages jusqu’à plaindre l’isolement de Sturel.

— Viens avec nous ce soir, nous avons un rendez-vous entre camarades de Nancy : le brave Mouchefrin, Renaudin qui maintenant écrit partout, Suret-Lefort qui fait son droit, pour aller chercher Rœmerspacher vers quatre heures du matin à la gare de l’Est. On passera la nuit.

De son honorable bourgeoisie provinciale, Sturel avait dans le sang une fierté qui le rendait incapable de faire des avances et d’en repousser : on le blessait aisément et il craignait toujours de blesser. Il ne savait pas solliciter les intimités de son goût, et le premier venu dans le premier instant s’imposait à lui. Cette disposition naturelle s’accrut dans les longues habitudes d’encanaillement et la promiscuité du collège. Mais il cachait, sous ces apparences faciles, une farouche indépendance et une révolte perpétuelle que trahissaient les jeux d’une physionomie infiniment mobile. Ils entrèrent dans une brasserie de la rue de Médicis, où devaient les rejoindre leurs amis, et Racadot mangea une salade de pommes de terre.

On se demande où mènent les fastidieuses études classiques qu’on, impose à la jeune bourgeoisie : elles mènent au café.

Mobilier malpropre, service bruyant et familier, chaleur de gaz intolérable ! Comment demeurer là, sinon par veulerie ? C’est compromettre son hygiène morale plus fâcheusement qu’en aucun vice, puisqu’on n’y trouve ni passion ni jouissance, mais seulement de mornes habitudes. Voilà pourtant le chenil des jeunes bacheliers qui sortent des internats pour s’adapter à la société moderne… À marcher, le fusil en main, auprès des camarades, dans les hautes herbes, avec du danger tout autour, on nouerait une amitié de frères d’armes. Si cette vie primitive n’existe plus, si l’homme désormais doit ignorer ce que mettent de nuances sur la nature les saisons et les heures diverses du soleil, certains jeunes gens du moins cherchent, dans des entreprises hardies, appropriées à leur époque, mais où ils payent de leur personne, à dépenser leur vigueur ; et ils échangent avec les associés de leurs risques une sorte d’estime… bien différente de celle qu’on prodigue à la respectabilité d’un chevalier de la Légion d’honneur. Comme ils sont une minorité, ces oseurs ! L’immense troupeau consume sa poésie à espérer qu’il sera fonctionnaire. Cartonnant, cancanant et consommant, ces demi-mâles, ou plutôt ces molles créatures que l’administration s’est préparées comme elle les aime, attendent au café, dans un vil désœuvrement, rien que leur nomination.

Successivement, Suret-Lefort, Renaudin, Mouchefrin et la Léontine arrivèrent. Celle-ci les dégoûta. Mais la face de Racadot, toujours penchée vers elle, était illuminée d’une tendresse crapuleuse. Cette grande blonde, plus fadasse qu’un café au lait de concierge, épouse infidèle d’un limonadier verdunois et que Racadot, par son bel air sous l’habit d’artilleur, avait débauchée pendant son volontariat, commença de raconter, avec l’audace que donnent les jupons, de basses histoires de tables tournantes.

Puisqu’un Suret-Lefort, tout raide de volonté, tout ardent sous sa figure congelée, pareil à ces pâtes frites enveloppant un glaçon intact et qu’apprécient, dit-on, les Chinois ; — puisqu’un Renaudin, déjà fait âpre par les difficultés ; mais consolé derrière son monocle par les ennuis de chacun, et vraiment le type de celui qui s’amuse aux exécutions capitales ; puisque l’énorme Honoré Racadot, tout onctueux de passion ; — puisque cette petite fripouille de Mouchefrin et notre Sturel, aussi, dans leur vingtième année, et touchant, à toute minute de leurs mains, de leurs genoux, de leurs corps brûlants celle table de marbre qu’ils entourent, ne la font pas, danser jusqu’au plafond, que-parlez-vous, femme Léontine, d’énergies capables de soulever des guéridons !


Elle raconte à ces messieurs comment elle a connu Racadot « à l’établissement », — c’est le café qu’elle gérait à Verdun, — dans des séances de spiritisme.

— Même que la seconde fois qu’il est venu, la table, excusez-moi, l’a appelé cochon… J’étais bien ennuyée, parce qu’il aurait pu croire que je l’avais soufflé à la table.

— Je te savais trop bien élevée, — répondit Racadot avec un affreux sourire d’amour.

Renaudin se mit à glousser de joie. Ils redevinrent, pour la dernière fois de leur vie, des petits chenapans d’écoliers qui se cachent de rire et se mouchent.

— Si Bouteiller était là, dit Sturel à Renaudin, il te mettrait encore à la porte !

Au nom de Bouteiller, les figures vieillirent de dix ans : ils se rappelaient qu’ils avaient des appétits.

Suret-Lefort, le jour même de son arrivée à Paris, avait déposé chez son ancien professeur sa carte avec une lettre : « Mon cher maître, je ne veux pas abuser de vos instants, et je me réserve de me présenter à vous, comme vous avez bien voulu y engager vos élèves de Nancy, le jour où j’en aurai quelque raison ; je me suis conformé au conseil que vous avez eu la bienveillance de me donner : vous m’avez dirigé vers le barreau, je viens terminer à Paris mes études de droit… » Naturellement secret, il tut sa démarche, et, pour détourner :

— Avez-vous suivi l’enterrement de Gambetta ? J’ai accompagné la délégation de la Molé.

— La parlotte ? dit avec dédain Sturel. .

Renaudin approuva Suret-Lefort d’être assidu à la Conférence Molé, qu’ont traversée la plupart des hommes politiques.

Tous se taisaient quand le reporter, « qui maintenant écrit dans tous les journaux », ouvrait la bouche : par ses paroles ils croyaient s’initier à la sagesse parisienne. Nestor, au rivage troyen, ne jouit pas d’un prestige plus incontesté.

Déjà trop averti de la vie pour se plaindre, il ne leur disait pas que la disparition de la Vérité venait de le précipiter et qu’il vivait péniblement d’informations offertes çà et là. D’ailleurs, il ne doutait pas que Portalis, pour qui il avait une admiration sans bornes, ne reprît prochainement quelque feuille. Il était demeuré à demi naïf, ce qu’on voyait peu, et devenu à demi cynique, ce qu’on voyait fort. Son éducation se faisait par la conversation, les livres lui parlant mal. Il risquait d’être confiné longtemps aux petites besognes du journalisme, parce qu’il les réussissait admirablement. Il avait une mauvaise réputation ; elle tenait au caractère de ses articles quotidiens : pour protéger l’industrie et l’estomac de nos nationaux, il avait enquêté sur la provenance des marchandises de bazar et sur les falsifications des restaurateurs. Les intérêts qu’on blesse se souviennent mieux que ceux qu’on défend. En outre, sur sa figure de pauvre diable mal nourri s’étalait un eczéma qui excitait la défiance. Vraiment les connaissances médicales sont trop rares ! Personne ne veut croire que cette affection cutanée puisse masquer une belle âme. Injustement déprécié au moral et au physique, Renaudin connaissait la vie. Racadot, tout bas, le consulta sur l’heure où l’on pourrait avec convenance se présenter chez Bouteiller.

— Que lui demanderas-tu ?

Mouchefrin et Racadot se concertèrent du regard.

— On peut parler devant Renaudin qui est « arrivé », dit Racadot : Mouchefrin, qui a du brillant, voudrait lui servir de secrétaire, raccompagner, recevoir pour lui ; gratuitement, s’il le faut ; et moi, qui ai le goût des affaires, je serai son homme de paille.

— Son homme de paille ?

— Il n’est pas riche, et tout le monde dit qu’il va faire de la politique…

Renaudin, qui n’était pas toujours égoïste, la trouva bien bonne et voulut que chacun en rît.

— Chut ! fit Racadot en lui pressant le bras. Ils seraient capables de se lever demain avant moi.

Mais l’autre, en bouffonnant, tout haut :

— Si vous avez des commissions pour Bouteiller, messieurs Racadot et Mouchefrin, chargez-en notre ami Suret-Lefort : car le grand homme, très sensible à son billet, m’a chargé de lui faire savoir qu’il recevait le mardi, de onze heures à midi. Cette nouvelle fit son effet. Pour passer leur humeur, Racadot et le nabot Mouchefrin gouaillaient Sturel sur sa pension de famille ; il se contenta d’alléguer la commodité du vivre et du couvert réunis. Sa chambre silencieuse dans un quartier désert, et si pleine de ses rêves, lui semblait encore plus belle, vue de ce café grouillant et vulgaire.

— Pour moi, — dit Suret-Lefort, avec l’expression qu’il avait prise à Bouteiller, — je ne crois pas que la solitude soit bonne au début de la vie. Qu’un homme politique, sentant qu’il va s’échauffer et céder à sa bile, fasse un voyage, bien ! mais à vingt ans il nous faut user de tout et faire notre apprentissage général.

— Je pense plutôt, dit Sturel, que des garçons tombés sur le bitume parisien n’ont guère de bonnes places pour jouir de la vie, et le plus utile emploi de nos curiosités est dans la méditation et l’inspection de nos aptitudes.

Comme Mouchefrin et la Léontine sur ce mot ricanaient, Suret-Lefort les interpella sèchement :

— Mouchefrin, nos réunions sont inutiles, si nous ne nous prenons pas au sérieux.

— Eh bien, quoi ! — intervint le brutal Racadot, — ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on plaisante Sturel !

— Bon, jadis ! riposta Renaudin, mais c’est par lui que tu dînes ce soir, et dans la vie, je le prévois, il prêtera quelques pièces de cent sous à l’ami Mouchefrin.

Ces paroles de bon sens frappèrent les jeunes gens. Les situations sociales se dessinaient. Racadot et Mouchefrin, ces deux frères, eurent l’impression d’une aristocratie…

Ils retrouvèrent leur supériorité lorsqu’on parcourut les brasseries de femmes, fort à la mode au quartier latin. Ni Suret-Lefort, ni Sturel qu’on sortait difficilement d’eux-mêmes, ne pouvaient trouver là leur aise, mais ils goûtaient le plaisir, si vif à vingt ans, du noctambulisme.

On faisait des connaissances ; quand l’heure fut venue de s’acheminer vers la gare, Mouchefrin, excité par les rires de Racadot et de la Léontine, marchait devant et prodiguait au long des boulevards une facétie de sa caserne qui était d’accoster tout passant isolé : « Tiens, voilà Rœmerspacher !… Oh ! pardon, monsieur, je vous prenais pour notre ami Maurice Rœmerspacher ! » Des espèces, étudiants et filles, se joignirent à eux en criant : « Rœmerspacher !… Rœmerspacher !… » Et l’on disait : « Ce sont les étudiants qui vont réclamer un camarade au poste. » Un monôme se forma ; des agents suivaient, soupçonneux. À la gare de l’Est, leur jeunesse plut : on les laissa crier. Quand le train pénétra en gare et que les voyageurs franchirent le contrôle, ce fut une clameur ininterrompue, jusqu’à ce que les cinq aperçussent enfin la bonne tête bouclée de Rœmerspacher. Les yeux étonnés par la lumière, il débusquait avec une petite valise. Tous se rangèrent sur une seule ligne, comme au régiment, et lui, en bon garçon qui se prête à la plaisanterie, et, ce qui vaut mieux, en bon esprit qui ne se perd pas à faire l’étonné, il passa devant eux, aux cris de : « Vive Rœmerspacher !  » tandis que Mouchefrin, fort échauffé, dansait à ses côtés pour figurer, disait-il, le cheval qui piaffe. Puis l’ivrogne commanda :

— Demi-tour !… Au quartier !

Au milieu d’eux, Rœmerspacher marchait gravement, mal éveillé, toutefois ému par l’importance d’une telle heure dans sa vie. Sous sa main il sentait son cœur heureux et vaste à contenir Paris. Il marchait avec force et légèreté, reconnaissant envers les ancêtres qui avaient assemblé les ressources de cette grande ville pour qu’il pût un jour y participer. Ses compagnons, comme des bêtes, bruyaient. Mais leurs cris et leurs danses, d’une façon confuse, symbolisaient à son esprit l’enivrement de cette nouvelle existence. Dans ce cortège, il s’avançait appuyé au bras de Sturel, jeunes et graves tous deux. Et par ce geste fraternel qui ne leur était pas familier, et aussi par leurs pas cadencés, ils savaient bien qu’ils se juraient tout bas de s’aider à comprendre la beauté. Suret-Lefort mince, raide et ses gros bras balancés, le regard fixe sur son rêve, marchait à leur gauche, du pas automatique d’un soldat. Derrière eux, Renaudin assujettit son monocle, que son sens du comique compromet, et il répète, gouailleur toujours, mais heureux d’avoir ses camarades à Paris :

— Ils sont sérieux comme des paysans… comme des paysans…

Racadot et la Léontine naïvement et pleins de joie admiraient le Mouchefrin.

Boulevard Saint-Michel, on entra chez un marchand de vins crémier, alors installé au coin de la rue de Médicis. Cinquante personnes s’engouffraient avec eux ; Rœmerspacher fit signe qu’il voulait parler, et, tous réclamant le silence :

— Messieurs… Je ne suis pas Gil Blas dans la première auberge de son voyage. Votre accueil me touche, mais je n’ai pas l’intention d’offrir le punch sur lequel on pourrait compter.

— Très bien ! crient ses amis.

Et lui, se tournant vers Sturel :

— Fais-moi une place, François !

Rœmerspacher a prononcé Françoué. Eux-mêmes disent : « très biênn », en traînant sur les finales. C’est l’accent lorrain, et qui fait rire… François Sturel avait toujours été appelé par les siens Françoué : jadis la diphtongue oi se prononçait oué ; dans les villages de ces jeunes gens, il demeure beaucoup des mœurs, des préjugés, de l’âme enfin de ces Françoués qui se désignaient eux-mêmes par un assemblage de sons maintenant insupportable à l’oreille parisienne. La gouaillerie et le bon sens de Rœmerspacher, comme son accent, sortent du vieux fonds national.

Mais, s’asseyant à côté de Sturel, sans plus s’inquiéter du tapage :

— Qu’est-ce que Paris ? dit-il. Est-ce si grand ? si beau ?

— Plus beau, dit Sturel, plus grand que nous n’avions rêvé.

— Mais c’est très plein ! — jeta l’ironique Renaudin.

Tous entraînés par l’ardente curiosité et le ton convaincu du nouvel arrivé, commencèrent à se communiquer les uns aux autres leurs jugements sur Paris ; ils goûtaient le plaisir de s’expliquer et de se connaître soi-même. Ils avaient hâte de sortir du trouble, de l’indiscernable où ils avaient vécu dans la période chaotique du lycée.

— Je vais en vous quittant dormir une paire d’heures, dit Rœmerspacher ; vous m’indiquerez une chambre au plus épais, ses fenêtres bien ouvertes sur la rue ; que j’entende tout le tapage ! Et sitôt la vie réveillée dans les rues, j’achète un cahier blanc, un itinéraire et je commence à visiter cet immense désordre de gens, de monuments, d’idées pour comprendre le plus de choses possible. L’instant est venu de nous déniaiser.

— Les choses, répond Sturel, cela ne m’attire guère. Ce que j’aime ici, c’est que j’y suis mon maître. Depuis six jours, à dire vrai, un seul endroit toujours m’attire… — continuait Sturel.

— Je le devine ! — interrompit Rœmerspacher, qui lança une gaillardise, et aussitôt, pour s’excuser, il posait affectueusement sa main sur le bras de son ami. Il devinait que celui-ci n’avait pas une assez forte santé d’âme pour conserver joyeusement parmi des pensées sérieuses le gros ton de la jeunesse. Il reprit :

— Tu es allé chez Bouteiller ?

— Je n’ai rien à demander, répliqua fièrement Sturel.

— Il est allé au Père-Lachaise, — intervint de sa forte voix Racadot ; — il a refait le serment de Rastignac, après l’enterrement du père Goriot, quand il s’écrie : « À nous deux, Paris ! » C’est un jouisseur délicat que Monsieur François !

Sturel secoua la tête.

— Rastignac avait été élevé à la campagne avec trois sœurs charmantes ; moi, j’ai été élevé avec vous tous.

L’observation est d’une qualité trop fine pour porter à quatre heures du matin. Qu’elle est juste pourtant ! Ces Lorrains ont le nécessaire pour apprécier une jolie femme ; mais quel délicat produit social est madame de Nucingen, cela, ils ne le savent pas. Ils perdraient d’elle des parties exquises. C’est seulement vers la trentaine qu’ils pourront aimer le luxe, toutes les corruptions élégantes auxquelles donne accès la réussite et qui ne parlent guère aux fils des livres.

Sturel expliqua que jusqu’à cette heure dans tout Paris, c’était les galeries de l’Odéon qui lui plaisaient le plus. Renaudin haussa les épaules :

— Aujourd’hui même, tu avais sous les yeux un spectacle plus instructif que tous les bouquins ; tu n’as pas daigné regarder l’enterrement de Gambetta !…

— C’était splendide ! jeta la Léontine.

— Tout le monde peut voir un spectacle parisien, mais encore faut-il savoir le lire, — continua Renaudin, du ton dédaigneux d’un « Parisien » qui rentre dans son village. — Les amis du mort tiendront encore la république pendant des années. Les serments qu’ils avaient échangés aux dernières années de l’Empire, ils viennent de les répéter. Quelles circonstances faudra-t-il, quelles luttes, où des concours leur seront nécessaires, pour qu’ils autorisent une nouvelle génération à entrer dans leur pacte ?

— Eh bien ! moi ! dit Mouchefrin, je vous affirme que Bouteiller sera député avant cinq ans.

— C’est qu’il se sera domestiqué pendant quatre !… Comprenez-moi. Je ne vous raconte pas que les amis de Gambetta refuseront des stagiaires ; je vous explique qu’ils garderont jalousement les emplois. Député ! c’est le titre de cinq cent quatre-vingts personnages, mais peut-on compter cinquante vrais députés, cinquante qui soient initiés aux moyens du parlementarisme ?

— N’y a-t-il pas quelque part, dit Suret-Lefort, d’autres serments qui se prêtent ?… une formule nouvelle ?… À ce pacte vieilli dont tu parles, pourquoi ne pas opposer une ligue toute neuve ?

Le jeune intrigant devinait qu’à prendre la filière on piétine trop longtemps, et qu’il est plus profitable de se faire craindre par des attaques de front, parce qu’une influence politique est toujours une valeur d’échange.

— Il y a le socialisme, répond Renaudin. Ils manquent d’hommes capables d’étendre leur autorité sur un monde capitaliste et d’éducation bourgeoise. Ils n’ont que des orateurs condamnés pour la vie aux agitations ; un rôle à prendre, c’est d’être l’interprète du socialisme hors des milieux où il prospère, le docteur des gentils, le délégué sur qui les possédants se rueront d’abord, avec qui ils transigeront ensuite.

— La politique, dit Sturel avec dégoût, c’est trop peu. Hugo ne vivra plus longtemps. Au-dessus des partis, il faut un homme qui soit l’expression du pays.

— Peste ! fit un interrupteur, la province est césarienne.

— C’est tous des Ratapoils ! cria un second inconnu.

— Monsieur, laissez-nous tranquilles ! dit avec fureur Racadot.

Un malotru bougonnait encore. Mouchefrin l’assaillit de bourrades et d’injures ordurières qui le dépeignaient vivant de l’exploitation des femmes. Cela rétablit le calme. Il est beau que Racadot et Mouchefrin montés en dignité, combattent pour assurer la paisible expression d’idées générales qu’ils auraient bafouées sans l’autorité de Rœmerspacher.

À nul âge on ne philosophe plus volontiers qu’à vingt ans, et surtout vers quatre heures du matin. Même la Léontine en a les lèvres entr’ouvertes dans une face totalement abrutie : c’est le signe de son admiration pour ces messieurs. Depuis Verdun, elle aime Racadot, parce qu’il est son pareil, et Mouchefrin parce qu’il est si drôle ; de loin, déjà, elle enviait M. Renaudin, qui s’est fait une situation, mais dans cet instant, pour la première fois, elle distingue les autres… Quelle impression déconcertante, cette créature humble et grossière peut-elle ressentir de Suret-Lefort, dont la physionomie offre quelque chose de félin, d’hypocrite et de fermé qui, joint à son air d’extrème jeunesse, fait plaisir à voir comme une expression rare ; — de Sturel, une figure grave et passionnée qui rappelle ces admirables temps de la Restauration, où l’on avait des âmes romantiques avec une discipline classique ? Rœmerspacher appartient à une humanité plus puissante. Il a du rayonnement. Les plus grossiers sont sensibles à l’attrait de la grande sociabilité, et même cette pauvre parente des bêtes, cette Léontine mêlée à leurs débats comme une génisse attachée au piquet d’une tente où l’on discute, approuve les jeux de sa physionomie quand il parle.

Sa tête est forte, sympathique, avec des cheveux roux qui frisent ; ses vêtements sont ouverts sur un gilet mal boutonné qui laisse largement voir une chemise molle de toile grossière. De ce milieu, par sa force tranquille, il a banni le ton plaisantin ; il a libéré les vrais sentiments jusqu’alors intimidés de chacun. Maintenant, de leur accord ils croient tirer une plus-value générale. Leur force totale est faite des puissances et des directions de chacun. Nul d’entre eux qui désormais ne s’intéresse, comme s’il en attendait un bénéfice personnel, à ce qu’ont découvert les camarades dans Paris.

Leur dialogue avait toutes les secousses des entretiens nocturnes. Mais il partait toujours de leur terrain commun, le lycée de Nancy, pour se déployer, se diviser, se réunir, exprimant ainsi les natures diverses de ces jeunes gens. C’était comme un chêne dont toutes les branches et les moindres feuilles ont sans doute leur physionomie propre, mais leur destinée commandée par les puissantes racines dont l’ensemble dépend. Les chimères qui s’imposent à nous, de nuit, sont difficiles à distinguer de la vérité : ces camarades de lycée, heureux de se retrouver, s’imaginaient former eux-mêmes un arbre puissant et que les forces de chacun, pareilles à la sève qui circule, profiteraient à tous. Cette image leur semblait d’autant plus exacte qu’elle avait une certaine beauté morale. Il faut être bien vieux pour oser reconnaître mensongère une conception qui, si elle était vraie, créerait de la fraternité et de l’agrément. Ces jeunes gens ne se connaissent d’autre père que Bouteiller : ils doivent admettre que, dans l’univers, chacun d’eux va se façonner un monde analogue à celui de ses camarades. Et s’ils discernent les uns chez les autres, au cours de cette soirée, des nuances nouvelles, ils sont bien éloignés de s’en inquiéter ; ils n’imaginent pas qu’un jour l’habileté de Renaudin, l’ambition de Suret-Lefort, la poésie de Sturel, la curiosité intellectuelle de Rœmerspacher, pourront les mettre en opposition, ni même les séparer. Ils admirent plutôt ces différences, parce qu’elles leur marquent combien en deux années ils se sont développés… Et ils s’en témoignent de la surprise par un silence où ils s’examinent.

Puis, d’un accord silencieux, ils se comparèrent à la masse compacte des filles et des étudiants agglomérés dans cette tabagie… Essaim où l’on ne peut distinguer des individus, mais seulement reconnaître une espèce. Sur cette façon de gâteau de jeunesse, le gaz, la fumée, l’ivresse et tous les désirs distribuaient des plaques violentes, alternées de rouge et de noir. Tant d’adolescents divers, qui hurlaient et s’agitaient, ne donnaient pas à penser qu’ils fussent plus d’un. Ils formaient un seul animal fédératif, toutes mains tendues, toutes bouches ouvertes vers l’alcool et la prostitution. De se sentir bien au chaud dans ce chenil, ils riaient, pleinement abandonnés à l’heure présente… L’orgueilleuse coterie des conquérants lorrains jugea cette crapule comme le divertissement normal d’âmes assez insensibles pour ne pas partager la commotion qu’ils recevaient de leur premier contact avec la cité de la vie.

— Sturel ! — déclama Mouchefrin, — par le nom puissant de Bouteiller ! (qui nous ait en sa protection !) passe-moi ton porte-monnaie et je te ferai voir un bel exemple de maîtrise ; tu vas connaître le plus victorieux instrument de domination… Messieurs, pour fêter Rœmerspacher de Nomény, qui dès ce jour est Rœmerspacher de Paris, nous vous offrons un rhum de clôture. Crions tous : « À bas Nancy ! Vive Paris ! »

Cri de trahison, détestable reniement ! Oui, ce mauvais garçon a parfaitement résumé cette première partie de leurs vies : et l’ingratitude qu’il manifeste, sans une protestation de ses camarades, a été voulue, nécessitée par Bouteiller. « À bas Nancy ! Vive Paris ! » traduit ce besoin de se jeter à l’eau qui anime tous ces jeunes gens. Le fausset des filles, la verve irréfléchie des bohêmes, le grognement des pochards composent — et c’est convenance — l’odieuse clameur d’approbation qui accueille le toast et à laquelle le patron met fin en expulsant tout le monde.

Il faisait un petit jour froid, et le vent, aidé par les balais de la voirie, soulevait une sale poussière. Nos jeunes Lorrains, passant d’une telle chaleur dans cette aube glacée, sentent peut-être leur corps souillé de poussière et mal à l’aise sous des vêtements fripés, mais ces impressions dont, à trente-cinq ans, ils s’attristeraient, ne modifient rien de leur joie sans cause, de leur entrain. À l’heure où dorment épuisés les viveurs réputés, les favoris de la beauté, ces enfants dont nul amour ne se soucie ont l’haleine fraîche et le regard ardent ; et rien qu’un bain les ferait quand même jolis et fleurs pour les femmes.

Le gros de la troupe empoigna la valise de Rœmerspacher, et, avec mille bouffonneries auxquelles leur jeunesse et leur ébriété pouvaient seules donner du charme, ils allèrent l’installer à l’hôtel Cujas, en face du fameux hôtel Saint-Quentin qu’on a démoli avec la rue des Grés en 1888, et qu’habitèrent successivement Jean-Jacques Rousseau, Balzac et ses héros, George Sand, Vallès. Tous personnages dont la sensibilité préparait les chemins à ces jeunes analystes.

Rœmerspacher garda une fille de la bande, ce dont il eût été gêné devant Sturel. Celui-ci, remontant le Luxembourg vers sa rue Sainte-Beuve, tenait toujours la Nouvelle Héloïse sous le bras. En route, il s’aperçut que Mouchefrin avait conservé son porte-monnaie avec deux cents francs, et qu’il ignorait son adresse.