LES EXTATIQUES


L’extase hystérique ne possède guère par elle-même des caractères spéciaux qui puissent permettre de la distinguer des autres variétés d’extases. Nous la considérons comme une forme de la grande attaque, fragment détaché de la troisième période, ou période des attitudes passionnelles. Les signes diagnostiques qui permettent de reconnaître la nature hystérique de l’extase se rencontrent plutôt dans les phénomènes qui la précèdent ou la suivent, et dans les symptômes variés que présente le sujet dans l’intervalle des crises. Ainsi une attitude extatique précédée ou suivie de quelques phénomènes appartenant aux autres périodes de la grande attaque : constriction pharyngienne, phénomènes épileptoïdes si atténués qu’ils soient, contorsion, etc. peut être sans hésitation rattachée à la grande hystérie. Le diagnostic serait encore plus assuré, si dans l’intervalle des crises, le patient présentait les stigmates de l’hystérie : anesthésie, achromatopsie, etc. Mais nous le répétons, la physionomie extérieure de l’extase ne suffit pas à la caractériser ! Nous n’avons pas là, comme pour les crises de convulsions démoniaques, cet ensemble de signes qu’on peut appeler pathognomoniques.

Aussi les représentations d’extatiques sont-elles loin d’avoir, au point de vue spécial où nous nous plaçons, l’intérêt que présentent les tableaux de possédés. On peut avec plus ou moins de vraisemblance imaginer une attitude extatique, on n’invente pas certains traits si précis de l’attaque démoniaque.

Au point de vue des phénomènes externes qui seuls ici nous intéressent nous ne trouvons pas deux extatiques qui se ressemblent. En voici quelques exemples, empruntés à Gôrres [1], parmi les faits d’extases mystiques.

Béatrix de Nazareth restait au chœur, penchée sur sa stalle comme une personne endormie, ne voyant rien, n’entendant rien. Christine de Stumtèle ne donnait plus aucun souffle de vie, elle ne respirait plus, et son corps était roide comme celui d’un mort… Les pieds et les mains de sainte Catherine de Sienne se contractaient d’une manière convulsive, ses doigts s’entrelaçaient et serraient avec tant de force les objets qu’elle tenait au moment de l’accès, qu’on les aurait brisés plutôt que de leur faire lâcher prise ; tous ses membres avaient la rigidité de la pierre. Saint Joseph de Copertino poussait un cri, tombait à genoux y les bras étendus en croix, aucun souffle ne sortait plus de sa bouche, etc.

Tous ces phénomènes de l’extase se retrouvent dans l’hystérie ; ces rigidités, ces contractures sont d’apparence éminemment hystérique. Pour n’en citer qu’un exemple, je rappellerai que Ler…, une de nos malades, dans ses attaques d’extase, était entièrement rigide, les bras étendus dans l’attitude du crucifiement.

Mais nous voyons que les artistes, dans les représentations qu’ils ont faites des extatiques, ont négligé à dessein toute apparence de violence, tout phénomène convulsif. Pour eux l’extase est une pose expressive, une pure attitude passionnelle ; tous leurs efforts consistent à exprimer, à rendre extérieur un phénomène interne, en un mot à traduire objectivement, par les traits de la physionomie et les gestes du corps, ce qui se passe dans les régions de l’esprit inaccessibles à la vue.


SAINTE CATHERINE DE SIENNE EN EXTASE
Fragment d’une fresque de Sodoma dans l’église Saint-Dominique à Sienne.

C’est ainsi que, pour citer quelques exemples, l’extase revêt les signes extérieurs d’une prière ardente, comme dans une fresque de Sodoma représentant Sainte Catherine de Sienne intercédant pour l’âme du supplicié Strozzi ; de la surprise, de l’admiration, comme dans une autre fresque du même peintre montrant Sainte Catherine en extase ; du calme, de la joie intérieure, du ravissement, comme dans les Immaculées conceptions de Murilio et de l’école espagnole ; de la contemplation, comme dans le tableau de Murilio, Saint François en extase ; de l’amour possédé et satisfait, comme dans les tableaux de Murillo représentant Saint Antoine de Padoue entourant de ses bras l’enfant Jésus ; de l’acceptation, de la soumission, comme dans l’apparition de la Vierge à Saint Bernard, de Murillo ; enfin aussi de la souffrance et de la douleur, comme dans le Saint François recevant les stigmates, de Cigoli ; de la défaillance et de l’abattement, comme dans une fresque de Sodoma représentant l’Évanouissement de Sainte Catherine, ou bien encore dans un tableau de Lanfranchi qui représente Sainte Marguerite de Cordoue en extase.

Pour rendre toutes ces expressions variées les artistes ont pu trouver dans les sujets hystériques d’inappréciables modèles. Cette assertion ne paraîtra point hasardeuse ni exagérée à tous ceux qui, comme nous, ont vu des hystériques, même filles du vulgaire, dans une certaine phase de la grande attaque prendre sous l’empire d’hallucinations d’ordre religieux des attitudes d’une expression si vraie et si intense que les acteurs les plus consommés ne sauraient mieux faire et que les plus grands artistes ne sauraient trouver des modèles plus dignes de leur pinceau.

Pour peindre une extatique, l’artiste a donc cherché à rendre une pensée, un sentiment. Tout est mesuré, réglé, rationnel dans sa figure ; tous les traits, tous les mouvements concourent au même but, l’expression. Nous jugeons de la valeur de son œuvre suivant que le but est plus ou moins bien atteint, que les qualités d’expression de la figure sont plus pures, plus vraies, mieux rendues. Dans les figurations de démoniaques, il n’en est plus de même. Nous sommes là en présence d’attitudes bizarres, de contorsions étranges, de déformations des traits qui ne répondent à aucune idée, à aucun sentiment. C’est la période de la grande attaque désignée sous le nom de période d’attitudes illogiques, par opposition à la suivante qui est celle des attitudes passionnelles.

Toute ressource manque à l’artiste peintre, sculpteur, acteur, en dehors de l’observation exacte de la nature. Car il ne suffit pas seulement de déformer à plaisir et de faire étrange à volonté ; il y a sous cette incohérence apparente une raison cachée qui relève d’un processus morbide, et, dans la nature des déformations des parties ou des contorsions de l’ensemble, de même que dans le mode de succession et de groupement de tous ces phénomènes, on retrouve, ainsi que le démontrent nos études sur les œuvres des maîtres anciens ou modernes, les marques indiscutables d’un ordre préétabli, toute la constance et l’inflexibilité d’une loi scientifique.

FIN
  1. cité par le P. de Bonniot, Le miracle et les sciences médicales, p. 191.