Les Découvertes de l’égyptologie française, les missions et les travaux de M. Mariette

Les Découvertes de l’égyptologie française, les missions et les travaux de M. Mariette
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 298-340).
LES DÉCOUVERTES
DE
L’ÉGYPTOLOGIE FRANÇAISE

LES MISSIONS ET LES TRAVAUX DE M. MARIETTE.

Les travaux de M. Auguste Mariette sont de deux sortes : ses fouilles et ses publications. Il y a près de dix ans, M.. Ernest Renan a tracé ici même une rapide esquisse des premiers résultats obtenus alors[1]. L’instant est venu de faire connaître dans leur ensemble ceux qu’ont produits vingt-trois années de recherches et d’études en Égypte. Les plus récentes surtout marquent un progrès considérable dans la science, et le titre principal du savant archéologue est moins peut-être la découverte du Sérapéum, qui date de 1851, que la révélation du vrai sens religieux des temples.

On comprendrait mal l’étendue et l’importance des fouilles de M. Mariette, si l’on ne se rendait compte des secours exceptionnels dont il a disposé. Le vice-roi est le seul souverain qui puisse mettre de pareilles ressources au service des savans. Nous ne sommes plus au temps où les dominateurs turcs étonnaient le monde par la sauvage grandeur de leurs guerres, et conservaient dans les pays soumis par leurs armes, avec les habitudes des camps, le redoutable appareil des conquérans. Les descendans de Méhémet-Ali ont contracté, sur la vieille terre d’Égypte, des habitudes plus pacifiques et plus douces, et les deux derniers khédives surtout n’ont eu garde d’oublier qu’ils gouvernaient le pays des Pharaons et des Ptolémées. Ismaïl-Pacha a fait plus encore que ses devanciers pour honorer ces grands souvenirs ; aussi lui tient-on compte en Europe de ses efforts persévérans pour encourager les hommes voués au culte du passé et à la recherche des civilisations disparues. Rien n’égale les puissans moyens d’exploration qu’il a mis sous la main de notre compatriote. Nous avons vu 2,000 fellahs travailler tantôt à Tanis et dans la nécropole de Memphis, tantôt à Thèbes, à Abydos et à Edfou. La science était créée par Champollion, mais les textes nous manquaient. M. Mariette nous les a donnés; il a fait revivre tout un monde disparu, il a retrouvé, classé, et il publie aujourd’hui les élémens enfouis et épars de cette immense bibliothèque de pierre où sont consignés les conquêtes, les croyances, les institutions, la littérature et les arts de ce « peuple constant, » de cette civilisation unique qui, pendant quatre mille ans, s’est développée et a prospéré dans la longue et fertile vallée du Nil. On ne dira jamais assez ce que M. Mariette lui-même, ce que l’Europe savante, doivent à la munificence du vice-roi ; mais, dans cette vaste carrière ouverte également à tous les peuples civilisés, la France a le devoir de se montrer plus reconnaissante envers Ismaïl-Pacha qu’aucun autre pays de l’Europe. N’oublions pas que, parmi les sciences historiques, il n’en est pas dont les conquêtes appartiennent, autant que l’égyptologie, à notre patrimoine national. C’est un Français, Champollion, qui l’a créée de toutes pièces; ce sont des Français, Letronne et Biot, qui en ont étendu le domaine par l’enquête féconde ouverte sur les âges ptolémaïques et sur les systèmes astronomiques des peuples du Nil. Ne sont-ce pas des Français, et M. Chabas, dont l’esprit est si net, le savoir si sûr, et M. de Rougé, qui fut deux fois maître, par ses leçons et par ses écrits? Il est Français aussi, par l’adoption du moins, ce jeune Maspéro, qui s’est fait seul et que nous avons vu, il y a quelques années à peine, s’exerçant à l’École normale, et comme pour se reposer de ses études classiques, à expliquer les textes les plus difficiles de la chrestomathie égyptienne. La France revendique enfin avec orgueil l’homme dont nous allons raconter les travaux.

Pour apprécier les travaux de M. Mariette, il faut savoir où en étaient nos connaissances quand a commencé sa carrière; il nous paraît utile de raconter ensuite sa vie si laborieuse, de suivre pas à pas ses traces au Sérapéum d’abord, puis dans ses principaux chantiers, car l’histoire de ces fouilles, c’est l’histoire de la science elle-même, ou tout au moins des informations sur lesquelles elle repose; il est nécessaire enfin de montrer les résultats qu’il en a tirés pour le grand travail de synthèse qui se poursuit depuis la mort de Champollion. Marquant ainsi le départ et l’arrivée, nous saurons exactement ce qui appartient en propre à M. Mariette et dans quelle proportion, grâce à lui, le champ de l’histoire se trouve accru et enrichi.

La science de l’égyptologie a une date précise : on peut dire qu’elle est née le 17 septembre 1822, jour de la séance mémorable où Champollion fut admis à lire devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres le premier exposé de sa grande découverte du déchiffrement des textes hiéroglyphiques. Sa Grammaire et son Dictionnaire n’étaient pas encore achevés lorsqu’il mourut en 1831, à peine âgé de quarante et un ans, accablé de fatigues et consumé par le travail. Le manuscrit unique de cette précieuse grammaire lui avait été dérobé par Salvolini, et l’on ne connut l’auteur du vol que longtemps après. Le manuscrit, providentiellement retrouvé, fut publié aux frais de l’état. Malheureusement Champollion était mort sans avoir eu le temps de former des élèves. Il n’eut pas d’héritier direct, et, jusqu’à l’apparition du Mémoire sur Ahmès par M. de Rougé, il s’écoula une période de dix-huit ans pendant laquelle les grandes études égyptologiques, dont la base est la science technique du déchiffrement, subirent un temps d’arrêt. La tâche était immense à la mort du fondateur : il restait à étudier les divers dialectes du copte, les lois qui avaient présidé à la dégénérescence de cet idiome, reconstituer l’ancien dialecte en procédant du connu, c’est-à-dire de la langue relativement moderne des manuscrits, à l’inconnu, c’est-à-dire à la langue des âges pharaoniques; il restait encore à trouver la clé du démotique, car Champollion s’était borné à en constater l’existence; il fallait compléter le dictionnaire hiéroglyphique, rechercher, réunir et étudier les manuscrits coptes, source et départ de toute étude ascendante; avant tout, il était nécessaire d’acquérir les principaux instrumens du travail, et de demander au pays des Pharaons des monumens et des textes nouveaux.

Pour aborder, même en une seule de ses parties, un programme aussi vaste, la France n’avait personne alors à placer dans la chaire de Champollion. On appela à ce poste difficile Letronne, qui s’empara de l’Égypte ptolémaïque et donna un excellent enseignement sur la civilisation grecque exportée sur les bords du Nil. Ce n’était pas de l’égyptologie, c’était du moins encore quelque chose de l’Égypte, Dans un ordre d’études également accessoire ou, si l’on veut, parallèle à la science du déchiffrement, M. Wilkinson, en Angleterre, facilitait les voyages en Égypte par ses études d’archéologie descriptive; M. Birch, son compatriote, se faisait connaître par quelques estimables essais de traduction ; enfin M. Lepsius seul, pendant cette période, fit faire un pas à la science du déchiffrement par sa Lettre à Rosellini, imprimée en français dans les Annales de l’Institut de Rome (1837). Cette étude, de cent pages environ, fut la première tentative pour introduire une méthode plus rigoureuse dans l’application de la découverte de Champollion. Malheureusement M. Lepsius en resta là; il utilisa peu depuis lors les rares facultés dont il était doué et le savoir étendu qu’il avait acquis. Il obtint la direction de la mission allemande de 1842 à 1845 en Égypte et en Nubie, expédition productive assurément, et qui lui valut le titre de représentant quasi officiel de l’égyptologie au-delà du Rhin. Quant à la dispendieuse publication prussienne dont ce voyage fournit les matériaux (douze volumes in-folio), ce n’est guère, à proprement parler, qu’un somptueux album de planches sans grande valeur aujourd’hui, parce qu’on ne croit plus qu’à l’estampage et à la photographie. Le Livre des Rois, manuel toujours indispensable, et un certain nombre de bons mémoires surtout archéologiques ont conservé à M. Lepsius le rang qu’il avait conquis par sa première étude; mais celle-ci constitue encore son titre le plus sérieux pour prendre place parmi les successeurs de Champollion. Quant à son système chronologique, il faut bien avouer qu’il n’a été adopté par personne jusqu’à ce jour. M. Lepsius a su du moins former des élèves dont le plus connu est M. Duemichen. L’Italie avait aussi son représentant dans la science nouvelle; mais le mérite de Rosellini se borne à avoir réuni des élémens et publié, avant M. Lepsius, son grand recueil intitulé Monumenti dell’ Egitto e della Nubia et un dictionnaire hiéroglyphique, que les progrès accomplis depuis lors rendent tout à fait insuffisant aujourd’hui.

A l’époque même où M. de Rougé s’annonçait, en 1846, par sa réfutation de l’ouvrage allemand du célèbre Bunsen, qui, fort heureusement pour lui, avait des titres scientifiques plus sérieux que cet écrit, l’Angleterre et l’Allemagne faisaient entrer dans la lice deux jeunes égyptologues : le regrettable Hinks, qui déterminait les valeurs exactes des lettres hiéroglyphiques à l’aide des transcriptions des mots sémitiques, — M. Brugsch, qui préludait à ses immenses travaux d’interprétation par quelques essais heureux, bientôt suivis de sa fameuse Grammaire démotique et de sa Géographie ancienne de l’Egypte. Personne ne comprend et ne traduit les textes avec plus de facilité que M. Brugsch; mais c’est là son principal et presque son seul mérite. Si bien doué pour ce louable et utile labeur, il n’est pas homme à composer une œuvre synthétique de vulgarisation, témoin son Histoire d’Egypte (1859), écrite en français, à ce qu’il croit du moins, et que le défaut d’art et de méthode rend insupportable à la lecture, sans parler de sa chronologie chimérique. Rendons toutefois à M. Brugsch la justice qu’il n’a ni rendue, ni, — il faut le dire, — refusée à M. Mariette, auquel il doit tant, et dont il n’a même pas cité le nom dans son dernier ouvrage, composé depuis les tristes événemens de 1870; M. Brugsch est, jusqu’à cette heure, sans en excepter M. de Rougé lui-même, l’interprète le plus exercé des textes hiéroglyphiques, hiératiques ou démotiques, toujours prêt, toujours prompt à la besogne, suivant la demande, ou la commande ; c’est en un mot un incomparable drogman au service des Pharaons, mais c’est un drogman et rien de plus.

M. de Rougé est incontestablement, avec M. Mariette, le vrai successeur de Champollion. L’un et l’autre ont leur domaine distinct et leur mérite différent. M. de Rougé, dont la science déplore la perte récente, n’était pas un savant dans le sens de M. Birch ou de M. Lepsius; il ne possédait pas les connaissances variées et étendues que l’on ne peut contester aux deux égyptologues de Londres et de Berlin ; mais son esprit juste et pénétrant acquit bientôt, par la discipline à laquelle il le soumit, une grande rigueur méthodique sans rien perdre en profondeur. Ne se sentant pas préparé pour aborder le champ des études philologiques et historiques comparées, il n’en dirigea que plus sûrement tous ses efforts vers un but unique, l’égyptologie. Il voulait y être initié, il y fut maître. Ses travaux publiés, — ils ne le sont pas tous, — et son enseignement du Collège de France ont donné les plus remarquables modèles que nous ayons d’interprétation analytique et raisonnée, et l’on peut dire que chacun de ses mémoires, chacune de ses leçons, marquent un progrès dans la formation méthodique de la grammaire, dans l’œuvre du déchiffrement, et souvent dans celle de la restitution chronologique des dynasties. M. de Rougé voyait dans la religion des anciens Égyptiens un monothéisme tel que Jamblique l’avait expliqué; le panthéon égyptien n’était pour lui qu’une expression symbolique et matérielle. Sous ces figures multiples du culte et de la liturgie, il reconnaissait et cherchait à dégager l’idée philosophique et la croyance raisonnée au Dieu « se perpétuant et s’ engendrant lui-même, » au Dieu un dans son essence, bien que la religion dont il est le fondement semble revêtir dans ses manifestations variées toutes les apparences du polythéisme. Quoique, dans ses dernières leçons, il ait entrevu la notion plus vraie du panthéisme, c’est en somme à la conclusion de Jamblique qu’ont abouti et que se sont arrêtées ses recherches touchant ce grand problème; or c’est précisément pour la connaissance nette et précise du dogme, clé de voûte de tout le système, que les derniers travaux de M. Mariette constituent un pas de géant.

En 1850, époque où commence sa première mission, on ne possédait, comme instrument et comme matériaux de travail, que les monumens et les textes réunis alors dans les musées de Paris, de Londres, de Berlin, de Leyde, de Turin, sans parler des collections secondaires de Vienne et de Rome. Il faut ajouter à ce fonds les copies, plus ou moins exactes, que l’on trouve dans l’ancien ouvrage de la commission d’Egypte, dans les Monumenti de Rosellini, dans le Denkmaeler de M. Lepsius, enfin dans les recueils isolés ou dans les publications individuelles qui sont antérieures à cette même année 1850. Quant à l’interprétation de ces monumens et de ces textes, on n’avait encore à cette époque que les écrits de Champollion, la lettre de M. Lepsius à Rosellini, les premiers essais de M. Brugsch, quelques travaux de MM. Hinks et de M. Birch, enfin les applications, déjà si fécondes, que M. de Rougé avait faites des principes posés par le fondateur, et les procédés nouveaux qu’il avait découverts et éprouvés lui-même.

Les fouilles de M. Mariette ont été le fruit de deux missions distinctes. La première est comprise entre le mois de septembre 1850 et le mois d’octobre 1854 ; le gouvernement français en a fait les frais : la seconde, commencée en novembre 1858, dure encore; elle a été entreprise et se poursuit aux frais du gouvernement égyptien. La première a procuré la découverte du Sérapéum de Memphis et les sept mille monumens qui sont au Louvre; la seconde a ouvert trente-cinq chantiers, a eu pour résultat la fondation du musée de Boulaq et la découverte des vingt-deux mille monumens qui y sont catalogués et classés aujourd’hui. L’une et l’autre mission ont en outre fourni la matière d’importantes publications, en quelque sorte parallèles aux fouilles elles-mêmes, et que nous examinerons dans l’ordre chronologique où elles se sont produites. Nous avons visité tous les chantiers de M. Mariette et passé un hiver en Égypte à parcourir avec lui la vallée du Nil, nous avons lu en entier ses ouvrages, manuscrits ou imprimés; notre prétention se borne quant à présent au rôle de narrateur exposant ce qu’il a vu, de lecteur se rappelant ce qu’il a lu.


I.

Malgré ses heureuses facultés et sa précoce intelligence, M. Auguste Mariette, né à Boulogne-sur-Mer le 11 février 1821, eut les débuts les plus pénibles et fut de bonne heure aux prises avec les difficultés de la vie. Sans fortune et sans appui, dès l’âge de dix-huit ans, il fut contraint de se faire maître de dessin en Angleterre, puis régent de septième dans le petit collège communal de sa ville natale. Dévoré de la soif ardente de s’instruire, il consacrait à l’étude ses rares instans de loisir dans la bibliothèque, située près du collège. Un cercueil de momie, que l’on peut voir encore aujourd’hui sous les vitrines de la troisième salle du musée de Boulogne, attirait surtout ses regards curieux. Il résolut de déchiffrer les textes qui y étaient figurés, et il réussit à se procurer les livres de Champollion . Sans guide, sans maître et sans encouragemens d’aucune sorte, il parvint à comprendre les hiéroglyphes peints sur la boîte de sa momie et ne tarda pas à se rendre maître du système de déchiffrement des écritures égyptiennes ; il étudia à fond la langue copte et se mit au courant de tous les travaux publiés jusqu’alors; mais le principal du collège jugea bientôt que les aspirations scientifiques de son jeune régent devenaient incompatibles avec les exigences étroites des modestes fonctions qui lui étaient confiées, et en 1848 M. Mariette perdit sa place au moment même où ses besoins matériels s’étaient singulièrement accrus, car il s’était marié à l’âge de vingt-trois ans et était déjà père de deux enfans. Force lui fut de venir à Paris chercher d’autres moyens d’existence.

Heureusement un de ses compatriotes, M. Jeanron, était alors directeur du musée du Louvre. Le jeune savant lui fut présenté. Il n’avait alors publié qu’un opuscule, peu connu aujourd’hui, c’était une Lettre sur la vraie position du Portus Itius de César, que M. Mariette, non sans de bonnes raisons, proposait de placer à Boulogne ou aux environs. Ceux qui s’occupent de ces questions de topographie comparée de notre pays feront bien de lire cet essai d’un débutant, qui révèle déjà les qualités de pénétration et de critique dont il a donné depuis de si éclatans témoignages. Il régnait en 1848 un certain désordre dans l’administration de nos musées et les greniers du Louvre renfermaient alors, notamment sur l’ancienne Égypte, une foule de précieux documens, qui gisaient pêle-mêle avec des journaux et des papiers d’emballage; M. Jeanron pensa qu’ils méritaient d’être examinés de près, triés et classés. Parmi ces documens figuraient surtout des papyrus en langue copte. Le directeur du musée ne disposait que de ressources restreintes; il réussit toutefois à procurer de cette manière à son protégé une besogne quotidienne. M. Mariette vécut ainsi en travaillant, pendant deux années entières, avec des appointemens prélevés sur le budget des musées, chapitre des frais de collage et de réparation dans les magasins du Louvre. En 1850, le protecteur et le protégé perdirent leur place du même coup. Jeanron remonta résolument dans son atelier de la rue Bonaparte, et M. Mariette, réduit à une sorte de dénûment, vint lui demander conseil et appui. Adressé par lui à son ami M. Génin, alors secrétaire-général au ministère de l’instruction publique, il ne put obtenir la place qu’il sollicitait, mais il reçut mieux que cela : une mission en Égypte. Le jeune savant n’avait encore publié, en fait d’études sur les antiquités pharaoniques, qu’une douzaine de pages sur quelques fragmens du papyrus de Turin; mais on savait ce qu’il pouvait faire, et au mois d’août 1850 MM. de Parieu et Baroche, ministres de l’instruction publique et de l’intérieur, demandèrent à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de déterminer l’objet de cette mission. La savante compagnie proposa de charger M. Mariette de la recherche et de l’acquisition de nouveaux manuscrits égyptiens qui se trouvaient, disait-on, dans les couvens coptes de la vallée du Nil. M. Mariette partit plein de joie pour Marseille, où il s’embarqua, comme autrefois Champollion, portant dans son cœur tout un monde d’espérances.

Il arriva le 12 octobre à Alexandrie. Un hasard des plus heureux conduisit ses pas vers les jardins artificiels du consul-général de Belgique, le comte Zizinia. Son attention y fut éveillée tout d’abord par la vue des sphinx en pierre calcaire qui décoraient cette somptueuse villa. Arrivé au Caire, il se mit en devoir de solliciter des autorités religieuses l’accès des couvens coptes; mais les formalités, toujours longues en tout pays dès qu’on s’adresse aux administrations cléricales, sont interminables en Orient. Il eut donc le temps de visiter plusieurs personnages du pays connus par leur sympathie pour la France, quelques-uns se souvenant même qu’ils étaient Français, comme Linant-Bey, Varin-Bey et Clot-Bey. Il retrouva chez eux d’autres sphinx absolument pareils à ceux du comte Zizinia, et il put remarquer sur tous des graffitti, gravés anciennement à la pointe du couteau, et associant toujours les noms d’Osiris, d’Apis et de Sérapis. S’étant informé de la provenance, certainement unique, de ces monumens semblables entre eux, on l’adressa à un marchand juif du Caire, qui en faisait pour son négoce l’extraction au-delà du petit village de Saqqarah, sur la rive gauche du Nil, dans un des quartiers de cette immense nécropole de Memphis qui forme la limite du désert au sud des grandes pyramides. Le jeune voyageur, prévoyant que la lenteur des archimandrites lui laisserait encore des loisirs, partit pour le désert, résolu d’y passer quelques jours. Il y resta trois ans.

La nécropole de Memphis a environ douze lieues d’étendue du nord au sud. Elle est tout entière dans le désert, dont la lisière est formée, à l’ouest du Nil, par les collines libyques au pied desquelles serpente la vallée verdoyante avec ses riches cultures. Entre le fleuve et le Babr-el-Yousouf, canal qui lui est parallèle, sont les deux petits villages de Myt-Rahineh et de Saqqarah et la célèbre forêt de palmiers qui ombrage les ruines ou plutôt l’emplacement de Memphis. Dès qu’on a traversé le canal et gravi la colline libyque, on est dans le désert. Une seule chose frappe d’abord les regards sur ce plateau de sables où s’étend le cimetière cinquante fois séculaire de la capitale des Pharaons, ce sont les divers groupes de pyramides. Au nord, celles de Giseh, ou grandes pyramides, marquent de ce côté le point extrême de la nécropole; puis viennent celles d’Abousir, plus au sud encore est la fameuse pyramide à degrés de Saqqarah, la plus ancienne de toutes et la plus rapprochée de l’ancienne ville, enfin celle de Dashour, limite méridionale du cimetière. Dans cette section de la colline libyque comprise entre Giseh et Abousir, le sable du désert, uniforme et muet pour le vulgaire, est rempli d’indices et de renseignemens précieux pour l’œil pénétrant de l’archéologue. M. Mariette s’habitua bientôt à lire dans ce mystérieux livre funéraire qui renfermait tant de secrets; il se proposa même de résoudre un problème que ni Champollion, ni Lepsius n’avaient osé aborder, et qui consistait à dresser un. plan chronologique des différentes parties de la nécropole. Il pensa retrouver dans ce dédale de sépultures les cimetières de chaque époque, se persuadant qu’ils représentaient chacun tout un ensemble en quelque sorte dynastique. Du haut de la pyramide de Saqqarah, il distinguait déjà sur ce plateau jaune et brûlant les quartiers pharaoniques des IVe, XVIIIe, et XXIVe dynasties, puis les tombes ptolémaïques ; il avait déjà esquissé le plan général de ce vaste champ de la mort, et il s’occupait d’en délimiter les régions funèbres, lorsqu’il vint à heurter du pied une pierre portant des hiéroglyphes. Il la prend et y déchiffre, accouplés comme dans les graffitti des sphinx d’Alexandrie et du Caire, les noms d’Apis et d’Osiris... Il lève les yeux et voit se dresser devant lui une tête blanche sortant du sable et le regardant avec ce sourire béat et immobile qui semble saluer un familier : c’était un sphinx évidemment très proche parent de ceux qu’il avait rencontrés chez le comte Zizinia et chez Linant-Bey. Cet heureux rapprochement lui livrait les deux élémens d’une recherche nouvelle à tenter ; sa mémoire, remplie des souvenirs de ses textes classiques, lui fournit sur l’heure même la troisième donnée du problème et le mit sur la voie de sa grande découverte. Il venait de se rappeler les termes mêmes du passage de Strabon où il est dit que le Sérapéum de Memphis se trouvait dans un lieu très sablonneux, et que le géographe grec y avait vu des sphinx enfouis jusqu’aux épaules et d’autres engagés à mi-corps dans le sol du désert. A partir de ce moment, il tint le fil qui devait le conduire au but à travers ce labyrinthe souterrain et inconnu. Il résolut aussitôt de se livrer sans relâche à la recherche du Sérapéum; mais n’était-ce pas risquer beaucoup que d’abandonner ainsi l’objet d’une mission qui était tout autre, pour appliquer les fonds de l’état à une entreprise différente, que bien des gens ne manqueraient pas de taxer de chimérique, si le résultat tardait, de coupable, s’il trompait l’attente de l’audacieux chercheur? Il fallait, par un effort d’intelligence aidé d’un coup d’œil sûr, guidé par cet instinct merveilleux qui est comme le génie propre de l’archéologue, se tracer dans sa tête un plan exact, plonger des regards de l’esprit dans les profondeurs des sables et voir déjà distinctement, à l’extrémité de cette avenue de sphinx dont on tenait les abords, la tombe d’Apis avec ses trésors et ses mystères.

Le lecteur ne confondra pas ici le cimetière ou la demeure funèbre d’Apis, objet des recherches de M. Mariette, avec le temple d’Apis vivant, que Psammétichus Ier avait décoré du colosse d’Osiris et qu’Hérodote a décrit. Ce temple se trouvait dans la ville même de Memphis, et il a été détruit comme les autres monumens de cette capitale, dont les matériaux ont servi à bâtir Le Caire. Ainsi le dieu avait deux habitations distinctes : l’une qu’il occupait pendant sa vie sous le nom d’Apis, l’autre où il reposait après sa mort sous le nom d’Osorapis ou de Sérapis. Il importe aussi de ne pas confondre le Sérapis égyptien, aussi ancien que le culte du taureau divin lui-même, puisqu’il n’est autre qu’Apis mort, avec le Sérapis des Grecs et des Romains, divinité hybride et bâtarde, fruit du mélange bizarre de deux conceptions d’origine différente, moitié égyptienne, moitié grecque. Il ne s’agit ici, bien entendu, que du Sérapis égyptien, divinité nationale antérieure à tout compromis, à toute confusion avec les cultes étrangers, et dont le dogme est aussi ancien que la civilisation pharaonique elle-même. M. Mariette se demanda quels faits nouveaux allait lui révéler cette tombe divine : elle aura dû, pensait-il, être violée par les chrétiens; mais, si les richesses qu’elle renfermait dans son sein lui ont été arrachées avant l’envahissement définitif des sables, les violateurs auront sans doute épargné les trésors archéologiques et historiques, bien autrement précieux que l’or et l’argent. Champollion avait dit que Sérapis était à la fois Osiris et Apis; saint Clément, que le nom même de Sérapis était formé des mots Apis et Osiris ; Phylarque enfin associait aussi ces deux divinités. Le Sérapéum de Memphis devait donc être la tombe d’Apis, c’est-à-dire le lieu de sépulture de tous les taureaux qui s’étaient succédé dans le temple de cette ville pendant le cours des siècles pharaoniques, et qui n’étaient autre chose que l’incarnation perpétuelle d’Osiris, le dieu bon, le dieu fécond, nourricier et à la fois protecteur de l’Egypte. Ce n’était encore qu’une hypothèse, mais elle s’imposait déjà à l’esprit du jeune chercheur avec la force impérieuse d’une conviction. Il avait acquis la certitude d’une révélation prochaine. Il ne savait pas que le désert la lui disputerait deux années entières !

Le lendemain du jour où le sanctuaire funèbre d’Apis était apparu comme en songe à M. Mariette, le soleil levant, Horus lui-même, comme il disait, le surprit avec une vingtaine de fellahs, les uns la pioche à la main, les autres la couffe sur la tête, creusant le sable du désert et allant le jeter au loin dans une ronde sans fin, s’encourageant eux-mêmes au travail par leurs chants nationaux, mélodies traditionnelles qui ont dû accompagner leurs premiers pères quand, sous le bâton des reîs de Chéops, ils bâtissaient les pyramides. — Le travail des fouilles commença le 1er novembre 1850,

Un second sphinx sortit de son linceul, montrant sur ses flancs les mêmes noms, Apis et Sérapis, gravés, à la mode des écoliers. par les pèlerins grecs qui venaient visiter la tombe du dieu. Bientôt un troisième sphinx apparaît, puis un quatrième, puis un autre encore, et les jours se succèdent, et les semaines, et les sphinx. Après le vingt et unième, une légère déviation fit perdre un instant la direction de l’avenue, aussitôt retrouvée; mais la profondeur à laquelle on découvrait les sphinx allait toujours en croissant, car cette avenue plongeait toujours davantage à mesure qu’on avançait. Les difficultés de la fouille augmentant sans cesse, M. Mariette dut renoncer à dégager l’avenue dans son entier, et se contenter d’exécuter des sondages symétriques à des distances exactement calculées de manière à pointer verticalement sur ces sentinelles de pierre qui gardaient et indiquaient la route de la tombe divine. Après deux mois de travail, on mit au jour le cent trente-quatrième sphinx, mais on ne lui trouva pas de successeur. On cherche, on interroge le sol à droite, à gauche, — rien ! C’était le 1er janvier 1851. L’année commençait mal pour M. Mariette! En proie à une agitation fébrile, il se disait que le Sérapéum aura sans doute été détruit de fond en comble par les chrétiens, que cette avenue trompeuse ne conduit qu’au néant; mais il ne se rebute pas, il remue le sable, le fait enlever dans un rayon de 20 mètres de surface sur 12 de profondeur. Enfin le cent trente-cinquième sphinx se montre au soleil, l’urœus dressé sur le front; l’avenue fléchissait vers le sud par un coude de 85 degrés.

Après le cent quarante et unième sphinx, M. Mariette put croire qu’il touchait au but, car à ce point l’avenue s’arrête et aboutit à un dromos spacieux, pavé de belles dalles de pierre, et qui coupe brusquement à angle droit la double haie des sphinx. Ce dromos, à peine entamé par les pas des adorateurs d’Apis, n’offre aucune issue en face; c’est un hémicycle décoré de statues grecques : Lycurgue, Platon, Sophocle, Pindare, barrent la route au fouilleur, libre seulement de s’engager à droite ou à gauche dans les deux directions que lui ouvre cette allée. Avant de prendre parti, M. Mariette se demande ce que viennent faire en ce lieu ces graves personnages, devenus d’une façon si imprévue les hôtes de Sérapis. Sont-ce bien là les abords de la tombe divine? Tout en inclinant vers la direction de droite, qui s’éloignait de Memphis en pénétrant plus avant dans le désert, il voulut avoir le cœur net de la direction de gauche.

La rampe de la chaussée était ornée d’une petite chapelle portant le cartouche d’Amyrtée, roi de la XXVIIIe dynastie, et de Nectanébo II, roi de la XXXe époque relativement toute moderne, puisqu’elle coïncide avec la domination persane. Pourtant l’image d’Apis les accompagne, et le disque lunaire qui s’épanouit entre ses cornes assure la marche et soutient le courage du fouilleur; mais cette chapelle lui ferme bientôt la route à gauche. Néanmoins il sonde les environs, cherchant partout quelque issue secrète, car il sait avec quel soin jaloux les Égyptiens dérobaient aux profanes l’accès des tombes les plus vénérées. Les magnificences inouies des sépultures pharaoniques offrent cette particularité remarquable, qu’elles étaient exclusivement consacrées au défunt. Rien n’y était concédé au faste d’une vanité mondaine. La piété de ces peuples voués au culte de la mort ne souffrait aucun partage; les richesses décoratives dont on se plaisait à parer la dernière demeure étaient ensevelies à tout jamais dans la profondeur du sol, et ces chambres décorées de mille peintures étaient murées pour l’éternité dès que la momie s’y trouvait déposée. La recherche d’une tombe égyptienne est donc une sorte de chasse où les ruses et les calculs du chercheur sont sans cesse mis en défaut par les feintes, les fausses issues et les subtiles inventions de ces ingénieux protecteurs de la mort. Après avoir vainement exploré la route de gauche, M. Mariette se décide à suivre la direction opposée aussi loin que le permettront les ressources matérielles dont il disposait. Hélas! ces pauvres 8,000 francs destinés à couvrir tous les frais de la mission tirent bientôt à leur fin, et les dépenses augmentent en raison inverse de la distance parcourue, car il n’est plus possible de se borner à de simples sondages. Dans le dromos et sur les côtés, formés de deux murs à hauteur d’appui, tout devient intéressant ; il faut tout mettre au jour. Voici deux chapelles encore : l’une donne un des précieux Apis que l’on admire aujourd’hui au Louvre, au pied de l’escalier Henri IV; l’autre est de l’époque grecque. Apparaît ensuite un petit génie assis sur un cerbère, un autre à cheval sur une lionne, puis un paon, et aucune inscription; toujours l’imprévu, pas une seule indication précise. Enfin, après deux mois de fouilles dans le dromos, la pioche des fellahs vint heurter, vers les premiers jours de mars, le seuil du Sérapéum. M. Mariette cette fois pouvait se croire près du but; il n’était pas même au commencement de ses épreuves.

Les cheik-el-beled ou chefs de village sont en Égypte de petits personnages. Ils lèvent les impôts, administrent les bourgades presque sans contrôle, règlent le travail, en un mot exercent sur les habitans une véritable dictature; on ne peut rien sans eux et surtout malgré eux, car, autorisant les corvées et en fixant le tarif, quand elles sont payées, ils peuvent aussi s’opposer à l’embauchage des fellahs pour le service des étrangers. Le village le plus rapproché du chantier des fouilles était Saqqarah. Or c’est au moment même où le pylône de Sérapéum venait d’être reconnu que le cheik de ce village refusa de laisser venir les travailleurs gagés au désert. Un coup de vent ayant déchiré et abattu les tentes de M. Mariette, il ne put même obtenir de la rigueur inexplicable de ce cheik les hommes et les matériaux nécessaires pour réparer son unique abri. Il lui fallut passer à la belle étoile les nuits toujours fraîches et fécondes en ophthalmies sur la lisière de la colline libyque et de la vallée. L’eau, tirée du Bahr-el-Yousouf, à une lieue du chantier, ne vint plus, et défense fut faite de porter des vivres à « l’homme du désert. » C’était la guerre. Il fallait tout abandonner ou lutter. Tant qu’il n’eut affaire qu’au cheik, la lutte, bien qu’inégale, fut possible. M. Mariette n’est pas seulement doué d’une grande vigueur d’esprit, il est pourvu d’une force physique peu commune. Il descendit aux villages d’Abousir et de Myt-Rahineh avec son brave auxiliaire Bonnefoi, mort depuis, et qui repose à Thèbes, entre Karnak et Luqsor ; ils saisirent et rassemblèrent une trentaine de jeunes gens robustes, les chassèrent devant eux à la barbe des cheiks étonnés, les payèrent bien et les firent travailler à la tombe d’Apis. Les chefs de village firent publier à son de trompe la défense de fournir à l’Européen l’eau, le riz et les poules maigres qui composaient sa nourriture; il fallut alors commencer une guerre plus sérieuse. Ce furent chaque jour de nouveaux enlèvemens de travailleurs entraînés au désert par les deux Français. Une fois ils pénétrèrent à cheval dans la cour, dans la maison et même dans le harem du cheik de Saqqarah, qui fit mine de se défendre; ils résolurent alors de donner à ses propres administrés le spectacle d’une rigueur devenue nécessaire : ils saisirent son turban, qu’ils dévidèrent en prenant leur course au galop, le cheik attaché à l’autre bout et suivant. On se croirait en Sicile, au temps des exploits de Roger et des chevaliers normands. Toutefois, malgré quelques heureux coups de main, M. Mariette comprit qu’il avait affaire à un ennemi caché, à une puissance occulte plus forte que lui, et que de tels expédiens ne pourraient longtemps protéger ses travaux.

L’Egypte obéissait alors à Abbas-Pacha, fils de Toussoum et petit-fils de Méhémet-Ali. Il avait succédé en 1849 à Ibrahim-Pacha, le vainqueur de Nésib, dont le règne avait été éphémère. À cette époque, l’influence française, déjà sacrifiée à celle de l’Angleterre par la prédilection du nouveau souverain, le fut bien davantage encore par suite du peu de crédit dont nous jouissions en Orient. On commençait à parler des fouilles de Saqqarah, et l’on savait que M. Mariette était à la veille de quelque grande découverte, on disait même qu’il trouvait des trésors au désert, ce qui pouvait s’entendre en deux sens très différens : pour les gens du pays, le mot trésor ne signifiait ni les stèles, ni les statues, ni les inscriptions d’Apis; mais ce mot perfide, tombant dans l’oreille d’un Turc, voulait dire de l’or. Le jour où ce bruit fut semé dans l’entourage du vice-roi, les moins clairvoyans durent penser que M. Mariette était perdu. Quelques Européens, qu’il est inutile de désigner plus clairement, estimèrent alors que, si l’on parvenait à rendre les fouilles impossibles à l’instant même où elles allaient donner les plus importans résultats, telle collection publique, rivale du Louvre, pourrait en recueillir les fruits. C’était un riche aliment offert à de jalouses convoitises, et jamais instant n’avait été mieux choisi pour les satisfaire à l’aide d’un coup fourré, préparé avec autant d’art que d’opportunité. Au fond, Abbas-Pacha était assez indifférent, comme on se l’imagine sans peine, au succès des fouilles; mais il était facile de tirer parti de cette indifférence même et d’exploiter adroitement son peu de sympathie pour la France. Un règlement de Méhémet-Ali interdisait d’entreprendre des travaux en Égypte sans une autorisation préalable du gouvernement. Personne, il est vrai, ne se conformait à cette prescription périmée depuis longtemps, les moudyrs ou préfets de province donnaient eux-mêmes l’exemple des infractions, les étrangers, à la faveur de la même tolérance, devenue universelle, se livraient à des fouilles sur tous les points où la récolte promettait d’être fructueuse, et c’est ainsi que s’alimentait le vaste négoce des marchands d’antiquités du Caire et d’Alexandrie. On persuada sans peine au vice-roi de remettre en vigueur, — mais contre M. Mariette seul, — le règlement de Méhémet-Ali. L’ordre fut signé et bientôt signifié à « l’homme du désert » par le moudyr de la province de Giseh, dont dépendait la nécropole de Saqqarah, et la suspension de tout travail lui fut enjointe peu de jours après la découverte des pylônes du Sérapéum et avant même qu’il eût pu pénétrer dans la demeure du dieu; mais on ne trouva plus le fouilleur sur son chantier. Une de ces terribles ophthalmies si fréquentes en Égypte, et qui sont produites par la fraîcheur des brumes du Nil et par la brusque alternative de température entre le jour et la nuit venait de tomber sur ses yeux, brûlés par un soleil tropical succédant aux brouillards nocturnes; la poussière de sable soulevée incessamment autour de lui, l’âpre et continuel travail, les irritations de toute sorte, aggravèrent le mal, et il se trouva bientôt affligé d’une paralysie momentanée du nerf optique. Pour avoir trop bravé le soleil, il fallut se condamner pendant plusieurs semaines aux ténèbres. Avant même que l’ordre du vice-roi lui eût été transmis, force avait donc été à M. Mariette de suspendre ses travaux; il put craindre, en apprenant cette décision, qu’ils ne fussent arrêtés pour toujours.

Il guérit et revint au Sérapéum pour tenter de nouveaux efforts, et continuer avec des forces plus inégales que jamais la lutte commencée. Comme on le croyait découragé, presque perdu, on ne s’était pas trop hâté de le dépouiller du fruit de son travail, et, comme on ne songeait plus à lui, il put d’abord reprendre ses fouilles sans bruit; mais on ne tarda pas à en être instruit à Giseh, et un certain jour, — le 4 juin 1851, — pendant qu’il était sur son chantier, on vint lui apprendre que « son domicile, » — c’était sa tente qu’il appelait ambitieusement ainsi, — avait été violé. Il y court, et trouve quatre cawas, gendarmes du moudyr, buvant son café et fumant ses cigares. Il les chassa, et ils allèrent se plaindre au préfet des coups qu’ils avaient reçus pour son service. Le lendemain, un effendi vint poliment rappeler à l’Européen que les fouilles avaient été et qu’elles devaient demeurer suspendues (5 juin 1851). C’était plus franc, plus honnête que de le prendre par la faim. S’il n’avait pas en face l’ennemi qui se tenait soigneusement caché sans renoncer à ses pratiques ténébreuses, il connaissait du moins l’obstacle officiel, qu’il était peut-être moins difficile de surmonter. Le consul-général de France était sans instructions, et, en eût-il reçu, n’était-il pas désarmé et sans aucune autorité pour les exécuter? M. Mariette comprit qu’il ne pouvait compter que sur lui-même. Il se rendit chez le moudyr, qu’il trouva entouré de ses cawas et occupé à faire griller lui-même son café, opération délicate et sérieuse, œuvre grave, et le seul des soins domestiques qu’il répugne parfois en Orient de commettre à des mains mercenaires. En voyant entrer l’Européen, le fonctionnaire laissa échapper en arabe certaine parole malsonnante de « chien de chrétien... » Il n’avait pas achevé que le vigoureux athlète de l’archéologie lui prouva sur l’heure qu’un chrétien est un homme capable de se faire respecter même par un préfet turc. Les cawas mirent sabre au poing, mais la fière attitude du Français leur imposa, et le moudyr, élevé comme tout fonctionnaire égyptien dans le respect de la vie des étrangers et la crainte des réclamations consulaires, se releva tout étourdi, « calma les courages émus, » et combla son hôte des politesses les plus orientales. Quelques jours après, le 20 juin 1851, M. Mariette reçut l’autorisation de reprendre ses fouilles.

C’est vers cette époque que M. de Saulcy, revenant de Palestine, se trouva sur le bateau qui ramenait en France M. Batissier, notre consul à Suez. Or ce dernier connaissait les travaux de M. Mariette; il était venu le voir au désert et avait pu se rendre compte par lui-même des premiers résultats obtenus, gage de prochaines et importantes découvertes. M. de Saulcy fut émerveillé de ce qui lui en fut rapporté; dès son arrivée à Paris, sans perdre un instant, il fit grand bruit des fouilles du Sérapéum, Il trouva d’ailleurs les esprits bien préparés, car la nouvelle des premiers succès de ces fouilles était déjà connue du monde savant, et dans sa séance du 16 mai précédent l’Académie des Inscriptions, sur la proposition de M. Charles Lenormant, avait recommandé l’œuvre de M. Auguste Mariette à la sollicitude du gouvernement. L’assemblée nationale fut saisie de la demande des ministres, et le 16 août un crédit de 30,000 francs fut voté pour la poursuite des fouilles. Les travaux, repris le 29 juin 1851, avaient été poussés avec une grande activité à l’aide de quelques emprunts, les fonds de la mission étant épuisés. Entre cette date et celle où le vote de l’assemblée nationale fut connu en Égypte, il s’écoula donc une période de trois mois, qui ne fut pas la moins difficile à traverser. Quelque temps après la reprise des fouilles, les reis, ou chefs des escouades de fellahs employés sur les chantiers, furent mandés à Giseh et interrogés par le moudyr sur le nombre et la nature des monumens déjà découverts. On tenait à en posséder l’état exact, afin, disait-on, d’en faire présent à la France. Cette sollicitude inusitée pour l’archéologie et les dispositions amicales dont on se disait subitement animé pour notre pays ne laissèrent pas d’inspirer à M. Mariette la plus légitime défiance. Comme il s’attendait à de nouvelles persécutions, il avait eu soin de cacher les monumens à mesure qu’il les découvrait, en achetant, bien entendu, le silence de ses hommes. Cependant l’aide-de-camp du moudyr vint vérifier par lui-même la déclaration des reïs. Cette visite, faite à l’improviste, causa un grand trouble au fouilleur de Saqqarah, car cinq cent treize monumens se trouvaient sur le théâtre même de la fouille, et il n’eut pas le temps de les dérober aux regards de cet espion, qui s’empressa d’en dresser l’état.

A quelques jours de là, « l’homme du désert » fut mandé au Caire chez Stephan-Bey, qui lui donna l’ordre de faire transporter ces cinq cent treize monumens au ministère égyptien de l’instruction publique. Cinq officiers furent dépêchés au Sérapéum « pour veiller à la conservation de tout ce qui pouvait être transporté. » On signifia de plus, par une lettre officielle adressée à notre compatriote, la décision prise par le gouvernement; les termes en étaient formels et paraissaient bien difficiles à éluder : « tous les objets provenant des fouilles de Saqqarah sans exception sont la propriété du vice-roi, qui en disposera selon son bon plaisir. » Que faire? Demander du temps? C’est ce que fit M. Mariette, qui en référa au consul-général de France. Ce dernier venait de recevoir précisément un message de M. Léon Faucher, ministre de l’intérieur, qui lui enjoignait d’expédier en France, à destination du Louvre, tous les objets découverts au Sérapéum. Le ministre n’oubliait qu’un point, c’était la manière de s’y prendre pour exécuter son ordre. Cependant les cinq officiers « surveillans » s’établirent sur le chantier des fouilles, où ils passaient les journées entières, retournant tous les soirs à leur casernement. En dépit de tout, M. Mariette, en attendant la réponse du consul-général, ne voulait pas perdre son temps, et, ne pouvant travailler le jour, il résolut d’employer activement les nuits; mais il ne savait plus à qui se fier, — un jour il trouva du poison dans son café. Pour comprendre le travail secret auquel il se livra dès lors, il faut savoir que dans la nécropole on trouve des tombeaux anciennement fouillés et auxquels donnent accès des puits carrés de 10, 20 et 25 mètres de profondeur ; on y descend à l’aide de cordes passées autour des reins, que deux fellahs, debout à l’orifice sur deux troncs de palmiers placés en travers, laissent filer entre leurs mains, jusqu’à ce que le visiteur soit arrivé au fond du puits, dans la chambre funéraire, assez spacieuse d’ordinaire, creusée elle-même dans le roc et formant un enfoncement en retraite. Il est facile de dissimuler l’entrée du puits, et, lors même qu’on néglige cette précaution, il est impossible de voir du dehors ce qui se passe dans le caveau, d’abord à cause de l’obscurité qui y règne, ensuite parce que jamais le centre de ce caveau ne se trouve dans l’axe du puits. C’est dans quelques-uns de ces tombeaux que M. Mariette faisait descendre et cachait les monumens au fur et à mesure des découvertes; c’est là qu’il avait organisé ses ateliers d’emballage pour le Louvre. Il en avait déjà réuni et expédié deux mille environ, dont ses surveillans n’avaient même pas jusqu’alors soupçonné l’existence; mais ils eurent quelque indice de ces dépôts secrets et de ce travail souterrain. Ce qui les rendit moins gênans, c’est qu’un d’entre eux s’était, par mégarde, laissé choir dans un de ces puits et s’y était tué; un autre ayant demandé à y descendre, il fut satisfait avec d’autant plus d’empressement à ce désir que le trou désigné par lui ne servait d’accès à aucun atelier d’expéditions; on l’y laissa jeûner quarante-huit heures, quoiqu’on ne fût pas en temps de rhamadan. Ces deux circonstances expliquent suffisamment la répugnance que montrèrent dès lors les surveillans pour exercer au fond des puits.

Cependant la plus grande partie des cinq cent treize monumens enlevés par le gouvernement égyptien avaient été transportés dans les magasins du village de Saqqarah. Il s’agissait de reprendre sur l’ennemi cette propriété deux fois sacrée, fruit d’une découverte personnelle faite dans le désert, qui est à tous, et devenu pour nous bien national, conquête de la science et du pays. M. Mariette fit alors, avec son fidèle Bonnefoi, des expéditions nocturnes qui leur permirent de rentrer en possession des monumens, qu’ils rapportèrent comme des trophées, pour les livrer aux ateliers d’emballage. Il est juste de nommer leurs généreux complices dans cette œuvre difficile et méritoire. M. Delaporte, consul de France au Caire, et le docteur Burguières venaient souvent visiter le Sérapéum, et bourraient des monumens les plus portatifs les sacoches et les grandes selles arabes de leurs ânes et de leurs chevaux, puis envoyaient ensuite secrètement pendant la nuit ces précieuses dépouilles à Alexandrie; les plus gros monumens y étaient expédiés par la voie du désert à dos de chameaux. Le consulat-général de France servait d’entrepôt à toutes les antiquités trouvées à Saqqarah, et de là elles étaient dirigées sur Marseille à destination du Louvre. Toutefois, comme il fallait mettre beaucoup de personnes dans la confidence, le mystère fut bientôt découvert, et l’on renouvela la défense expresse aux fellahs de se rendre aux chantiers du Sérapéum. Alors M. Mariette imagina de détruire en une nuit son petit pavillon, unique refuge qu’il eût contre le soleil ; il priva ainsi les officiers de l’abri dont ils ne purent se passer aussi facilement que cet homme du nord. Cela fait, il demanda poliment des ouvriers au moudyr, non pour fouiller le sol, mais pour rebâtir la maison qui abritait les surveillans. C’est sur ces entrefaites qu’il reçut les 30,000 francs votés par la France; à partir de ce moment, tout devint plus simple. Les agens de tous degrés qui l’entouraient commencèrent à s’intéresser aux fouilles et cessèrent de susciter des entraves; leur surveillance mollit, car l’archéologue français avait, comme le Plutus des Grecs, la main toujours ouverte, et, comme l’Harpocrate égyptien, la bouche toujours fermée. Aussi lui envoya-t-on vingt ouvriers pour réédifier son pavillon. Ils y travaillèrent lentement le jour, et, bien payés, ils s’employèrent activement la nuit au déblaiement du Sérapéum, si bien que les fouilles, en dépit de toutes les interdictions, ne furent jamais interrompues. Les officiers consentirent, malgré le Koran, à boire des vins de France et à fermer les yeux. On gagna ainsi le 1er novembre. Il y avait un an que M. Mariette était au désert.

Dans la nuit du 8 au 9 novembre 1851 eut lieu le dégagement complet de la rampe qui descendait de l’extrémité du dromos au souterrain funèbre d’Apis. Les nuits furent bien employées et les travaux poussés avec une activité extraordinaire ; on parvint au bas de la rampe. Le chambranle de la porte était couvert des inscriptions cursives gravées en copte ou en grec par les pèlerins; les pierres qui le composaient sont au Louvre sous l’escalier Henri IV. Enfin, pendant la nuit du 12 au 13, on enleva les dernières couffes de sable, et l’on se trouva dans une grande galerie couverte à espace libre. M. Mariette voulut y pénétrer, mais sa lampe s’éteignit, il fallut attendre que l’air respirable s’y fût introduit; il y entra enfin... Il était dans la tombe d’Apis! Le soleil allait se lever, et l’on pouvait entendre d’un instant à l’autre les pas des chevaux qui amenaient chaque matin les surveillans. Il eut toutefois le temps de prendre possession de son nouveau domaine; il put se promener une heure entière jusqu’au fond de ces vastes souterrains, creusés dans le roc, et passer en revue toutes les chambres où étaient déposés les sarcophages gigantesques des Apis. Il vit ces murs tapissés de stèles, ces milliers de textes, ces images divines, un trésor de documens historiques sans analogue dans le monde; mais le signal d’alarme est donné, le soleil se lève! On n’a que le temps de regagner l’entrée, de la dissimuler avec soin et d’aller au-devant des officiers, auxquels on fit ce jour-là bon visage.

Le 19, six jours après la grande découverte, arrive une lettre du consul-général : les monumens déjà exhumés, au nombre de cinq cent treize, sont libéralement octroyés à la France par son altesse le vice-roi; mais les fouilles demeurent strictement interdites, comme étant « intempestives. » Ce dernier mot était heureusement trouvé, comme on voit! Quant aux cinq cent treize monumens, on se rappelle qu’ils n’étaient plus à Saqqarah; ils étaient en sûreté à Alexandrie en compagnie de deux mille autres. M. Mariette se garda bien de s’en vanter, et ne songea qu’à user de la faculté qui lui était accordée pour en expédier cinq cent treize nouveaux, provenant cette fois, non du dromos et des abords du Sérapéum, mais de la tombe divine dont il venait de prendre possession, et qui lui offrait une incomparable mine de richesses. Pour ce qui regardait l’ordre de suspension des travaux, il ne songea pas un seul instant à s’y soumettre; les officiers d’Abbas-Pacha s’humanisant chaque jour davantage, il put bientôt travailler sans contrainte, avant comme après le coucher et le lever du soleil.

Il découvrit vers cette époque d’autres tombes d’Apis, situées, non dans les galeries communes, mais sous le sable moderne et à la surface du sol antique. Il reconnut que chacune de ces sépultures était composée d’un édicule et, à l’étage inférieur, d’un caveau carré auquel donnait accès une rampe creusée dans le roc. Ces tombeaux isolés étaient d’un âge beaucoup plus reculé que ceux du grand souterrain; on y trouva le sarcophage du plus ancien des taureaux divins connus jusqu’à ce jour : il était daté du règne d’Aménophis III. Cette disposition fut en usage jusqu’à l’an 30 du règne de Ramsès le Grand, époque où l’on commença de creuser la tombe commune découverte le 13 novembre, qui a servi à l’inhumation des Apis depuis Ramsès II jusqu’à Psammétichus. Ce souterrain est composé d’une galerie de 100 mètres de long et de chambres, également creusées dans le roc, s’ouvrant sur la galerie, dans chacune desquelles fut trouvé un sarcophage monolithe, du poids de 60,000 à 70,000 kilogrammes, et muni de son couvercle. Le sol de ces chambres était jonché des statuettes de grands personnages admis à déposer ainsi leur propre image près des dépouilles divines. Une fois les cérémonies funèbres terminées, la chambre était murée pour l’éternité, de sorte que les pèlerins qui venaient dans la suite rendre hommage à Sérapis ne voyaient jamais le sarcophage où les restes du taureau sacré étaient déposés. Vers le temps de Psammétichus Ier, un éboulement s’étant produit dans quatre chambres d’Apis, cette partie du souterrain fut abandonnée. Une nouvelle galerie fut inaugurée l’an 53 du règne de ce prince. La splendeur des tombes de la dernière période, qui commence à cette date, contraste avec la simplicité et la négligence qui président aux anciennes. Les sarcophages sont à peu près de la même grandeur ; ils sont toujours en granit et monolithes, et l’on demeure étonné, quand on en considère les dimensions (plus de 3 mètres de haut sur 4 de long), des difficultés inouies qu’il a fallu surmonter pour les transporter de la carrière à cette hauteur dans le désert et à cette profondeur dans le souterrain.

Le 11 février 1852, une nouvelle lettre du consul-général de France transmettait à M. Mariette l’autorisation de reprendre ses travaux, — qui n’avaient jamais cessé, — lui enjoignant en outre de procéder à l’emballage des cinq cent treize monumens, qui étaient déjà au Louvre ou sur la route. Il demeurait bien entendu d’ailleurs qu’à part ces monumens concédés à la France tous ceux qui proviendraient des fouilles à l’avenir appartiendraient au gouvernement égyptien : c’était la part de l’Angleterre. Notre compatriote, qui naturellement ne pouvait entrer dans les vues politiques d’Abbas-Pacha, ne songeait qu’à sauver le produit de ses fouilles ; payées par la France, elles ne devaient profiter qu’à la France. On comprendra combien il importait, à ce moment-là surtout, de n’en laisser rien distraire, lorsqu’on saura que, dans une des tombes isolées, il venait de s’apercevoir que le mur masquant la chambre funéraire était intact. Le son creux l’avertit que l’espace était libre derrière ce mur ; l’ayant fait abattre, il pénétra dans une tombe divine vierge de toute spoliation et inviolée. Tous les objets y étaient à la place où les avaient laissés, trois mille ans auparavant, les prêtres d’Apis après les dernières cérémonies accomplies. Il ne put contenir son émotion, et des pleurs s’échappèrent de ses yeux, qui portaient encore les glorieuses cicatrices des blessures reçues au service de la science et de son pays.

Le bruit ne tarda pas à se répandre que « l’homme du désert » trouvait de l’or. L’effet en fut si prompt que, peu de jours après, il dut se munir de fusils et de revolvers. Il fut attaqué par les Bédouins, et, retranché dans sa petite maison avec son fidèle Bonnefoi, il y soutint un assaut en règle, essuya un feu de mousqueterie assez nourri et contraignit enfin les agresseurs à lever le siège. Comme il n’avait jamais laissé échapper la moindre occasion de se faire craindre et respecter, il inspirait aux Orientaux une estime singulière, et lorsqu’il s’agit d’user de l’autorisation officielle d’expédier ses cinq cent treize monumens, on lui envoya un effendi, le plus courtois qui se pût trouver, afin de remplir la pénible mission de veiller à l’emballage. M. Mariette lui persuada d’abord que ce qui distinguait un monument pharaonique de tous les autres monumens, c’est qu’il se composait invariablement de plusieurs pièces. Ce principe, nouveau dans l’archéologie égyptienne, une fois admis, ils se mirent en devoir, lui et l’effendi, qu’il trouva piquant d’employer à cette besogne en qualité d’auxiliaire, de bourrer littéralement les vases creux ou canopes d’une foule de menus objets, puis de superposer quatre ou cinq de ces vases ainsi remplis, en les fixant les uns aux autres, et en ayant soin de retourner tous les couvercles excepté celui du haut : Anubis, dressant ses oreilles, dominait l’édifice, et cet ensemble factice était soigneusement enregistré par l’effendi pour un monument, — de sorte que les deux mille cinq cents objets nouveaux provenant du souterrain et expédiés au Louvre ne formaient que cinq cent treize colis. Mais comment échapper à l’attribution qui devait être faite au gouvernement égyptien de tous ceux que recelaient encore les galeries et les chambres? car on savait que les fouilles étaient plus fructueuses que jamais. Un heureux hasard avait fait tomber entre les mains de M. Mariette un très grand nombre de stèles en blanc qui avaient été préparées dans l’intérieur du Sérapéum pour y recevoir les inscriptions votives des adorateurs d’Apis, et qui étaient demeurées sans emploi. L’ingénieux archéologue se rappela qu’il avait été professeur de dessin ; il imagina de composer et de tracer lui-même avec du noir de fumée, et en s’inspirant des textes authentiques placés sous ses yeux, des figures d’Apis et des caractères hiéroglyphiques ; il y passa plusieurs nuits et s’y prit si adroitement qu’il put donner le change non-seulement aux surveillans, mais à des gens beaucoup plus habiles, et, tandis que les proscynèmes historiques étaient secrètement expédiés à Alexandrie et embarqués pour la France, les stèles factices étaient chargées sur les chameaux, avec les précautions les plus attentives, et conduites au Caire pour y former la galerie pharaonique du vice-roi. Abbas-Pacha ayant témoigné le désir de visiter lui-même ces monumens qui se trouvaient déposés à la citadelle, pour les rendre plus dignes de comparaître devant son altesse, on se mit en devoir de leur donner une sorte de toilette ; on les lava même avec tant de soin que les inscriptions disparurent et que le gouvernement égyptien se trouva ainsi privé des autographes hiéroglyphiques de M. Auguste Mariette.

A la fin de 1852, il reçut du ministère de la maison de l’empereur le montant d’un nouveau crédit de 50,000 francs qui lui permit d’achever en paix l’exploration de la tombe d’Apis. Il avait terminé sa tâche vers les premiers jours de 1853. Le Sérapéum était entièrement déblayé, et tous les monumens transportables qu’il en avait tirés, au nombre de 7,000, étaient au Louvre. Quant aux sarcophages des Apis, ils sont naturellement restés à leur place, et ils composent avec les galeries et les chambres du souterrain la seule partie qui soit accessible aux visiteurs. Malheureusement le dromos, l’avenue des sphinx, les tombes isolées, tous les abords, tous les annexes de la tombe divine, ont disparu de nouveau sous l’action permanente et envahissante des sables. Il est évident qu’au temps où les adorateurs d’Apis se rendaient au Sérapéum on avait soin d’entretenir les tranchées artificielles qui avaient dû être faites à grands frais pour établir et protéger l’accès de cette nécropole. Le sable est comme l’eau : il cherche incessamment et retrouve son niveau; c’est une erreur de croire que le vent a pu modifier sensiblement la hauteur de la couche superficielle. Le jour où l’entretien des avenues a été négligé, le désert a repris ses droits, c’est-à-dire son aspect primitif, et a replacé sur ce champ de la mort le linceul que l’industrie humaine en avait écarté.

La découverte du Sérapéum donnait lieu à deux publications différentes : l’une devait initier le public au plan, à la marche des travaux, et donner l’inventaire des monumens provenant des fouilles; l’autre, en présenter les résultats historiques et les conséquences au point de vue des études religieuses, et en particulier du dogme de l’ancienne Égypte. De ces deux ouvrages, il n’a paru que quelques fragmens; il nous reste donc à faire connaître, — en suppléant par nos informations personnelles à l’insuffisance de ces notices, — et à préciser les principaux résultats que cette grande découverte a procurés.


II.

Le compte-rendu détaillé des fouilles du Sérapéum avec les plans et les explications techniques n’est pas encore publié ; les élémens seuls en sont préparés. Un manuscrit perdu, l’exécution de magnifiques livraisons de planches chromolithographiques interrompue brusquement, la reprise des fouilles sur d’autres points, enfin les occupations incessantes que réclame le musée créé à Boulaq, ont jusqu’à ce jour empêché M. Mariette de donner son grand ouvrage d’ensemble sur les résultats de sa première mission. Il a voulu du moins en faire comprendre l’intérêt au double point de vue de l’archéologie et de l’histoire religieuse et politique : tel a été le but qu’il s’est proposé dans les trois seuls écrits qu’il ait livrés au monde savant sur les fouilles de Saqqarah. Le premier de ces essais, intitulé Renseignemens sur les soixante-quatre Apis trouvés dans les souterrains du Sérapéum, n’a pas même été publié entièrement. Par une fatalité étrange qui semble s’attacher à la divulgation de sa découverte, le recueil où s’imprimait ce travail a cessé de paraître dès le septième numéro; la suite en a été tirée à part et est devenue très rare aujourd’hui. La seconde publication de M. Mariette offre un Choix de monumens et de dessins découverts ou exécutés pendant le déblaiement du Sérapéum (1856); c’est une simple brochure renfermant douze pages de texte et dix planches fort intéressantes, car c’est le seul témoignage qui nous reste de la marche des fouilles et de l’aspect des lieux aujourd’hui disparus sous le sable. Le troisième écrit, Mémoire sur la mère d’Apis, a une tout autre importance : c’est la première révélation qui nous ait été faite d’un des dogmes fondamentaux de la religion égyptienne.

Nous avons déjà reconnu deux époques archéologiques distinctes dans le Sérapéum : la plus ancienne commence à Aménophis III (XVIIe siècle avant Jésus-Christ) et s’arrête à Ramsès II ou Sésostris; la seconde comprend les Apis inhumés entre les règnes de Sésostris et de Psammétichus Ier. Il existe une troisième époque qui s’étend de l’an 53 de ce règne jusqu’au Ier siècle de notre ère. Si les tombes des taureaux sacrés avaient été trouvées intactes, le classement chronologique n’aurait présenté aucune difficulté; mais quatre sépultures seulement étaient vierges. Dans le reste du cimetière régnait un tel désordre qu’il a fallu recueillir avec un soin minutieux tous les indices que le temps avait respectés, s’inspirer de la vue des lieux, tenir compte des divers modes de construction et de décoration, interroger surtout les inscriptions encore en place et rapprocher de celles-ci les monumens de même style épars dans le souterrain, reconstituer enfin, à l’aide de tous ces élémens, la tombe divine telle qu’elle avait existé au temps de sa splendeur. C’est ce travail de synthèse archéologique qui a permis à M. Mariette de retrouver soixante-quatre Apis et de les classer chronologiquement.

Dans la chambre du plus ancien Apis, daté du règne d’ Aménophis III, une peinture représente ce roi accompagné de Toutmès, son fils, et faisant au taureau divin l’offrande de l’encens. La tombe du quatrième Apis dans l’ordre chronologique était inviolée. Le sarcophage était intact, mais les dépouilles du taureau étaient méconnaissables ; il n’y avait aucune trace de bandelettes, ce qui prouve que l’inhumation du dieu ne ressemblait en rien aux autres; la tête avait été détachée du corps, et le fond de la cuve présentait, sur un support, un amas confus de bitume et d’ossemens brisés, le tout amoncelé confusément sous une enveloppe de mousseline. Le septième et le huitième Apis ont été trouvés dans un même caveau; ils appartiennent tous deux au long règne de Ramsès le Grand. C’est la plus belle découverte faite au Sérapéum; c’est la tombe vierge dont nous avons parlé et dans laquelle furent trouvés les bijoux d’or et d’émaux cloisonnés. M. Mariette, en y pénétrant, vit le sol jonché de feuilles du même métal, il en retira une centaine de statuettes en pierre dure, en calcaire, en terre cuite émaillée; le premier sarcophage, en pierre, en cachait un second en bois, qui en couvrait un autre encore. Ce dernier enlevé, on vit la partie supérieure ou le couvercle d’une grande boîte de momie à tête humaine, visage doré, sans urœus. Sur la poitrine était tracée cette légende : « voici Osiris-Apis, celui qui réside dans l’Amenti (le paradis); voici le Dieu grand, le seigneur éternel, le dominateur à toujours. » Quand ce couvercle fut écarté, on trouva un énorme monceau de détritus noirs, moulé dans la forme de la cavité où il était logé. La tête du taureau était absente, mais on y reconnut une matière bitumineuse, encore très odorante, et qui tomba en poussière au contact de la main; elle entourait une quantité de petits débris d’ossemens de bœuf intentionnellement brisés avant l’ensevelissement. Parmi ces restes étaient quinze statuettes bucéphales et les fameux bijoux, merveilleux spécimens d’orfèvrerie qui datent de trente-quatre siècles. Il faut examiner ces objets à la loupe, sous la vitrine du Louvre, et surtout l’épervier d’or et d’émail aux ailes éployées et à tête de bélier; cette tête a une finesse de modelé, une perfection de détails, dignes du ciseau d’un Cellini.

L’art égyptien ne saurait être considéré au même point de vue que les productions plastiques des Grecs, car il n’était, à l’époque des Ramsès du moins, qu’un instrument docile au service de la pensée théocratique ; sa mission unique consistant dans l’interprétation du sentiment religieux, il devait se borner à traduire des symboles. L’écriture n’étant d’autre part que la représentation d’objets matériels et procédant des arts du dessin, ceux-ci devinrent fixes et immuables comme elle. Le perfectionnement y fut interdit; toute aspiration de l’artiste, sorte d’hiérogrammate, vers l’idéal eût été tout à la fois une dérogation aux conventions alphabétiques et une atteinte portée à la religion. L’observation des formes sacrées étant imposée à tous, à peine le ciseleur pouvait-il s’écarter de ces lois inflexibles dans les plus menus détails, et encore, un sens mythique étant attaché à ces petits objets, la disposition, le caractère, le contour, y demeuraient-ils conventionnels. Si le dessin général de l’épervier du Louvre, par exemple, est imposé à l’orfèvre par le formalisme religieux, on lui abandonne du moins le travail de la tête de bélier; dans ce domaine ainsi limité, son burin peut s’exercer librement et rendre les accidens de la nature avec toute la fidélité dont une observation fine et une grande habileté de main le rendaient capable. Au temps de l’ancien empire, sous la IVe dynastie par exemple, il s’en faut de beaucoup que les arts d’imitation aient été asservis à des règles aussi étroitement exclusives; ils ont produit, à cette époque reculée, des œuvres qu’on aurait pu croire, à cause de cette haute antiquité, primitives et informes, et qui n’ont cependant rien d’archaïque, dans lesquelles on rencontre, avec une certaine science de modelé académique, le sentiment de la vérité et de la vie. Le scribe assis du Louvre et le célèbre cheik en bois de cèdre de Saqqarah, que l’on a pu admirer à l’exposition de 1867, la statue de Chephrem du musée de Boulaq, enfin les têtes de Meydoun récemment publiées, nous en offrent, en des genres différens, de curieux modèles. Sous le moyen et le nouvel empire au contraire, l’imitation est remplacée par l’austère convention religieuse; tout devient froid, compassé, hiératique; le dessin est désormais un signe, comme les lettres; les contours en sont prescrits par les lois du temple ; il traduit des dogmes, des pensées, et jamais la nature. La petite tête du bélier, le lion passant de l’anneau de Ramsès, la bague aux coursiers (vitrine centrale de la salle n° 1 du musée Charles X), enfin le diadème et le poignard d’Aah Hotep (musée de Boulaq), nous avertissent seulement de ce que l’art égyptien de cette seconde époque eût pu donner sans les règlemens sévères qui emprisonnaient son génie et arrêtaient son essor.

C’est surtout la XXIIe dynastie, dite Bubastite, qui a été restituée par M. Mariette avec la généalogie de cette famille royale. On peut même dire qu’il a réuni et classé tous les élémens de cette période pharaonique; deux rois nouveaux sont venus y réclamer une large place. La simultanéité, démontrée aujourd’hui, de certains règnes et le parti-pris de Manéthon d’exclure les usurpateurs expliquent les lacunes de ses listes. C’est l’époque des luttes ardentes et des morcellemens, c’est le temps où le prophète Isaïe faisait dire au dieu des Juifs : « J’exciterai l’Égyptien contre l’Égyptien, l’homme combattra contre son frère, l’ami contre l’ami, ville contre ville, royaume contre royaume. » C’est ainsi que le conquérant éthiopien Sabacon (Schéwek), si clairement désigné par Isaïe dans ce passage : «je livrerai l’Egypte aux mains d’un maître sévère, un roi victorieux dominera sur eux, » ne figure pas dans le Sérapéum, parce que Memphis était d’abord restée au pouvoir de ses maîtres indigènes pendant que la dynastie étrangère dominait dans le reste du pays; mais deux Apis de cette dynastie prouvent que la simultanéité des deux gouvernemens ne fut qu’éphémère. Il faut se rappeler aussi qu’à la mort d’un taureau sacré on ne rencontrait pas toujours parmi les bœufs de l’Egypte les signes infaillibles, les marques hiératiques auxquelles on reconnaissait une nouvelle incarnation d’Osiris. Pomponius Mêla a noté la longue attente qui séparait quelquefois ces manifestations divines. Quant à l’anarchie des dodécarques ou, comme on dit communément, des douze seigneurs qui ont précédé immédiatement Psammétichus, elle ne pouvait laisser aucune trace sur les proscynèmes du Sérapéum ; mais pour la XXVIe dynastie, qui commence avec ce même Psammétichus, quatre cents personnages de Memphis, dont aucun ne porte un nom étranger, et qui figurent sur les 168 stèles escortant le premier Apis de ce long règne, prouvent qu’il inaugura la restauration de la monarchie nationale, et coïncida avec l’expulsion des dominateurs éthiopiens.

Champollion avait distingué, dans son panthéon, et nommé la plupart des divinités égyptiennes; M. Wilkinson a complété ce premier travail; M. Lepsius a démontré que ces personnages divins formaient des groupes auxquels on pouvait donner le nom de triades locales dans les divers nômes où ils étaient adorés; enfin M. Birch a publié à son tour, dans sa Galerie du British Museum, des résumés qui sont une des meilleures sources auxquelles il soit permis de puiser encore aujourd’hui. Tous ces travaux n’étaient en quelque sorte que la constatation des faits observables pour tous sur le nombre, les attributs et les répartitions des dieux de l’Egypte ; c’est la science française qui, la première encore, portant le flambeau dans les entrailles de la terre, a dégagé des textes et des peintures du Sérapéum les dogmes de l’incarnation et de la trinité divines.

M. Mariette avait remarqué sur quelques-unes de ces stèles un personnage féminin de forme humaine avec une tête de génisse supportant entre ses cornes le disque lunaire. Cette figure est assise, et tient de la main droite la croix ansée, de la gauche le sceptre à tête de lévrier, signes de la divinité. C’est donc une déesse. Elle est étroitement liée au taureau sacré et ne se rencontre jamais sans lui; Apis « semble marcher en partant d’elle. » Élien est le seul, parmi les écrivains classiques, qui ait parlé des épouses d’Apis; Pline, Ammien Marcellin et Solin nous apprennent qu’on présentait des génisses au taureau divin, mais qu’elles étaient mises à mort sans qu’il y eût eu de rapprochement. En effet, s’il eût connu des épouses charnelles, qu’auraient été ses produits? Évidemment des Apis, et il y aurait eu plusieurs Apis, ce qui n’était pas. D’ailleurs Strabon dit qu’une partie du temple de Memphis était réservée à la mère d’Apis. Ce dernier témoignage est confirmé par le texte d’un monument trouvé au nord du Sérapéum : c’est la tombe d’un personnage qualifié de prophète de la mère d’Apis. Donc Apis avait une mère, qui était déesse, et était elle-même l’objet d’un culte avec ses prêtres attitrés. Qu’était-ce maintenant qu’Apis? L’auteur du livre de Isidi et Osiridi nous dit qu’on entretenait à Memphis « le taureau Apis, image d’Osiris, » que le nom de Sérapis était composé de ceux d’Apis et d’Osiris, et que les prêtres justifiaient ce point de doctrine en alléguant qu’Apis était la plus belle image d’Osiris; Diodore rapporte que le culte d’Apis s’explique par la tradition « que l’âme d’Osiris avait passé dans un taureau, et que depuis lors elle se manifestait aux hommes sous cette forme. » De nombreux textes hiéroglyphiques peuvent, sur ce point, servir de preuves justificatives aux passages cités des écrivains classiques : un de ces textes proclame « qu’Apis est Osiris résidant dans l’Amenti (le paradis). » Apis y est toujours identifié à Osiris; bien plus, c’est Osiris fait chair, Apis est l’incarnation d’Osiris. Les auteurs anciens nous fournissent déjà d’importans éclaircissemens sur le mystère de cette incarnation. Le premier en date, Hérodote, s’exprime ainsi (III, 28) : « Apis ou Epaphos est enfanté par une génisse qui ne doit pas porter dans son sein un autre fruit; les Égyptiens disent qu’un éclair descend du ciel sur cette génisse et qu’alors elle donne naissance à Apis. » Pomponius Mêla est plus explicite encore sur le point capital de l’enfantement, qu’il distingue de l’engendrement : « Apis n’est pas le produit du taureau et de la génisse, mais il est conçu d’une façon divine par le feu céleste. » D’après le livre de Isidi et Osiridi, « Apis est conçu lorsque la flamme fécondante tombe de la lune sur la génisse. » Plutarque dit « qu’Apis est enfanté par le contact de la lune. » Les textes hiéroglyphiques donnent un sens plus précis à ces traditions en faisant intervenir Phtah dans l’accomplissement du mystère de l’incarnation divine. Phtah est la force éternelle, antérieure à toute création, c’est la règle du monde, c’est l’esprit et le souffle de Dieu. D’autre part, Osiris est le dieu bon, le principe du bien, il personnifie le triomphe de la vie sur la mort, de la lumière sur les ténèbres. Si Apis est nommé dans les textes sacrés « l’incarnation d’Osiris, » il est aussi appelé « la seconde vie de Phtah, le revivifié de Phtah; » sur une table à libations du Sérapéum, il est « le souffle vivant de Phtah, » enfin, sur un grand nombre de monumens, « le fils de Phtah. » En rapprochant ces divers documens, on arrive à la solution suivante : Apis est l’incarnation d’Osiris, le dieu du bien par excellence, il est enfanté, et non créé, par une génisse qui est déesse et qui devient mère sans cesser d’être vierge. La conception se fait par le souffle de Phtah, dieu incréé comme Osiris. Apis est dieu, Osiris est dieu, Phtah est dieu; ce sont trois dieux en un seul, ou plutôt trois manifestations de la divinité. Pourtant l’incarnation n’est pas une simple manifestation; Dieu descend sur la terre sous l’humble forme du taureau, il vit parmi les hommes; il mourra parmi eux de mort violente à un âge marqué d’avance par les légendes d’Osiris. Après sa mort, il ressuscite et retourne dans le sein de Dieu sous le nom de Sérapis; il s’identifie plus étroitement à la substance divine d’Osiris, qui est, dans les régions infernales, le protecteur et le sauveur des hommes, absorbés eux-mêmes, après leur justification, dans le sein de la divinité et introduits au partage de la vie éternelle.

Tel est le dogme de l’incarnation d’Osiris, fondement principal de la religion égyptienne, dogme qui est resté debout, entouré du respect et de l’adoration des peuples civilisés de la vallée du Nil pendant plus de trois mille ans, car l’hypothèse de M. Mariette, qui regarde la pyramide à degrés de Saqqarah, avec ses trente chambres intérieures, comme étant la tombe commune des Apis de l’ancien empire, paraît à peu près confirmée aujourd’hui par la découverte récente d’autres textes qui font remonter le culte du taureau divin jusqu’à la seconde dynastie.


III.

Le printemps de 1853 trouva M. Mariette, avec ses ouvriers, au pied des grandes pyramides. Le duc de Luynes l’avait prié de dégager à ses frais la base du grand sphinx des sables qui l’enveloppaient jusqu’aux épaules. Le travail s’acheva en quelques semaines, et l’on reconnut que ce monument célèbre, taillé dans un rocher dont la disposition naturelle avait sans doute suggéré l’idée d’en tirer cette figure, avait été à peine dégrossi à sa partie inférieure. Les artistes de ces âges reculés, — car le grand sphinx est plus ancien, ou tout au moins contemporain des pyramides de Giseh, — avaient seulement donné leurs soins à la tête, dont le caractère grave et la belle expression, appréciables encore aujourd’hui malgré les mutilations qu’elle a subies, font l’admiration de tous les vrais connaisseurs. Quant aux pattes, elles avaient été exécutées en maçonnerie. Le grand sphinx n’avait été dégagé par Caviglia que sur la face antérieure, où l’on avait trouvé trois autels; M. Mariette découvrit son nom, Hor-hem-khu, qu’il est facile d’identifier avec l’Armachis des Grecs. Malheureusement le sable, n’ayant pas été contenu aux abords du monument, a repris son niveau, et le dieu ne laisse voir à ses visiteurs, comme avant la fouille, que sa tête, impassible et sévère comme la vieille civilisation de l’Egypte, dont il est un des plus antiques témoins ; mais la munificence du duc de Luynes permit de faire, à une centaine de mètres au sud-est du grand sphinx, une découverte d’un bien autre intérêt. On mit au jour un édifice tout entier en granit rose d’Éléphantine, dont les piliers carrés sont monolithes et les murs construits en gros blocs irréguliers. Aucune inscription, aucun dessin ne décore les parois ni les colonnes de cet édifice étrange, le plus ancien peut-être qui soit au monde, et dont il est malaisé de déterminer la destination. On a tiré d’un puits, pratiqué dans une des parties de cette construction, l’incomparable statue en brèche verte de Chephrem, le fondateur de la seconde pyramide, spécimen unique de la belle statuaire officielle de l’ancien empire.

C’est en 1853 que mourut Abbas-Pacha. Son oncle, Saïd-Pacha, fut appelé au gouvernement de l’Égypte. Animé d’un tout autre esprit que son neveu, il fut, comme on sait, l’ami de la France. Pendant l’hiver de 1857-1858, il pria le gouvernement français de lui envoyer M. Mariette, qui était alors conservateur-adjoint du Louvre. Il s’agissait de préparer des fouilles pour le voyage projeté du prince Napoléon en Égypte, voyage qui n’eut lieu d’ailleurs que bien des années après. Les premiers travaux s’accomplirent en partie aux frais du prince; mais bientôt Saïd-Pacha donna à M. Mariette le titre de bey, il autorisa les corvées, encouragea les fouilles, en multiplia le nombre, décréta la conservation des antiquités, défendit aux moudyrs des provinces d’y toucher, donna commission au nouveau directeur des travaux de veiller lui-même à l’exécution de ses ordres, et fonda le musée de Boulaq pour y déposer les monumens. Trente-cinq chantiers furent ouverts successivement sur différens points de l’Égypte et de la Nubie. Il faudrait écrire des volumes pour faire un compte-rendu, même sommaire, de ces immenses travaux; nous voudrions toutefois faire connaître, en les groupant dans l’ordre géographique, les principales découvertes et les faits historiques, archéologiques ou religieux qui s’en dégagent.

Si l’on remonte la vallée du Nil du nord au sud, on rencontre d’abord dans le Delta un point très important près de l’ancienne branche Pélusiaque, au sud du lac Menzaleh : c’est Sân, l’ancienne Tanis. Ce chantier a donné d’importans résultats et a fourni les monumens les plus précieux du temps des pasteurs. Un des rois Hycsos y est représenté sous la figure d’un sphinx colossal, dont quatre analogues ont été découverts par la suite. Les mêmes traits caractéristiques qui distinguent les peuples de race sémitique donnent à ces sphinx un intérêt inappréciable. D’autres statues, appartenant au même type, ont été trouvées à Sân, et prouvent que Tanis, nom sémitique de la ville égyptienne d’Avaris, était bien la capitale de ces rois étrangers, oppresseurs du pays des Pharaons. La conformité de ces types avec celui des habitans actuels des rives du Menzaleh a même conduit Mariette-Bey à reconnaître dans ces derniers les descendans des conquérans, et à les rattacher à la grande famille sémitique fixée de tout temps dans la région voisine de l’Asie, de l’autre côté de l’isthme. Sans croire avec l’historien Josèphe que l’invasion des Hycsos n’est autre que l’immigration de la famille de Jacob en Égypte, il est du moins permis d’attribuer un grand fonds de vérité à l’histoire du patriarche Joseph et d’admettre même qu’il a pu être le ministre d’un de ces Pharaons envahisseurs appartenant à la même race que lui. Le sphinx sémitique de Tanis porte sur l’épaule le cartouche d’un de ces rois pasteurs, Apapi (Apophis). Il résulte encore des fouilles de Sân que l’invasion et la domination des Hycsos furent moins terribles qu’on ne l’a cru, puisque, dans leur capitale même, ils ont laissé subsister les images des anciens rois nationaux, comme Amenemha Ier, fondateur de la XIIe dynastie, Osortasen Ier et Sévekhotep III (XIIIe dynastie), dont les colosses ont été trouvés debout. Si Tanis a été le centre de la domination des pasteurs pendant les cinq siècles qu’elle a duré, nous savons aujourd’hui que cette domination ne s’est jamais étendue jusqu’à Thèbes.

Les résultats des fouilles pratiquées à Sais, à Thmuis, à Cynopolis, à Bubastis, à Athribis, à Héliopolis, sont loin d’avoir la même importance. Nous avons hâte de retourner aux environs de Memphis et des pyramides, où les explorations ont été, pour ainsi dire, incessantes, et qui ont, à chaque campagne, apporté un contingent aussi riche que varié au musée du vice-roi. Un des premiers monumens trouvés aux pyramides de Giseh fut le sarcophage d’un certain Choufou-Anch, contemporain et portant le nom du fondateur de la grande pyramide. Choufou est le Chéops d’Hérodote, si mal placé par l’historien grec après Sésostris, quoiqu’il lui soit antérieur de dix-huit siècles environ. Le précieux sarcophage de Choufou-Anch représente, sur sa face principale, la décoration réduite d’un temple de cette époque reculée ; nous n’avons aucun édifice remontant à l’ancien empire, et l’on se persuade facilement que le système d’architecture dont ce monument nous offre le spécimen décoratif devait frapper l’esprit par son ordonnance harmonieuse et sobre, et par une heureuse alliance de grandeur et de simplicité.

Les différens quartiers de la nécropole de Memphis ont fourni de nouvelles tombes des six premières dynasties, qui viennent s’ajouter à celles que M. Lepsius avait publiées. Ces sépultures, offrant souvent des représentations très variées, sculptées en creux et peintes de riches couleurs, ont été étudiées avec soin par Mariette-Bey. Le mémoire qu’il a publié sur ces mastaba (tombes) prouve que, si les arts du dessin sous l’ancien empire étaient tout autres qu’aux époques plus récentes, c’est qu’ils servaient sans doute d’autres besoins, étaient l’expression d’autres idées et témoignaient de mœurs différentes. Les tombes de Saqqarah s’éloignent autant, quant à leur disposition générale, des sépultures du moyen et du nouvel empire à Thèbes que l’ornementation et les tableaux intérieurs des unes et des autres répondent à des préoccupations opposées. Rien de plus imprévu que les scènes représentées dans ces tombes de l’ancien empire pour ceux qui, n’ayant de l’Egypte qu’une connaissance superficielle, attribuent a priori à cette civilisation des bords du Nil une monotone uniformité. Les découvertes archéologiques de M. Mariette révèlent au contraire une grande variété et une frappante dissemblance dans les âges successifs qu’elle a traversés. Avec quel étonnement ne voit-on pas dans les peintures des chambres funéraires de Saqqarah des scènes riantes de la vie terrestre d’où la pensée de la mort semble avoir été soigneusement écartée ! Elles sont égayées par les épisodes les plus agréables : on y voit le personnage enseveli dans la tombe se livrer aux plaisirs de la chasse et de la pêche; il assiste à des joutes sur l’eau, pendant que les femmes l’amusent par leurs chants et leurs danses et que les musiciens le récréent par les accords des instrumens. D’autres peintures le représentent faisant l’étalage de ses trésors et présidant à des travaux variés : on met des barques sur le chantier ; des maçons lui bâtissent des maisons pendant que des ébénistes fabriquent les meubles destinés à les orner. Ces tableaux correspondent évidemment au passage de l’homme sur la terre, d’autres semblent relatifs à la période de transition entre la vie et la mort ; mais cette transition, si redoutable dans l’esprit des peuples d’un autre âge, est si faiblement indiquée ici qu’il est même difficile de l’apercevoir. De grandes barques naviguent à la voile ou à la rame, ayant à bord un nombreux équipage : on voit sur quelques-unes un édicule dans lequel le défunt « traverse les eaux, se dirigeant, dit l’inscription, vers l’Amenti (le paradis); » mais ce même défunt est représenté sous la figure souriante d’un personnage debout, le bâton de commandement à la main et dirigeant lui-même sa propre dépouille au tombeau. Plus loin le mort grandit, il atteint des proportions colossales et se trouve assis devant une table d’offrandes que ses serviteurs chargent de présens; ils en portent sur leur tête, dans leurs mains, tenant en laisse des animaux domestiques. Le tombeau est appelé dans les textes hiéroglyphiques « la demeure éternelle, » comme dans Diodore. Le défunt y passe gaîment le temps de l’autre vie à voir défiler ses propriétés, personnifiées par des figures portant dans leurs mains les principaux produits de la terre. Dans la chambre extérieure, il est représenté inspectant ses domaines. On laboure, on sème, on entasse le blé; des troupeaux passent un gué, des veaux jouent dans les herbes, on trait les vaches, on mène boire des ânes. On pourrait ajouter à ces gracieuses images, qui rappellent plutôt la vie pastorale et les scènes des Géorgiques que le tribunal d’Osiris et les juges de l’enfer, bien d’autres représentations du même genre où le mort assiste toujours à toutes ces opérations, tranquille, radieux, entouré des siens et jouissant de tous les biens de la vie. Il est vrai qu’il n’est encore que sur le seuil de l’éternité. Au fond du caveau où se cache son cercueil, « le rituel l’a saisi, » il est la proie de la mort, et il compte enfin avec les juges de sa destinée future; mais aucune sombre image n’est venue, dans le sein de la mort même, troubler la sérénité de son âme ni l’arracher au souvenir présent de la terre qu’il vient de quitter pour toujours. Combien tout cela est loin des idées que nous avaient laissées dans l’esprit nos auteurs classiques, sans en excepter les éloquentes erreurs de Bossuet ! — Une des plus précieuses découvertes faites dans les tombes de Saqqarah fut la nouvelle liste de cinquante-huit rois commençant par Ramsès II et s’élevant jusqu’aux premières dynasties.

Pour trouver d’autres chantiers importans, il faut remonter le Nil, franchir toute la moyenne Égypte, laisser le Fayoum à droite, passer devant Girgeh, Soadj, et débarquer sur la rive gauche à Bellianeh. A trois lieues du fleuve, on arrive au Mastabat-el-Madfouneh; c’est là que sont les ruines d’Abydos et l’emplacement présumé de This, la plus ancienne ville de l’Égypte, résidence de Mènes, le premier de ses rois. Il s’agissait surtout, à Abydos, de dégager les monumens de l’inondation des sables qui les cachaient, au point qu’on pouvait descendre de cheval sans s’apercevoir qu’on avait mis le pied sur le toit du temple. Les travaux commencèrent en 1858. Abydos comptait trois temples : au sud celui que Strabon appelle à tort le Memnonium, et qui n’est autre que le grand temple de Séti Ier, fouillé par M. Mariette; un peu plus loin, le temple de Ramsès II, tout à fait ruiné, mais qui a donné la première liste royale d’Abydos, aujourd’hui à Londres; le troisième est situé plus au nord. On le devine à sa vaste enceinte de briques crues, mais on n’en a rien pu tirer. C’est là qu’était le principal sanctuaire d’Osiris, honoré d’un culte universel en Égypte et qui, pour les peuples de la vallée du Nil, jouait le même rôle que Jérusalem et le saint sépulcre pour les chrétiens, puis la nécropole, mine inépuisable de monumens pour le musée de Boulaq. Le grand édifice religieux de Séti est aujourd’hui déblayé en entier. Il appartient à une seule époque et même à un seul règne; mais, lorsque M. Mariette eut sous les yeux pour la première fois le majestueux ensemble d’un temple de la belle époque pharaonique, il reconnut qu’à part une importante série de tableaux représentant l’apothéose du père de Ramsès II et une seconde liste royale, le reste ne nous apportait aucune révélation importante. Quand on compare surtout la banalité des textes qui décorent ces murs avec les documens si intéressans que nous fournissent les temples ptolémaïques sur le dogme et le culte de l’Égypte, il faut se persuader que les édifices pharaoniques devaient être intentionnellement mystérieux, car ils ne donnent aucun renseignement précis ni sur leur destination propre, ni sur le caractère des divinités qui y étaient adorées, ni sur les cérémonies qui y étaient célébrées. Tout y est fermé, le dogme y est sous-entendu, le sens religieux obscur ou caché. Dans les temples de la période des Lagides au contraire, les textes sont abondans, clairs, prolixes même; le sanctuaire s’ouvre, les dieux descendent de leurs nuages avec leurs cortèges d’attributs ; quelle que soit la richesse des documens, on ne tarde pas à en saisir le fil, les chambres livrent tous leurs secrets, le temple s’illumine ainsi de ses propres clartés, on en comprend l’esprit, on peut en éclaircir le mystère. Il est possible toutefois que le temple d’Abydos réserve aux savans interprètes de l’avenir d’intéressantes surprises, et révèle un sens plus précis par l’étude de textes méconnus ou incompris aujourd’hui. Quant à présent, il faut bien avouer qu’il a trompé toutes les espérances. La disposition en est étrange, et l’on ne peut même reconnaître la divinité qui y était principalement en honneur.

Si nous remontons encore le Nil, nous découvrons, vers le coude qu’il forme à sa sortie de Qéneh, près de l’emplacement de l’ancienne Coptos, sur la rive gauche du fleuve, le fameux temple de Dendérah (Tentyris], que l’on regardait, avant Champollion, comme un des plus anciens édifices des âges pharaoniques, et qui date cependant des derniers Ptolémées, de Cléopâtre, de Césarion, fils naturel de César, et ne fut achevé que sous Tibère; on y trouve même les cartouches des empereurs jusques et y compris Antonin le Pieux. Cette erreur des membres de la commission d’Egypte, bien explicable à une époque où la clé du déchiffrement n’était pas encore trouvée, témoigne du moins de l’immutabilité apparente de ce peuple, puisque ni la perte de ses rois indigènes, ni deux siècles de domination persane, ni trois cents ans d’occupation grecque n’avaient pu altérer le caractère général et la décoration de ses temples, et que rien n’indiquait aux visiteurs non initiés s’ils avaient affaire à un édifice des plus anciens ou des plus bas temps. En présence du temple de Dendérah, l’attribution chronologique flottait indécise dans une période de deux mille ans. Aussi la première visite qu’y fit Champollion, le 24 novembre 1828, fut-elle une divulgation des plus imprévues pour le monde savant et pour le public.

Remontons encore le Nil en laissant le temple de Dendérah à droite, Qéneh et Coptos à gauche, et arrivons à Thèbes. Pour se rendre bien compte des fouilles accomplies dans les différens quartiers de cette ville et de sa nécropole, il est nécessaire d’exposer sommairement la topographie des points où furent ouverts les chantiers. Thèbes a été bien mal nommée la ville aux cent portes, car, n’ayant jamais eu d’enceinte, elle a bien possédé sans doute des portiques, comme celui de Ptolémée Évergète, des portes servant naturellement d’entrée aux palais et aux temples, mais elle n’en a jamais eu une seule donnant accès à la ville. La capitale de la Haute-Egypte se composait de deux parties distinctes, séparées par le Nil : sur la rive droite est la ville des vivans; sur la rive gauche la ville des morts. Les édifices de la première se groupent autour de deux villages dont les noms modernes servent à désigner les deux grands quartiers des ruines, — Luqsor au sud, avec son temple daté des règnes d’Aménophis III, d’Horus et de Ramsès le Grand, d’où a été enlevé l’obélisque de Paris, — Karnak, avec le hameau de Kafr, au nord, qui forme le plus imposant ensemble de monumens religieux qui soit au monde, assemblage confus d’édifices de tous les temps, depuis l’obélisque d’Hatasou, fille de Toutmès Ier, et la fameuse salle hypostyle de Séti jusqu’au sanctuaire où se lisent les noms de Toutmès III et de Philippe Arrhidée, enfin jusqu’à la grande cour qui porte les cartouches de Ptolémée Philopator. — La ville des morts, sur la rive gauche du fleuve, comprend deux régions distinctes : la nécropole dans le désert, sur les deux versans de la colline libyque, et la région des temples, située dans la plaine. Dans la première région, en partant du nord, on rencontre la Vallée des Rois, aujourd’hui Biban-el-Moluk, où étaient creusées les sépultures royales avec leurs entrées secrètes, dont quelques-unes seulement ont été retrouvées, car nous n’avons pas même le tombeau de Ramsès le Grand. Ce chemin de la mort, aride, sans ombre, sans un brin d’herbe, tout hérissé de débris de rochers, encaissé entre deux contre-forts de la chaîne libyque, conduit aux splendides caveaux de Séti, découverts par Belzoni en 1818, puis à ceux de Séti II et des Ramsès III, IV, VI et VIII ; sur le revers méridional et oriental de la chaîne, qui est littéralement perforé de myriades de trous creusés pour y loger des tombes, on distingue les cimetières de Drah-Abou’l-neggah, de l’Assassif et de Deir-el-Bahari. Dans la région de la vallée sont les quartiers de Qournah avec son temple daté de Séti et de Ramsès II, le Ranesseum, si connu par son temple et par le colosse monolithe de Sésostris, renversé et brisé aujourd’hui ; le Memnonium, qui doit son nom aux deux colosses d’Aménophis III, dont celui du nord nous représente la fameuse statue de Memnon; Deir-el-Medineh avec son petit temple de Ptolémée Philopator; enfin plus au sud encore, Medineh-Tabou, dont les édifices forment un groupe considérable comprenant le temple de Toutmès III, le grand temple et le palais de Ramsès III.

C’est d’abord dans la ville des vivans, à Karnak, que Mariette-Bey ouvrit son premier chantier, dans une des cours intérieures. Il parvint à déblayer entièrement le sanctuaire où avaient été trouvés antérieurement les fragmens du mur numérique, qui sont au Louvre et nous font connaître en partie les tributs payés par les peuples soumis à Toutmès le Grand. Il put compléter ce texte historique et restituer dans leur ensemble les annales militaires de ce règne; il dégagea, dans le même sanctuaire, la liste des 230 peuples vaincus par le même souverain, tant en Asie qu’en Afrique, liste qui nous offre la plus ancienne nomenclature géographique qui soit au monde; enfin c’est encore à Karnak qu’a été découverte la stèle du même Toutmès III, dont le texte nous rapporte, dans un langage noble et poétique, les paroles du dieu de Thèbes, Ammon-Ra, au roi conquérant, et énumère ses principales victoires.

Mais c’est dans la ville des morts que s’accomplirent les plus grands travaux. A l’Assassif, on a fouillé des milliers de sépultures; c’est là qu’on a trouvé le cercueil en bois doré de la reine Aah-Hotep, mère d’Ahmès, qui a expulsé les pasteurs et fondé la XVIIIe dynastie. On se rappelle avoir vu, à Londres en 1862 et à Paris en 1867, les bijoux qui avaient été déposés sur la momie royale : le diadème d’or accosté de deux petits sphinx incrustés de lapis, le poignard, également en or incrusté de bronze noir et cloisonné d’émaux, ayant pour garde la tête d’Apis, le collier formé d’un fil d’or tressé sur lui-même à la façon de ces chaînes de Venise dont le secret est perdu, — les bracelets à fonds de lapis incrusté dans l’or, le naos ou broche pectorale, sans parler du miroir, de la hache d’or massif, du flabellum et de la barque symbolique portant le mort aux régions infernales. Ces produits d’un art merveilleux, quant aux procédés du moins, et qui datent de 3,300 ans environ, ne pourraient être exécutés aujourd’hui par l’orfèvrerie moderne, d’après ce qu’avouaient Froment Meurice et Castellani. Dans le quartier de Deir-el-Bahari, on a déblayé ce qui reste du temple d’Hatasou, dont les peintures nous ont rendu une page de l’histoire du nouvel empire : c’est l’expédition maritime entreprise, sous cette régente, fille de Toutmès Ier, au pays de Pount, c’est-à-dire en Arabie; on y voit retracés les moindres épisodes de cette conquête : la flotte traversant la Mer-Rouge, abordant en Arabie, les vainqueurs recevant la contribution de guerre; le lapis, l’ivoire, l’or, les sycomores, transportés en Égypte dans des corbeilles d’osier, et même des singes, destinés sans doute à l’amusement de la régente. C’est à Medineh-Tabou qu’ont été exécutés les plus grands déblaiemens. Les deux temples et le palais sont entièrement dégagés aujourd’hui; des tableaux et des textes religieux en grand nombre sont livrés à l’étude.

Entre Thèbes et Éléphantine, on rencontre sur la rive gauche du Nil le temple d’Esneh (Latopolis), qui appartient au plus bas temps, ayant été construit entre le règne de Philométor et celui de l’empereur Caracalla. Un peu plus loin, également sur la rive gauche, est le temple d’Edfou (Apollinopolis Magna), sur les terrasses duquel s’élevait naguère un village moderne, aujourd’hui détruit par Mariette-Bey, qui a déblayé en entier ce splendide édifice, le spécimen le mieux conservé et le plus complet que nous possédions des temples égyptiens. Rien n’y manque : les pilônes, l’enceinte, le temple lui-même avec toutes ses chambres . Il ne s’y trouve pas une ligne de texte, pas un détail des tableaux sacrés et de l’ornementation qui ne soit accessible aux recherches du savant et à la curiosité du voyageur. Il a été construit en entier par les Ptolémées, entre les règnes de Philométor et d’Évergète II, en l’espace de quatre-vingt-quinze ans. Les dimensions sont de 76 mètres de façade sur 137 de profondeur. Nous ne parlons que pour mémoire des fouilles d’Assouan (Syène), de l’île où fut Éléphantine, et des travaux de déblaiement de la petite île de Philae, puis de ceux d’Ipsamboul et du Gebel-Barkal au fond de la Nubie. Il faut rappeler cependant que c’est de ce dernier point qu’a été tirée la stèle qui a éclairé d’un jour nouveau toute l’histoire de l’invasion et de la domination éthiopienne de Tahraka dans la vallée inférieure du Nil.

Les vingt-deux mille monumens du musée de Boulaq ne sauraient d’autre part donner qu’une idée très imparfaite des résultats obtenus : ils ne constituent, si l’on peut ainsi parler, que le menu mobilier des temples, des palais et des tombes. Il faut voir sur place ces édifices eux-mêmes dans toute leur majesté, ces sépultures si variées avec leurs richesses décoratives; il faudrait surtout, — et cette bonne fortune nous a été donnée, — pouvoir assister à ces découvertes, voir par centaines les momies surprises dans leurs demeures, tirées de leur sommeil de quarante ou cinquante siècles, et arrachées à la couche où Anubis les avait déposées; il faudrait visiter la torche à la main ces chambres couvertes de peintures vierges, d’un éclat et d’une fraîcheur qui laissent bien loin derrière elles les maisons de Pompéi ; mais ce qui dépasse tout le reste en intérêt, c’est une visite à Dendérah et à Edfou en compagnie de Mariette-Bey. Depuis vingt-trois ans qu’il interroge la terre des Pharaons, il est devenu le familier d’Ammon et de Ramsès, car il a forcé les portes du sanctuaire, et là, seul avec le dieu, comme autrefois les Pharaons et les Ptolémées, il a vu face à face Osiris à Abydos, Apis au Sérapéum, Horus à Edfou, Hathor à Dendérah. Ils ont eu de longs entretiens ensemble dans le silence et les ténèbres. Ce qu’ils lui ont révélé, nous allons le dire.


IV.

Le premier, M. Mariette a compris qu’un temple n’était pas une suite de chambres, de tableaux et de textes sans liens entre eux, et dont il soit permis de détacher des fragmens pour leur attribuer un sens complet et indépendant. Un temple est un livre bien fait dont l’idée principale est développée d’après un plan arrêté, dans un ordre voulu, et dont toutes les parties étroitement liées entre elles concourent à l’intelligence de l’ensemble. C’est dans cet esprit qu’a été publié pour la première fois un temple entier, et l’auteur a pris comme départ de ce grand travail synthétique du panthéon égyptien le temple de Dendérah. Nous nous arrêterons seulement à la conclusion qui termine son cinquième volume, encore inédit. Cette conclusion résume toutes les explications tirées des textes, nous divulgue le dogme fondamental de l’Egypte, et l’on peut ajouter le dernier mot de cette civilisation et de ce pays, où la politique, les lois, les arts et les mœurs étaient subordonnés à la religion.

Le temple de Dendérah s’élève en un lieu que les traditions faisaient considérer comme sacré : c’était là qu’Isis était née sous la figure d’une femme. L’édifice doit donc son existence à Isis, et cependant Hathor en est la déesse éponyme. C’est que, dans son rôle de divinité naissante, Hathor prenait le nom d’Isis; mais en somme c’était bien elle qui était née à Dendérah sous la figure d’Isis.

Ptolémée XI a construit et non fondé le temple tel que nous le voyons aujourd’hui. Le pronaos n’a été achevé que sous l’empereur Tibère; mais l’édifice n’appartient aux bas temps que par sa construction matérielle. Il a certainement été édifié, distribué et décoré d’après un plan et un système antérieurs, et celui que nous voyons a simplement remplacé un monument beaucoup plus ancien, comme une copie peut remplacer un original. Or l’édifice religieux auquel il succédait avait indubitablement précédé l’âge des grandes pyramides; on en a la preuve. Il ne pouvait exister sans Hathor, et Hathor elle-même ne peut se concevoir sans le dogme fondamental qu’elle personnifie. Donc ce dogme, avec le culte qui en est l’expression, remonte aux plus anciens temps de l’Egypte; il doit dater de six mille ans environ, pour ne prendre que le calcul le plus modéré. Le jour où le culte d’Hathor s’est établi, cette déesse, dit Mariette, a dû représenter le type de l’harmonie générale de la nature, qui assure au monde sa grandeur et sa durée. Le temple n’était pas seulement sa résidence; « l’âme d’Hathor, » sous la forme mystique d’un épervier à tête humaine, était présente dans ses images, et les autres représentations des dieux étaient de même « hantées » par ces dieux. On croyait fermement à la présence réelle de la divinité dans son temple. Tout d’ailleurs en était non-seulement sacré, mais divin : le plan, l’ordonnance et la décoration. Le dieu Chnouphis en avait posé les limites et élevé les murs; Phtah, l’intelligence supérieure, avait présidé à l’exécution des détails; enfin l’habitation terrestre d’Hathor était l’image sensible de sa demeure céleste. Le roi fondateur est l’ouvrier qui exécute d’après l’inspiration divine. Il inaugure l’édifice, y introduit le mobilier, consacre les objets liturgiques; c’est lui qui règle les apprêts et les cérémonies du culte, prescrit les fêtes et en fixe la date.

Les tableaux sculptés et peints sur les murs, avec les longs textes qui les accompagnent, nous permettent de reconnaître d’abord le caractère général du temple. Si nombreux qu’ils soient, la disposition en est uniforme. Le roi y est toujours figuré seul, face à face avec la divinité; il lui présente une offrande et en sollicite une faveur, toujours accordée. Le prêtre n’y paraît jamais; c’est le roi qui fait tout; offrandes et prières viennent de lui, tous les biens, toutes les grâces divines s’adressent à lui. Cependant le temple a été construit à frais communs par les habitans du nôme et de la métropole; mais ils n’y étaient jamais introduits; bien plus, l’édifice religieux était absolument caché aux habitans de Tentyris par les quatre grands murs de l’enceinte, plus élevés que les terrasses du temple. Les prêtres ne sont pas, comme on l’avait pensé, les intermédiaires entre le peuple et la divinité. Il n’y a ni oracles ni divinations, ni sacrifices, il n’y a que des offrandes, et c’est le roi qui les fait. En Égypte, comme on voit, les souverains n’étaient pas seulement les dépositaires de l’autorité et les représentans de la nation; ils étaient les « fils bien-aimés » de la divinité, et c’est à ce titre qu’ils pouvaient la voir et converser avec elle dans le silence et la retraite du sanctuaire. Le temple est donc autant un hommage rendu à la majesté royale qu’un témoignage d’adoration de la puissance divine. Une des choses qui frappent le plus le visiteur à Dendérah, c’est l’obscurité profonde qui règne dans les salles intérieures. Dans le sanctuaire, cette obscurité est complète. Ces ténèbres étaient propices aux entretiens secrets du roi avec le dieu; mais l’exclusion absolue du prêtre de tout rapport direct avec la divinité n’empêche pas le sacerdoce d’avoir été nombreux et puissant. On voit dans les textes qu’il avait le soin des processions et de leurs apprêts, qu’il était chargé d’oindre les statues, de les habiller, de les promener, d’immoler les victimes offertes et d’entretenir le temple.

Hathor était la divinité principale de Dendérah, mais un certain nombre d’autres dieux prenaient place à côté d’elle sans rompre l’unité divine. Ces dieux, sortes de parèdres, d’acolytes, s’absorbaient dans Hathor, qui demeurait toujours la divinité unique. Parmi les parèdres de Dendérah, Osiris occupe une place si importante et il complète si bien les idées représentées par Hathor, qu’on lui a élevé sur les terrasses supérieures un monument spécial, qui formé le complément du grand temple.

Il faut distinguer dans le grand temple l’intérieur et les cryptes. L’intérieur se divise en deux sections : l’une réservée au culte, l’autre au dogme. Les chambres réservées au culte ont toutes une destination spéciale. Le pronaos est le passage commun. La grande porte ne s’ouvre que pour le roi, les portes latérales pour les prêtres, qui se réunissent dans la chambre où se forment les processions ; d’autres chambres renferment les barques symboliques que l’on promène dans les cortèges, les essences et les onguens destinés à oindre les statues des dieux et les objets du culte, les offrandes, le trésor, c’est-à-dire les bijoux, diadèmes, colliers, etc., servant de parures aux statues divines, enfin les bandelettes, tissus ou étoffes diverses propres à les habiller. La section postérieure du temple est réservée au dogme; on y compte onze chambres. Hathor y occupe celle du fond, située dans l’axe de l’édifice; c’est le sanctuaire. Les représentations de toutes les chambres de droite nous montrent la lutte du bien contre le mal; dans la chambre de gauche, la lutte est terminée et le mystère accompli; le bien triomphe. Osiris, le dieu bon, mis à mort par le mal, ressuscite avec tout le cortège des attributs qui expriment l’idée de cette résurrection.

L’une des cérémonies nombreuses qui s’accomplissaient à Dendérah est un emprunt visible fait à la Grèce et ne doit certainement pas remonter aux âges pharaoniques : c’est la fête des pampres, pendant laquelle les habitans de Tentyris, ivres de vin, parcouraient la ville en chantant, la tête couronnée de fleurs, les membres parfumés, tandis que les femmes exécutaient des danses. Ces orgies dionysiaques sont aussi éloignées de la gravité austère du culte indigène qu’Hathor elle-même est éloignée d’Aphrodite, à laquelle les Grecs l’avaient identifiée. La fête vraiment nationale était celle du nouvel an, panégyrie de tous les dieux et de toutes les déesses, pendant laquelle la statue d’Hathor, revêtue de magnifiques habits, était portée sur les terrasses supérieures, à l’aurore; on la découvrait alors, et le soleil levant frappait de ses premiers rayons l’image divine. — Quant aux cryptes du temple, elles sont l’asile figuré du chaos et des ténèbres qui précèdent la naissance. Dans cette période antérieure, Hathor apparaît environnée des élémens primordiaux au sein desquels elle va naître. Elle est encore cachée comme le germe dans le sein de la terre, germe inerte d’où va sortir la vie. L’intérieur du temple nous la montre dans tout son épanouissement.

Les titres donnés à Hathor dans le temple de Dendérah sont nombreux. Parmi ces titres figurent ceux de déesse à la belle face, palme d’amour, maîtresse de l’amour, belle déesse, reine des déesses et des femmes, belle dans le ciel, puissante sur la terre. Quand Hathor usurpe le rôle d’Isis, elle devient la divine mère, fait germer les plantes et porte, par sa fécondité, l’abondance dans toute l’Egypte; mais le caractère le plus fréquemment rappelé par les inscriptions du temple est celui qui lui attribue le rajeunissement, la résurrection et la renaissance universelle : ses insignes sont alors le phénix, le scarabée et les fleurs sortant de leurs tiges, symboles de l’éternelle jeunesse et de l’éternelle beauté de la nature. Comme manifestation de ces idées de renouvellement, Hathor est appelée la divine Sothis; elle est alors l’étoile qui fixe le retour périodique de l’année et ramène la crue du fleuve, l’étoile dont l’apparition à l’horizon oriental annonce le reverdissement de la campagne et le retour de la richesse. Hathor personnifie donc excellement le beau, l’ordre et l’harmonie; c’est par elle que tout se renouvelle et que tout dure. Elle correspond à la fois aux aphrodites Uranie, Demeter et Génitrice des Grecs. Un des parèdres de la triade mystique de Dendérah était Hors-sam-ta-ui ; il personnifie, comme Eros, fils d’Aphrodite, l’amour, le désir et l’ardeur; le sistre qu’il tient à la main exprime les idées de mal vaincu, de purification, mais aussi de désir de voir, de connaître, de posséder le beau. Est-il besoin de faire remarquer qu’une différence profonde sépare le culte d’Aphrodite et d’Eros du culte égyptien d’Hathor? Les unes sont des divinités sensuelles, présidant à la fécondité charnelle, l’autre représente et satisfait un besoin plus noble. Hathor est avant tout la notion et la personnification du beau.

L’auteur du livre de Isidi et Osiridi (attribué à tort à Plutarque) s’exprime ainsi : « Isis est dans la nature comme la substance femelle, c’est l’épouse qui reçoit les germes fécondans. Platon dit qu’elle est le récipient universel, la nourrice de tous les êtres... Elle a un amour inné pour le premier être, le souverain de toutes choses, qui est le principe du bien ; elle le désire, le recherche, et repousse le principe du mal... Elle a une inclination naturelle pour le bien, elle s’offre à lui pour qu’il verse dans son sein les influences actives et lui imprime sa ressemblance; elle éprouve une joie et un tressaillement indicibles lorsqu’elle sent en elle les gages certains d’une heureuse fécondité. » Ainsi, de même qu’Hathor est le beau, Isis est une des formes du bien, Isis, identique à Hathor, sera donc, d’une manière générale, le bien identique au beau.

Dans toutes les chambres du temple de Dendérah, le roi fait à Hathor d’un côté, à Isis de l’autre, l’offrande d’une petite statuette de la Vérité; mais dans le sanctuaire, le roi invoque Isis et Hathor comme étant la Vérité elle-même. Elles ne sont donc plus seulement le bien et le beau, elles sont aussi le vrai. L’intention philosophique est indubitable. Ce ne peut être par un effet du hasard que, dans toutes les chambres et toujours à la même place, le beau, le bien et le vrai sont réunis dans un même tableau et confondus dans un même personnage qui est la divinité du temple. Il est impossible de ne pas considérer ce temple lui-même comme résumant, sous le voile de la divinité locale et de ses attributs, les trois principes de toute philosophie : le beau, le bien et le vrai. Faisons un pas de plus. De même que le petit temple d’Osiris est le complément matériel de l’édifice, de même le dieu Osiris et les idées qu’il symbolise forment le complément des idées morales symbolisées par le culte d’Hathor. Tout ce qui existe, tout ce qui se produit dans le monde, résulte de deux causes opposées : le principe du bien, Osiris, et le principe du mal, Typhon. Au premier appartient tout ce qui est bon, utile, bien ordonné, sagement réglé dans l’univers; il est le soleil, par qui tout croît et se nourrit, — il est l’eau, élément générateur de toutes choses, — il préside à l’éternelle production, il est la vie; Typhon au contraire représente le désordre., la violence, la révolte contre le bien, la sécheresse, les ténèbres et la mort. Osiris est donc excellemment le bien. Si la déesse Isis, dans sa fonction de déesse- mère, usurpe ce rôle, Osiris n’en demeure pas moins le principe souverain, la personnification du bien. Osiris trouve ainsi sa place naturelle à côté de la personnification du beau, qui est Hathor, d’autant mieux que, sous son nom d’Isis, la déesse qui règne à Dendérah est l’inséparable compagne d’Osiris; mais la présence du temple d’Osiris sur les terrasses supérieures s’explique mieux encore par l’épisode de sa vie qu’on a choisi pour en décorer les murs. La légende nous montre ce dieu vaincu et mis en pièces par Typhon; or, comme le bien finit toujours par triompher du mal, Osiris ressuscite. Hathor, nous l’avons vu, est l’harmonie générale du monde, harmonie sans laquelle le mal l’emporterait et le bien serait vaincu. La résurrection d’Osiris, principe du bien, victime des embûches de Typhon, et renaissant à la lumière, est la parfaite image de la nature toujours féconde, bienfaisante et sans cesse renouvelée. Osiris qui ressuscite, c’est la victoire du bien sur le mal, de la lumière sur les ténèbres, de la vérité sur le mensonge, de la vie sur la mort.

Des fêtes lugubres, commémoratives de la mort du dieu, se célébraient à Dendérah du 12 au 30 choïak de chaque année; c’était le 30 de ce mois que le dieu ressuscitait. Nous savons d’autre part qu’Apis est l’image d’Osiris, c’est Osiris qui se dévoue, qui s’incarne et consent à vivre au milieu des hommes; arrivé à l’âge où périt Osiris, Apis est mis à mort, et comme nous savons par les textes que le culte d’Apis existait à l’époque de la IIe dynastie, il est certain que le culte d’Osiris, ne faisant qu’un seul corps de doctrines avec celui d’Apis, remontait à la même antiquité. Si la Grèce eut ses fêtes orgiaques en l’honneur de Dionysos, comme Dendérah avait la fête des pampres, si Dionysos lutte contre les géans, comme Osiris contre les génies du mal, si Dionysos, toujours jeune et beau, rappelle la jeunesse et la beauté sans cesse renaissante d’Osiris, si enfin le dieu des Grecs, mort de mort violente, descend aux enfers et ressuscite comme Osiris, il faut bien reconnaître que celui-ci a été honoré quelques mille ans auparavant dans la vallée du Nil; ce que nous. avons dit du Dionysos des Grecs, on peut l’appliquer aussi à d’Atys phrygien et à l’Adonis de Byblos. De plus, dans les jardins du temple de Dendérah, on confiait à la terre le grain, représentation symbolique du corps du dieu mort et enseveli, l’épi sortait ensuite de terre et symbolisait le dieu ressuscité. La vie sort de la mort et révèle d’une manière figurée et sensible l’éternité de la nature. Ne sont-ce pas là les jardins d’Adonis, n’est-ce pas là la passion, la mort et la résurrection du dieu syro-phénicien? Enfin Osiris, sur les terrasses de Dendérah, n’est-il pas avec Hathor dans le même rapport que Dionysos avec Aphrodite, Atys avec Cybèle, et Adonis avec Astarté? On s’accorde assez communément à reconnaître que le berceau des trois cultes grec, phrygien et syro-phénicien est l’Asie centrale. L’explication du temple de Dendérah déplace ce berceau dans le temps comme dans l’espace, elle le reporte à quelques siècles plus haut et nous le montre dans la vallée du Nil.

La place que prend Hathor dans le panthéon égyptien est donc aujourd’hui parfaitement déterminée, mais il est évident que cette religion ne s’est pas formée tout d’une pièce en un seul jour; elle semble résulter de deux courans distincts. D’un côté est Osiris, dieu national de toute l’Egypte, personnifiant la nature, qui ne vit et ne dure qu’en luttant et en faisant succéder par un effort sans cesse renouvelé le bien au mal, la vie à la mort. De l’autre côté sont les divinités locales, personnifiant une des lois, un des attributs de la nature, si bien que la base de l’édifice religieux des nômes n’est pas la même partout, et que les différences capitales qui les séparent sont telles qu’ici le dogme a pu s’élever jusqu’à la conception d’un dieu unique, du dieu tel que l’a compris Jamblique, s’engendrant et se perpétuant lui-même, tandis que sur un autre, point l’adoration des forces multiples de la nature divinisée paraît régner en souveraine. Ainsi l’Egypte aurait parcouru sa longue carrière, conduite et en quelque sorte régie par une étonnante diversité de cultes. Quant à celui qui était en honneur à Dendérah, c’était une sorte de dogme panthéiste; mais, si ancien que soit ce dogme, quel que soit le lien évident qui le rattache aux doctrines du vieux; culte indigène, il faut reconnaître qu’à la fin de l’ère des Lagides, époque de la construction dernière du temple que M. Mariette a étudié, une part assez large doit être faite aux influences grecques et même aux écoles platoniciennes, qui avaient déjà reçu leur complet épanouissement à Alexandrie. Cette vérité est surtout frappante, si nous comparons le temple pharaonique d’Osiris à Abydos avec le temple d’Hathor à Dendérah. Ce dernier est soumis à un plan beaucoup plus méthodique. Les anciennes idées y sont rajeunies par la discipline d’une philosophie plus précise. Cette identification des notions abstraites, symbolisées ici, du beau, du bien et du vrai, devenant en quelque sorte l’enseigne du temple et l’esprit du culte, tout cela semble accuser sinon un emprunt, du moins un reflet. Il n’en est pas moins incontestable qu’Hathor était antérieurement et dès la plus haute antiquité la personnification de ces grands principes.

D’après le célèbre passage de Jamblique que l’on a présenté jusqu’à ce jour comme le pivot sur lequel tourne tout le système religieux de l’Égypte, les Égyptiens auraient placé leur dieu dans les espaces sans limites qui constituent l’univers ; ils l’auraient fait un, inaccessible, incommensurable, incréé, étant à la fois son propre père et son propre fils, auteur de tout ce qui est, et au-dessous de ce dieu abstrait ils auraient groupé les puissances de la nature divinisées. « Considéré comme force cachée qui amène tout à la lumière, le dieu égyptien s’appelle Ammon ; quand il est l’esprit intelligent qui résume et anime tout, il est Emeth ; quand il accomplit toute chose avec art et vérité, il s’appelle Phtah ; est-il le dieu bienfaiteur, il a nom Osiris. » Nous devrions, d’après cela, ramener l’ensemble des doctrines égyptiennes au monothéisme, c’est-à-dire à la conception d’un dieu unique et incréé se subdivisant en autant de divinités secondaires qu’il a d’attributs ; mais l’étude de Dendérah ne confirme pas cette théorie. Le nom du dieu unique n’y paraît pas une seule fois ; Hathor y est bien la déesse une, qui existe dès le commencement, mais ces mêmes qualités de divinité suprême et unique appartiennent aussi à Phtah, à Ammon, à Chnouphis, à d’autres encore, et jamais à un Dieu sans nom, qui serait l’être par excellence ; en d’autres termes, tous les grands dieux de l’Égypte participent des qualités du dieu de Jamblique. Ils sont tous, pris séparément, la divinité unique, universelle, puis, selon leur rang, ils composent le grand et le petit cycle des dieux du temple ; on ne peut pas même dire que leur union constitue une personne divine, inaccessible dans son essence infinie. Le temple de Dendérah nous oblige à placer le fondement des croyances égyptiennes, non dans le monothéisme abstrait de Jamblique, mais dans une sorte de panthéisme dont le point de départ est la déification des forces du monde physique. Dans ce système, Dieu n’est pas distinct de la nature, c’est la nature elle-même, à la fois une dans son ensemble et multiple dans ses manifestations. Les Égyptiens voyaient un dieu dans tout ce qui les entourait, dans l’âme humaine, dans les propriétés de la matière, dans le soleil, dans les animaux mêmes. Tout naît pour mourir, et tout meurt pour renaître. La durée n’est qu’une série d’évolutions de la vie et de la mort avec un germe éternel et une force immuable. Le monothéisme n’aurait donc existé chez les peuples de la vallée du Nil qu’autant qu’on voudrait considérer l’univers comme étant dieu lui-même ; en d’autres termes, le panthéisme est, selon M. Mariette, la base sur laquelle s’élève tout l’édifice religieux de l’ancienne Égypte.


ERNEST DESJARDINS.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1865.