Les Décorés/Paul Bonnetain


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 231-237).

PAUL BONNETAIN


Lorsque je rencontre Bonnetain touchant barre à Paris pour quelque mois — ou quelques heures — entre deux escales, impossible de m’ôter de l’esprit qu’il est déguisé. Avec son tube luisant comme la portière d’un coupé, sa jaquette irréprochable sortant de chez le bon faiseur, son col droit, ses escarpins vernis et ses gants clairs, il a l’air de se rendre à un bal costumé. Le vrai Bonnetain est coiffé d’un casque en toile et chaussé de lourdes bottes fauves ; à la ceinture qui serre sa vareuse, pend la gaine d’un revolver, et un remington lui sert de stick. Quant à l’autre, au mondain, au boulevardier…, il y a maldonne, connais pas. Sans se l’avouer, l’invétéré nomade aime peu notre grande ville, qui pourtant le choye et le gâte — l’ingrat — dès qu’il daigne nous favoriser de sa présence.

Mais, sous des allures décidées, se cache un timide, préférant affronter une tribu d’anthropophages plutôt qu’entrer dans un salon où coquètent et caquètent une vingtaine de dames décolletées ; et puis, en véritable oiseau de tempête, la monotonie de notre existence si banale — malgré l’inutile agitation de chaque jour — l’énerve et l’ennuie. Pour se sentir heureux, il a besoin de braver le danger, de se lancer dans quelque périlleuse aventure, de se créer d’inextricables difficultés. Fantasque, nerveux, primesautier et sensitif, ses tendances, et même ses affections, subissent des sautes brusques, des bouleversements dont il serait inutile de chercher les causes rationnelles. Pourquoi, par exemple, Bonnetain, dont la bégueulerie n’est pas le péché mignon et dont le mâle talent ne présente aucun symptôme de mysticité, a-t-il signé, le malencontreux manifeste contre Zola ? Impossible de répondre. Un cyclone avait passé ; voilà tout.

À peine le nid tant désiré est-il terminé et douillettement paré, que notre Juif-Errant trouve la vie lamentablement grise ; il s’étire, boucle sa valise et saute dans le premier train en partance pour n’importe où. Il s’offre une petite ballade dans le centre de l’Afrique, comme nous irions à Saint-Cloud, et il connaît mieux le fleuve Jaune que l’Oise ou la Seine.

Ne nous plaignons pas trop de cette monomanie de mouvement ; qui sait si elle n’apporte pas à la facture de l’auteur de l’Extrême-Orient un caractéristique coloris, une saveur excitante, une ambiance absolument originale ? L’originalité !… peste, une qualité qui ne court pas les livres, en l’an de grâce 1895.

Son ouvrage de début, Le Tour du Monde d’un Troupier, marque la première étape, de Bonnetain, quand il parcourait les Antilles et la Guyane, sous la capote du marsouin. Passé sergent, il refuse l’épaulette afin de se consacrer librement à son vice : la littérature. Seulement, à peine de retour à Paris, l’asphalte lui brûle les pieds et il repart.

En qualité de correspondant du Figaro, le voilà au Tonkin où il accompagne les colonnes françaises et où il tiraille à côté des anciens camarades ; il parcourt la Chine et l’Indo-Chine, puis revient prendre l’apéritif à Tortoni : — Voyez terrasse. Boum ! — Le garçon n’a pas le temps de lui rendre sa monnaie, pschit, il fait voile pour Tien-Tsin, taille une bavette avec le vice-roi Lé-Hung-Tchang, regagne la capitale, s’installe définitivement, déménage, se terre à la campagne, vend ses malles, plante des choux avec recueillement, élève des poules et des lapins avec passion, se voit presque menacé du Mérite Agricole, quand, brusquement repris par la nostalgie des voyages, il accepte une mission du gouvernement qui l’envoie au fin fond du Soudan, où il emmène en croupe sa jeune femme et son amour de fillette.

Des gens bien informés m’affirment qu’il est de retour ; je crois même lui avoir serré la main, hier, sur le boulevard, mais des malins prétendent qu’il pêche la sardine à Lorient ; d’autres, avec un clignement d’œil mystérieux, chuchotent qu’il s’est fait élire empereur du Maroc. Hum !… il en est fort capable, ce diable de d’Artagnan moderne, car on retrouve du Fernand Cortez dans cette énergique et jolie tête, dans ce regard noir qui reste terriblement dur quand le rire, plutôt persifleur que bienveillant pourtant, n’en adoucit pas l’éclat.

En tout cas, si l’on regrette la présence réelle de Bonnetain, de ce généreux, de ce dévoué, toujours prêt à défendre ceux qu’il aime, la plume ou l’épée à la main, de cet emballé qui pousse le culte de l’amitié jusqu’à se passionner pour la musique et la peinture, — auxquelles il est à peu près fermé — dès qu’il s’agit de musiciens et de peintres amis, on s’en console en lisant les pages exquises rapportées de là-bas, pages imprégnées d’un exotisme troublant, d’un parfum grisant, d’un charme étrange, d’un talent viril, qui placent l’écrivain à part, dans l’état-major des lettres. Personne n’a su pénétrer autant que lui dans l’âme même des pays lointains sur lesquels se sont fixées et son observation de naturaliste et sa vision de poète. Dans ce genre, l’Opium et surtout Passagère vivront comme deux œuvres d’une tonalité exceptionnellement charmeresse. Ces chants d’amour lancés à plein cœur sous des cieux radieux, près de flots miroitants, au milieu d’une nature dont l’artiste évoque magnifiquement le fastueux décor, font passer un frisson de volupté à fleur de peau du lecteur.

Ah, quel charmeur que ce maître écrivain !

Les femmes devraient élever un temple au féministe passionné qui les a si subtilement comprises et si tendrement dépeintes. Qu’elles s’abstiennent toutefois d’orner l’autel du lierre symbolique ; la plante qui « meurt où elle s’attache » représenterait mal l’humeur vagabonde de l’infatigable explorateur dont la devise restera jusqu’à la fin : Tout passe, tout lasse, tout casse.