Les Débuts du Concordat à Paris

Les Débuts du Concordat à Paris
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 660-672).
LES DÉBUTS DU CONCORDAT
Á PARIS
D’APRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE[1]

L’enquête sur l’histoire du premier Empire se poursuit avec un zèle toujours croissant : il semble qu’il y ait vraiment place pour chacun dans ce vaste domaine de l’activité napoléonienne. Le prestige exercé par la grande figure qui domine le XIXe siècle est tel que toute œuvre de mérite qui la met en lumière est assurée de rallier les suffrages des lecteurs, de bénéficier en quelque sorte de la popularité inséparable de la personne de l’Empereur. M. de Lanzac de Laborie, — qui nous donne aujourd’hui le tome IV de Paris sous Napoléon, — a entrepris l’étude minutieuse et complète de la société parisienne au début du siècle dernier. Il s’est attaché à faire connaître, en même temps que la vie sociale, la vie économique et morale de la capitale de l’Empire. L’Académie française a récompensé le labeur de l’historien, en décernant, dans sa séance publique du 21 novembre 1907, le premier prix Gobert à cet intéressant et substantiel ouvrage[2]. Le tome IV a pour titre : la Religion. C’est dire qu’il renferme des questions plus graves encore et plus essentielles que celles qui sont contenues dans les tomes précédens ; c’est dire aussi qu’il vient à son heure : M. de Lanzac de Laborie examine les rapports de l’Église et de l’État, de 1802 à 1814. Il traite ce sujet avec un souci d’impartialité qui lui fait grand honneur, ne dissimulant rien « des misères, des faiblesses ou des lacunes » qu’il a pu rencontrer dans l’Église, mais rendant pleine justice à l’esprit de charité, à l’intelligence et à la hauteur de vues de certains membres du nouveau clergé. Nous ne saurions mentionner ici toutes les questions que l’historien a exposées, et nous nous bornerons à retracer sommairement les principaux événemens qui marquèrent l’épiscopat du cardinal de Belloy, la nomination du cardinal Fesch et l’administration du cardinal Maury.


I

La désignation de l’archevêque de Paris, qui devait inaugurer le régime concordataire, était un acte fort important. Le Premier Consul choisit sur la liste que lui présenta Portalis, — alors préposé aux « affaires concernant les cultes, » — un des premiers prélats démissionnaires, l’ancien évêque de Marseille, sur le compte duquel la police avait recueilli les renseignemens suivans : « Pacifique. — Restera fidèle. — Grand âge. — Deux attaques d’apoplexie. » L’âge du vieillard semblait la meilleure garantie de sa docilité : Jean-Baptiste de Belloy, né le 17 octobre 1709, était entré dans sa quatre-vingt-treizième année lors de sa nomination au siège archiépiscopal de Paris, le 8 avril 1802. Il avait laissé à Marseille la réputation d’un prélat très charitable, n’avait point émigré sous la Révolution, et s’était contenté d’un abri chez une de ses nièces dans l’Oise. Son désintéressement, au moment de la signature du Concordat, lui créait des titres auprès de Portalis qui avait songé à le nommer archevêque d’Aix, en lui adjoignant un coadjuteur. Belloy dut vraisemblablement à Bernier sa désignation au siège de Paris. Il ne fut plus question de donner un coadjuteur au prélat qui prit possession de son archevêché le dimanche des Rameaux, 11 avril 1802. A peine installé, Belloy fut comblé d’honneurs et de présens. Le message consulaire[3], qui le nommait sénateur, contenait ces éloges : « Le citoyen de Belloy a été pendant cinquante ans d’épiscopat le modèle de l’Église gallicane. Placé à la tête du premier diocèse de France, il y donne l’exemple de toutes les vertus apostoliques et civiques. » Quelques mois après, l’archevêque recevait le chapeau, au consistoire du 17 janvier 1803, où furent proclamés cinq cardinaux français. Le nouveau cardinal, pour témoigner sa gratitude, se montrait fort déférent envers le restaurateur des autels. Exagérant les traditions gallicanes, il recommandait à son clergé « le plus profond respect et la plus vive reconnaissance pour le gouvernement, » contribuait aux dépenses de la guerre par des subsides au Trésor public, et célébrait avec emphase dans ses mandemens les grands événemens politiques et les victoires napoléoniennes.

La conclusion du Concordat n’avait point fait cesser l’hostilité de certains fonctionnaires contre l’Église. Pour obéir aux ordres du préfet de police Dubois, ses agens s’ingéraient continuellement dans les affaires ecclésiastiques et accueillaient avec une naïveté ridicule les commérages qui pouvaient nuire au clergé[4].

Napoléon voyait dans le clergé séculier, — comme l’a si fortement établi l’auteur des Origines de la France contemporaine, — « une gendarmerie de surcroît, » une sorte de « police préventive, » qu’il était décidé à utiliser. Mais la raison d’être du clergé régulier ne lui paraissait pas aussi évidente : il ne comprenait pas la nécessité des ordres contemplatifs, et, parmi les congrégations, n’admettait que celles qui avaient une utilité pratique, comme les Filles de la Charité ou Sœurs de Saint-Vincent de Paul[5]. M. de Lanzac de Laborie fait justement remarquer que Napoléon partageait « les préventions des philosophes et des économistes du XVIIIe siècle contre les vœux perpétuels » qui entravaient le développement de la race. Le Journal Anecdotique de Mme Campan prête cette boutade à l’Empereur : « Les couvens de femmes attaquent la population dans sa racine. On ne peut pas calculer la perte, pour un État, de dix mille femmes cloîtrées : la guerre nuit très peu, parce que le nombre des mâles est d’un vingt-cinquième au moins en sus des femmes. On pourrait tout au plus permettre les vœux à cinquante ans ; à cette époque, leur tâche est remplie. » Le souverain se considérait dans l’Eglise en pays conquis : les congrégations ne seraient pas plus indépendantes de son autorité que le clergé diocésain. Le 2 germinal an XIII, — 23 mars 1805, — un décret nommait Madame mère « protectrice des Sœurs hospitalières et des Sœurs de charité dans toute l’étendue de l’Empire. » L’Empereur, dominé par son goût de la centralisation, signa un décret, en date du 30 septembre 1807, qui prescrivait la tenue à Paris d’un chapitre général des établissemens des Sœurs de charité. Le chapitre devait se réunir dans le palais et sous la présidence de Madame. L’abbé de Boulogne, grand aumônier, y exercerait les fonctions de secrétaire. Le chapitre repoussa dans son rapport l’unification absolue, maintint la diversité des statuts des différentes communautés, mais ne s’opposa pas à une certaine fédération dans les diocèses.

Les congrégations enseignantes n’avaient pas attendu la publication du Concordat pour se reconstituer ; elles étaient en assez grand nombre dans le quartier Saint-Jacques et dans le Marais. Des Jacobins attardés cherchèrent à les inquiéter ; Portalis prit vivement la défense des pensionnats religieux en montrant à l’Empereur leur supériorité sur les pensionnats laïques. « Les documens, — dit notre historien, — ne relatent aucune fermeture de couvent ni aucun retrait d’autorisation. » En 1810, Napoléon confia à la congrégation de la Mère de Dieu les quatre maisons d’éducation de la Légion d’honneur. — M. de Lanzac de Laborie ne mentionne pas d’autre congrégation contemplative que celle des Carmélites qui habitaient l’ancien couvent des Carmes, rue de Vaugirard. Cette communauté, dont Mme de Soyecourt était la supérieure, ne fut point dissoute. Il est vrai que ces religieuses ne suivaient pas la règle du Carmel dans toute sa rigueur et qu’elles portaient le costume laïque, sauf pendant les jours de la retraite annuelle.

La société était peu soucieuse d’observer les prescriptions de l’Église. Le culte était considéré comme une institution nécessaire, mais les idées philosophiques du siècle précédent continuaient à régner sur les esprits. La noblesse et la bourgeoisie laissaient les pratiques religieuses aux « étages subalternes de la société. » Le monde officiel se montrait hostile : « savans, militaires, hommes politiques restaient en grand nombre attachés à l’irréligion méprisante et soupçonneuse qui avait inspiré l’Institut dès sa fondation, animé les armées républicaines,… caractérisé la politique du Directoire. » La deuxième classe de l’Institut, — qui correspondait à l’Académie française, — élisait en 1803 Parny, l’auteur du poème de la Guerre des Dieux, et protestait ainsi contre la promulgation du Concordat. Le parterre du Théâtre-Français soulignait par des applaudissemens les tirades où Marie-Joseph Chénier présentait Fénelon comme un ennemi du fanatisme. Les représentations de l’Œdipe de Voltaire, du Charles IX de Chénier, des Templiers de Raynouard, celles surtout de Tartufe, étaient l’occasion de fréquentes manifestations anti-religieuses.

Les disciples de Voltaire continuaient à diriger contre l’Eglise l’accusation d’intolérance. On s’indignait contre le rigorisme de certains ecclésiastiques comme l’abbé Delpuits. Cet ancien jésuite réunissait tous les quinze jours chez lui, rue Saint-Guillaume, des jeunes gens désireux de se perfectionner dans la vie chrétienne. La première réunion de la Congrégation se tint le 2 février 1801 ; elle comprenait six étudians en médecine ou en droit ; à la fin de l’année 1804, les adhérens étaient près de deux cents. Aux étudians étaient venus se joindre des élèves de l’Ecole polytechnique et quelques représentans de la vieille noblesse : Mathieu de Montmorency[6], Béthune-Sully, Breteuil, Séguier, Alexis de Noailles. Les premiers congréganistes ne s’occupaient point de politique, mais bien de questions religieuses et morales. L’abbé Emery tenait ces laïques en si grande estime qu’il les invitait à fréquenter les séminaristes de Saint-Sulpice aux heures de récréations et de promenades.

L’épiscopat du cardinal de Belloy fut marqué par la venue du pape Pie VII à Paris. C’était la première fois que la population parisienne assistait à un pareil spectacle ; la curiosité et l’engouement général ne pouvaient donc pas faire défaut. Les personnages officiels observèrent la consigne donnée par l’Empereur : le respect le plus absolu à l’égard du Souverain Pontife. Le faubourg Saint-Germain témoigna d’abord une certaine réserve. La fraction royaliste déplorait la cérémonie du sacre. « Des jeunes gens colportaient une gravure du couronnement agrémentée d’un fruit qui avait la prétention d’être une pistache (Pie se tache). » Cependant la plus grande partie de l’aristocratie blâmait ces épigrammes et accourait à Saint-Thomas d’Aquin le jour où Pie VII visitait cette église. Dans les paroisses populaires, à Saint-Nicolas-des-Champs, à Saint-Merry, à Sainte-Marguerite, il y eut de grandes démonstrations de piété. Le Souverain Pontife s’attendait à trouver une ville d’athées ; aussi fut-il très surpris des dispositions si recueillies des Parisiens. Sa présence dans la capitale marque, — au dire de M. de Lanzac de Laborie, — « le début de cette dévotion au Pape qui devait aller en grandissant pendant tout le cours du XIXe siècle. » Les tribulations dont Pie VII souffrit plus tard causèrent une vive émotion et furent réprouvées par une notable partie de l’opinion.


II

Le cardinal de Belloy, atteint d’une congestion pulmonaire, succomba le 10 juin 1808, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. Le chapitre de Notre-Dame se réunit le jour même de la mort du prélat et confia l’administration provisoire du diocèse aux quatre vicaires généraux : Lejeas, d’Astros, Jalabert et Emery, et à un « vétéran du sacerdoce et du chapitre, » Syncholle d’Espinasse. L’Empereur ne signa la nomination du nouvel archevêque qu’à son retour d’Espagne, le 31 janvier 1809. Le Moniteur annonça le lendemain la nomination du cardinal Fesch. Archidiacre d’Ajaccio, vicaire épiscopal de l’évêque constitutionnel, Fesch avait jeté sa soutane aux orties pour s’enrichir dans les administrations, spéculant en Italie, acquérant des biens d’Eglise et brocantant des tableaux religieux. C’est ainsi qu’il devint propriétaire de terrains considérables en Corse, et possesseur à Paris d’un hôtel de fermiers généraux, sis à la Chaussée d’Antin[7]. Son passé n’était guère connu ni de la société, ni du clergé jusqu’en 1802. Trois mois après la signature du Concordat, l’archevêché de Lyon se trouvant vacant, le Premier Consul résolut de l’attribuer à son oncle maternel. Fesch fut sacré à Notre-Dame par le cardinal Caprara, le 15 août 1802. Il ne prit possession de son siège qu’en décembre, fut créé cardinal le même jour que Belloy, au consistoire du 17 janvier 1803, puis envoyé comme ambassadeur à Rome[8]. Fesch était aussi grand aumônier de l’Empire ; c’est dire qu’il résida peu dans sa métropole. Cependant le primat des Gaules restait attaché à ses diocésains. « Il déclara qu’il lui était impossible de descendre du siège de Lyon et qu’il lui fallait le cumuler avec celui de Paris comme avec la coadjutorerie de Ratisbonne. » Le nouvel archevêque de Paris ne reçut pas l’institution canonique, car les rapports entre la Cour de Rome et le gouvernement impérial étaient alors excessivement tendus. Les chanoines demeurèrent donc en possession de l’administration, et lorsque, le 16 juin 1810, Fesch consacra les prêtres de Saint-Sulpice, « il fut bien spécifié qu’il agissait à la demande des vicaires capitulaires, et non comme archevêque de Paris. »

Son Altesse continuait à habiter l’hôtel de la Chaussée d’Antin, et en donnait pour raison qu’elle voulait dans ce quartier « ranimer par de bons exemples le feu sacré de la religion. » — Fesch avait eu une attitude très correcte pendant son épiscopat, et à partir de 1806, il était cité comme un prélat édifiant. — L’Empereur mit fin à l’obstination du cardinal. « Quand j’ai besoin de l’archevêque de Paris, dit-il, je veux le trouver sous les tours de Notre-Dame. » Fesch emménagea dans l’île de la Cité et fit restaurer à grands frais le palais archiépiscopal. Ses goûts dépensiers, si différens de ceux de son prédécesseur, rappellent le faste des prélats de l’ancien régime. Plusieurs millions furent consacrés à l’agrandissement et à l’embellissement de l’Archevêché. Napoléon cédait aux sollicitations de son oncle, avec l’arrière-pensée qu’il établirait un jour dans ce même palais le chef de l’Eglise.

Les troupes françaises occupaient la Ville éternelle depuis 1808. Au décret du 17 mai 1809, « révoquant la donation de Pépin le Bref et prononçant la réunion à l’Empire des États pontificaux, » répondit la bulle d’excommunication du 10 juin : elle eut pour contre-coup l’enlèvement du Pape dans la matinée du 5 juillet. Le conflit politique fut vite transporté sur le terrain religieux. La bulle d’excommunication parvint à Paris malgré le zèle de la police. Eugène de Montmorency en apporta « le texte dissimulé dans une de ses bottes. »

Le mariage autrichien provoqua une scission dans le Sacré Collège. Treize cardinaux refusèrent d’assister à la cérémonie religieuse. L’Empereur considéra leur abstention comme un outrage fait à sa personne : il retira aux abstentionnistes leurs insignes cardinalices, supprima leurs pensions, fit saisir leurs biens, et exila les treize prélats « dans de petites sous-préfectures de l’est de la France. » L’abandon de la pourpre leur valut le surnom de cardinaux noirs.

L’abbé Emery, qui dirigeait avec une si grande dignité le séminaire de Saint-Sulpice, encourut aussi la disgrâce impériale. Napoléon résolut de rapprocher le séminaire de la cathédrale : le 30 avril 1810, le préfet de la Seine fit l’acquisition des bâtimens de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, près de la place Maubert ; mais par suite de réparations indispensables, on transféra d’abord le séminaire rue du Pot-de-Fer. Emery, contraint de donner sa démission, reçut, à titre de propriétaire des locaux de Saint-Sulpice, une indemnité de 120 000 francs. Il abandonna la charge de supérieur à l’abbé Duclaux et se retira à la maison d’Issy, le 18 juin 1810.


III

Une circulaire ministérielle du 3 août 1810 prescrivait aux évêques d’administrer leurs diocèses « en qualité de vicaires capitulaires. » Le cardinal Fesch refusa d’y obéir : il ne voulait d’ailleurs « faire à Paris aucun acte qui pût impliquer une démission de l’archevêché de Lyon. » L’Empereur désigna alors un autre archevêque de Paris. La nomination de Maury fut publiée le 14 octobre 1810, à la surprise générale. Le cardinal Jean-Siffrein Maury était un personnage connu d’ancienne date. Ses origines étaient fort modestes. Fils d’un cultivateur du Comtat-Venaissin, l’abbé Maury, ayant terminé ses études à Avignon, débarquait à Paris en 1766 à l’âge de vingt ans, avec l’intention de se vouer à la prédication. En 1772, il prononçait devant l’Académie française le panégyrique de saint Louis et trois ans plus tard, devant l’assemblée du clergé, celui de saint Augustin. En 1781, il prêchait avec éclat le carême à Versailles, faisant devant le Roi le procès du gouvernement de Louis XV. Ses talens oratoires le désignèrent au choix de l’Académie : en 1785, il succédait au poète Le Franc de Pompignan. Maury opéra progressivement son évolution. Le clergé du bailliage de Péronne l’envoya siéger aux États généraux où son succès d’orateur fut très vif. Il était le seul membre de la droite qui pût se mesurer avec Mirabeau ; apte à traiter toutes les questions, il plaidait toujours la cause de l’ordre établi.

A l’expiration de son mandat, l’abbé Maury émigra à Rome. Pie VI le nomma archevêque in partibus de Nicée, le chargea de le représenter au couronnement de l’empereur François, — ce qui valut ensuite au nonce la barrette de cardinal, — et lui donna l’administration du diocèse de Montefiascone, situé dans les États de l’Église. Maury, qui avait défendu les intérêts de Louis XVIII au conclave de Venise, tenta de s’opposer à la signature du Concordat : il envoya au Pape Pie VII un mémoire « où étaient énergiquement résumés tous les motifs de n’avoir point confiance en Bonaparte. »

Le prélat avait trop d’ambition pour ne pas souhaiter de rentrer en France. Les hautes situations auxquelles il voyait parvenus ses anciens collègues de la Constituante, un Boisgelin, un Mounier, un Malouet, hantaient son imagination. Pie VII, désireux de servir les intérêts de l’évêque de Montefiascone, lui fit adresser, le 12 août 1804, une lettre de souhaits à l’Empereur, « lettre d’enthousiaste adulation, » qui fut confiée au cardinal de Belloy. Belloy félicita Maury de cette épître ; elle fut publiée dans les journaux et considérée comme un « acte de solennelle et éclatante adhésion à l’Empire. » Le cardinal vit Napoléon pour la première fois à Gênes, le 1er juillet 1805, et se déclara aussitôt conquis. Lorsqu’il rentra à Paris le 26 mai 1806, le peuple se porta en foule à la rencontre du prélat qu’il reçut aux cris de : « Vive l’abbé Maury ! » Le cardinal, qui avait pour devise Beati possidentes, ne négligeait rien pour flatter l’Empereur. « Un jour qu’à Saint-Cloud, par manière d’épreuve ou de taquinerie, Napoléon lui demandait devant témoins où il en était avec la maison de Bourbon, il répondait avec plus d’esprit que de délicatesse qu’il avait perdu la foi et l’espérance et qu’il ne lui restait plus que la charité. » Dans son discours de « rentrée à l’Academie[9], » prononcé au mois de mai 1807, il faisait un éloquent éloge du souverain, de ses victoires et de sa politique.

Maury reçut d’abord la charge de premier aumônier du prince Jérôme, puis fut admis au rang et au traitement de cardinal français en avril 1807. Il brigua la dignité de grand maître de l’Université, mais ne l’obtint pas, non plus que l’archevêché de Lyon qu’il convoitait lors de la nomination du cardinal Fesch au siège de Paris. Le faubourg Saint-Germain ne ménageait pas les épigrammes au prélat qu’il déclarait de commerce intolérable ; Mme de Boigne rapporte dans ses Mémoires ce mot d’une femme d’esprit. Le cardinal, ayant trouvé son portrait chez une ancienne amie, en marqua de l’étonnement en même temps que de la reconnaissance : « — Je vous sais bien bon gré, lui dit-il, d’avoir conservé cette vieille gravure. — J’y ai toujours été fort attachée, Monseigneur, et j’y tiens d’autant plus aujourd’hui qu’elle est avant la lettre »… « Sa figure, son ton, son langage, — continue Mme de Boigne — tout était à l’avenant et aurait choqué dans un caporal d’infanterie. Il faisait des contes d’un goût effroyable[10]. »

Nous ne reproduirons pas ici les nombreuses accusations d’avarice et de gourmandise dont Maury fut l’objet de la part de ses contemporains. M. de Lanzac de Laborie rend justice au prélat en signalant, à côté de « ces travers graves et déplaisans, » les qualités intellectuelles et la « grande bonne volonté » du nouvel archevêque de Paris. Au jugement de Sainte-Beuve, Maury était « un esprit et surtout un talent supérieur dans une nature grossière[11]. »

Le chapitre de Notre-Dame lui conféra, le 16 octobre 1810, les pouvoirs d’administration. Le 20, les chanoines lui adjoignirent comme vicaire général son frère, l’abbé Jean-Jacques Maury. Par un décret du 12 novembre, l’Empereur porta le traitement de l’archevêque à 150 000 francs.

Le cardinal avait écrit au Pape pour solliciter la confirmation de ses nouveaux pouvoirs ; Pie VII répondit « par un bref très sévère, » en date du 5 novembre. Le prisonnier de Savone rappelait « les récens attentats du gouvernement impérial contre la souveraineté pontificale, » opposait à la « servilité » du prélat la louable conduite de Fesch, et rappelait à Maury ses liens avec l’église de Montefiascone, dont il n’était point dégagé. Maury nia toute sa vie que ce bref lui fût parvenu. Dastros, l’un des vicaires capitulaires, en avait reçu une copie vers le milieu de décembre ; il en donna lecture à son cousin Portalis qui lui recommanda de n’en point parler « dans l’intérêt de la religion. » Portalis, « très ému, » se rendit chez Pasquier qui transmit la nouvelle à Savary. Le 30 ou le 31 décembre, Dastros reçut un nouveau bref (daté du 18 décembre), « à lui personnellement adressé. » Ce document, encore plus explicite que le premier, frappait de nullité les actes d’administration que Maury pourrait faire. Le ministre des Cultes, Bigot de Préameneu, en informa l’Empereur qui décida de se débarrasser d’un vicaire capitulaire aussi indépendant que l’abbé Dastros. Aux réceptions du 1er janvier, Napoléon fit une brusque sortie contre l’abbé, que Maury conduisit ensuite dans son carrosse chez le préfet de police. Pasquier le retint prisonnier ; le 2 janvier, Dastros, « prévenu d’avoir transgressé les lois organiques du Concordat et entretenu des correspondances contraires à l’intérêt de l’Etat, » fut destitué de ses fonctions et enfermé à Vincennes, où il resta trois ans. Le chapitre de Notre-Dame révoqua le lendemain les pouvoirs de l’abbé Dastros, après que le ministre des Cultes en eut délibéré avec trois vicaires capitulaires[12].

Le 4 janvier, se produisit au Conseil d’État la fameuse scène que le chancelier Pasquier a racontée dans ses Mémoires. Portalis, invectivé par l’Empereur, s’entendit reprocher dans les termes les plus rudes d’avoir « favorisé une correspondance rebelle avec le Pape. » Malgré la courageuse intervention du préfet de police, il fut exclu du Conseil : « Sortez, monsieur, lui dit finalement l’Empereur, que je ne vous voie jamais devant mes yeux[13] ! »

Maury exerçait en fait les pouvoirs d’un archevêque de Paris : il ne portait cependant pas le titre d’archevêque titulaire. Ses mandemens débutaient ainsi : Jean-Siffrein Mauryarchevêque-évêque de Montefiascone et de Corneto, nommé archevêque de Paris, administrateur capitulaire de cette métropole pendant la vacance du siège… etc. Pendant les trois années que dura son administration, le cardinal se montra sévère à l’égard de son clergé et recourut souvent au bras séculier pour ramener les prêtres dans le droit chemin. Les nominations de curés et de chanoines qu’il fit furent en général excellentes.

L’archevêque ne présida pas la cérémonie du baptême du roi de Rome : cet honneur fut réservé au grand aumônier qui officia ce jour-là à Notre-Dame. De même ce fut le cardinal Fesch qui ouvrit le Concile national de 1811.

Maury y prit la parole plusieurs fois, mais ses harangues n’eurent pas le succès qu’il en attendait. Le Concile ne siégea même pas un mois : il fut dissous par un décret impérial daté du 10 juillet ; le 12, les évêques de Tournai, de Gand et de Troyes, soupçonnés d’organiser la résistance, se virent arrêtés à trois heures du matin et emmenés à Vincennes. Les prélats, officieusement prévenus de ne pas s’éloigner, furent individuellement mandés chez le ministre des Cultes où leur signature fut requise au bas d’une formule. La réouverture des séances du Concile fut alors autorisée, et, le 5 août, quatre-vingts suffrages contre treize adoptèrent « un décret qui, en cas de refus ou d’abstention du Pape, donnait après six mois au métropolitain ou au doyen des évêques de la province le droit de conférer l’institution canonique aux évêques nommés. » On envoya une députation à Savone. Pie VII, affaibli par sa captivité, privé de renseignemens et désireux d’apaiser le conflit, signa le 20 décembre un bref ratifiant les résolutions du Concile. Il ne tarda pas à s’en repentir, et revint sur sa décision en rétractant le Concordat de Fontainebleau[14]. Mais Napoléon, qui se trouvait alors en Hollande, s’était empressé d’ordonner au ministre des Cultes de renvoyer les évêques dans leurs diocèses, même ceux qui n’avaient pas reçu leurs bulles.


Ce n’était plus là l’exécution du Concordat. L’Empereur, dans l’enivrement du pouvoir absolu, ne supportait plus aucun frein. Taine a montré l’emploi tout politique que Napoléon prétendait faire du clergé. « Les évêques sont fonctionnaires de l’Empire, — a-t-il écrit, — leurs paroles et leurs actes appartiennent à l’Empereur ; en conséquence, il en use contre tous ses ennemis, contre tout rival, rebelle ou adversaire, contre les Bourbons, contre les conscrits réfractaires, contre les Anglais et les Russes, enfin contre le Pape. » Le clergé est une armée soumise à une forte discipline et à une rigoureuse hiérarchie. Avec un pareil maître, toute infraction est sévèrement punie, toute résistance immédiatement brisée. Le délinquant s’entend dire comme l’abbé d’Astros : « J’ai l’épée au côté, prenez garde à vous. » Rien n’arrête le souverain. Si le Pape s’oppose aux desseins politiques de l’Empereur en Italie, il est dépouillé de ses biens. Rome sera occupée militairement comme l’aurait été une autre capitale, réunie ensuite avec son territoire aux départemens de la France. Napoléon parlera le langage des rois Capétiens, reprendra les procédés barbares des Hohenstauffen, ressuscitera les vieilles querelles des Investitures. Et lorsque le Pape, usant de ses armes spirituelles, excommuniera son adversaire, il sera fait prisonnier, puis traîné jusqu’à Fontainebleau où Napoléon essayera d’extorquer au vicaire de Jésus-Christ un Concordat nouveau pour le lier davantage encore à l’Eglise gallicane.

Quelque répugnans que fussent ces procédés, les historiens constatent que la paix de l’Église de France ne fut pas troublée pendant la lutte avec le Saint-Siège. Si les mesures de rigueur vis-à-vis des ultramontains s’exercèrent en plus grand nombre, la religion et ses ministres ne reçurent jamais plus d’honneurs que sous l’épiscopat du cardinal Maury. L’Empire s’écroula ; le Concordat eut à supporter d’autres assauts, mais il y survécut. L’ordre et la paix religieuse régnèrent dans notre pays pendant tout un siècle, jusqu’aux jours néfastes où le gouvernement de la République commit la faute de rompre le pacte de 1801 et laissa volontairement tomber de ses mains l’instrument précieux et nécessaire forgé par le Premier Consul.


RAYMOND DE VOGÜE.

  1. Paris sous Napoléon. — La religion, par M. L. de Lanzac de Laborie, 1 vol. in-8o ; Plon.
  2. Voici les titres des trois premiers volumes : Paris sous Napoléon. — I. Consulat provisoire et Consulat à temps, 1 vol. in-8o ; II. Administration. Grands travaux, 1 vol. in-8o ; III. La Cour et la ville. La Vie et la mort, 1 vol. in-8o.
  3. 28 fructidor an X-15 septembre 1802.
  4. Le costume prescrit aux prêtres par les articles organiques n’était pas la soutane dont la réapparition aurait soulevé trop d’oppositions, mais « l’ancien habit court avec rabat, soutanelle, culotte et bas » qui était d’étiquette à Versailles avant la Révolution. Les évêques pouvaient y « joindre » la croix pastorale et les bas violets. Les prêtres concordataires endossèrent à regret ce costume qui était celui des anciens abbés de cour. A partir du mois de janvier 1804, le port de la soutane fut autorisé, et l’habit à la française ne fut plus « qu’un costume de voyage. »
  5. Cette communauté avait été rétablie en l’an IX, sur la proposition du ministre de l’Intérieur Chaptal.
  6. Mathieu de Montmorency, — dont la conversion avait fait grand bruit, — était cité pour sa piété et son austérité. Quand il paraissait le dimanche dans le salon de sa belle-mère, la duchesse de Luynes, il semblait, au dire d’une contemporaine, un ange au milieu d’êtres frivoles.
  7. Voyez Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, t. II, p. 205 et suiv.
  8. Chateaubriand devança le cardinal en qualité de secrétaire d’ambassade.
  9. Lors de la réorganisation de l’Institut en 1803, Maury n’avait pas été compris dans la deuxième classe. Il dut se représenter en 1807 et fut élu au fauteuil de Target.
  10. Mémoires de la comtesse de Boigne, t. 1, p. 243.
  11. Causeries du Lundi, t. IV.
  12. Dastros, ayant reconquis sa liberté et repris ses fonctions sous la première Restauration, fut exilé pendant les Cent-Jours. Louis XVIII le nomma archevêque de Bayonne, et Charles X le transféra au siège de Toulouse. Il fut créé cardinal en 1850, à la demande du prince-président.
  13. Pasquier, Mémoires, t. I, p. 442-444.
  14. Voyez sur toutes ces questions le bel ouvrage du comte d’Haussonville, l’Église Romaine et le Premier Empire (5 vol. in-18 ; Lévy) dont les divers chapitres ont été publiés dans la Revue du 1er avril 1865 au 15 août 1869.