Éditions Prima (Collection gauloise ; no 116p. 5-8).

ii

Préparations


Je me souviens de ces choses puériles avec une sorte de pitié attendrie. Certes, on ne voudrait pas les revivre. Il est trop certain que l’on possède la jeunesse sans en goûter les joies, on a la chasteté en la regrettant, on a mille désirs confus qui vous taraudent sombrement. Bref, on est pur sans racheter ce que l’ignorance des réalités vivantes a de pénible et certains l’oublient trop en vantant la fraîcheur adolescente.

Car pour jouir vraiment de ce que l’on a, il faut en cultiver la précise conscience. C’est cette conscience qui, par malheur, manque chez les enfants. On ne sait pas alors ce dont on dispose comme sources de bonheur, on ne sent que ce qui manque. Et il manque tant…

Je sortais donc le soir. C’est une chose amusante à cet âge, et lorsqu’on a vécu jusque-là dans les livres, sans contacts réels avec la vie. On se sent, en effet, libéré des attaches et des conseils familiaux. On se croit nanti de toutes les libertés humaines et divines, on est grisé de satisfaction et on se trouve au sommet du bonheur, sans désirer parfois plus.

Je n’ose certifier, au demeurant, que ce soit là le sentiment, la pensée de tous les jeunes gens de cet âge, mais c’était incontestablement le mien.

Je sortais et je me promenais au long des avenues. Les becs de gaz répandaient leur clarté légère et verdâtre sur les choses. Les passants restaient rares. Les arbres sentaient bon, car il y avait tout un boulevard, dans ma cité natale, tout planté de tilleuls, et on sait que le bachot se passe en juillet, époque où les tilleuls commencent à parfumer l’air. J’allais au hasard d’un pas lent. Tout m’était curieux et étonnant. Tout me semblait comporter une sorte d’initiation que je me sentais en mesure d’acquérir tout de suite, ce qui me la faisait sans cesse retarder…

Et souvent je fus aussi accosté par des femmes. Elles me parlaient avec douceur et respect. Leur corps était à ma disposition pour tout ce que j’en voudrais faire. Nous conversions dans des venelles étroites. On entendait, venant d’une rue voisine, un piano sur lequel une jeune fille de la bonne bourgeoisie jouait La Prière d’une vierge. Le ciel était piqueté de mille étoiles, l’air tendre et les paroles féminines qui m’étaient adressées avaient je ne sais quelle volupté cachée que seul je devinais.

Et puis, je quittais la femme, tout heureux de me libérer d’un désir qui me semblait une sorte d’hommage à ma force d’âme et je repartais devant moi en ruminant ce que celle-là m’avait dit, et en méditant sur les cachettes de son corps…

Mais après plusieurs de ces aventures, je commençai à me trouver bien sot, parce que je sentis pourtant qu’en réalité la timidité seule m’arrêtait de pousser plus loin les amitiés avec ces filles dévouées, courtoises et souvent fort gracieuses. Et cela me gâta le sentiment orgueilleux que je gardais jusque-là de ma propre maîtrise.

Je me dis : « Mon vieux, tu te fais croire à toi-même, lorsque tu as conversé avec une de ces petites femmes et que tu la quittes, que tu es plein de sang-froid et que tu te contentes de différer ton plaisir par dignité. Seulement, tu es bien plutôt un type qui n’ose pas. Tu ne saurais d’ailleurs pas t’y prendre et tu n’es rien de plus qu’un jocrisse qui se monte le coup… »

Ces réflexions involontaires me mirent dans une rande perplexité. Je les constatai vraies et cela me rendit le contact avec les femmes désormais impossibles.

On devine pourquoi : c’est que depuis ces contacts psychologiques, j’avais très bien conscience de les désirer.

Mais je savais indubitablement que je n’oserais, ni le leur dire ni le leur faire comprendre.

Et je commençai à craindre qu’elles pussent s’en apercevoir.

Voilà comment, jeune, on peut se trouver malheureux de soi-même.

Car je fus malheureux. On sait que la manie du scrupule ronge souvent les jeunes gens. Moi, c’était, tout au contraire, la honte d’avoir de ces scrupules et encore étaient-ils plus physiques que moraux.

Le certain, c’est que je commençai à tenir ma chasteté pour une sorte de tare, un vice, si l’on veut, et que j’en eus bientôt une prodigieuse horreur.

Mais fallait-il encore m’en débarrasser. Or, je ne voyais pas comment y parvenir. Ma timidité s’était accrue de toute la certitude que j’avais de n’oser jamais parler sexe avec celles qui faisaient commerce du leur.

Le plus curieux est que les femmes avec moi, car je n’ai jamais su si elles agissaient ainsi avec les autres, affectaient de s’exprimer avec une telle délicatesse, une telle méconnaissance de leur profession, que je n’aurais jamais voulu leur sembler deviner les choses qui, d’ailleurs, constituaient leur profession… C’est encore une des tristesses de la timidité qu’elle modifie les contacts avec le monde, et même en dénature l’aspect. Mais un jour allait venir où…