Louis Bertrand
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 115-125).
LES CYCLADES

Les Cyclades !... Le beau nom, tout brillant d’azur et de lumière ! Rien qu’à le prononcer, on voit surgir des villes blanches au fond de baies rocheuses et solitaires, on entend le choc du flot contre les promontoires et le rejaillissement de l’écume autour des écueils, tandis qu’au loin les plaines onduleuses de la mer violacée resplendissent. On les voit, ces îles merveilleuses, berceau des récits légendaires et des plus belles images qui aient enchanté les yeux des hommes d’Occident, — on les voit s’égrener sur l’eau molle et bleue de l’archipel, comme un collier rompu, dont les pendentifs s’abaissent vers la grande île de Crète, sorte de continent hybride qui tient à la fois de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique. Leurs noms seuls composent une litanie aux syllabes sonores et évocatrices : Kéos, Kinthos, Sériphos, Siphnos, Milo dont les plages ont abrité le sommeil de la miraculeuse Aphrodite, Sikinos, Amorgos, patrie de Simonide et des riches tuniques aux fleurs peintes, Naxos où, le long des grèves désolées, Ariane se lamente, Paros, pleine de marbres et de sculpteurs, Syros, Mikonos, Délos-la-pierreuse où, parmi le foisonnement des palais et des sanctuaires, se dressait le palmier d’or d’Apollon, Tinos, Andros, Théra, ceinte du bouillonnement de ses eaux sulfureuses et dont les hautes falaises se penchent sur l’entonnoir de ses cratères éteints... terres lumineuses et âpres au-dessus desquelles planent encore des silhouettes olympiennes ou héroïques : la Vénus et le Poséidon de Milo, l’Hermès d’Andros, le Diadumène de Délos, jeune homme presque divin...

A la gloire de ces îles sacrées et à tous leurs souvenirs, MM. Daniel Baud-Bovy et Frédéric Boissonnas viennent d’élever un véritable monument, de dédier un livre [1], haut et spacieux comme un temple, parfait en ses proportions, irréprochable et magnifique d’exécution, La seule vue de ce bel in-folio est déjà une joie pour les yeux.

Avec ses ors discrets, le vélin blanc et poli comme un marbre de sa reliure, les rouges antiques de ses fers et de ses gaufrures, les figures de dauphins qui décorent ses plats, ses motifs ornementaux du type grec le plus pur, ce volume architectural évoque la silhouette harmonieuse d’un petit sanctuaire classique comme l’Erechtéion ou la Victoire Aptère, tels du moins qu’ils devaient être au temps de leur splendeur et de leur nouveauté, lorsque leurs corniches, leurs chapiteaux, leurs parois brillantes et fraîches s’égayaient de dorures, de reliefs en couleurs et d’images peintes. Ouvrez le livre, — j’allais dire : franchissez le péristyle, — et c’est un nouvel enchantement : beauté lapidaire de l’impression, magnificence des papiers, variété des encres, douceur des teintes, polyphonie des tons, construction savante des masses typographiques, décoration ingénieuse, subtile et prodigieusement diverse, tout cela contribue à faire de ce livre un monument réellement à part, au milieu de la production hâtive d’aujourd’hui. Par ce temps de mauvais papiers, d’illustrations bâclées, de reliures économiques, ce fastueux volume prend une valeur incomparable. Etant donné l’actuelle cherté de tout, et les matières exquises employées par les éditeurs des Cyclades, on ne s’étonnera pas des prix royaux qu’atteint ce chef-d’œuvre de typographie.

Dès le premier feuillet tourné, tout de suite les regards sont captivés par les abondantes et comme inépuisables illustrations de ce grand livre d’images. Ce sont les héliogravures exécutées d’après les clichés de cet étonnant guetteur de paysages qu’est Frédéric Boissonnas. Il excelle à faire rendre aux ciels, aux terrains, aux surfaces mouvantes des eaux leur maximum d’effet pittoresque. Il sait les éclairages favorables, les contrastes imprévus et paradoxaux, les reflets inouïs qui transfigurent le site le plus désolé, la ruine la plus ingrate ; il est rompu à tous les jeux de la lumière, à ses surprises, à ses fantasmagories les plus déconcertantes. De là l’extraordinaire intérêt de ses illustrations : outre la ressemblance exacte et littérale, elles vous apportent la poésie des lieux, — elles immobilisent la minute éphémère où les grands paysages classiques atteignent à leur rayonnement total.

A mesure qu’on les feuillette, la physionomie de ces terres privilégiées se grave dans la mémoire en traits ineffaçables. On croit faire réellement le voyage. On voit les villes et les sanctuaires illustres, les grands passages mythologiques, et l’instant d’après, les scènes les plus familières, les personnages les plus humbles...

On part d’Athènes et du Pirée, on aperçoit un instant l’Acropole fameuse et ses temples immortels... ils s’effacent dans un halo de poussière blonde, ils disparaissent comme écrasés par la masse bleuâtre du Lycabette, — et nous voici, avec notre tartane et ses matelots agiles et rusés comme les compagnons d’Ulysse, sous les roches creuses de Santorin, aux flancs desquelles s’accrochent les petites maisons blanches percées de rares ouvertures, les absides et les coupoles des bâtisses méditerranéennes. Nous débarquons : voici la campagne de notre Provence ou de notre Afrique, — le village aux toits rouges, les terrasses immaculées sous leur enduit de chaux, la ferme ou la villa à demi dissimulée par un rideau de cyprès, les vergers et les enclos plantés de grenadiers, d’oliviers, de vignes et de chênes-lièges...

Tournons la page : Nous sommes maintenant dans le port de Syra, devant une ville blanche qui ressemble à Alger et qui se déploie, en forme de triangle, aux pentes étagées de ses collines. Plus loin, c’est la cathédrale de Tinos, avec sa cour intérieure, dallée de marbre blanc, ses arcades pareilles à celles de grandes mosquées de l’Islam, sa vasque des ablutions, surmontée d’une colombe d’albâtre, ses cyprès centenaires aux fûts striés de rides épaisses, droits et sveltes comme des colonnes cannelées, — puis les ruelles blanches de la ville, aux passages voûtés et sombres comme ceux des casbahs africaines... Dans la campagne, on cueille les olives, les pâtres ramènent leurs chèvres, les laboureurs touchent de l’aiguillon leurs bœufs accouplés, les femmes, leur amphore sur l’épaule, s’en reviennent du puits... A présent, nous sommes en vue de Délos. Il est quatre heures du matin. Le soleil se lève derrière le Cynthe, — la montagne d’Apollon. La mer a ce frissonnement léger qui annonce les premiers souffles et la fraîcheur de l’aube. On devine que l’eau est toute rose et qu’elle est extraordinairement transparente autour des écueils, noirs comme des morceaux d’ébène... Nous approchons. Voici les ruines immenses de la Cité sainte, le lac sacré, l’avenue des lions, les colonnes des palais et des sanctuaires... Voici Naxos, émergeant d’une mer glauque et triste. Au sommet d’un promontoire, le péristyle rompu du temple de Dionysos s’ouvre comme une porte triomphale sur un ciel bouleversé de nuages, tel un champ de bataille mythologique... Et voici enfin la grande île divine de Zeus, la Crète aux cent villes, le massif neigeux de l’Ida, le Labyrinthe et le palais de Minos, le taureau de Pasiphaé, les temples de Cnossos, de Phaestos et de Gortyne...

Pour commenter ces images, il y a d’abord une éclatante préface de M. Gustave Fougères, l’ancien directeur de notre Ecole d’Athènes, Français d’Hellade, de longue date acclimaté et naturalisé dans le pays, érudit, écrivain coloré et enthousiaste, qui célèbre en termes lyriques une terre, qu’il a d’abord connue et fouillée minutieusement en archéologue ; — puis un récit non moins coloré, un journal de croisière plein de bonne humeur et de bonhomie, alerte et entraînant, qui est signé de M. Daniel Baud-Bovy, un des écrivains suisses qui font le plus d’honneur à la langue française. M. Baud-Bovy, Genevois de vieille souche, se pique d’être l’homme de sa ville et de son terroir. Son récit contient nombre d’allusions aux choses et aux gens de sa petite patrie, des réminiscences de son paysage natal, de ses lacs et de ses montagnes alpestres, de ses rivages rhodaniens. Et, dans la trame d’un français excellent, d’une solidité et d’une pureté toutes classiques, il excelle à insérer des locutions, des tours de phrases d’une provenance purement locale et qui ont, comme on dit, le bouquet du cru. Il écrit couramment : « un ciel grimaud, » ou bien « au jour fermant, » ou encore « le jour se ferme, » — et il sied de l’en féliciter. Cet apport régional enrichit la langue commune, recule les limites de son empire. Pourquoi nos écrivains d’aujourd’hui n’imiteraient-ils point ceux de la Grèce classique ou ceux de notre Renaissance et des premières années de notre XVIIe siècle, — lesquels ne rougissaient point ou bien d’écrire dans leur dialecte natal, ou d’introduire dans la langue commune toutes les formes dialectales susceptibles d’y entrer ? On était alors Pindare le Thébain, — ou on signait ses livres : Pierre de Ronsard, Vendômois, — ou Jean Mairet, Besanconnois. Je sais, pour ma part, une foule de nos locutions lorraines fort bonnes à repiquer dans le grand jardin français, et qui certes n’y feraient point double emploi. Que Barrès le Charmesan, Curel le Loherrain, ou le Messin, s’y mettent, et vous verrez une jolie floraison !…

M. Daniel Baud-Bovy, dominé par la grandeur de son sujet, ne se borne pas à ces menues trouvailles ou « retrouvailles » d’expression, ni à conter agréablement des escales toujours pleines d’imprévu. Il veut nous donner, avec la figure, l’impression même des lieux. Il vise à compléter l’illustration pittoresque de son ami Boissonnas. Ses descriptions ont la couleur chaude et sobre qu’il faut pour rendre les paysages de l’Hellade et de son archipel, où les tons peuvent être, quelquefois, très violents, mais où la ligne reste nette et où les couleurs ne se confondent ni ne s’empâtent jamais. Et, outre cela, ces descriptions sont aérées, vivifiées par les brises matinales et l’odeur forte des algues, palpitantes de l’émoi des choses inconnues. Ce style, forcément lyrique, n’a pas qu’une note. Il se détend très souvent. Avec une souplesse aisée, il passe des tableaux les plus grandioses à la notation des détails ou des spectacles les plus simples, par exemple dans ce « quadro « où se retrouve comme un accent modernisé des Thalysies de Théocrite. C’est un déjeuner improvisé, sur la tartane qui transporte les voyageurs d’une Cyclade à l’autre, déjeuner servi par l’agoyate et cuisiné par des matelots qui portent le bonnet conique des Dioscures : « La table, couverte d’une nappe blanche, est mise au pied du grand mât. Une omelette aux herbes odorantes, des rougets frits, du jambon, des poires fondantes, du vin doux de Tinos, quel festin ! La senteur marine, le frémissement d’Amphitrite le long de la coque, les îles d’or sur lesquelles s’avance Apollon, le Cynthe qui grandit… tout nous emplit d’une joie dionysiaque… »

Voilà la note juste et un peu périlleuse. Poussée légèrement, elle ferait une dissonance.


Il fallait beaucoup d’art pour éviter la monotonie en un pareil sujet. Si variés que soient les spectacles de l’archipel ionien, la couleur en est partout à peu près la même. Comme toutes les régions de la Méditerranée, ce sont des pays bleu et or. Sans doute, les contrastes y sont nombreux et fréquents. Ces îles arides ont parfois des plaines herbeuses et des vergers luxuriants.

On nous y montre des rivières ombragées, des mares dormantes, des prairies où paissent des vaches et des chèvres. Ailleurs ce sont des torrents et des défilés romantiques. Quel effet déconcertant font les gorges d’Askiphu dans la désolation poudreuse et sèche de la Crète !... Mais toutes ces nuances se fondent dans la splendeur nue de l’ensemble. Toutes ces contrées sont le vrai royaume de l’Archer solaire, le fils de Zeus et de Latone, qu’on adora, pendant des siècles, dans les sanctuaires de la pierreuse Délos. Tout y porte l’empreinte de ses fureurs dévastatrices et tout y respire la joie brûlante de son approche. La matière sèche et dure de ces îles a été modelée et cuite comme une poterie, par la véhémence du Feu céleste. Et c’est lui encore qui a construit et sculpté ces roches éblouissantes, qui les a ordonnées comme de colossales architectures. Le paysage-type de ces régions, c’est une anse marine, avec des maisons blanches le long du rivage, et, dans le fond, en forme de dômes ou de cônes, de pyramides et de coupoles régulières, des montagnes opalines ou blondes et légèrement rosées, qui tremblent dans la vibration incessante de l’atmosphère, à travers un voile de vapeurs ténues et transparentes, — et, tout autour, sous le bleu pâle du ciel, le ruissellement doré de la lumière, — la mer glauque et bougeante, au « sourire innombrable. »

Ces pays radieux et stériles, M. Baud-Bovy nous les a représentés non pas seulement sous leurs apparences « instantanées, » au sens presque photographique du mot ; ni dans leur physionomie antique et fabuleuse, mais un peu à toutes les époques de leur histoire. Il n’oublie pas que les Cyclades ont été tour à tour helléniques, romaines, byzantines, vénitiennes et turques. Les palais des seigneurs francs, les tours, bâties en des siècles barbares, avec les colonnes et les architraves des temples détruits, tout cela a trouvé place dans son livre des Cyclades. Il n’a même pas omis de nous signaler les vieux repaires de pirates, tels qu’ils existaient aux beaux temps des galères barbaresques et des chevaliers de Malte : par exemple, la petite ile de Kimolos, désignée par Tournefort sous le nom significatif de l’Argentière, et qui était, nous dit M. Gustave Fougères, » à la fois le lieu de recel et le grand paradis des corsaires, aménagé pour les dédommager des privations d’une vie aventureuse. » Vous vous rappelez, dans la Légende des siècles, la chanson des Aventuriers de la mer :


En partant d’Otrante
Nous étions trente,
Mais en arrivant à Cadix,
Nous étions dix !


Un écho de cette chanson nous revient à travers les pages de M. Baud-Bovy... Et, à ce propos, je ne résiste pas au plaisir de citer un trait d’un pittoresque un peu crapuleux, mais d’une si riche couleur ! — qui nous est rapporté par le plus hâbleur, le plus bravache et le plus brave de ces aventuriers, le capitaine Alonso Contreras, qui de marmiton, dit-il, devint commandeur de Malte !.. C’était après la capture d’un gros vaisseau turc. On avait fait un abondant butin en hommes et en marchandises. Les esclaves sitôt ferrés, nous dit Contreras, « nous fîmes voile pour Malte où nous arrivâmes bientôt. En route, comme la prise était si riche, le capitaine ordonna : « Que personne ne joue, de façon à ce que chacun arrive riche à Malte. » Il fit jeter cartes et dés à la mer, décréta grandes peines contre quiconque jouerait. Sur quoi, on imagina de jouer de la manière suivante : sur une table, on traçait un cercle grand comme la paume de la main, et, au centre, un autre cercle petit comme un réal d’argent. Chacun des joueurs mettait dans ce petit cercle son pou ; chacun suivait des yeux le sien et pariait de grandes sommes sur sa bête. Le premier pou qui sortait du grand cercle raflait la masse que je certifie être montée jusqu’à quatre-vingts sequins. Nous voyant si résolus, le capitaine nous laissa jouer comme il nous chantait. Si fort est le vice du jeu chez le soldat !.. » Quelle vigueur évocatrice dans le raccourci de ces quelques lignes ! On y entrevoit tout un monde mi-héroïque, mi-barbare : l’ordure de la galère, la vie rude et sauvage de l’aventurier, son indiscipline égale à sa bravoure, sa soif de plaisir, ses noces et ses ripailles...

Mais, si vivants que soient restés de tels souvenirs dans toutes ces îles de l’archipel, et bien qu’elles se soient ouvertes, depuis longtemps, aux influences de la civilisation moderne et occidentale, ce qui domine dans les Cyclades, — telles du moins qu’elles nous sont représentées par MM. Boissonnas et Baud-Bovy, — c’est encore la couleur antique. Elles nous apparaissent comme de vastes champs de ruines, et, un peu à la façon de notre Afrique d’aujourd’hui, comme des musées en plein air. Cette résurrection presque totale de tout un passé enseveli, nous en sommes redevables, en grande partie, à la science française.

Si la Crète a été fouillée surtout par des Anglais, ce sont des Français qui ont exhumé Délos. Ici, comme à Delphes, autre cité apollinienne, M. Théophile Homolle aura été le grand initiateur. Si l’on fait le recensement des temples, des chapelles, des trésors, des gymnases, des stades, des théâtres, des portiques, des colonnes, des chapiteaux et des statues qu’il a remis au jour en sa vie d’archéologue, on peut dire qu’il a bien mérité d’Apollon. Et, après de tels services, ce serait ingratitude que de ne point rappeler ceux non moins éminents de ses collaborateurs ou de ses élèves, — de Lebègue d’abord, le premier qui se soit occupé de Délos, puis des Salomon Reinach, des Gustave Fougères, des Chamonard, des Ardaillon, — enfin de M. Maurice Holleaux qui, pendant de longues années, dirigea si brillamment notre Ecole d’Athènes et continua l’œuvre de M. Homolle.

Grâce à tant d’efforts, de patience, de science et d’ingéniosité, une partie considérable de la ville sainte a été déblayée, — du moins la partie la plus importante, celle du port marchand et le quartier des sanctuaires. Les photographies de Boissonnas donnent l’impression d’une ville au moins aussi grande que Pompéï ou Thimgad. Au bord du lac sacré, où voguaient les cygnes d’Apollon, se déploient les blancheurs confuses des ruines amoncelées, que dominent, çà et là, des fûts de colonnes, d’un galbe très pur, surmontées du sévère chapiteau dorien. Deux d’entre elles, plus hautes que les autres, supportent un fragment d’architrave, — et cela fait comme un haut portique qui se découpe sur le bleu du ciel avec une majesté puissante, et qui se reflète dans le pur miroir du lac, comme une apparition irréelle et prête à se dissoudre, un fantôme d’une grâce et d’une légèreté divines... Mais ces tas de décombres couchés par terre finissent par s’ordonner, pour peu qu’on essaie de suivre les pas des processions antiques, des « théories, » comme on disait, qui, à date fixe, en grands costumes, sous les palmes et les couronnes d’or, au son des lyres et des flûtes, débarquaient dans le port de la sainte Délos.

Elles remontaient l’avenue que flanquent, à droite, le petit portique, à gauche, le double portique de Philippe V de Macédoine. Et, après avoir franchi le seuil d’un propylée dorique, elles pénétraient dans le sanctuaire d’Apollon Délien. Une place dallée en occupe le centre. Autour, se rangent les temples : l’Artémision, où fut trouvée une Artémis archaïque du VIIe siècle, taillée dans le marbre en forme de xoanon par un artiste de l’École de Chio et consacrée par Méandre de Naxos, — puis le Temple des sept statues, et l’ancien temple d’Apollon, du VIe siècle, en tuf, — le grand temple d’Apollon, édifice dorique du IVe siècle, le sanctuaire des Taureaux, ainsi que l’illustre autel triangulaire, ou autel des Cornes, devant lequel Thésée dansa le « géranos « à son retour de Crète, — les trésors groupés en rond autour du grand temple, comme les Cyclades elles-mêmes autour de Délos, — et les théories atteignaient enfin le portique du roi Antigone, qui servait de clôture au sanctuaire, — puis l’emplacement du bois sacré qui environnait tout cet ensemble, bois d’oliviers, de lauriers, de palmiers aussi, — le palmier, l’arbre consacré à la divinité du lieu et qui devait être répandu à profusion dans toute l’île... Au-dessus, étagée aux flancs du Cynthe, toute une Ville-haute, avec ses petites maisons, souvent précédées d’un péristyle, ses citernes, ses jardinets, ses laraires domestiques creusés dans le mur et peints de couleurs vives... Un peu plus haut, une terrasse, sorte de balcon suspendu, portait le sanctuaire des dieux orientaux. Isis, Sérapis, Anubis y étaient adorés, de même que les dieux Syriens, Astarté, Astargatis, Hadran. Une voie sacrée reliait ce sanctuaire à l’Antre du Dragon, caverne à demi factice, toiturée de lourdes dalles de granit...

Enfin, au sommet du Cynthe, il y avait une esplanade où s’érigeait le temple de Zeus et d’Athéna. De là, on pouvait contempler toute l’Ile apollinienne, et, à travers les voiles brillants de l’atmosphère, le chœur des Cyclades pressées autour de la resplendissante Délos, berceau de l’Archer solaire.


Évidemment le spectacle que les théories et leur cortège avaient sous les yeux, était sensiblement différent de celui qui s’offre, aujourd’hui, au voyageur égaré sur le Cynthe. Ce que nous avons sous les yeux, c’est un paysage artificiel créé par l’archéologie, émondé d’une foule d’excroissances parasites qui nous en eussent dérobé les grandes lignes. Nous avons beau voir ces lions asiatiques qui jalonnent l’avenue des sanctuaires, et ces xoana qui ressemblent à des idoles assyriennes, et ces autres consacrés à des cultes archaïques et barbares, et ces édicules où l’on adorait les dieux orientaux, rien de tout cela ne saurait prévaloir contre la vision toute classique des colonnes apolliniennes rangées autour du lac sacré. Ainsi isolées de l’ensemble auxquelles elles se subordonnaient, elles prennent une importance qu’elles n’avaient point autrefois, — et, nettoyées par le temps et les injures de l’air, des polychromies qui soulignaient leurs arêtes ou leurs reliefs, dégagées des applications métalliques, des accessoires décoratifs qui, peut-être, les alourdissaient, elles offrent à l’œil moderne une physionomie que, certes, elles n’avaient pas davantage au temps de leur splendeur. Rares débris échappés au naufrage antique, elles deviennent ainsi symboliques de toute une civilisation disparue, — de l’antiquité tout entière. C’est là certainement une vision illusoire, un mirage auquel nous cédons trop facilement aujourd’hui. Il en est de ces villes mortes exhumées par l’archéologie comme de ces constructions savantes et artificielles auxquelles se livrent des exégètes et des théologiens dissidents, logiciens aux formules trop rigides et tranchantes, qui prétendent nous restituer dans toute sa pureté on ne sait quel christianisme primitif. Ici, nous n’avons plus qu’un ossement décharné de la cité morte, — encore sans bien savoir au juste si cet ossement en était ou non une pièce essentielle, — et, là, nous n’avons plus qu’un cadavre de doctrine, cadavre mutilé et déserté par l’âme vivante de la tradition.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’on a le sentiment des valeurs, il convient de tenir le plus grand compte et de faire le plus grand cas des éléments exquis et réellement exemplaires d’une civilisation, — pour autant du moins que nous la connaissons. Cela admis, il importe d’embrasser cette civilisation dans tout son ensemble et à toutes ses étapes historiques, si l’on veut en avoir une idée juste.

Et c’est ainsi qu’après une visite aux Cyclades, en compagnie de MM. Baud Bovy et Boissonnas, on conclut qu’il en est de ces îles helléniques à peu près comme des autres pays de la Méditerranée. Les influences orientales qui s’y sont fait sentir à toutes les époques, n’y sont pas plus marquées qu’en Afrique. Partout, le fond immuable est grec ou latin, avec des infiltrations égyptiennes ou phéniciennes dans l’antiquité, hindoues ou persanes dans les temps modernes. L’Islam s’est borné à s’installer dans la maison bâtie à l’usage des grandes métropoles antiques : Memphis, Tyr, Athènes, Alexandrie, Carthage et Byzance.


LOUIS BERTRAND.

  1. Des Cyclades en Crète, au gré du vent, par Daniel Baud-Bovy et Frédéric Boissonnas. Genève, Boissonnas et Cie.