Les Cultes
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 1080-1110).
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ETUDES


ADMINISTRATIVES.




LES CULTES.




LES EGLISES PROTESTANTES ET LE CULTE ISRAELITE.<Voir la livraison du 1er septembre.</ref>


I.

Les cultes protestans reconnus par la loi se divisent, comme on sait, en deux communions principales : les églises réformées ou calvinistes, et la confession d’Augsbourg ou les luthériens.

Les calvinistes, autrefois si nombreux, lorsque figuraient à leur tête la maison de Bourbon, les Condé, les Bouillon et plusieurs des plus illustres familles de la noblesse française, sont aujourd’hui réduits à une faible minorité. Cependant Nîmes, Montauban, Castres, Bordeaux, Paris, en renferment un grand nombre. Ils sont répandus dans tous les départemens du midi et dans plusieurs de ceux de l’ouest et du nord. Le nombre de leurs ministres est de 511, répartis dans 62 départemens. Le Gard seul compte 93 pasteurs, la Drôme 41, l’Ardèche 37, le Bas-Rhin 23, l’Hérault et le Tarn chacun 22, les Deux-Sèvres et Tarn-et-Garonne chacun 20, la Charente-Inférieure 19, la Lozère 18, le Lot-et-Garonne 17, la Gironde 14, le Haut-Rhin 13, l’Ariège et la Seine chacun 9, d’autres départemens de 8 à 1. Le nombre des temples est de près de 600, dont 120 dans le Gard.

L’église évangélique de la confession d’Augsbourg est connue en France depuis seulement que l’Alsace en fait partie. Le traité de paix de Westphalie avait stipulé en sa faveur l’uti possidetis, notamment à Strasbourg, où, sous le régime républicain de cette ville libre et impériale, de luthéranisme était la religion dominante. Strasbourg est demeuré le siège principal de cette église ; environ 30,000 luthériens y sont réunis ; Paris en possède à peu près 15,000. Plus d’un quart de la population du Bas-Rhin se compose de luthériens. Quelques-uns sont disséminés dans le reste de l’Alsace ; au total, ils ne sont établis que dans 9 départemens. Le nombre de leurs pasteurs est de 249, dont 159 dans le Bas-Rhin, 32 dans le Doubs, 28 dans le Haut-Rhin, 10 dans la Haute-Saône, 8 dans la Meurthe, 5 dans la Seine et 3 dans les Vosges.

Deux facultés de théologie sont ouvertes aux protestans : l’une à Montauban, spécialement affectée, ainsi que le séminaire qui y est annexé, aux étudians du culte réformé ; l’état y paie 28 demi-bourses de 200 francs ; l’autre à Strasbourg, où sont réunis les étudians des deux cultes, — mais principalement ceux de la confession d’Augsbourg. 4 bourses et 8 demi-bourses y sont entretenues par l’état pour le culte réformé ; 12 bourses et 24 demi-bourses, pour la confession d’Augsbourg. Strasbourg, vraie métropole des luthériens français, renferme en outre le séminaire et le petit séminaire affectés à cette confession. Héritages de la florissante bourgeoisie d’autrefois, ces deux établissemens lui sont chers. Le petit séminaire est le gymnase, institution qu’on peut appeler la fille aînée de la réforme à Strasbourg ; le séminaire proprement dit, établissement analogue aux séminaires diocésains, et dont les élèves, ce qui l’en distingue, se sont toujours soumis aux épreuves universitaires, est un débris de l’ancienne université, à laquelle Strasbourg devait jadis un rang éminent parmi les principaux foyers de la science. Il jouit d’un revenu propre qui dépasse 80,000 fr., somme employée à ses besoins et grevée en outre de charges de toute espèce au profit des églises protestantes de Strasbourg et de divers établissemens essentiels au culte de la confession d’Augsbourg[1].

On porte à 1,500,000 environ le nombre des protestans français, dont plus des trois quarts appartiennent au culte réformé ; mais cette évaluation n’est point officielle. Le dénombrement de la population d’après les cultes n’a point été fait et présenterait des difficultés presque insolubles. Les deux cultes protestans figurent au budget de 1853 pour la somme de 1,307,550 francs.

Parmi les nombreuses sociétés que l’église évangélique a vu se former dans ses rangs pour des objets religieux ou charitables, il en est 6 consacrées à la propagation de la Bible, 2 à Paris, les 4 autres à Nîmes, Strasbourg, Castres et Bordeaux. Le revenu annuel des deux sociétés de Paris dépasse 120,000 francs. D’autres se consacrent aux missions évangéliques, à l’impression des livres religieux, à l’instruction primaire et à la bienfaisance : elles disposent de sommes assez considérables. Des maisons ont été ouvertes aux orphelines à Saverdun, à Castres, à Neuhof, à Marseille et à Achicourt, et aux orphelins à Nîmes, à Montauban, à Orléans, à Livron et à Nérac. Des écoles ont été fondées à Lille et à Paris, une colonie à Sainte-Foy[2].

Au nombre de ces créations de la charité religieuse, une mention particulière est due, à raison de leur caractère spécial, aux deux institutions de diaconesses établies à Paris et à Strasbourg. L’objet que se sont proposé leurs fondateurs a été de procurer aux protestans, sans vœux de pauvreté, d’obéissance ni de célibat, sans engagemens même temporaires et sans cloîtres, les services que rendent aux catholiques les admirables sœurs vouées au soulagement des malades et à l’instruction des enfans. Les protestans devaient être d’autant plus disposés à s’approprier cette bienfaisante institution, qu’ils réclament, pour les dames de La Rochelle et les sœurs de Sedan, l’honneur de l’avoir fondée avant saint Vincent de Paule.

L’institution des diaconesses de Paris est située dans la rue de Reuilly, faubourg Saint-Antoine. La fondation en remonte à 1841, et est due à M. le pasteur Vermeil, l’un des ministres les plus respectables de l’église réformée, secondé par M. le pasteur Valette, digne ministre de l’église luthérienne. Trois grandes divisions se partagent cette institution : 1° l’œuvre des enfans, qui comprend une crèche, une salle d’asile, une école primaire, une école d’apprentissage et une infirmerie pour les enfans scrofuleux ; 2° l’oeuvre des malades, qui contient un hôpital ; 3° l’œuvre du refuge ou pénitentiaire, destinée aux femmes repenties. Les sœurs diaconesses sont admises à l’âge de vingt et un à trente-cinq ans ; elles sont d’abord reçues sœurs aspirantes, et acquièrent, après six mois, le titre de sœurs adjointes, qu’elles conservent pendant un an au moins. Ce noviciat terminé, elles peuvent, par délibération du conseil, passer à l’emploi de diaconesse. Dix-huit sœurs seulement, dont six aspirantes, suffisent aux nombreux besoins de l’institution, qui a déjà rendu de grands services.

Strasbourg a vu aussi s’élever dans ses murs un établissement de diaconesses, présidé, depuis octobre 1842, par M. le pasteur Hœrter, et qui contient également un hôpital et des écoles. Vingt-quatre sœurs y sont attachées, d’après les principes suivis dans la maison de Paris.

L’exemple de ces deux établissemens a fait naître en Angleterre la pensée de fondations semblables. L’archevêque d’York et plusieurs évêques ont encouragé un établissement qui se propose aussi de créer parmi les anglicans des sœurs vouées au soulagement des pauvres et des malades, et des institutions pour les enfans.

Les détails dans lesquels nous venons d’entrer à l’égard des cultes protestans ne s’appliquent qu’aux églises reconnues et salariées par l’état. En dehors de ces églises, on trouve, dans le sein du protestantisme, en France, un certain nombre d’églises indépendantes, dont les unes sont desservies par des pasteurs qui ne se séparent point de la communion générale des réformés ou des luthériens, mais qui seulement ne reçoivent point de salaire de l’état, et dont les autres sont en dissidence déclarée.

Dans l’origine, les circonscriptions affectées aux consistoires n’embrassaient point tout le territoire, à la différence du culte israélite, où, bien que les Juifs fussent beaucoup moins nombreux que les protestans, le décret d’organisation répartit tout l’empire entre les consistoires qu’il créait. Aujourd’hui encore, vingt-cinq départemens ne se rattachent au culte officiel par aucun temple autorisé, ni par aucun consistoire ; mais, dans plusieurs, un certain nombre d’individus appartiennent à la réforme, et quelques-uns, sous l’influence des sociétés protestantes, sont devenus des centres religieux qui ne sont pas sans importance. Ainsi, dans le Jura, la société évangélique de Genève a fondé une église ; le département de Saône-et-Loire en a vu se former sept avec quatre pasteurs. La société évangélique de Paris entretient cinq pasteurs dans la Haute-Vienne, cinq pasteurs et deux évangélistes dans l’Yonne, un pasteur et deux évangélistes dans la Sarthe. Deux pasteurs évangélistes du pays de Galles travaillent à la propagation de leur foi dans le Finistère. L’Ille-et-Vilaine, la Haute-Marne, la Meuse, les Basses-Alpes et les Hautes-Pyrénées ont également reçu des prédications évangéliques. Celles de ces églises qui se rattachent aux cultes reconnus par l’état cesseront bientôt d’être dépourvues de rapports officiels avec eux. En effet, un décret du 26 mars 1852 dispose (art. A) que les protestans des localités où le gouvernement n’a pas encore institué de pasteurs seront reliés administrativement au consistoire le plus voisin.

Seize départemens possèdent des églises indépendantes, presbytériennes ou congrégationistes. Bordeaux, Paris, Lyon, Sainte-Foy, en sont les centres principaux. La société centrale d’évangélisation a fondé un certain nombre de stations dans divers départemens[3]. Quelques darbistes, secte qui prêche l’abolition du ministère sacré et le sacerdoce universel, sont répandus dans le Gard et dans le département de l’Hérault. On rencontre aussi dans le Gard[4] un certain nombre de quakers, auxquels leurs frères anglais témoignent un intérêt particulier et qu’ils viennent souvent visiter. Sans affecter la rigidité de principes et de manières des quakers de la Grande-Bretagne et de l’Amérique du Nord, ceux de la France se font remarquer par leurs mœurs douces, humbles et modestes, et par leurs habitudes laborieuses, économes et pacifiques.

On compte en France plus de 5,000 anabaptistes, répartis dans les départemens de l’Aisne (150), du Doubs (350), du Jura, de la Meuse (240), de la Meurthe (1,219), de la Moselle (353), du Bas-Rhin (353), du Haut-Rhin (1,898), de la Haute-Saône (43), de la Somme (100), et des Vosges (400). On sait que l’origine de cette secte remonte au XVIe siècle, et qu’elle apporta le trouble en Westphalie et en Hollande ; mais les anabaptistes, si turbulens, si factieux à l’époque de la réformation, sont devenus très paisibles à la voix de leur nouveau chef, Memno, homme éloquent, d’un caractère doux, d’un génie bienfaisant, dont ils prirent même le nom. Beaucoup de débris des memnonites sont passés en Suisse, et la plupart de ceux qui vivent aujourd’hui en France descendent des réfugiés qui quittèrent le canton de Berne au commencement du XVIIIe siècle. Ils se font, dit-on, remarquer par l’amour du travail, de l’ordre et de la paix. Il en est peu qui exercent une profession. L’agriculture et l’éducation du bétail sont l’objet principal de leurs occupations. De mœurs faciles et bienveillantes, hospitalières et charitables, fidèles à leurs engagemens, les anabaptistes paraissent fort rarement devant les tribunaux. Leur sobriété est exemplaire et leur probité proverbiale. Ils habitent de préférence les hameaux, les fermes, les maisons isolées dans les campagnes. Ils vivent et s’unissent entre eux. On voit dans cette secte très peu de mariages mixtes. Les anabaptistes tiennent à ne pas changer la forme de leur vêtement, qu’ils disent être celui des apôtres. Leur coutume est de laisser croître la barbe, de porter un chapeau rabattu, un habit carré, large, sans boutons, et des souliers attachés avec des courroies. L’usage des bagues, des colliers, en un mot de toute espèce de bijou, est interdit aux femmes. Elles doivent observer dans leur costume la même simplicité que les hommes. Les pratiques religieuses des anabaptistes sont fort simples ; ils les suivent avec la plus grande régularité. Tous les dimanches, réunion pour la lecture de la Bible, lecture faite par un pasteur de leur choix, qui n’est autre que le plus âgé ou le plus expérimenté d’entre eux ; explication sur l’esprit et le sens de l’Évangile, cantiques chantés par les fidèles : voilà de quoi se compose la cérémonie. Les anabaptistes reçoivent le baptême et communient à quatorze ou quinze ans avec le pain et le vin, échangent l’anneau nuptial béni par le prêtre, et demandent, avant de mourir, les bénédictions de Dieu. Deux jours par année sont consacrés à la purification du corps et à l’humilité. Cette cérémonie fort ancienne, conservée avec beaucoup de vénération, consiste à se laver mutuellement les pieds, sans distinction de rang ni de fortune. L’exclusion du temple est prononcée contre tout anabaptiste qui s’adonne à l’ivrognerie, qui danse, qui joue des jeux intéressés, qui a détourné la chose d’autrui ou trompé une fille. Cette exclusion est une peine très grave et rarement encourue : elle peut d’ailleurs être remise après réparation ou amendement. Les anabaptistes, au moment de leur baptême, font serment de ne jamais porter les armes. Sur leurs réclamations instantes, un arrêté du comité de salut public du 18 août 1793, maintenu plus tard par le directoire exécutif, décida qu’ils ne seraient appelés comme militaires que dans les charrois ou les bataillons de pionniers. En 1812, les jeunes conscrits appartenant à ce culte furent incorporés dans les bataillons des trains d’artillerie et du génie. Nous ignorons si depuis lors ils ont conservé ce privilège. Les émigrations pour les États-Unis sont très fréquentes parmi eux, et ils entreprennent de longs voyages à travers les mers avec la plus grande facilité. C’est ce qui explique comment leur nombre, porté à environ 4,000 dans un recensement fait en 1804 et complété en 1809, n’a pas sensiblement augmenté. En 1834, ils avaient demandé que le gouvernement pourvût aux frais de leur culte ; mais il ne parut pas possible, en raison de leur petit nombre et de leurs principes qui semblaient se prêter fort peu à une organisation, de donner suite à leur demande. Une église particulière a été, en 1849, ouverte à Paris, rue d’Enghien, pour les anabaptistes[5].

L’église anglicane, à laquelle appartient un grand nombre d’Anglais qui habitent la France, possède aussi un temple à Paris ; mais on comprend que cette église, où la politique est si étroitement liée à la religion, ne saurait faire de prosélytes dans le sein des populations étrangères à l’Angleterre.

Une dernière classe de protestans se distingue plutôt par l’ardeur du zèle et la sévérité des règles que par la différence des croyances religieuses ; la plupart forment une nuance seulement, et quelques-uns une véritable secte du culte évangélique : ce sont les méthodistes. Un homme grave, et qui a laissé un nom vénéré dans l’église protestante, raconte comment ils sont arrivés en France. Nous le laisserons parler[6] : « Pendant la période qui suivit la loi du 18 germinal an X, on vit d’abord paraître, dit-il, quelques hommes qui avaient puisé des croyances et surtout des émotions religieuses plus profondes dans la société des frères moraves répandus en Allemagne. C’étaient en général des gens paisibles et inoffensifs qui dogmatisaient peu, qui se réunissaient en petit nombre sans éclat, sans prétention, avec un prosélytisme très doux et très modéré, et qui ne cessèrent jamais de se joindre au culte de notre église… La secte était empreinte de l’esprit contemplatif et doux du pays qui l’avait vue naître ; mais, dans un autre pays où la contemplation a dès long-temps cédé la place à l’action, où tout se traduit promptement en fait et en action, des sectes s’étaient élevées à côté de l’école dominante, pleines de l’esprit du pays, entées sur les dogmes les plus mystérieux du christianisme, conçus eux-mêmes dans le sens le plus mystérieux et le plus sacré… Leurs idées sur la Bible étaient empreintes d’un dogmatisme commode dans l’application, mais propre à conduire à l’exclusion, à l’intolérance, au moins à l’égard des opinions religieuses… Une longue guerre avec la Grande-Bretagne nous avait caché le mouvement des esprits, et nous nous figurions ce pays comme au temps de Hume et de Gibbon, lorsque les communications rouvertes par la paix nous le montrèrent animé d’un mouvement religieux très profond et très actif… Nous vîmes paraître, sur divers points de la France, des envoyés de plusieurs sociétés anglaises, qui parurent d’abord comme simples voyageurs, mais qui bientôt prolongèrent leur séjour dans les lieux où ils trouvaient un plus facile accès, y revinrent plus souvent, et quelquefois finirent par s’y fixer, tantôt prêtant secours, tantôt faisant concurrence au pasteur du lieu, tantôt se présentant comme simples missionnaires libres, tantôt profitant de quelques circonstances favorables pour s’introduire dans les fonctions ecclésiastiques de l’église réformée, sans rompre leurs liens avec la société qui les envoyait. Partout ils forment des associations, des réunions pieuses, dans lesquelles ils introduisent non-seulement les idées, mais la discipline et les formes de leur secte… Si l’on se demande quel est le but immédiat que se proposent les prédicateurs du méthodisme, je dirai qu’il faut distinguer. Je ne crois pas qu’il soit possible de douter que, surtout parmi les étrangers, plusieurs n’aient eu le dessein d’établir en France des églises méthodistes formées des débris de l’église réformée. C’est ce qu’ils ont fait à Genève, c’est ce qu’ils ont tenté en Suisse, et si en France cette tendance est moins manifeste, c’est qu’ils ont trouvé moins d’appuis et plus d’obstacles. La plupart veulent rester membres de l’église réformée, se ménager, dans des réunions privées, les sources d’édification que celle église ne leur fournit pas suffisamment à leur gré, mais ne point rompre avec elle, vivre eu elle et surtout agir en elle. Pour les uns, c’est une affaire d’habitude et de raison ; ils ne veulent pas former une secte et croient pouvoir se suffire sans en venir à une telle extrémité ; pour les autres, c’est une affaire de politique et de calcul. Tout leur déplaît dans l’église réformée. Le culte est pour eux sans vie, les prédications inutiles quand elles ne sont pas blasphématoires, la discipline relâchée et pervertie, les consistoires faibles, mondains et peut-être impies ; mais elle est établie, elle a ses réunions régulières, ils en sont membres, peut-être pasteurs : elle leur fournit l’occasion d’être reçus sans défiance, de parler librement et avec autorité ; elle éloigne le danger de paraître avec une doctrine, une religion nouvelles ; elle couvre même à l’égard de l’autorité civile et de ses lois inquisitives. On y reste pour s’en servir, en attendant de la renouveler. »

Depuis l’époque où ont paru ces lignes, que nous avons empruntées à une plume plus autorisée que la nôtre, le zèle des méthodistes ne s’est pas ralenti ; ils n’ont pas cessé de déployer l’activité qui propage les doctrines, le concert d’efforts qui les soutient, la sévérité des formes qui frappe les imaginations. La plupart ont continué à ne se point séparer des églises reconnues ; quelques-uns se sont constitués en églises indépendantes, non salariées par l’état, et consacrées au culte wesleyen, du nom de leur fondateur, John Wesley. On porte leur nombre à 3,000 communians environ et 10,000 auditeurs ; ils ont ouvert plusieurs chapelles, dont une à Paris.

Tel est, d’après des documens que nous avons réunis avec peine et dont quelques-uns n’ont point de caractère officiel, l’état actuel du protestantisme en France. Il nous reste à faire connaître la loi qui régit celles de ses églises qui sont reconnues par l’état. Cette loi fut rendue le même jour que les articles organiques du concordat. Le premier consul voulait réorganiser à la fois le culte catholique et les cultes protestans. Il y était engagé par la politique non moins que par des préjugés encore ardens, dirigés surtout contre l’église catholique, et que ce rapprochement devait apaiser. Comme il était impatient de recueillir la gloire de la réconciliation de la France avec le saint-siège et d’en faire jouir le pays, une fois le concordat signé, on se hâta d’achever la loi relative aux cultes protestans. Un extrême empressement en précipita la rédaction ; on ne se donna le temps ni de consulter les intéressés, ni de rassembler les documens nécessaires. Présentée le 15 germinal au tribunat, la loi était adoptée le 18 par le corps législatif, et elle ne put échapper aux imperfections qui déparent toujours les lois qu’une longue étude n’a pas mûries et qu’une discussion sérieuse et approfondie n’a pas élucidées. Elle n’en fut pas moins saluée avec reconnaissance par les protestans. Cet hommage lui était dû, car, quels qu’en fussent les défauts, elle avait le mérite incomparable de consacrer l’avènement du culte de la minorité au droit commun et le triomphe définitif et régulier des principes de la révolution.

Il y a deux traits généraux qui appartiennent au culte protestant et qui le différencient du culte catholique. En premier lieu, les laïques et les ecclésiastiques concourent en commun, non-seulement à l’administration des choses temporelles, comme dans la paroisse catholique, mais encore au gouvernement spirituel de l’église ; seules, l’administration des sacremens et la bénédiction des mariages sont exclusivement confiées aux pasteurs. En second lieu, l’église particulière, la communauté des fidèles, ce que nous appelons la paroisse, est la base et l’élément primordial de toute l’organisation ; c’est de l’église particulière que découlent les pouvoirs qui servent à régir l’ensemble des fidèles.

Le premier de ces caractères n’était pas méconnu par la loi. Les consistoires qu’elle créait étaient à la fois composés de pasteurs et d’anciens ou laïques, et leurs attributions comprenaient non-seulement l’administration des biens de l’église et celle des deniers provenant des aumônes, mais encore le maintien de la discipline, la nomination et la révocation des pasteurs, sauf la confirmation du gouvernement. Cependant ces consistoires ne répondaient pas à l’autre principe, d’après lequel chaque réunion, chaque communauté de fidèles, chaque église particulière en un mot doit posséder un conseil propre, préposé à ses intérêts temporels et spirituels. En effet, la loi organique ne s’occupait point de ce degré fondamental de l’organisation des églises protestantes. Le premier anneau de la chaîne manquait. Les nouvelles églises consistoriales devaient contenir l’agglomération de 6,000 âmes de la même communion, ne pouvaient s’étendre d’un département dans un autre, et représentaient seules légalement les intérêts locaux des protestans ; elles pouvaient être comparées avec assez de vérité à la réunion d’églises particulières qui, dans l’ancienne discipline des églises réformées, s’appelait un colloque. Les églises particulières étaient ainsi absorbées, et leur individualité propre se fondait dans cette unité collective. Il en résulta bientôt des froissemens, des conflits, un effort vers l’indépendance, une tendance au congrégationisme, et avec le temps la force des choses, comme il arrive d’ordinaire, l’emporta sur le texte même de la loi ; les églises particulières se formèrent d’elles-mêmes sous le nom de consistoire sectionnaire ou conseil d’église dans le culte réformé, et de conseil presbytéral dans la confession d’Augsbourg. En plusieurs occasions, le gouvernement, sans autoriser officiellement ce fractionnement, s’y prêta ; mais ces établissemens, nés spontanément des besoins, étaient en dehors de la loi, et les églises particulières supportaient avec impatience l’espèce d’assujétissement où elles restaient placées.

Ce n’est pas le seul point sur lequel la loi de l’an X ait, dans l’exécution, reçu de profondes atteintes. Au-dessus des consistoires, cette loi a placé des assemblées dont le titre et les attributions diffèrent dans les deux communions. Elle accorde à l’église réformée des synodes dont la circonscription embrasse cinq églises consistoriales, et qui sont formés du pasteur ou de l’un des pasteurs, et d’un ancien ou notable de chaque église. Le but de l’institution est principalement religieux : aux synodes est déféré tout ce qui concerne la célébration du culte, l’enseignement de la doctrine et la conduite des affaires ecclésiastiques. Les précautions sont prodiguées pour que leurs assemblées ne créent aucun embarras au gouvernement. Nécessité d’une autorisation pour les réunions et d’une approbation pour les décisions, assistance obligée du préfet ou du sous-préfet aux séances, envoi du procès-verbal au ministre, rien n’est oublié. Cependant les synodes ne furent point réunis. En plusieurs lieux, la réunion était empêchée par des obstacles naturels ; mais ce n’était pas cette raison qui arrêtait le gouvernement. Il se croyait plus maître du culte protestant en face d’églises séparées et isolées ; il craignait que les synodes ne leur donnassent la force qui résulte toujours de l’association. Peu après la loi de l’an X, un préfet du midi, ayant autorisé la réunion du synode de son département, en fut vertement réprimandé et se hâta de rapporter l’arrêté de convocation.

Dans la confession d’Augsbourg, la loi établit des inspections dont le ressort est de la même étendue que celui des synodes des réformés et dont la composition et les assemblées sont réglées de même ; mais, ce qui ne se trouve point parmi les pouvoirs des synodes, l’inspection choisit dans son sein un ecclésiastique qui prend le titre d’inspecteur et qui est chargé de veiller sur les ministres et sur le maintien du bon ordre dans les églises particulières. Deux laïques, nommés dans la même forme, lui sont adjoints, le cas échéant, pour la visite des églises.

La confession d’Augsbourg possède un autre établissement qui n’a point son analogue dans les églises réformées : c’est le consistoire général. D’après la loi organique, trois consistoires généraux devaient se partager la haute direction, mais deux d’entre eux étaient affectés à des départemens qui ont cessé d’appartenir à la France. Le troisième fondé pour les départemens du Haut et du Bas-Rhin, et auquel on a successivement rattaché les églises de la confession d’Augsbourg instituées dans les autres départemens, a seul subsisté. Ainsi les événemens ont produit l’unité que la loi avait écartée. Le consistoire général est composé d’un président laïque, protestant, de deux ecclésiastiques inspecteurs et d’un député de chaque inspection. Ses assemblées sont soumises aux mêmes conditions que celles des synodes et des inspections. Dans l’intervalle d’une assemblée à l’autre, le consistoire est remplacé par un directoire, composé du président, du plus âgé des deux ecclésiastiques inspecteurs, et de trois laïques nommés, l’un par le chef de l’état, les deux autres par le consistoire général. La loi n’a pas défini les fonctions du consistoire général, ni celles du directoire ; elle s’en est référée aux règlemens et coutumes de la confession d’Augsbourg.

D’après les fonctions actives et habituelles qui sont données tant aux inspecteurs qu’au directoire, on ne pouvait se dispenser de réunir les inspections et le consistoire dont elles émanent ; mais les convocations n’eurent lieu que pour procéder aux élections nécessaires, et après de longs ajournemens. Les inspections et le consistoire ne furent point appelés à tenir des sessions périodiques et régulières. La loi ne contenait aucune prescription à cet égard, pas plus qu’à l’égard des synodes des églises réformées.

Ainsi la loi organique des cultes protestans avait supprimé à la base l’élément fondamental de la paroisse ou commune ecclésiastique et les droits de la communauté des fidèles. Au sommet, elle avait constitué des pouvoirs qui, dans l’église réformée, étaient dépourvus de cohésion et d’autorité, qui, dans l’église luthérienne, entraînaient des complications que les intérêts et l’es formalités devaient aggraver, et qui enfin, dans les deux communions, dépendaient entièrement du gouvernement. Aussi les protestans, tout en exprimant leur gratitude, réclamèrent-ils aussitôt contre les dispositions de la loi. Peu de temps après qu’elle eut été promulguée, un mémoire fut adressé au gouvernement par des personnages considérables, membres du sénat, du corps législatif, du tribunat, par des anciens de consistoire et des pasteurs : ils s’y plaignaient des lacunes de la loi, des difficultés qu’elle soulevait, et demandaient la création d’une commission centrale appelée à régler une fois pour toutes une foule de questions de discipline intérieure qui ne pouvaient être autrement décidées.

En 1812, M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, s’occupa de régler plusieurs points relatifs au culte luthérien, et, dans un rapport préparé à cet effet, il déclarait que plusieurs articles de la loi « avaient été rédigés en l’absence d’informations et de documens suffisans,… » - « qu’ils se trouvaient en contradiction avec les faits et avec les chiffres, » parce que, « lors de la rédaction de la loi, on manquait de renseignemens absolument nécessaires pour la bien approprier à la matière sur laquelle on devait disposer. »

Après la chute de l’empire, les protestans firent entendre de nouvelles réclamations. On lit dans une pétition des notables des deux communions : « Depuis long-temps les églises protestantes de France sont dans un état de souffrance par la non-exécution de plusieurs dispositions de la loi de germinal an X. Jamais les chrétiens de la confession d’Augsbourg, ni ceux du culte réformé, n’ont pu achever leur organisation. Les premiers n’ont eu qu’un de leurs consistoires généraux, celui de Strasbourg, organisé… Les fonds n’ont jamais été faits. Aussi les affaires, même dans le consistoire général de Strasbourg, n’ont fait que languir. Les chrétiens réformés, de leur côté, n’ont eu ni leurs synodes, ni les colloques, qui y sont un préalable nécessaire et qu’exige leur discipline maintenue par la loi ; leurs consistoires, privés de rapports organiques, se sont trouvés dans un funeste état d’isolement. » Les circonstances donnèrent aux protestans un protecteur qui n’était pas alors sans crédit. Le roi de Prusse intervint en leur faveur auprès du gouvernement royal par son ministre, M. de Humboldt. Cependant cette démarche demeura sans résultat ; seulement le ministre des cultes, dans une réponse à son collègue des affaires étrangères, du 30 avril 1814, reconnaissait que, « lorsqu’on fit les articles organiques du culte protestant, les auteurs du projet de loi manquaient des élémens nécessaires à son entière confection, » et que « la loi, incomplète sous bien des rapports, était dans le cas de révision. »

On accordait peu d’attention, moins encore d’intérêt aux cultes protestons. La direction de leurs affaires avait été reléguée dans les attributions du directeur des beaux-arts, avec les théâtres et les musées. Pourtant en 1819 M. Decaze institua une commission centrale protestante pour donner son avis sur les affaires pendantes. Elle se réunissait une fois par mois ; mais, nommée par le gouvernement, dépourvue de tout caractère représentatif, elle ne pouvait avoir d’autorité et fonctionna peu de temps.

Ce ne fut que sous le ministère de M. de Martignac qu’on s’occupa de nouveau de ces graves intérêts. Le service des cultes non catholiques lut alors placé dans les mains les plus dignes d’inspirer confiance. L’illustre Cuvier en fut chargé. Il y apporta cette fermeté d’esprit, cette sûreté de vues qui lui donnaient dans l’administration une place aussi éminente que dans la science. Il résolut les difficultés qui ne naissaient pas de la loi organique, et prépara la révision de celle loi elle-même ; mais celle œuvre délicate exigeait autant de prudence que de ménagemens : elle fut suspendue par la révolution de juillet, et en 1832 la mort prématurée de Cuvier vint retarder encore une réorganisation attendue depuis si long-temps et si vivement désirée.

À la fin de 1839, le gouvernement eut la pensée de corriger la loi organique, au moins en ce qui touche les églises particulières, et prépara dans cette pensée un règlement d’administration publique. Un premier projet relatif aux églises réformées fut rédigé et soumis au conseil d’état. Il consacrait l’existence des conseils presbytéraux chargés, sous l’autorité des consistoires, du gouvernement des églises particulières. Il conférait en outre à ces conseils et aux consistoires, pour l’administration du temporel, des pouvoirs analogues à ceux que des lois récentes avaient reconnus aux conseils des communes et des départemens. Au sein du conseil d’état, ce projet souleva de vives objections. Le comité de législation exprima l’avis que des conseils presbytéraux pourvus d’attributions propres ne pouvaient être constitués que par une loi. Arrêté par ces difficultés, le projet fut abandonné.

Cependant la loi organique continuait de porter ses fruits. Les églises réformées étaient éparses, fractionnées, sans autorité, livrées à elles-mêmes. Ce n’était pas seulement la liberté qui est dans l’esprit et les principes de cette communion, c’était une indépendance presque absolue dont les effets pouvaient s’étendre jusqu’aux bases mêmes du culte. Dans la confession d’Augsbourg, un directoire composé de membres que l’âge et les infirmités mettaient hors d’état de remplir leurs fonctions s’était perpétué en dépit de toutes les réclamations, et tenait le pouvoir d’une main débile et mal assurée.

Les choses étaient en cet état au moment de la révolution de février. Les églises protestantes prirent part au mouvement général qui s’était emparé de tous les esprits en Europe. Dans le Palatinat, en Saxe, dans d’autres contrées de l’Allemagne, les luthériens s’assemblèrent pour délibérer sur leurs intérêts. À Strasbourg, le directoire se retira devant une manifestation imposante de ses coreligionnaires. Une commission le remplaça, reçut dans ses rangs des hommes animés des meilleurs sentimens, et, de l’aveu du gouvernement, convoqua une assemblée générale qui se réunit, au mois de septembre 1848, à Strasbourg, et qui comptait 96 membres, élus par plus de 30,000 citoyens de la confession d’Augsbourg.

Les mêmes besoins eurent les mêmes résultats dans les églises réformées. Au mois de mai 1848 s’était tenue une première assemblée qui avait posé les bases d’une réunion plus régulière. Celle-ci ouvrit ses séances à Paris, dans le même mois de septembre. Sur 92 consistoires invités à envoyer leurs délégués, 3 seulement manquèrent à cet appel, et un seul y répondit par un refus. Les sentimens les plus modérés, les plus conformes au véritable esprit religieux, dirigèrent l’élection et animèrent l’assemblée qui en fut le produit.

Après de longues délibérations, où l’ordre ne fut [tas un instant troublé, les deux assemblées adoptèrent chacune un projet de loi destiné à modifier la loi de l’an X. Le gouvernement, qui ne s’était pas opposé aux réunions, qui avait même approuvé celles de la confession d’Augsbourg, reçut certainement communication officielle de ces projets. Il ne leur donna aucune suite, cela se conçoit : d’autres soins réclamaient son attention, et peut-être le moment était-il peu favorable à une discussion sur des matières si délicates et qui éveillent tant de susceptibilités. Quand les bases mêmes du gouvernement étaient en question, il eût été imprudent d’appeler le débat sur les principes de notre droit public en ce qui concerne les cultes. Quoi qu’il en soit, les deux assemblées ont fait imprimer, avec des exposés de motifs, les projets qu’elles ont adoptés. L’assemblée de la confession d’Augsbourg a même publié ses procès-verbaux. Aidé de ces documens, nous pouvons essayer d’apprécier la nature, l’importance et l’opportunité des réformes proposées.

Dans les deux assemblées, on convint d’éviter les discussions dogmatiques. Il avait été proposé à l’assemblée des églises réformées de délibérer au préalable une profession de foi. C’était, disait-on, le devoir d’une assemblée réunie dans un intérêt religieux. Avant de constituer l’église et de faire ses règlemens, il était nécessaire de proclamer sa doctrine, sa foi, son dogme, de lier toutes les consciences dans un symbole commun. Plus l’église s’attacherait fermement à ce symbole, plus elle grandirait eu puissance et en autorité. Ce devoir accompli, elle arrêterait d’une main plus sûre sa constitution intérieure. Cette proposition accusait plus d’entraînement religieux que de sagesse pratique. En contradiction avec le mandat donné aux délégués par les consistoires, qui ne leur avait attribué aucune compétence sur le dogme et ne les chargeait que de l’examen des modifications à apporter à la loi organique, elle aurait eu pour effet de convertir en une sorte de concile une assemblée dont la mission était purement administrative et réglementaire, de soulever des controverses irritantes et peut-être d’amener de funestes déchiremens. Elle était d’ailleurs inspirée par des opinions exclusives, qui n’admettaient ni tempérament ni transaction, qui avaient ardemment poursuivi la séparation absolue de l’église et de l’état, et qui, sans tenir compte des temps, des lieux et des circonstances, proposaient en exemple aux protestans français la conduite de l’église d’Ecosse et de celle du canton de Vaud. Aussi ne fut-elle point adoptée ; deux des dissidens qui l’avaient faite se retirèrent avec éclat, publièrent des protestations, firent appel à leurs coreligionnaires, mais n’empêchèrent point l’assemblée de continuer paisiblement ses travaux. Aucun débat ne s’engagea sur ce point dans la réunion de la confession d’Augsbourg. Personne ne demanda que la discussion sortît du cercle qui lui avait été tracé de propos délibéré dans les élections des délégués. Il était pourtant nécessaire, dans un projet de loi relatif aux seuls protestans, de définir les signes auxquels on reconnaîtrait ceux qui seraient soumis à ses dispositions. L’assemblée de la confession d’Augsbourg considéra comme membres de l’église « les fidèles inscrits sur le registre de la paroisse, » et l’assemblée réformée, ceux qui « justifieraient de leur première communion et qui reconnaîtraient la Bible pour la parole de Dieu et l’unique règle de leur foi. »

On était donc d’accord pour ne traiter que la forme extérieure et les intérêts administratifs. Dans cette limite, parmi les questions à résoudre, plusieurs se présentaient sous le même aspect dans les deux églises ; de ce nombre étaient la constitution de la paroisse, celle des consistoires placés au-dessus d’elle, et l’élection des pasteurs. D’autres, au contraire, n’offraient à l’examen des assemblées que des rapports d’analogie plus ou moins éloignés : à cette catégorie appartenait l’organisation, supérieure aux consistoires. Nous omettons de nombreuses questions d’un intérêt purement secondaire.

Il fut unanimement admis dans les deux assemblées que la paroisse, absorbée par la loi de l’an X dans l’église consistoriale, recevrait une organisation particulière. L’assemblée du culte réformé plaça auprès de la paroisse un consistoire particulier ; celle de la confession d’Augsbourg, un conseil presbytéral ; les noms seuls dîneraient, la composition était la même : — le pasteur ou les pasteurs et un certain nombre de laïques, toujours en majorité ; des fonctions également semblables ; elles embrassaient l’administration de l’église et sa discipline. On ne s’accorda pas moins sur le mode d’élection. À Paris et à Strasbourg, on convint unanimement de remplacer par le suffrage universel le suffrage que la loi organique avait remis à un nombre restreint d’électeurs, les plus imposés au rôle des contributions directes. Sans doute, la révolution qui venait de s’accomplir et les circonstances au milieu desquelles on délibérait eurent une grande part dans l’adoption de ce système nouveau ; pourtant il s’alliait fort bien aux coutumes et aux principes du culte protestant. C’est ce que l’exposé des motifs du projet de l’église réformée exprimait clairement : « La notion d’église, disait-il, parmi les protestans, est parfaitement en rapport avec les nouvelles institutions politiques et sociales qui viennent d’être données à la France. L’église, pour eux, ce n’est point un corps privilégié parmi les disciples de Jésus-Christ, c’est le peuple chrétien, et nous ne faisons que revenir aujourd’hui, favorisés par le progrès de notre époque, au principe libéral qui de tout temps fut l’esprit du protestantisme. »

De la création d’une administration paroissiale ne résultait point la suppression des anciens consistoires, seulement leur rôle était changé. Déchargés de la gestion directe des affaires des diverses paroisses, ils n’en devaient conserver que le contrôle et la surveillance, et à ce titre il leur appartenait d’intervenir, par voie d’autorisation, dans les actes les plus importans ; leur composition restait à peu près celle que la loi de l’an X avait établie. On admit, non sans raison, qu’il ne convenait pas d’étendre le suffrage universel au-delà des conseils de la paroisse ; en conséquence, on fit de ces derniers les électeurs au second degré des consistoires.

Pour la nomination des pasteurs, les deux assemblées n’adoptèrent pas tout-à-fait les mêmes règles. Sur les conditions d’éligibilité, on fut d’accord pour confirmer les dispositions de la loi de l’an X et des règlemens. Sur le mode de nomination, on différa. L’église réformée fit nommer les pasteurs par le consistoire particulier, sauf approbation du consistoire général ; l’église d’Augsbourg les fit nommer par le consistoire, auquel elle adjoignait, pour cette élection, un nombre de conseillers presbytéraux égal à la moitié des membres laïques du consistoire. Les candidats étaient tenus de se faire inscrire à l’avance, et le directoire autorisé, en premier lieu, à faire, sur les listes des inscrits des éliminations pour des causes définies ; en second lieu, à transmettre au gouvernement le procès-verbal d’élection, auquel il pouvait ainsi joindre ses observations. De cette façon, les droits du conseil paroissial, selon l’esprit de la confession d’Augsbourg, étaient beaucoup moins étendus que dans la communion réformée. À part cette différence, on voit que les deux églises adoptaient un régime à peu près identique à l’égard des pouvoirs inférieurs qu’elles instituaient ; il en était tout autrement de la constitution des autres rouages de leur organisation.

L’église réformée conservait les synodes particuliers, composés de pasteurs et de laïques, nommés par les consistoires généraux, électeurs au troisième degré ; mais, au lieu d’assemblées dépourvues d’attributions, condamnées d’avance à ne se jamais réunir, elle donnait aux synodes une existence active, leur faisait tenir au moins une session par an, et les appelait à statuer en dernier ressort sur toutes les contestations survenues dans l’étendue de leur juridiction, à prononcer la suspension des pasteurs, à veiller surtout ce qui intéresserait la célébration du culte, le maintien de la discipline et la conduite des affaires ecclésiastiques, à présenter enfin au gouvernement la liste des candidats aux chaires vacantes dans les facultés de théologie. Pour couronner cette organisation, l’église réformée, au-dessus des synodes particuliers, créait un synode général, composé, comme toutes ses autres assemblées, de pasteurs et de laïques, élus tant par les consistoires généraux avec adjonction d’un certain nombre de laïques que par les facultés de théologie. Le synode général devait tenir une session tous les trois ans ; il était chargé de prononcer la révocation des pasteurs et d’arrêter ou approuver les règlemens généraux relatifs au culte, à la discipline, à l’organisation et à l’administration de l’église : il était autorisé, à la fin de chaque session, à nommer une commission pour suivre l’exécution de ses délibérations ; mais, ce mandat rempli, la commission devait se dissoudre immédiatement. Le synode général était ainsi investi d’une sorte de pouvoir législatif ; sauf la révocation des pasteurs, il n’exerçait pas le pouvoir exécutif. L’administration proprement dite appartenait entièrement aux consistoires particuliers, aux consistoires généraux, et, pour quelques cas spéciaux, aux synodes des particuliers. On revenait ainsi à l’organisation synodale qui a long-temps régi les églises réformées, et qui est la loi de leur institution.

Au contraire, l’église de la confession d’Augsbourg se plaçait sous une autorité centrale unique. Reprenant et fortifiant l’organisation de l’an X, l’assemblée de Strasbourg confiait au directoire ? l’autorité administrative supérieure. » Le directoire devait être composé d’un président laïque, nommé à vie par le gouvernement, de deux membres ecclésiastiques et de quatre membres laïques, nommés pour, huit ans par le consistoire général et renouvelés par moitié tous les quatre ans. Le pouvoir exécutif lui appartenait. Son président est assimilé dans la discussion dont les procès-verbaux ont été publiés, tantôt à un évêque, tantôt à un préfet.

Entre le directoire et les consistoires particuliers se trouvent placées les assemblées d’inspection et le consistoire général.

D’après le projet, les assemblées d’inspection ne sont plus, comme dans la loi de l’an X, composées de délégués de chaque église ; elles se forment de la réunion des consistoires eux-mêmes : elles sont purement consultatives et peuvent à ce titre émettre des avis et des vœux sur les intérêts généraux de l’église et sur les besoins des paroisses de leur ressort. Le but de leur institution est principalement la nomination de l’inspection et celle des membres du consistoire général, mandat considérable ; car l’autorité active se trouve dans l’inspection, et l’autorité législative dans le consistoire général.

Surveiller les pasteurs et tous les ministres du culte, veiller au maintien de l’ordre dans les églises, les visiter à cet effet, signaler les désordres du directoire et en provoquer l’a répression immédiate, recueillir les avis, les vœux et les décisions des consistoires et les transmettre au directoire, telles sont les fonctions, des inspecteurs ; ils sont au nombre de trois par arrondissement d’inspection, un ecclésiastique et deux laïques. Leurs fonctions durent huit ans.

Celles du consistoire général ont la même durée, avec renouvellement par moitié tous les quatre ans. Chaque assemblée d’inspection y délègue deux ecclésiastiques et quatre laïques. Le consistoire se réunit tous les ans : le maintien de la constitution, la discipline de l’église ainsi que l’instruction religieuse sont places sous son autorité. Il approuve les livres et formulaires liturgiques destines au culte et à renseignement ecclésiastique, juge en dernier ressort les difficultés concernant le régime intérieur de l’église, statue sur les propositions des consistoires et des assemblées d’inspection, contrôle les comptes des administrations, nomme les professeurs du séminaire, et fait les présentations aux chaires vacantes dans la faculté de théologie.

Telle est l’organisation proposée pour la communion d’Augsbourg. Calquée sur la loi de l’an X, elle donne à cette église, comme l’a dit l’exposé des motifs du projet de loi, un chef temporel sous le nom de président ; des adjoints, membres d’un directoire exécutif ; un sénat, sous le nom de consistoire général ; des juges ecclésiastiques, chargés, sous le nom d’inspecteurs, de veiller sur la discipline ; enfin des réunions préposées, sous le nom de consistoires et de conseils presbytéraux, à l’administration des biens des églises et au maintien, au premier degré, du bon ordre.

Quant aux rapports des églises avec l’état, les assemblées de Paris et de Strasbourg ont admis le droit du gouvernement d’approuver la nomination et la révocation des pasteurs, de nommer, sur une liste de présentation, les professeurs des facultés de théologie. La confession d’Augsbourg, comme on l’a vu, lui remet la nomination du président du directoire ; mais, dans les deux églises, on a réservé, comme un principe qui résultait de nos nouvelles institutions, le droit pour leurs assemblées de se réunir sans aucune autorisation : opinion erronée, selon nous, pour des assemblées appartenant à des cultes reconnus par l’état, salariés et privilégiés, soumis en conséquence à certaines conditions particulières. Du reste, il est juste de reconnaître que dans les délibérations de Paris et de Strasbourg a régné un vif amour de l’ordre, un grand respect des droits de l’état. On y a pleinement applaudi à l’esprit de la loi organique ; nulle voix n’a fait entendre les plaintes amères et violentes que cette loi a soulevées ailleurs.

Le besoin de concorde et de rapprochement qu’éprouvaient les représentans des deux communions protestantes suggéra un projet qui, s’il eût été susceptible de se réaliser, aurait pu produire les plus heureuses conséquences. On proposa la fusion des deux églises en une seule. On sait que ce fut la pensée de Leibnitz, et que Frédéric-Guillaume III a voulu réaliser cette fusion dans ses états, ne se contentant pas toujours des armes de la persuasion pour y parvenir. Il existe déjà en France beaucoup d’affinités entre les deux cultes ; ils ont formé en commun un grand nombre d’associations, telles que la Société biblique protestante de Paris, qui leur a long-temps servi de centre ; les articles organiques, comme on l’a vu, contiennent plusieurs dispositions qui leur sont communes. Le vœu de les réunir tout-à-fait fut émis à l’unanimité par l’assemblée des églises réformées. Dans la confession d’Augsbourg, les dispositions les plus favorables se firent jour, et une commission fut nommée « pour entrer en rapport avec la commission réformée de Paris et constater à cet égard l’état actuel des choses. » Il ne paraît pas qu’on se soit engagé plus avant dans cette voie. À considérer l’organisation différente des deux églises, l’une inscrivant sur sa bannière l’indépendance, l’autre l’autorité ; l’une admettant les droits propres de ses paroisses, l’autre les soumettant à un pouvoir central, investi d’attributions étendues, il est difficile de se rendre compte des conditions d’une existence commune. Lequel des deux principes fléchira devant l’autre ? Dans les choses purement temporelles, les concessions peuvent s’obtenir et quelquefois s’imposer ; dans celles qui touchent à la conscience, la persuasion est difficile et la contrainte impossible. Sont-ce là des questions qui puissent se résoudre à la majorité des voix, et, si l’unanimité est nécessaire, quel espoir de l’obtenir ? N’est-il pas à craindre, comme on l’a dit à Strasbourg, qu’au lieu de ne faire qu’une église des deux, on n’en érige une troisième ?

Les délibérations dont nous venons de présenter l’analyse ont excité l’attention du gouvernement et ne sont pas restées sans résultat. En 1850, des circulaires du ministère des cultes ont appelé les consistoires des églises réformées à donner leur avis sur les projets de loi élaborés en 1848. Un synode, celui de la Drôme, a obtenu l’autorisation de se réunir. Le : consistoire général de la confession d’Augsbourg a tenu session en 1850 et 1851, et a délibéré sur le même objet, ainsi que sur des règlemens accessoires. Enfin, le 26 mars 1852, un décret a été rendu pour modifier la loi organique de l’an X. D’après le rapport qui précède ce décret, l’objet qu’il s’est proposé est de combler, tant dans l’intérêt dés églises que dans celui de l’état, des lacunes depuis long-temps signalées.

Le décret donne à chaque paroisse ou section d’église consistoriale un conseil presbytéral, composé de quatre membres laïques lui moins, de sept au plus, présidé par le pasteur ou l’un des pasteurs, et chargé d’administrer les paroisses sous l’autorité des consistoires. Les membres du conseil presbytéral sont élus par le suffrage paroissial et renouvelés par moitié tous les trois ans. Tous les membres de l’église portés sur le registre paroissial sont électeurs. La nomination des pasteurs des églises réformées est attribuée aux consistoires, mais le conseil presbytéral peut présenter une liste de trois candidats classés par ordre alphabétique ! Dans la confession d’Augsbourg, les pasteurs sont nommés par le directoire, innovation profonde qui dépouille les consistoires d’une prérogative dont ils jouissaient depuis cinquante ans, innovation qui est de nature à provoquer les plus vives réclamations.

Aucune disposition n’est relative aux synodes des églises réformées : ils ne sont nommés ni dans le rapport ni dans le décret et continuent d’être régies conformément à la loi organique. La proposition faite en 1848 de créer un synode général n’est pas adoptée. Le décret de 1852 crée seulement à Paris un conseil central des églises réformées de France, appelé à s’occuper des questions générales dont il sera chargé par l’administration ou par les églises, et notamment à concourir à l’exécution des mesures prescrites par le décret lui-même. Le conseil est composé, pour la première fois, de notables protestans nommés par le gouvernement et des deux plus anciens pasteurs de Paris. Aucun article n’indique le mode qui sera suivi ultérieurement pour sa composition. C’est un rouage purement administratif, qui, à ce titre, peut rendre des services en facilitant les rapports des consistoires avec l’état, mais qui, à part cet avantage, ne paraît pas répondre aux vœux ex primés par les églises.

Quant à la confession d’Augsbourg, le décret maintient le consistoire supérieur et le directoire. Il dispose que le premier se réunira au moins une fois par an, sur la convocation du gouvernement, et il étend les pouvoirs du second. Il se rapproche beaucoup des propositions faites par l’assemblée de 1848, et surtout de celles du consistoire général dans sa session de 1850. Il garde du rester à l’égard des inspections de la confession d’Augsbourg le même silence qu’à l’égard des synodes des églises réformées ; mais il maintient les dispositions de la loi de l’an X, auxquelles il ne déroge point, et par conséquent, en ne parlant ni des inspections ni des synodes, il les confirme expressément. Le devoir du conseil central des réformés et du consistoire de la confession d’Augsbourg sera d’insister pour que des organes essentiels de leurs communions respectives reprennent l’activité et la vie si longtemps suspendues.

Des instructions du ministre des cultes et des règlemens approuvés par lui doivent déterminer les mesures et les détails d’exécution du décret du 26 mars. C’est surtout dans ces actes qu’il sera, possible d’en apprécier le caractère et d’en mesurer la portée.


II

La population Israélite en France est évaluée à 87,000 âmes environ. Elle s’est augmentée de 4 à 500 âmes depuis 1846, mais ces nombres ne sont qu’approximatifs. Nous avons déjà fait remarquer les obstacles qui s’opposent au recensement des fidèles des divers cultes.

Les Israélites ont un consistoire central, entre les mains de qui se concentrent leurs intérêts religieux, 8 synagogues consistoriales, 95 synagogues communales ayant un ministre salarié par l’état, et un nombre indéterminé d’oratoires particuliers autorisés, mais non subventionnés par le gouvernement. Une école centrale rabbinique établie à Metz, entretenue aux frais de l’état et placée sous la surveillance du consistoire central, forme les ministres du culte Israélite.

De nombreux établissemens de bienfaisance se rattachent à ce culte. Auprès du siège de chaque consistoire est établie une école de travail ou d’encouragement aux arts et métiers, où les jeunes gens pauvres sont nourris, logés, habillés et instruits pendant leur apprentissage chez différens maîtres. Ces établissemens sont entretenus par des souscriptions particulières. Les plus considérables sont ceux de Strasbourg et de Mulhouse. Auprès des synagogues consistoriales ou communales se sont également formées des sociétés de bienfaisance qui ont pour but de porter des secours à domicile, de soulager les malades, d’élever les orphelins, de mettre en apprentissage les jeunes gens des deux sexes, et même de marier les jeunes filles pauvres qui se recommandent par leur bonne conduite.

Dans la seule ville de Paris, dont la population israélite est de 8 à 10,000 ames sont réunis : 1° un Comité consistorial de bienfaisance, qui comprend dans ses attributions tous les genres d’aumônes et de secours aux malheureux ; 2° une Société des dames de Paris, qui, sous la présidence de Mme de Rothschild, a pour objet la mise en apprentissage et la dotation des jeunes filles ; 3° une Société des jeunes gens de Paris pour la mise en apprentissage des jeunes gens sortant de l’école ; 4° environ 20 sociétés particulières de bienfaisance et de secours mutuels qui sous diverses dénominations bibliques fournissent à leurs malades le médecin, les médicamens, les gardes-malades et 2 francs par jour ; 5° un hôpital israélite, récemment fondé par M. de Rothschild dans la rue Picpus, et pouvant recevoir 50 malades et 50 vieillards ; 6° une fondation, pour habiller les enfans pauvres des écoles ; 7° une autre fondation pour payer le loyer des ouvriers pauvres. Metz possède aussi un hôpital israélite qui peut recevoir 25 malades.

On compte 120 écoles communales israélites et un certain nombre d’asiles pour l’enfance, une école libre d’études théologique qui porte le nom de Société des Talmudistes et a pour président le grand rabbin du consistoire central, et dans les principales villes, comme Paris, Metz ; Strasbourg, des pensionnats libres de jeunes filles et de jeunes garçons.

Tous ces établissemens se sont fondés et la population israélite française a vu s’accroître sa prospérité et son bien-être sous l’influence de la législation dont nous allons retracer l’histoire et exposer les bases.

Ce ne fut qu’après de longues hésitations que l’assemblée constituante se résolut à reconnaître aux Juifs le titre et les droits de citoyens français ; contre eux s’élevaient des préventions en quelque sorte nationales, l’animosité des classes populaires, dévorées par l’usure, la haine qu’entretenaient en Alsace des poursuites dirigées pour 15 millions de créances, quintuplées par des exactions[7]. Aussi, tandis qu’en 1789, dès les premiers jour de la révolution, les protestans avaient été appelés à l’égalité des droits deux ans plus tard les Israélites demeuraient encore en dehors du nouveau régime ; mais le principe de la constitution finit par triompher de ces répugnances et le décret du 27 septembre 1791 fit entrer les Juifs dans la grande famille française.

Le même retard suspendit leur organisation religieuse. Portalis s’exprimait à leur égard dans les termes suivans, en présentant au corps législatif les lois organiques des cultes : « En s’occupant de l’organisation des divers cultes, le gouvernement n’a point perdu de vue la religion juive. Elle doit participer comme les autres à la liberté décrétée par nos lois ; mais les Juifs forment bien moins une religion qu’un peuple : ils existent chez toutes les nations sans se confondre avec elles. Le gouvernement a cru devoir respecter l’éternité de ce peuple, qui est parvenu jusqu’à nous à travers les révolutions et les débris des siècles, et qui, pour tout ce qui concerne son sacerdoce et son culte, regarde comme un de ses plus grands privilèges de n’avoir d’autres règlemens que ceux sous lesquels il a toujours vécu, parce qu’il regarde comme un de ses grands privilèges de n’avoir que Dieux même pour législateur. »

Cette explication, dont on pouvait contester et la justesse et l’esprit politique, semblait plutôt destinée à faire accepter l’ajournement de l’organisation du culte israélite qu’à en démontrer l’impossibilité. Cette lacune dans la législation religieuse n’était pas sans de graves inconvéniens. Dans les anciennes provinces de la France et dans celles que la conquête avait ajoutées à son territoire, se trouvait une population israélite influente par sa richesse, par l’activité, plus encore que par le nombre, et qu’un pouvoir habile devait tendre à s’attacher. La frapper d’une sorte d’ostracisme à l’intérieur était aussi injuste qu’imprudent. Une occasion se présenta de mettre un terme à ce régime d’exception, et l’empereur la saisit avec empressement. Les israélites avaient soulevé dans l’ancienne Lorraine et dans l’ancienne Alsace des plaintes qui menaçant la tranquillité publique exigeaient un remède aussi immédiat qu’énergique : En même temps que, par une mesure dont la nécessité pouvait seule couvrir l’illégalité Napoléon suspendait l’exécution, dans sept départemens, des titres de créance des Juifs, il convoqua à Paris, pour délibérer sur leurs intérêts, tous les hommes considérables de cette religion.

Cent treize notables juifs, choisis parmi les rabbins, les propriétaires, les négocians et les banquiers, répondant à cet appel, se réunirent en effet à Paris le 20 juillet 1806. En présence de MM. Molé, Pasquier et Portails fils, maîtres des requêtes, commissaires du gouvernement, ils délibérèrent sur les questions qui, leur avaient été proposées au nom de l’empereur, et arrêtèrent les bases de l’organisation du culte israélite.

Les réponses de cette assemblée respiraient le dévouement à patrie, une vive et sincère adhésion aux idées nouvelles, et démontraient qu’il n’était plus permis, ainsi que l’avait fait, Portalis père en 1802, de considérer les israélites comme une nation à part au sein de la nation française. Cependant la plupart de ces réponses touchaient à la doctrine même et elles émanaient d’une assemblée où les rabbins, interprètes de la loi divine étaient en minorité ; l’empereur eut la pensée de leur, donner la consécration religieuse, et, remontant aux plus anciens souvenirs d’Israël, de réunir à Paris le grand-sanhédrin, qui serait presque exclusivement composé de rabbins. Toutes les synagogues ; de l’empire, qui s’étendait alors si loin, furent invitées à envoyer leurs délégués à cette grande assemblée. Ce corps, disait le rapport fait à l’empereur, ce corps,, tombé avec le temple, va reparaître pour éclairer par tout le monde le peuple qu’il gouvernait. Le grand-sanhédrin rassembla en effet et statua sur les objets déférés à son examen. On ne saurait dire qu’il les discuta, car, selon les habitudes de l’empire, toute discussion lui était interdite, et les documens qui ont été conservés sur la réunion du sanhédrin montrent avec quel soin jaloux et inquiet on s’efforça de prévenir la moindre délibération ; mais il n’est pas douteux que ses décisions étaient l’expression fidèle de ses opinions.

Ce que l’on demandait, tant à l’assemblée des notables qu’au grand-sanhédrin, se rapportait à l’état politique et civil des israélites en France, d’après leur loi religieuse. Regardaient-ils la France comme leur patrie et ses lois comme leurs lois ? leur était-il licite d’épouser plusieurs femmes, de divorcer sans le concours des tribunaux et pour des causes non admises par le code civil ? les mariages mixtes étaient-ils interdits ? l’usure leur était-elle défendue à l’égard de leurs frères ? n’était-elle pas permise à l’égard des étrangers ?

Les notables donnèrent les solutions qu’on devait attendre d’hommes éclairés et trop pénétrés des bienfaits de nos lois pour n’y pas être profondément attachés. Sur les questions relatives à leur nationalité, le procès-verbal de l’assemblée des notables constate que « l’assemblée manifesta, par un mouvement unanime, combien elle était sensible aux doutes que ces questions semblaient supposer,… que l’assemblée n’avait surtout pu contenir, le mouvement qu’avait excité en elle la sixième question, dans laquelle on demandait si les Juifs nés en France et traités par la loi comme citoyens français regardaient la France comme leur patrie, et s’ils avaient ’obligation de la servir. L’assemblée s’écria de toutes parts : Jusqu’à la mort.”

Le grand-sanhédrin déclara d’abord, par le préambule de ses résolutions, « que la loi divine contenait des dispositions politiques et des dispositions religieuses ; que les dispositions religieuses étaient par leur nature absolues et indépendantes des circonstances et des temps ; qu’il n’en était pas de même des dispositions politiques ; c’est-à-dire de celles qui constituent le gouvernement et qui étaient destinées à régir le peuple d’Israël, lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et ses magistrats. » Interprétant ensuite, conformément à cette distinction, la loi mosaïque, il statua que tout israélite né et élève en France et traité par les lois comme citoyen est obligé religieusement de regarder la France comme sa patrie, de la servir, de la défendre, d’obéir aux lois et de se conformer dans toutes ses transactions aux dispositions du code civil qu’il était défendu aux israélites de tous les états où la polygamie est prohibée par les lois civiles d’épouser une seconde femme du vivant de la première ; que la répudiation permise par la loi de Moïse n’était valable qu’autant qu’elle opérait la dissolution absolue de tous les liens entre les conjoints, même sous le rapport civil ; que les mariages entre israélites et chrétiens contractés conformément aux lois du code civil, étaient obligatoires et valables civilement, et que bien qu’ils ne fussent pas susceptibles d’être revêtus des formes religieuses ; ils n’entraîneraient aucun anathème. Il déclara enfin que toute usure était indistinctement défendue, non-seulement d’hébreu à hébreu et d’hébreu à concitoyen d’une autre religion, mais encore avec les étrangers de toutes les nations, « regardant cette pratique comme une iniquité abominable aux yeux du Seigneur. » Dans les développemens qu’il donna à ces réponses, aussi bien que dans celles qu’il fit à diverses questions accessoires, le grand-sanhédrin, non moins que l’assemblée des notables dans ses délibérations, prouva que la religion israélite n’admettait aucun principe qui fût contraire à nos lois, et qui justifiât les répulsions auxquelles elle était trop communément en butte.

Après avoir ainsi appelés les organes les plus accrédités du culte israélite, dans l’ordre civil et dans l’ordre religieux, à en proclamer les doctrines, l’empereur pensa que le moment était venu de l’organiser. Le 17 mars 1808 furent rendus deux décrets, le premier ordonnant l’exécution du règlement délibéré par l’assemblée des notables, le second contenant quelques articles organiques de ce règlement.

Le règlement a pour objet l’exercice et la police intérieure du culte israélite. La portée en est aussi politique que religieuse. Entre autres attributions, les consistoires sont chargés « d’encourager, par tous les moyens possibles, les israélites de la circonscription à l’exercice des professions utiles, et de faire connaître à l’autorité ceux qui n’ont pas des moyens d’existence connus ; — de donner chaque année à l’autorité connaissance du nombre des conscrits israélites de la circonscription. » Au nombre des fonctions des rabbins se trouve celle « de rappeler en toute circonstance l’obéissance aux lois et en particulier à celles relatives à la défense de la patrie ; — de faire considérer aux israélites le service militaire comme un devoir sacre. » Ceux qui sont connus pour avoir fait l’usure sont exclus des consistoires. Les consistoires et les rabbins sont tenus de se conformer aux décisions doctrinales du grand-sandéhin. Il est alloué des traitemens fixes aux ministres du culte, mais le trésor public n’y subvient point ; les sommes nécessaires, tant pour ces traitemens que pour les frais du culte, sont prélevées sur les israélites au moyen d’une contribution spéciale, répartie entre eux dans des conditions déterminées. Le décret, publié en même temps que le règlement, remet au gouvernement la nomination des notables qui doivent élire les consistoires et l’approbation des élections.

Un troisième décret, publié le même jour et étranger au culte, levait le sursis prononcé en 1806 pour le paiement des créances des Juifs ; mais il les soumettait, sauf ceux des départemens de la Gironde et des Landes, à un régime exceptionnel, qui devait se prolonger pendant dix ans, « espérant, portait le décret, qu’à l’expiration de ce délai, et par l’effet des diverses mesures prises à l’égard des Juifs, il n’y aurait plus aucune différence entre eux et les autres citoyens de l’empire. »

Le culte israélite, resta, jusqu’en 1830, soumis à ce régime, sauf quelques dispositions qui avaient pour résultat de donner plus de latitude à l’élection des notables et des consistoires, de régulariser la perception et l’emploi de la contribution prélevée sur les israélites et d’en exiger des comptes officiels.

En faisant cesser cette contribution et en mettant à la charge du trésor public les traitemens des ministres du culte israélite, la loi du 8 février 1831 l’assimila aux autres cultes reconnue par la loi. Ce changement considérable, ceux qui s’étaient accomplis et dans la constitution du pays et dans la condition même des israélites, firent sentir le besoin de réviser les règlemens relatifs à leur culte, pour les coordonner, les compléter, les mettre en harmonie avec cette situation nouvelle et en rayer les dispositions qui portaient l’empreinte de préventions désormais effacées. Comme aucune loi n’était intervenue, comme les israélites eux-mêmes sollicitaient cette réforme, le gouvernement se crut autorisé à statuer sans recourir au pouvoir législatif. Il recueillit les observations du consistoire central et des consistoires départementaux sur un projet qu’il avait fait dresser par une commission composée des hommes les plus compétens, et, après une délibération approfondie du conseil d’état, il rendit l’ordonnance du 25 mai 1844, qui embrasse toute l’organisation du culte israélite, et dont il nous reste à faire connaître les dispositions principales.

Comme dans les cultes protestans, l’administration spirituelle et temporelle est, dans le culte israélite, confiée aux consistoires ; mais l’élément laïque y est plus considérable, on peut même dire que les consistoires sont entièrement laïques, car les rabbins qui en font partie, bien que ministres du culte, ne sont que de simples docteurs de la loi, n’ayant à justifier, pour être élus, que de certificats d’aptitude et de diplômes qui attestent leur science et leur aptitude morale, et n’étant point revêtus du caractère sacerdotal proprement dit.

Un consistoire central siège à Paris ; des consistoires départementaux, au nombre de huit, embrassent toute la république dans leurs circonscriptions.

Le consistoire central se compose d’un grand rabbin et de membres laïques en nombre égal à celui des consistoires départementaux ; ces membres sont élus pour huit ans et renouvelés par moitié tous les quatre ans par les notables des circonscriptions consistoriales. Ils sont choisis parmi les notables résidant a Paris. Ainsi le consistoire central est la représentation de toute la population israélite. Ses attributions ont très étendues. Il est l’intermédiaire entre le gouvernement et les consistoires départementaux. La haute surveillance, des intérêts du culte Israélite lui est confiée ; les règlemens relatifs à l’exercice du culte dans les temples sont soumis à son approbation ; aucun ouvrage d’instruction religieuse ne peut être employé dans les écoles israélites, s’il n’a été autorise par lui, sur l’avis conforme de son grand rabbin ; il a le droit de censure à l’égard des membres laïques des consistoires départementaux et de tous les ministres du culte ; il peut provoquer la suspension ou la révocation des rabbins consistoriaux, et prononce celle des rabbins communaux et des chantres ou ministres officians.

Des pouvoirs analogues sont, accordes aux consistoires départementaux dans leurs circonscriptions respectives ; ils y ont l’administration et la police des temples et des établissemens et associations pieuses qui s’y rattachent. Ils exercent tous les droits des synagogues de leur ressort, mais ils n’absorbent point ces établissemens, comme dans l’organisation des cultes protestans d’après la loi de l’an X. Chaque temple possède, en effet, par délégation du consistoire, soit un commissaire administrateur, soit une commission administrative, qui rend compte de sa gestion au consistoire. Les consistoires départementaux se composent du grand rabbin de la circonscription et de quatre membres laïques, élus pour quatre ans et renouvelés par moitié tous les deux ans par une assemblée de notables. Cette assemblée, d’après l’ordonnance de 1844, comprend tous les Israélites de la circonscription appartenant à des catégories déterminées, lesquelles embrassent tous ceux que des fonction conférées par le gouvernement ou par le suffrage de leur concitoyens ou que leur inscription sur des listes d’électeurs, de jurés ou de notables désignent comme présentant les garanties désirables de moralité, d’indépendance et de capacité. Le suffrage universel ayant, depuis 1848, été substitué aux censitaires, on l’a appliqué aux élections des consistoires, en n’y admettant toutefois que les électeurs de plus de 25 ans, âge fixé par l’ordonnance de I844. Ainsi les catégories de notables que cette ordonnance avait composées avec soin sont devenues en quelque sorte sans objet ; mais ceux qui en faisaient partie continuent de prendre part aux élections ; ils peuvent y exercer une influence utiles et le suffrage universel n’est pas moins en harmonie avec les principes du culte hébraïque qu’avec ceux des cultes protestans.

Pour la célébration du culte et l’interprétation de la loi, le culte israélite a des grands rabbins, des rabbins consistoriaux, des rabbins communaux et des ministres officians, entre lesquels est constituée une hiérarchie non moins suivie que celle des consistoires.

Le grand rabbin du consistoire : central est élu à vie par ce consistoire auquel sont adjoints pour cette élection deux délégués élus par chacune des circonscriptions départementales. Il est le premier des ministres du culte et le premier docteur de la loi, il a droit de surveillance et d’admonition à l’égard de tous les rabbins, et peut officier et prêcher dans toutes les synagogues de France ; aucune délibération n’est prise par le consistoire central, concernant le culte ou les objets religieux, sans son approbation. Les grands rabbins des consistoires départementaux jouissent des mêmes droits dans les temples de leur circonscription : la surveillance des rabbins communaux et des ministres officians leur appartient. Ils sont élus dans la même forme que les membres laïques des consistoires. Les rabbins communaux et les ministres officians sont élus par une assemblée de notables que désigne le consistoire départemental. La nomination des rabbins de tous les degrés est soumise à l’approbation du gouvernement. Du reste, le culte israélite est assujetti à toutes les conditions et jouit de toutes les prérogatives communes aux divers cultes reconnus.


III

La législation des autres peuples en matière religieuse offre des sujets intéressans de comparaison avec la nôtre, mais pas de modèles à suivre.

Rome vit sous le régime de la théocratie. En Espagne, en Portugal, à Naples, à Florence, dans les républiques de l’Amérique du Sud, la religion catholique est dominante et exclusive. Cependant la tolérance y a fait des progrès ; les droits de la conscience commencent à y être reconnus ; le feu des passions religieuses est calmé, s’il n’est pas éteint. On peut prévoir que ces peuples mêmes posséderont à leur tour la liberté religieuse ; mais leurs lois la repoussent, et il ne peut être question pour la France d’adopter ni la théocratie, ni une église dominante. La France n’a pas même consenti à une religion d’état, quand la charte de 1814 essaya de la lui imposer. Nos idées, notre civilisation, la marche incessante des esprits, résistent à tout régime de privilège et de suprématie, et ceux mêmes qui, au fond du cœur, en rêveraient l’établissement se garderaient de l’avouer.

De grandes nations ont proclamé le principe de la liberté des cultes, mais elles lui font subir les plus vives atteintes.

La loi de la Russie la consacre, mais sa politique lui est contraire. Une foule de sectes sont admises ; des religions aussi diverses que les populations de cet immense empire y dressent leurs autels. Pourtant on a vu, il y a quelques années, cinq millions de Grecs unis, catholiques et romains, sous le rite oriental, obligés d’embrasser le symbole de l’église grecque. Ceux qui se séparent de cette église sont frappés dans leur personne et dans leurs biens. On se souvient des persécutions infligées en Pologne à de pauvres religieuses. En 1850, la condition des Juifs a été améliorée par l’ukase qui les affranchit de d’obligation de porter un costume particulier ; mais ils restent encore sous le poids des restrictions humiliantes. La liberté se concilie d’ailleurs difficilement avec une église nationale, dont le tsar est le chef, et que dirige, sous son autorité, un saint-synode dont il nomme tous les membres.

Bien que la Prusse soit la terre de la liberté des opinions philosophiques et religieuses, les cultes n’y échappent point à l’action du pouvoir politique. L’église évangélique a été fondée par un édit de Frédéric-Guillaume III. Malgré les lois qui reconnaissent l’incompétence du gouvernement à l’égard du dogme et ne l’autorisent à veiller qu’au maintien « des sentimens de respect envers la Divinité, d’obéissance envers la loi, de fidélité à l’état, de bienveillance et de justice envers les citoyens, » le roi prend part à des discussions dogmatiques et prête ostensiblement son appui au culte qui sert le mieux sa croyance et ses doctrines politiques. L’état civil est encore entre les mains du clergé. Long-temps l’administration ecclésiastique est restée confondue avec celle des localités dans les mains des régences. Ce n’est que depuis 1845 qu’elle a été rendue aux consistoires, dont le gouvernement nomme tous les membres. L’église catholique, dans les provinces où elle compte de nombreux adhérens, n’a pas été à l’abri de la persécution : à côté d’opinions qui se produisent sans entraves, malgré leur audace, le culte ne jouit que d’une liberté contestée ; il y a peu d’années, les disciples de Hegel avaient un champ plus étendu que les dissidens catholiques ou protestans, et l’on pouvait dire qu’il était plus facile de nier Dieu que de le servir à son gré.

Jusqu’à ces derniers temps, l’Autriche a vécu sous l’autorité des lois promulguées par Joseph II, et qui soumettaient l’église catholique à des conditions plus étroites que celles qui résultent en France du concordat de 1801. Tout récemment, le gouvernement a renoncé au droit d’intervenir dans la nomination des évêques. M. de Schwarzenberg, neveu de M. l’archevêque d’Olmütz a autorisé la correspondance directe des évêques avec le saint-siège. Si l’on n’a point à regretter ces concessions, l’église catholique pourra plus tard s’appuyer sur l’exemple de l’Autriche pour réclamer les mêmes immnité en France.

La liberté civile et religieuse est inscrite sur la bannière de l’Angleterre. Cependant elle ne règne pas sans partage dans les trois royaumes. À défaut de concert avec le saint-siège, des agitations profondes ont suivi dernièrement les actes par lesquels Rome a partagé l’Angleterre en circonscriptions religieuses ; elles ont fait voir l’avantage que présentent des concordats qui règlent les droits respectifs de l’église et de l’état. En Écosse, l’église presbytérienne souffrait des abus du patronage. Un dissentiment grave s’est manifesté dans son sein, et les nouveaux dissidens, pour jouir d’une liberté absolue, se sont séparés, ont renoncé à leurs emplois et fondé une église entièrement indépendante en face de l’église officielle. L’église nouvelle a même fondé une université, des collèges et de nombreuses écoles. L’Irlande offre le spectacle affligeant d’un clergé dominant parmi des populations qui repoussent ses croyances, et de contributions prélevées sur tous pour salarier exclusivement les prêtres de la minorité.

Nous ne parlons pas de la Bavière, où naguère encore les protestans étaient contraints par ordonnance à s’agenouiller devant le saint sacrement, ni de la Suisse, où la religion a allumé les feux de la guerre civile, ni des nombreux états où les Juifs, affranchis désormais des persécutions que condamnait la raison publique, ne jouissent pas encore de l’égalité des droits civils et politiques ; mais, à nos portes, deux états secondaires appellent l’attention par leur législation sur les cultes : nous voulons parler de la Hollande et de la Belgique. La Hollande a consacré la liberté religieuse ; les diverses communions y jouissent de la protection du gouvernement, et en obtiennent un salaire pour leurs ministres. Cependant, il y a ving-cinq ans à peine, un schisme s’étant déclaré au sein de l’église officielle plus particulièrement reconnue par l’état, le bras séculier fut employé pour l’étouffer. Les séparatistes, qui se proclamaient les véritables dépositaires de la foi, telle que le synode de Dordrecht l’avait établie au commencement du XVIIe siècle ; se virent traduits en police correctionnelle et frappés de condamnations, en vertu de l’art. 291 de notre code pénal ; mais ces poursuites, ont cessé depuis long-temps, et les séparatistes, aussi bien que les autres sectes dissidentes, jouissent aujourd’hui d’une entière liberté. En Belgique une révolution faite avec le concours du clergé a, eu, pour résultat de consacrer la liberté dans les termes les plus larges. Toutefois la Belgique a renoncé par sa constitution aux garanties que nous donnent nos lois, et son histoire, depuis vingt ans, n’offre que la lutte de l’influence cléricale contre l’esprit nouveau. La prudence d’un prince habile et éclairé, la réaction de l’opinion, le gouvernement confié, dans ces dernières années à des hommes aussi fermes que circonspects, ont réduit des prétentions excessives, quoique de récens exemples démontrent que ces prétentions n’ont rien de leur vivacité.

La législation de la France a soulevé des plaintes, il est vrai ; mais quel régime, surtout en pareille matière, n’en suscite aucune ! Le saint-siège se loue de ses rapports avec le gouvernement français, et ne s’associe point à des réclamations pleines de périls pour le catholicisme lui-même. Ceux des catholiques les plus imbus des doctrines ultra-montaines, qui, à d’autres époques, avaient réclamé la séparation de l’église et de l’état, ont cessé de défendre une opinion dont le triomphe aurait pu entraîner les plus funestes conséquences[8]. Dans les communions protestantes, l’immense majorité adopte sans arrière-pensée un régime sous lequel elle ne se sent pas moins libre que protégée. À côté des églises reconnues, des temps sont ouverts à quelques sectes dissidentes, anglicans, wesleyens, etc. ceux qui n’ont pas encore obtenu cette faculté cesseront de se plaindre aussitôt que le principe de la liberté, franchement appliqué, leur permettra, sous les garanti »es dues à l’ordre public, de célébrer leur culte particulier, et qu’ils trouveront dans le pouvoir politique un simple surveillant, impartial et confiant. Quant aux israélites, ils s’applaudissent d’une législation qui a cessé de les considérer comme une nation à part, qui les appelle, en dépit de préjugés détruits, au partage égal de tous les avantages sociaux, et leur ouvre, à l’abri des exclusions maintenues par les gouvernemens les plus libres, l’accès aux plus hautes dignités de l’état[9].

Il est légitime et naturel que les églises reconnues, que celle en particulier à laquelle appartient la grande majorité des Français, tendent sans cesse à une plus large indépendance. L’état, de son côté, au lieu de céder au sentiment d’une étroite jalousie, doit aimer à leur accorder successivement des franchises plus étendues : sa responsabilité en sera allégée, et son autorité morale n’en éprouvera aucune atteinte ; mais il est tenu de considérer les intérêts de l’ordre, de la paix publique, de la sécurité des consciences, intérêts dont la garde lui est confiée. La complète émancipation des cultes ne peut être que l’œuvre du temps, de l’apaisement des passions et des préjugés. Obtenir cette émancipation, tel est le but que l’église et l’état doivent poursuivre en commun.

Pour atteindre ce but, pour préparer, non le divorce, mais la séparation de l’église et de l’état, pour que chacun des deux pouvoirs reste dans le domaine qui lui appartient, il importe avant tout d’éviter de les mêler ensemble. Est-ce la préoccupation de ceux qui détendent avec le plus de vivacité les droits de la religion ? Par une contradiction étrange, s’ils veulent exclure l’état des choses de la religion, ils s’attachent avec un soin persévérant à faire intervenir la religion dans les choses de l’état. Ils appellent ses ministres à prendre une part officielle dans les affaires publiques, ils essaient d’introduire les croyances dans la législation civile et économique : alliance périlleuse, pour la religion surtout, qu’on livre aux passions politiques, qu’on jette dans la mêlée de nos tristes discordes !

Le passé fournit à cet égard des exemples qui doivent servir d’enseignement pour l’avenir. Dans la révolution, l’église catholique a payé d’odieuses et cruelles persécutions son long règne politique. Après 1830, elle fut outragée, suivant l’expression de M. de Lamennais, « pour son alliance avec le pouvoir. » Les attaques auxquelles elle fut en butte eurent le caractère de représailles politiques. « Ainsi le palais archi-épiscopal de Paris fut saccagé parce qu’on avait cru voir dans un des derniers mandemens de l’archevêque des allusions aux coups d’état. Ainsi l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois fut dévastée parce qu’après un service pour l’ame du duc de Berry, un jeune homme imprudent suspendit au catafalque l’image du duc de Bordeaux. Ainsi les croix de missions plantées dans les derniers temps furent abattues parce qu’elles portaient aux extrémités des fleurs de lis, et que les missionnaires avaient mêlé souvent à leurs prédications des objets de pure politique, tandis que la croix ancienne, la croix sans emblèmes étrangers, ne fut l’objet d’aucune insulte. Partout où l’on ne trouva que la religion, la religion fut respectée[10]. » Ce qui s’est passé après la révolution de février achève de démontrer tout ce que la religion gagne à demeurer étrangère à la politique. Pendant le règne qui venait de s’accomplir, tout en obtenant les respects, les égards, les faveurs qui lui sont dus, elle n’était point sortie du sanctuaire. Non-seulement elle ne fut en butte à aucun outrage, mais ses ministres recueillirent des hommages populaires. Puissent ces souvenirs ne point s’effacer, ni ces enseignemens se perdre !


VIVIEN.

  1. Ces divers détails statistiques sont en partie empruntés à la statistique générale de la France par M. Schnitzler, ouvrage aussi précieux par la richesse des documens qu’il contient que par son exactitude, et à une note de statistique administrative sur les cultes non catholiques, note pleine d’intérêt et dont la fidélité est garantie par le nom de l’auteur, M. Charles Read, chef du service des cultes non catholiques au ministère de l’instruction publique et des cultes.
  2. Voir l’AImanach protestant pour 1851. Sans doute d’autres établissemens, non mentionnés dans cet almanach, sont encore dus aux protestans.
  3. Ces détails statistiques sont en partie extraits d’une note insérée dans l’Espérance, journal protestant, du 4 décembre 1851, par M. J.-Aug. Bost.
  4. Une petite commune du département du Gard, dont la population est à peine de 1,000 âmes, Cougéniès, autrefois Congeries, nom latin qui répond encore à son état actuel, offre la réunion curieuse des cultes divers qui se partagent ces contrées. On y voit ensemble 735 protestons réformés, 182 catholiques romains, 52 méthodistes et 41 quakers. Le temple des protestans a été bâti par eux-mêmes en 1818 ; soixante jours suffirent pour élever un édifice qui peut contenir 2,000 personnes. Les quakers, ne voulant pas rester en arrière, se cotisèrent à leur tour et eurent aussi leur temple. L’église catholique avait été construite, après la révocation de l’édit de Nantes, avec les pierres, dit-on, du temple des réformés, qui était démoli. L’ordre et la concorde paraissent régner au milieu de ces populations séparées par les croyances, rapprochées par les habitudes, les intérêts et le besoin de la tolérance mutuelle.
  5. Nous devons encore ces renseignemens, aussi curieux que peu connus, à la parfaite obligeance de M. Charles Read, qui a bien voulu aussi nous communiquer une partie des documens compris dans notre travail.
  6. Vues sur le Protestantisme en France, par J.-L.-S. Vincent, l’un des pasteurs de l’église réformée de Nîmes. — 1829.
  7. Nous rappelons ces exactions, trop communes parmi les Juifs, sans entendre, en aucune façon les attribuer à leur religion. On peut en accuser à plus juste titre un ordre politique dans lequel les Juifs étaient privés du droit de posséder la terre et exclus de toute profession industrielle et commerciale. Les contributions arbitraires, parfois les rapines auxquelles ils étaient assujettis, les obligeaient en outre à se créer des ressources qu’ils ne pouvaient trouver que dans l’usure. Dans les pays où les Juifs ont échappé à ces exclusions et à ces violences, ils n’ont encouru aucun des reproches qui ont flétri ceux que les lois plaçaient en dehors du droit commun. On peut citer pour exemple les Karais, secte juive qui occupe quelques provinces de l’empire ottoman, de la Russie et de l’Autriche. Population essentiellement agricole et admise au droit de propriété, ils jouissent d’une grande considération, et leur parole obtient la même créance que celle des quakers. En France, depuis que les lois ont affranchi les Israélites, et surtout depuis 1830, où ils ont été tout-à-fait assimile aux autres citoyens, on les a vus diriger leurs efforts et leur intelligence vers les professions libérales, les arts, les sciences et les fonctions publiques.
  8. Voyez Lamennais, t. X, édition Pagnerre, p. 54. – Préface écrite en 1835.
  9. A la population israélite appartiennent, dans les professions libres, un grand nombre de médecin et d’avocats, des notaires, des avoués, etc. ; dans les emplois publics, un ministre, un procureur-général, plusieurs magistrats de cours d’appel et de première instance, 12 professeurs, environ 200 officiers, principalement dans l’artillerie et dans le génie, dont un colonel d’état-major, 12 professeurs dans les facultés et les lycées et 6 chirurgiens militaires ; en 1847, 10 élèves israélites ont été admis à l’École polytechnique. Deux membres de l’Institut sont israélites.
  10. Lamennais, t. VIII, p. 52.